Lorsqu’il apprit la mort de son fils Alexis Victor, déchiqueté par un éclat d’obus sur le front de la Somme en avril 1918, le très dévot Alexis Joseph Turbelier (1864-1942) – mon arrière-grand-père maternel angevin (maugeois) – se serait écrié, au comble de la souffrance : « C’était mon enfant préféré, Dieu m’a puni d’avoir été injuste avec les autres! »
Dès lors, le destin posthume du jeune caporal défunt fut scellé, enfermé à jamais dans cet épilogue dramatique – dont les principaux épisodes ont été rapportés ici dans un billet du 10 octobre 2011. On en oublia presque que durant les deux années qui précédèrent, ce fils regretté et « choyé » – peut-être magnifié – fut un soldat courageux qui participa sans se dérober à presque toutes les opérations de la Grande Guerre entre 1916 et 1918, et qu’il fut aussi un combattant de la bataille de Verdun! Dans le souvenir qu’il a laissé au sein de sa propre famille, tout s’est passé ensuite comme si les circonstances de sa mort à vingt ans et le culte dont il fut naturellement l’objet ultérieurement avaient occulté le reste de sa courte vie !
Au cours de ma jeunesse, je ne me souviens pas, en effet, avoir entendu évoquer, par celles qu’il avait aimées et qui le lui rendaient par-delà la tombe, d’autres « faits d’arme » que sa triste fin et sa brève liaison amoureuse avec ma grand-mère maternelle devenue ultérieurement sa belle-sœur ! Seules nous sont parvenues quelques lettres adressées entre 1916 et 1918 à sa sœur Germaine Turbelier-Gallard (1896-1990) et conservées comme des reliques – par les bons soins de sa fille. Mais elles ne s’attardent pas sur l’horreur que lui inspirait certainement la sauvagerie de la guerre! Comme beaucoup de ses compagnons d’infortune, il est probable qu’en les rédigeant, Alexis s’abstenait – censure oblige – de tout dire de ce qu’il voyait. Et qu’en outre, il s’accordait ainsi quelques minutes de répit, volé au carnage! Une sorte de parenthèse de bonheur familial virtuel au cœur de la tragédie.
La correspondance destinée à son amie de cœur, Adrienne Venault (1894-1973) – ma grand-mère maternelle – offrirait certainement un autre visage, plus intime de ce malheureux poilu et un éclairage saisissant sur la nature de ses sentiments. Pour des motifs qui m’échappent, cette correspondance n’est plus accessible. C’est dommage car Adrienne avait conservé précieusement ces tendres messages jusqu’à son décès, comme si elle souhaitait, ce faisant, laisser un témoignage tangible de l’amoureux de ses vingt ans! D’autres en ont décidé autrement…
Finalement, de la période où il combattit à Verdun, on ne possède aucune relation émanant directement de lui. En effet, les premiers échanges épistolaires avec sa sœur, relatifs à cette année 1916, débutent à l’automne, alors que son régiment, le 135ième régiment d’infanterie – celui des angevins et des bretons – avait quitté le secteur de Verdun, où il se trouvait depuis avril 1916, sur la rive gauche de la Meuse à la côte 304 et à Mort-Homme, à quelques kilomètres au nord-ouest de la ville.
Le 135ième RI, comme toutes les unités qui passèrent par « la bataille de Verdun » y fut durement éprouvé. Il y perdit plus de 20% de ses effectifs en moins de deux mois. C’est d’ailleurs là qu’Alexis, jeune soldat engagé volontaire depuis décembre 1915, subit son premier et douloureux « baptême du feu ». C’est là qu’il découvrit l’abomination des massacres de masse au mortier et aux tirs d’obus. C’est là qu’il mesura la folie de la guerre. C’est là enfin qu’il connut l’épouvante en enterrant de nuit, entre deux fusées éclairantes, des potes en lambeaux, avec lesquels il jouait à la manille le matin même !
Pour se faire une idée de ce qu’il endura et de l’effroi qu’a dû susciter cette brutale entrée en matière, il ne reste aujourd’hui que le journal de son unité, mis en ligne sur le site « Mémoire des Hommes » du ministère de la Défense, et, bien sûr, les récits de certains poilus, dont celui de Louis Madelin (1871-1956) de l’Académie française publié dans les années trente du siècle dernier… Les pages qui suivent sont librement mais fidèlement inspirées de ces documents.
Avant d’aborder « sa » bataille de Verdun, il faut dire, au préalable, qu’Alexis Victor Turbelier, l’unique frère de mon grand-père maternel, Louis Turbelier (1899-1951) n’avait pas encore dix-sept ans, le 3 août 1914, lorsque l’Allemagne de Guillaume II déclara la guerre à la France et qu’un décret déclara la mobilisation générale. Trop jeune, le petit employé de banque qu’il était à Angers, n’était donc pas immédiatement incorporable! Peut-être même, pensait-il, comme la plupart de ses compatriotes, en ce bel été 1914, que le conflit ne s’éterniserait pas et qu’avant l’hiver, les troupes françaises victorieuses fouleraient le sol berlinois…C’est donc sûrement avec un contentement résigné et une certaine confiance, qu’il accueillit comme tout le monde, les préparatifs de ce conflit, dont on annonçait un peu partout qu’il allait enfin laver l’affront de la défaite française de 1870!
Evidemment, dès les premiers et sanglants affrontements en Belgique à la fin du mois d’août 1914, puis sur la Marne, chacun comprit que l’épreuve serait longue et douloureuse. D’autant que, « de mouvement » la guerre devenait « de position ». Dès le début du mois de septembre 1914, des convois de blessés et de mutilés arrivèrent en grand nombre du front pour se faire soigner à l’arrière… C’est sûrement en les voyant débarquer à la gare Saint-Laud d’Angers, puis répartis dans les hôpitaux de campagne dans la ville, en particulier place de la Rochefoucauld sur les bords de Maine, qu’Alexis prit conscience que la patrie était en danger et que le moment viendrait où, lui aussi, devrait partir! Parmi tous ces soldats éclopés, gisant sur des civières, méchamment transbahutés dans des ambulances, il reconnaissait parfois l’insigne du 135ième d’infanterie sur une vareuse couverte de terre et de sang caillé!
Parmi ces hommes hagards et défaits, il y avait sûrement des copains du « patro »de La Madeleine, mais qu’il ne pouvait identifier sous leurs pansements de « gueule cassée »! Aurait-il pu alors surmonter la répulsion que lui aurait inspiré cette horrible vision d’amis du quartier, défigurés ou désarticulés? Sa sensibilité était encore celle d’un civil. Mais il savait que bientôt viendrait son tour et que l’insouciance de sa jeunesse était désormais derrière lui! Progressivement dut mûrir en lui l’idée de devancer l’appel ! Autant en découdre au plus vite pour faire cesser le massacre.
Le 17 décembre 1915, il franchit le pas et s’engage pour quatre ans dans le 135ième régiment d’infanterie, basé à la caserne Desjardins à Angers…Tout juste âgé de 18 ans, il dut solliciter l’autorisation de ses parents!
La fin de l’année 1915 fut donc, pour Alexis, consacrée aux « fameuses classes » auxquelles devait se soumettre tout conscrit avec plus ou moins d’entrain. Elles se déroulèrent à Angers! Ce ne fut -sans doute – que le 14 janvier 1916 qu’il rejoignit effectivement le cantonnement de son régiment, à proximité du front, à Vieil-Hesdin dans le Pas-de-Calais. Le secteur, bien qu’étant au contact de l’armée allemande était, à ce moment-là, relativement calme, seulement troublé par quelques tirs sporadiques d’artillerie légère, sans provoquer de réels dégâts dans les tranchées…
Du jour de son arrivée jusqu’à la fin janvier, son régiment – qui n’était pas en première ligne – ne déplora d’ailleurs aucune perte humaine. Et ce, d’autant moins, que le 18 janvier, il fit mouvement pour s’installer dans la Somme dans le camp de Saint-Riquier, à quelques kilomètres derrière les lignes du front, pour une période d’instruction qui se prolongea jusqu’au 1er février 1916. Ici, Alexis se perfectionna au maniement de la mitraillette et c’est probablement là que s’opéra progressivement la mue qui transforma notre jeune et fringuant employé de bureau en un soldat confirmé, sinon encore aguerri!
Au camp de Saint-Riquier, la discipline était militaire, mais on n’y risquait pas sa peau! Les journées étaient ponctuées d’exercices d’attaque parfois pénibles, de préparations de revues, de « salut » au drapeau et d’incontournables corvées de « chiottes », mais le bruit de la guerre n’y parvenait qu’assourdi! Le fracas des armes n’était en fait guère plus perceptible qu’à Angers, à quelques grondements près dans le lointain, surtout le soir où parfois le ciel s’illuminait au nord. Les bidasses encore motivés et dopés au patriotisme « anti-boche » s’appliquaient à bien faire, à telle enseigne qu’ils étaient régulièrement félicités par le général de division qui passait les voir de temps en temps! Tout baignait donc, hormis la météo exécrable de cet hiver 1916, humide et froid, boueux.
Presque quotidiennement, la fanfare du régiment répétait ses hymnes martiaux; et ce n’était pas pour déplaire à Alexis, musicien amateur à l’exemple de son père! Musicien, comme l’était aussi – mais à titre professionnel – son voisin d’en face de la rue Desmazières à Angers, Georges Duguet, le fils de l’épicière et bistrotière du quartier. Lequel Georges avait été officiellement porté disparu sur le front depuis juin ou juillet 1915. On ne le savait au juste!
A partir du 1er février 1916, le 135ième RI fit mouvement en chemin de fer vers Bruay-en-Artois, près du front, mais dans un secteur encore relativement épargné, où il ne subit aucune perte. (Enfin), le 20 février, il monta en ligne du côté d’Aix-Noulette dans le Pas-de-Calais pour assurer la relève d’un autre régiment. Le 21, il devra ainsi supporter un violent bombardement dans les tranchées, qui provoquera la mort de deux de ses soldats et de méchantes blessures pour six autres, dont deux caporaux… C’est probablement le premier combat en situation réelle, auquel assista Alexis, qui mesurera alors l’impuissance du fantassin face au déferlement de la puissance de feu de l’artillerie ennemie! Les jours suivants furent consacrés à la remise en état des tranchées, difficile, car elle dut s’effectuer sous une pluie incessante en alternance avec des épisodes neigeux, et le moindre écart à découvert pouvait être fatal… Le temps était si mauvais qu’aucun pigeon voyageur n’a pu être lâché, ce jour-là, pour renseigner l’arrière.
Durant ce premier passage au front -fût-ce en seconde ligne – chaque jour des hommes tombaient mortellement atteints, lors d’échanges de grenades entre tranchées adverses mais ces pertes humaines qui n’excédaient pas quelques unités, étaient manifestement considérées comme supportables par l’Etat major! Le 3 mars 1916, deux bataillons du 135ième RI montèrent en première ligne à Souchez dans le Pas-de-Calais:
» La marche et la relève sont très pénibles en raison de la neige qui tombe abondamment » précise le journal de marche du régiment! Le 5 mars 1916, après avoir noté que les harcèlements meurtriers d’artillerie se poursuivaient de part et d’autre, le rédacteur note » que les boyaux d’accès au tranchées sont impraticables et que que les mouvements doivent se faire en terrain découvert »…
Dans ce paysage dévasté où le danger est partout présent, que pouvait donc ressentir un jeune angevin qui, trois mois auparavant, vaquait encore à ses occupations de citadin dans une ville non menacée par les combats?
Et il n’a pas encore vu le pire!
En attendant, il bénéficie du meilleur : à partir du 10 mars 1916, le 135ième RI quitte les premières lignes pour une quinzaine de jours de repos à Berk-sur-mer et Berck-Plage. L’ensemble de la troupe s’y installe les 12, 13 et 14 mars 1916. Le rédacteur du journal de l’unité précise à cette occasion que la population locale lui réserve un « accueil chaleureux » !
Bien qu’il n’ait livré aucune confidence à ce sujet, ce séjour sur les plages de la Manche fut certainement, pour Alexis, un de ses meilleurs souvenirs d’armée en campagne. Sans s’apparenter à ce qu’autrefois et en d’autres lieux, on aurait appelé « les délices de Capoue », ce temps de relâche permit aux soldats, dont certains étaient épuisés par des mois de tranchées depuis 1915, de profiter un peu des plaisirs de la vie !
Outre le fait que l’activité militaire était réduite à quelques exercices, l’essentiel du temps fut en effet consacré, tantôt au repos, à la récupération et au suivi médical, tantôt à des aubades ou à des concerts de musique militaire sur la plage ou dans les kiosques de la ville! Sans omettre les parades, les défilés et les retraites aux flambeaux à travers les avenues et les rues de Berck, sous l’acclamation de la foule! Le dimanche 26 mars 1916, un match de foot fut même organisé entre une équipe du 135ième RI et une autre du 32ième RI. En d’autres termes entre « Angevins » et Tourangeaux ! Mais tout a une fin! Même les « ersatz » de vacances au frais de l’état-major!
Le 1er avril 1916, en guise de « poisson d’avril » et après un ultime défilé devant le général, le 135ième RI quitte Berck en direction du sud. Le « mouvement » essentiellement « pédibus » se poursuit dans les jours suivants à raison d’une trentaine de kilomètres quotidiens. Le 7 avril, une rumeur court dans les rangs: l’objectif final de cette balade en plein air serait Verdun! Et il serait question d’assurer la relève d’unités décimées par l’artillerie lourde allemande, qui, depuis près de deux mois, subissent les assauts répétés de l’ennemi! Cette perspective est accueillie sans joie par les soldats, mais sans appréhension non plus! Peut-on vivre plus atroce – se disait-on dans les « chambrées »- que ce qu’on a subi dans les Ardennes, sur la Marne et même en Picardie en 1914 et 1915?
Dès le petit matin du 13 avril 1916, en quatre vagues successives, le régiment d’Alexis monte dans un train qui les attend à la gare de Gannes dans l’Oise. Et qui les débarque dans la nuit et à l’aube du 14 avril 1916, sur le quai de la gare de Villers-Daucourt en Argonne (aujourd’hui désaffectée).
L’Argonne un nom désormais légendaire dans l’histoire de la première guerre mondiale! A moins de quarante kilomètres au sud-ouest de Verdun…Le cantonnement prévu se trouve dans le village tout proche de La Neuville-aux-Bois, où les soldats plantent leurs tentes et leurs bivouacs. Aucun incident notable n’est à signaler jusqu’au dimanche 16 avril 1916 !
Du 17 avril au 20 avril 1916, le régiment dont l’effectif total est alors de 2437 hommes dont 68 officiers, remonte doucement vers la « mythique » côte 304, une petite colline située au nord-ouest de Verdun qui fait face, sur la rive gauche de la Meuse, à la non moins tristement célèbre colline de Mort-Homme occupée alors par l’armée allemande…
Du fait de son altitude, la côte 304 constituait un observatoire privilégié du champ de bataille de Verdun, de la vallée d’Esne et des villages martyrs alentour, Malancourt et Hautcourt notamment… Cette configuration topographique explique en partie l’obstination de l’état-major allemand à s’en emparer en l’asphyxiant littéralement et en l’écrasant sous des tirs d’artillerie lourde ! A cet endroit, la résistance française non moins acharnée se solda -au total! – par quelques dix mille morts en 1916 !
C’est donc dans ce secteur que le 21 avril, le 135ième RI de « nôtre » Alexis Turbelier se positionne en deuxième ligne « entre la corne SE du bois d’Avocourt et la corne Est du Bois Camard » (journal de l’unité), à une quinzaine de kilomètres de Verdun, non loin donc du cœur de la bataille!
Le calme relatif ne dure pas, car dans la nuit du 21 au 22 avril, un duel d’artillerie réveille les soldats qui occupent les abris et tranchées du côté du village de Montzeville. Et, à partir de quatorze heures, les échanges d’obus deviennent « très violents ». Ils coûtent la vie à quatre hommes! Cinq autres sont gravement blessés et évacués non sans difficulté vers les ambulances, à travers les gravats, les monceaux de terre projetée et les barbelés qui jonchent le sol boueux des boyaux d’accès et de soutien…
Pas le temps de s’apitoyer, car il faut remettre en état au plus vite, les tranchées dévastées, reconstruire les abris en ruine et, si possible, combler les immenses cuvettes béantes creusées par les projectiles de gros calibre. C’est ce à quoi s’employa le 135ième RI en cette fin de journée du 22 avril 1916!
Au cours des jours qui suivirent, le « programme » fut assez semblable! Et ce, au moins jusqu’au 26 avril 1916! Avec les mêmes bombardements meurtriers, son même lot de tués et de blessés, ainsi que la destruction massive des ouvrages de défense ! Ouvrages qu’il fallait constamment s’efforcer de rafistoler et de consolider! Toujours à la hâte pour ne pas être pris en enfilade dans une fusillade imprévue ou happé par une grenade, dans ce paysage ravagé! Tenir à tout prix dans des conditions lunaires, parfois dantesques…Sans compter l’indicible souffrance de devoir inhumer des copains avec lesquels on avait jusqu’à présent tout partagé! Sans compter non plus, l’espoir qui s’amenuise de s’en sortir vivant et le moral en berne qui, chaque jour, prend le dessus!
Malgré tout, le pire est encore à venir!
Dans la nuit du 26 au 27 avril 1916, le 135ième RI relève en première ligne les tourangeaux du 66ième régiment d’infanterie dans le sous-secteur du Bois Camard, non loin de Mort-Homme. A peine a t’il pris possession de ces sinistres lieux, que des obus de « petit calibre » tombèrent sur les tranchées de première ligne, « causant quelques pertes » comme le mentionne pudiquement le journal de l’unité…
« Quelques pertes » ! Bel euphémisme du scribouillard du 135ième RI! Belle litote mâtinée de la langue du bois dont on fait les cercueils! Certes ce n’est pas encore l’hécatombe, mais ce sont tout de même quatre soldats « de plus » qui crevèrent ce jour-là démembrés et les tripes à l’air, ainsi que neuf blessés implorant leur mère, que les brancardiers trimbalèrent agonisants vers les infirmeries de campagne, où les attendaient les chirurgiens de l’impossible, sanglés dans leurs tabliers blancs tachetés de vermillon tout frais, avec leurs couteaux et leurs scies ….
Le lendemain, 28 avril 1916, l’honorable rédacteur du journal consent « quand même » à qualifier la journée de « mouvementée » : c’était effectivement le moins que l’on puisse écrire ! Outre des duels répétés entre les aviations des deux camps qui distrayaient les poilus plus qu’ils ne les inquiétaient, les allemands déclenchèrent vers vingt heures un bombardement d’une rare intensité du Mort-Homme jusqu’au Bois Camard, occasionnant quatorze morts et « approximativement » quarante-sept blessés. On ignore au juste le nombre des victimes comme si on hésitait à se prononcer si certains porteurs de matricules étaient déjà morts ou étaient encore vivants. Toute la rive gauche de la Meuse fut enflammée ce soir-là! Et il ne s’agissait encore que d’un préambule…
Bien plus tard, on dira, à juste titre, que ces pilonnages d’apocalypse ont chamboulé toute la région, jusqu’à la rendre méconnaissable! Un siècle après, elle en conserve les stigmates, et les collines rabotées durant cette bataille n’ont pas récupéré leurs quelques mètres pulvérisés! Un constat que nos contemporains ont oublié! … Aujourd’hui, la ville martyre d’Alep en Syrie ne ressemble-elle pas au Verdun en ruines de 1916?
Le 29 avril 1916, les tranchées de première ligne occupées par le 135ième sont bombardées sans relâche de sept heures du matin jusque vers seize heures par des obus de tous calibres et de longue portée… On craint les gaz asphyxiants… Au-delà de la ligne de front, toute la zone est sinistrée…Le vacarme est incessant, d’autant que des fusillades ont succédé aux tirs d’artillerie…En outre, un brouillard de fumées enveloppe tout le secteur à l’ouest de Mort-Homme. Ce jour, quatre hommes encore périrent!
Le 30 avril 1916, les fusillades débutèrent avant l’aube…Puis, après une légère accalmie au petit matin, certainement mise à profit par les artilleurs pour prendre leur petit déj’ , les bombardements reprirent de plus belle avec une extrême violence! Un déluge de fer et d’acier arrose les premières lignes françaises basées sur la côte 304 et le Bois Camard. C’est précisément ce moment que choisit l’état-major pour exiger que le 135ième régiment d’infanterie élargisse sa présence sur le front ! Trente soldats périrent ce jour-là !
Les 1er mai 1916, le jour du muguet « porte-bonheur », cinq hommes sont tués et onze sont blessés. L’épreuve de force se poursuit les 2 mai et 3 mai 1916, avec la même brutalité… Les pertes humaines deviennent visibles donc sensibles !
Les hommes sont fatigués, crevés; les yeux exorbités d’horreur, l’odorat saturé de l’odeur fétide des cadavres en cours de putréfaction…
De quatre à huit heures, le 4 mai 1916, le 135ième est relevé et fait mouvement vers Jubécourt à environ quinze kilomètres en arrière du front – au sud – pour une journée de repos ! Une seule journée car dès le lendemain dans l’après-midi, « après la soupe » il dut remonter en seconde ligne au bois de Béthelainville, qu’il avait quitté l’avant-veille ! En fait, la situation militaire est devenue très critique! Les allemands sont parvenus à s’emparer de la côte 304 et du Bois Camard, c’est-à-dire d’une grande partie de la rive gauche de la Meuse !
Et c’est ainsi, dans ces circonstances dramatiques, que le 135ième RI, contraint par l’état-major, dut se porter en première ligne et s’efforcer de rétablir la liaison avec le 66ième RI. Lequel, malgré son héroïsme et en dépit des combats au corps à corps et à la baïonnette qu’il a dû soutenir, a été « anéanti » au Bois Camard !
Pour la journée du 6 mai 1916, le rédacteur du journal, d’ordinaire « allusif » et pudique sur les difficultés rencontrées, précise que « la relève s’est effectuée sous un bombardement et des tirs de barrage effroyables »… Au soir, l’obscène comptabilité quotidienne du régiment fait état de huit soldats tués, trente-trois disparus et dix-sept blessés!
Le 7 mai 1916, « la situation est inchangée », autrement dit, la tragédie s’enracine avec la même férocité que la veille…La confusion est totale sur la côte 304 et au Bois Camard, où les bataillons du 135ième RI peinent à maintenir le contact entre eux. Personne ne sait trop où il est et qui est à ses côtés! Les combats font rage de quatre heures du matin à vingt heures, sans parvenir à faire reculer l’ennemi.
Certaines sections isolées sont même obligées de se replier en désordre dans l’après-midi, et « le baveux du journal » prend le risque d’écrire « qu’il y aurait leur de remplacer la ligne par des éléments frais ». En fin de soirée et dans la nuit de ce funeste jour, les officiers semblent toutefois reprendre les choses en main et réorganisent le front, en renforçant les points les plus faibles avec des troupes maintenues en réserve ! Le bilan de la journée est catastrophique : dix-sept tués, quatre cent quinze disparus (dont de nombreux officiers et sous-officiers) et quatre-vingt-douze blessés !
La journée du 8 mai 1916 commence mal : une compagnie entière demeure isolée, sans possibilité de la joindre en raison des mitrailleuses ennemies qui interdisent tout mouvement au sud du Bois Camard ! On constate en outre que certaines compagnies sont décimées. Ordre est donné par le colonel, chef du 135ième RI, de reprendre « à tout prix » le Bois Camard et tenir les tranchées reconquises ! L’infanterie « à la peine » sera soutenue par des tirs d’artillerie…Le spumescent rédacteur du journal devient soudainement disert comme il ne l’a jamais été, décrivant dans le détail tous les ordres, contre-ordres et atermoiements ainsi que les reculades circonstancielles des chefs manifestement débordés par les événements…N’empêche que le champ de bataille se transforme irrémédiablement en charnier à ciel ouvert ! Pour aujourd’hui, le résultat se solde encore par treize hommes tués, deux disparus et vingt-cinq blessés : c’est mieux qu’hier !
Le 9 mai 1916, ça empire encore ! L’infiltration ennemie, un régiment bavarois et prussien, se poursuit, et les officiers se montrent incapables d’évaluer objectivement la situation ! Les ordres se multiplient, tous plus martiaux et définitifs les uns que les autres, mais sans effet! La réalité – l’atroce réalité – peine à s’y conformer car on n’est plus à la manœuvre sur les paisibles bords de Loire! Pour l’heure, on se montre même incapable de faire état des effectifs exacts du 135ième RI . On observe juste que douze hommes sont décédés ce jour, cent-vingt-six n’ont plus été vus et seize ont été blessés…
Au cours des nuits des 9, 10 et 11 mai 1916, le 135ième RI est enfin relevé et quitte définitivement le secteur de la bataille de Verdun…Il subira bien d’autres épreuves d’ici la fin de la guerre, mais celle-ci à laquelle a participé Alexis et à laquelle il a survécu – pour deux ans encore – fut certainement une des plus douloureuses car elle aboutit à une hécatombe dans son régiment, comme d’ailleurs dans tous les régiments qui combattirent à « Verdun » en 1916 …
Terrible bilan !
Je n’ai fait qu’esquisser ici ces combats meurtriers, ces affrontements sauvages, en un mot cette apocalypse…Sans chercher – comme un historien que je ne suis pas – à comprendre les enjeux stratégiques de cette bataille qui ne fut gagnée qu’en décembre 1916. Je n’ai pas, non plus, tenté d’en dénouer les méandres tactiques d’un état-major désemparé qui modifiait presque chaque jour ses plans!
Les hommes qui vécurent ce drame et qui eurent la chance d’en réchapper, comme ce fut le cas – provisoirement – de mon grand-oncle Alexis Turbelier, ne pouvaient sortir psychologiquement et affectivement indemnes d’une telle épreuve…En général, ils ne surent qu’en dire de retour dans leur familles, lors des permissions ou lorsqu’ils furent démobilisés en 1919 ! De peur peut-être de n’être pas compris ou par respect pour leurs morts ! Rares furent ceux qui en parlèrent dans leur correspondance. Alexis, pas plus que les autres!
Néanmoins, dans la lettre qu’il adresse le 3 septembre 1916, d’Arcy-sur-Aube à sa sœur Germaine, il manifeste sa lassitude et son désenchantement lorsqu’il confie se réjouir des furoncles qui commencent à proliférer sur son cou: » Je vais très bien pour le moment bien que mes furoncles commencent à revenir sur le cou. Pour le moment je n’en ai qu’un qui commence à grossir. Mais ça me plaît. Si seulement ça pouvait me faire évacuer je serais bien content. .. »
Alors que momentanément, il n’est plus au combat sur la ligne de front, ce n’est plus tout-à-fait, le jeune engagé patriote du mois de décembre 1915 qui s’exprime, mais le soldat éprouvé par la malheur, témoin des pires atrocités, qui s’interroge sur le sens de cette boucherie, de cette tuerie à ciel ouvert! Entre temps, il était passé par Verdun! Là c’était carrément l’enfer! Il y a tout juste un siècle!
[…] Lorsqu'il apprit la mort de son fils Alexis Victor, déchiqueté par un éclat d'obus sur le front de la Somme en avril 1918, le très dévot Alexis Joseph Turbelier (1864-1942) – mon arrière-grand-père maternel angevin (maugeois) – se serait écrié, au comble de la souffrance : "C'était mon enfant préféré, Dieu m'a puni d'avoir été injuste avec les autres!… […]
Merci d’avoir fait revivre un moment cet oncle Alexis dont j’ai beaucoup entendu parlé par Maman. Par contre, je ne sais pas qui a rapporté la réflexion de mon grand-père en apprenant le décès de ce fils paraît-il préféré. Je n’en ai jamais entendu parler, pas plus de son engagement volontaire découvert comme toi par sa fiche militaire et « mémoire des hommes ». Toutefois, il se peut qu’il fut le préféré de ses enfants – c’était son premier fils -. Compte tenu des souvenirs maternels et ceux de mon père…(et de quelques documents que je ne publierai pas)… pas de doute, ce grand-père fut dur et injuste avec mes parents même durant le début de la deuxième guerre. Néanmoins, je fleuris toujours une ou deux fois par an la tombe Turbelier. qui se situe proche des tombes des victimes civiles des bombardements de mai et juin 1944. Cela me permet de me recueillir aussi devant deux tombes dénommées » Vieille dame inconnue » disparues le 28 mai 1944. Je ne les ai pas davantage connues, peut-être avaient-elles perdu elles aussi des enfants disparus dont on n’avait jamais retrouvé les dépouilles, comme le fils de Madame Duguet que tu as plusieurs fois évoqué.
Merci pour ce commentaire qui complète avec pertinence mon petit essai! La réflexion d’Alexis Turbelier – père – lorsqu’il apprit le décès de son fils au front, m’a été rapportée par celle que tu appelles « ta marraine » et qui est aussi ta cousine germaine! Je l’ai reprise textuellement, telle qu’elle m’a été rapportée et il m’a semblé que c’était une bonne introduction à l’article…
Ajout d’après la fiche militaire d’Alexis Victor Mathurin François Turbelier : « Cité à l’ordre du régiment N° 103 le 11 mai 1918. Dévoué et vaillant caporal, a été mortellement atteint à son poste de combat le 16 avril 1918. Croix de guerre avec étoile de bronze ».
Merci, c’est bien de le rappeler.
A deux reprises, le tonton Alexis prit le train, d’après ton exposé. . En juin 2016, les grèves des cheminots perturbent grandement nos déplacements avec sans doute quelques raisons valables. Cent ans avant les conducteurs agissaient avec courage eux aussi mais pour conduire nos poilus qui défendaient « pied à pied » quelques parcelles de notre territoire… dommage que la plupart des Français ou assimilés Français aient oublié ou n’aient jamais appris à l’école la valeur et l’héroïsme de ceux qui nous ont précédés. Vingt ans après d’autres conducteurs de trains devinrent eux aussi des héros, de la Résistance cette fois. Souhaitons que les souvenirs qui nous sont parvenus passent aux générations suivantes.
Eh oui!
il y a des moments curieux..
J’ai sans doute lu cet écrit en 2016 mais aujourd’hui Facebook me le rappelle à un moment où je me passionne pour une autre histoire de vie… celle de la famille » Lesort- Madelin » trouvée à partir d’un avis de décès paru dans le « Monde »qui m’a intriguée…
je vous conseille le blog.. vous y trouverez » Louis Madelin »dont vous parlez à propos de Verdun et la vie d’une époque…
Les coïncidences improbables sont plus fréquentes qu’on ne pense généralement!
Le « sort » de la famille Lesort-Madelin m’a fait relire l’article de 2016 sur Alexis Turbelier où il était dit qu’il fut l’unique frère de ton grand-père; Or, mes grands-parents eurent un troisième fils, un petit jumeau né le 26/11/1903 à Angers comme sa jumelle évidemment Marguerite. Si je crois avoir une vague photo de celle-ci décédée le 28 août 1929 à Angers d’une « phtisie galopante » en trois semaines car elle avait fait paraît-il de la peinture ou de la tapisserie en attrapant un chaud et froid dans les courants d’air (d’après les souvenirs de ma mère), son jumeau n’a pas laissé de trace. Toutefois, ma mère m’a toujours expliqué qu’il était parti d’une méningite tuberculeuse… le 22 août 1904 à Angers. Ceci m’a toujours bouleversée en pensant à la jeune Marguerite séparée de son frère par la mort.
Heureusement de nos jours les deux fausses jumelles et les deux vrais jumeaux nés ces dernières années, descendants à la quatrième génération de mes grands-parents (et mes arrière-petits-neveux et nièces pour moi) ont plus de chance d’échapper à toutes ces maladies de l’époque.
Juste une pensée pour les petits Georges et Marguerite en cette journée de « présidentielles 2017 » même si cela n’a strictement rien à voir.
Merci pour ce commentaire électoral! Eh oui, il ne faut pas oublier ce petit « Georges » disparu prématurément en 1904!
A tous ceux qui contribuent à faire renaitre l’histoire familiale notamment par écrit; je nomme particulièrement le maitre de ce blog Jean-Luc et son adjointe Rose l’Angevine;
En ce jour du 26 septembre ma petite fille Léonie a fait appel aux souvenirs familiaux, car en classe de 3eme, elle avait à nommer un soldat de la guerre de 14 -18 mort à la guerre y compris sur recherche dans » Mémoire des hommes »
Nous correspondons peu et sans doute le papa a du l’orienter vers moi sachant le nombre d’archives qu’il porte à chaque déménagement!
J’ai pensé tout de suite à Alexis Turbelier…
Voila à quoi servent les écrits que les uns et les autres produisent ici.
Car retrouver le régiment ,le grade, et le corps d’Alexis Turbelier dans l’armée, sans vos écrits voilà qui relevait du défi…
Fiére et contente quand elle a réussi à aller sur mémoire des hommes elle m’a envoyé les 2 fiches qu’elle a trouvé et que je n avais pas! Léonie a ainsi contribué à l’histoire dee son arrière arrière arrière grand oncle( j’espere que c’est le nombre ). Alexis Turbelier a désormais un nom dans un collège poitevin.
j en ai profité pour lui parler de mon grand pére Gallard que, bien sûr, elle ne connaissait pas! et sa demande de Légion d honneur que je possède
A tous ceux qui rendent ce site passionnant sous la direction de notre cousin merci et poursuivez …
LES GENERATIONS QUI VIENNENT, VOUS REMERCIERONT PLUS TARD!
ps/ pour la petite histoire son père a son anniversaire demain LE 27 SEPT 48 ans!
Marie Thérèse T le temps passe n est ce pas!
Merci Françoise pour ces quelques mots qui nous encouragent à poursuivre.
Et merci aussi à Léonie qui a tiré profit de nos modestes écrits à la rédaction desquels la contribution de Rose L’Angevine (alias MTGT) fut essentielle au travers de la documentation qu’elle collectée assidument au cours des dernières décennies.