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Posts Tagged ‘guerre de 14’

C’est à la fin du mois de septembre 1914 que Guillaume Apollinaire (1880-1918), alors âgé de trente quatre ans, fit la connaissance à Nice de Louise de Coligny-Chatillon (1881-1963) dite Lou .

A l’époque, le poète qui jouissait d’une certaine notoriété dans les milieux littéraires et artistiques parisiens, a quitté la capitale. Il rongeait son frein sur la Côte d’Azur, où il passa son enfance. En effet, sa demande d’engagement lors de la mobilisation générale d’août 1914, avait été refusée, parce qu’il ne possédait pas encore la nationalité française…

De cette rencontre opportune avec Louise – qu’il n’appellera jamais autrement que  » Lou » – naîtra une folle et brève passion amoureuse. Une passion d’ailleurs non vraiment partagée – ou si furtivement – par la jeune femme, récemment divorcée, qui n’entendait pas conduire sa vie autrement qu’avec la plus grande liberté d’être et selon son gré.

D’emblée, il y avait donc un malentendu sur la nature de leur relation qui, à bien des égards, évoque parfois, mais à rôles quasiment inversés, les « Liaisons dangereuses »  du fascinant roman de Pierre Choderlos de Laclos (1841-1803).

Guillaume et Lou se livrèrent alors – selon le professeur Michel Décaudin (1919-2004) l’exégète patenté d’Apollinaire – à une sorte de « jeu subtil dans lequel elle a l’art de se promettre et de se refuser ». Pour elle, il semble qu’il s’agissait plus d’un marivaudage galant que d’un réel investissement affectif alors que, pour lui, sentimental et romantique à l’excès, cet élan irrésistible mettait sa vie en balance. Cela le conduira en tout cas à écrire presque quotidiennement à « son cher petit Lou » durant tout l’automne 1914 et à lui dédier de nombreux poèmes!

Sa dernière lettre d’amoureux transi est datée du 2 janvier 1915, il y a cent cinq ans … Leur correspondance se poursuivra encore quelque temps, mais de manière administrative et comptable comme les lettres sans affect adressées d’Abyssinie par Arthur Rimbaud à sa famille dans les années 1880. Des lettres sans histoire!

Leur liaison – si tant est qu’elle débuta – prit officiellement fin en mars 1915 après une ultime rencontre, juste avant que Guillaume Apollinaire ne rejoigne le Front. Entre temps, il était en effet parvenu à signer un engagement pour la durée de la guerre et avait été incorporé le 6 décembre 1915 dans le 38ème Régiment d’Infanterie de Nîmes.

Lou et Guillaume se croiseront encore une fois – une seule – en 1916, place de l’Opéra à Paris. Une entrevue « froide » qui laissa sans doute un goût amer au deux protagonistes car les anciens amants avaient l’un et l’autre emprunté d’autres voies dans leur quête du bonheur et contracté d’autres engagements de cœur !

En outre en mars, il avait été blessé à la tempe par un éclat d’obus et il errait affublé d’un bandeau qui lui barrait une partie du visage…

Jamais ensuite ils ne se reverront. Pour cause, Apollinaire décèda à Paris le 9 novembre 1918, victime de la grippe espagnole. Au bilan, Lou lui aura inspiré plus de soixante dix poèmes et plus de deux cent-lettres.

En 1947, fidèle à sa mémoire, elle les fera publier. Une partie de cette correspondance est aujourd’hui éditée en format de poche.

En avant-gout de cette oeuvre, celle d’un poète devenu académique, presque trop d’ailleurs pour échapper au carcan un peu stérilisant du « Lagarde et Michard », je ne retiendrai ici que quelques vers  – Si je mourrais là-bas » – dédiés à Lou. Cette petite « Lou » qui fut non seulement son insaisissable et indomptable muse, mais aussi une intrépide aviatrice en un temps où les femmes n’étaient pas considérées comme majeures, et enfin une féministe avant même que le mot n’existe, qui revendiqua la liberté de ses amours sans s’y laisser emprisonner.

Choisir cette élégie, c’est donc une manière de rendre hommage à Lou, l’inspiratrice du poète.

Rédigé en janvier 1915 alors que leurs destins respectifs basculaient, et avant que son régiment ne monte dans les tranchées de première ligne, ce texte intrinsèquement magnifique a été transfiguré par la mise en musique de Jean Ferrat dans les années soixante:

Si je mourais là-bas…

Si je mourais là-bas sur le front de l’armée
Tu pleurerais un jour ô Lou ma bien-aimée
Et puis mon souvenir s’éteindrait comme meurt
Un obus éclatant sur le front de l’armée
Un bel obus semblable aux mimosas en fleur

Et puis ce souvenir éclaté dans l’espace
Couvrirait de mon sang le monde tout entier
La mer les monts les vals et l’étoile qui passe
Les soleils merveilleux mûrissant dans l’espace
Comme font les fruits d’or autour de Baratier

Souvenir oublié vivant dans toutes choses
Je rougirais le bout de tes jolis seins roses
Je rougirais ta bouche et tes cheveux sanglants
Tu ne vieillirais point toutes ces belles choses
Rajeuniraient toujours pour leurs destins galants

Le fatal giclement de mon sang sur le monde
Donnerait au soleil plus de vive clarté
Aux fleurs plus de couleur plus de vitesse à l’onde
Un amour inouï descendrait sur le monde
L’amant serait plus fort dans ton corps écarté

Lou si je meurs là-bas souvenir qu’on oublie
– Souviens-t’en quelquefois aux instants de folie
De jeunesse et d’amour et d’éclatante ardeur –
Mon sang c’est la fontaine ardente du bonheur
Et sois la plus heureuse étant la plus jolie

Ô mon unique amour et ma grande folie

Je n’ai pas connu cette Lou-là si tendrement aimée d’Apollinaire…et qui, sans nul doute, le méritait! Je n’ai pas connu cette femme admirable.

Mais j’en connais une autre, toute petite, mignonne, pétillante d’intelligence, rayonnante et téméraire aussi…

Je l’aime comme le grand-père que je suis. Le sien. Et je forme le vœu qu’à l’exemple de son aînée, elle soit d’abord la maîtresse de sa propre destinée, qu’elle soit sa propre égérie et que demain, elle nous surprenne comme elle nous ravit déjà aujourd’hui du haut de son année et demi de vie.

Et ce, pendant longtemps, longtemps, bien après que nous ne serons plus! Après que le poète aura disparu…et le grand-père – qui n’est pas poète – avec!

 

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Tout le monde, je suppose, aura spontanément compris à la lecture du titre de cet article, que le lit dont il s’agit ici, est celui d’Anatole France (1844-1924), ce fils de libraire parisien devenu académicien et auquel fut attribué le prix Nobel de littérature en 1921.

Pour les progressistes en outre, Anatole France qui ne saurait se résumer à ses seuls écrits, est celui qui, parmi les premiers, dénonça le génocide arménien en 1916. C’est aussi l’ami de Zola et de Jaurès, sympathisant de la première Internationale, et qui fut également un des « dreyfusards » de la première heure. C’est enfin celui qui, avec Francis Charles Dehault de Pressensé (1853-1914) et Ludovic Trarieux (1840-1904), figura au premier rang des fondateurs de la Ligue des Droits de l’Homme en 1898.

Depuis près d’un siècle, Anatole France, poète et écrivain au style éclatant et prolixe bien que venu relativement tardivement à la littérature, est crédité, presque à l’égal de Jaurès et de Clemenceau, d’une stature morale indiscutable. D’ailleurs, la plupart des villes de France lui rendirent hommage en donnant son nom à de nombreuses rues, à des places et à des avenues, en concurrence, non seulement avec les deux personnages historiques précités, mais aussi avec le Maréchal Foch et le Général de Gaulle. Ainsi l’avenue qui longe le Musée d’Orsay sur la rive gauche de la Seine s’appelle l’avenue Anatole France! Elle conduit logiquement à l’Assemblée Nationale, le cœur battant de la France…

Anatole France

Mais, pour l’heure, c’est de son « lit bateau » ou présumé tel, dont il s’agit! Car ce plumard joua un rôle dans la vie de certains de mes proches. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle je souhaite évoquer sa singulière histoire aujourd’hui! Ce lit que, pour la cause, je qualifierai désormais d' »historique » est un authentique lit bateau avec sa courbure caractéristique et ses chevets identiques. Il est en tous points semblable à ceux qui firent flores sous le Directoire. Mon sujet du jour en bois fruitier ne remonte peut-être pas à cette lointaine époque, mais, ayant été manifestement façonné par un artisan ébéniste d’antan, il date certainement du milieu du dix-neuvième siècle, peut-être même d’une époque légèrement antérieure, la Restauration ou la fin du Premier Empire, où il était de mode d’en posséder un dans la chambre à coucher parentale des milieux bourgeois de province.

Evidemment, au cours de son existence, Anatole France a du occuper, fréquenter ou emprunter bien d’autres lits, tantôt pour une seule nuit d’ivresse en aimable compagnie, tantôt pour une demi-heure de plaisir furtif et délicieusement « coupable », et, le plus souvent, pour simplement se reposer et s’endormir bourgeoisement.

Ces lits de passage ou de passade en conclusion exquise de marivaudages, plus frivoles et appuyés que littéraires, furent plus nombreux qu’on ne le soupçonnerait en regardant les photographies du patriarche sévère et vieillissant, prises au début du vingtième siècle. De nos jours, notre homme n’échapperait pas au regard inquisiteur des mères la morale antiporcine! En effet, selon ses biographes, Anatole France avait la réputation d’entretenir des relations multiples et complexes avec les femmes ou, si l’on préfère, d’avoir une vie amoureuse assez riche!

Officiellement et officieusement, notre héros national contracta d’ailleurs plusieurs unions connues. Mais de ces lits successifs et parfois simultanés, n’est née – à ma connaissance – qu’une seule enfant, une petite fille prénommée Suzanne (1881-1918) qui mourut à trente sept ans de la grippe espagnole!

Il est plus qu’improbable que cette fille unique de l’écrivain, issue de son mariage peu heureux en 1877 avec Valérie Guérin de Sauville ait été conçue dans ce lit. A moins que ce fût en 1880 ou 1881, au cours de l’une des – sans doute – très rares visites, qu’Anatole aurait effectuées en amoureux en compagnie de son épouse en Anjou dans la famille Thibault, sa famille paternelle.

Car ce « lit » qui attend certainement aujourd’hui un éventuel acheteur chez un brocanteur ou un antiquaire nantais, vient d’Anjou. Si l’on peut raisonnablement présumer qu’Anatole France y a passé quelques nuits lors de ses passages dans le Val de Loire, l’histoire de ce lit s’est prolongée bien au-delà des escapades ligériennes ou des séjours familiaux de l’écrivain.

En fait, au tout début des années vingt, il devint le lit conjugal de Michel Joseph Gallard (1896-1962) et de Germaine Eugénie Turbelier (1896-1990), la sœur de mon grand-père maternel. Ils s’étaient mariés à Angers le 11 février 1920 après que Michel qui s’était très courageusement comporté pendant la guerre et y avait été blessé, fut démobilisé et rendu à la vie civile.

Ainsi, ce lit qui avait peut-être servi en son temps au repos d’un grand écrivain, abrita les amours légitimes de Michel et de Germaine. C’est sans doute dans ce lit que furent conçus leurs trois enfants et c’est entre ses montants de bois que naquirent deux d’entre eux.

On sait aussi que la petite dernière de la fratrie – que les lecteurs de ce blog connaissent sous le pseudonyme de Rose l’Angevine – le récupéra parmi le mobilier de sa mère, lorsqu’elle dut quitter son domicile, il y a environ trente ans. Elle l’adopta et il devint « son » lit  jusqu’en 2018, date à partir de laquelle, elle décida à son tour de quitter sa maison des Couets à Bouguenais dans la banlieue nantaise, et donc de s’en séparer!

Ces aventures et pérégrinations du lit bateau, peu banales ne résultent pas seulement du hasard. Comme en toute chose, intervint aussi la nécessité!

En effet, au lendemain de la première guerre mondiale, un jeune ménage qui ne disposait pas de grands moyens financiers pour se meubler, n’avait guère d’autre option pour se procurer l’essentiel dont le lit conjugal, que d’acheter d’occasion!

Motif des montants : Deux colombes, bec à bec, tenant un rameau

C’est ainsi que Michel Joseph Gallard et Germaine Eugénie Turbelier qui étaient tous les deux, employés de banque à Angers dans une succursale du Crédit Lyonnais, achetèrent à un certain Thibault, leur chef de service, ce lit bateau.

Or ce Thibaud était le cousin germain d’Anatole France. Lequel, pour l’état civil s’appelait en réalité  »  François Anatole Thibault ». 

Lui était né à Paris, mais son père François Noël Thibault, qui fut le premier à user du pseudonyme « France », avait vu le jour en 1805 à Luigné un petit village angevin du Val de Loire, situé à proximité de Brissac.

C’est ainsi que ma grande-tante d’abord, puis ma cousine ensuite dormirent successivement dans le même lit qu’un prix Nobel de littérature… A tout le moins de son cousin! Mais, en tout bien, tout honneur, hors de la présence du grand séducteur qui l’avait déserté de longue date après y avoir effectué quelques furtives intrusions.

Furent-elle hantées par son fantôme, les nuits sans lune?

Quant au lit, il dort certainement aujourd’hui, anonymement, dans l’entrepôt d’un garde-meuble en attente d’un vide-grenier dominical. Désormais il ne livrera plus ses secrets à quiconque, confondu dans la masse des buffets Henri II ou des armoires normandes, délaissés au profit d’IKEA, qui attendent vainement d’être désirés.

Photo Rose L’Angevine. Carte (verso) adressée à Germaine Turbelier en 1915 par son chef de service Thibault, le cousin d’Anatole, lors d’un séjour à Reims près du Front.

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Il en est des familles, comme des supermarchés. Certains membres font figure de têtes de gondole, alors que d’autres sont invisibles, faute d’offre promotionnelle et ne sont accessibles qu’au prix d’inconfortables contorsions dans les rayonnages ou dans les branches mortes des arbres généalogiques.

Des premiers, on recherche en nous-mêmes, les traces de leur talent, on en vante les mérites qu’on aimerait s’approprier et on les revendique fièrement dans notre parentèle. Des autres en revanche, obscurs demi-soldes du roman familial, on préfère ne pas trop parler. On les gomme purement et simplement de nos annales, comme s’ils n’avaient jamais existé, ou comme s’ils avaient traversé l’existence comme des figurants. Des supplétifs, à peine utiles au décor, privés de toute rôle spécifique et de toute maîtrise de leurs destinées.

Tels des produits bas de gamme, posés sans marque labellisée sur les étagères les plus basses des travées commerciales, ces pauvres hères ne semblent avoir eu, leur vie durant, d’autre fonction que d’attendre un hypothétique regard compatissant, sinon énamouré. Une simple attention ou signe de tendresse qui leur reconnaisse quelque qualité ou attrait. En vain! Car le plus souvent, aucun acheteur, jamais ne se présente, encore moins ne s’arrête, leur fatum final se résumant à une benne ou à une fosse commune! Ou à des actes officiels que personne ne consultera d’ici des lustres.

Malgré tout, il arrive, de temps à autre, presque par mégarde, que ces infortunés parents ou parentes soient extraits des oubliettes, dans lesquelles on les avait égarés sans éprouver de remord et sans même simuler la moindre empathie rétrospective. Ils se rappellent alors brutalement à nos mémoires défaillantes. D’une manière générale, lorsque cette occurrence se présente, tel un fugace regain posthume de notoriété, ils le doivent au hasard, voire à l’acharnement de chercheurs passionnés – plus fréquemment de « chercheuses » – qui, sans relâche, labourent les registres d’état-civil ou les livres de sacrements des paroisses d’ancien régime, en quête justement de ces malheureux fantômes, témoins accusateurs des ratages de notre propre histoire… Cette « exhumation » est rarement imputable aux regrets éternels des vivants oublieux, mais à la combinaison du hasard et de la détermination des généalogistes, authentiques inventeurs de ces improbables résurrections! Rose l’Angevine appartient, pour ce qui concerne notre famille, à cette catégorie si nécessaire de détectives d’un passé embourbé dans les injustices d’antan…

Quoiqu’il en soit, tous les protagonistes de cette « réparation » y trouvent forcement leur compte! D’abord les bénéficiaires de ces tardives réincarnations symboliques, qu’on réinstalle à leur insu au sein de leur famille à la modeste place qu’on leur avait confisquée autrefois. Puis, bien entendu, les lecteurs gourmands de vieux grimoires, qui, par ce prétexte, confortent leur fascination pour le passé de leur tribu, et enfin « les militants de la mémoire » qui y voient là l’expression d’une justice immanente bien que trop lente…Mais d’une justice tout de même!

L’enjeu n’est d’ailleurs pas aussi médiocre qu’il y parait! Il n’est pas que de curiosité intrusive.

Car il s’agit en fait – et le plus fréquemment « seulement » – de révéler deux dates qui bornent la ligne de vie de tout à chacun. Dans le cas qui m’intéresse aujourd’hui, il s’agit de celles d’une presque inconnue des générations familiales d’après-guerre, Marguerite Marie Augustine Turbelier – fille d’Alexis Turbelier (1864-1942) et d’Augustine Durau (1867-1941) – née à Angers le 27 novembre 1903 et décédée, célibataire, dans la même ville le 28 août 1929.

Marguerite dans les années 1920

Ces deux dates – de naissance et de mort – généralement reportées sur la pierre tombale des défunts  – pas sur celle de Marguerite cependant, dont on présume l’emplacement au cimetière angevin de l’Est sans en être certain  – sont primordiales, puisqu’elles constituent pour tout être humain, le seul patrimoine qui demeure pour l’éternité sa propriété incessible et la preuve identitaire qu’il a effectivement vécu.

En ce sens, on peut avancer que la généalogie confine à de l’altruisme et que les cercles du même nom s’apparentent à des ONG! Pendant qu’on y est, on pourrait presque postuler, par référence à la dictature envahissante de l’actualité, que « ces morts disparus des tablettes » sont les « gilets jaunes » du passé!

En tout cas, qu’ils soient contemporains ou qu’ils aient vu le jour, il y plusieurs siècles, l’amnésie collective dont sont victimes ces spectres écartés de nos légendes familiales, procède presque toujours des mêmes inconscientes motivations. Lesquelles ne doivent sans doute rien au hasard mais beaucoup à l’effroi et à la sidération de leurs familles, face à la malédiction qui les a si durement frappés et qui a probablement précipité leur fin prématurée.

Incarnation de la « guigne » ou de la « déveine », on s’empresse en effet, à peine leur cercueil refermé. de les exclure de nos panthéons intimes, De la sorte, en dehors de leurs relations très proches, de leurs frères ou leurs sœurs qui en conservent, quelque temps, un souvenir encombrant et vaguement culpabilisant, ils ou elles disparaissent progressivement mais définitivement des radars familiaux, comme escamotés pour conjurer un mauvais sort que personne ne voudrait partager… La prévention de la contamination du malheur implique pour eux une « éternelle quarantaine ».

Le nécessaire travail de deuil consiste donc alors, non à honorer pieusement leur mémoire et à fleurir leurs tombes, mais au contraire à les effacer plus ou moins intentionnellement de la mémoire collective, pour ne pas hériter de leur poisse et pour éloigner une fatalité mortifère, qui apparaît comme la seule dévolution qu’ils ou elles pourraient éventuellement transmettre. A quoi bon, en effet, rechercher une proximité mémorielle avec des personnes qui risquent de plomber nos propres existences!

Quelques années plus tard, quand tous ceux qui les connurent, se sont eux-mêmes éteints, même la trace de leur discret sillage n’est plus discernable, comme « s’ils n’avaient été rien »!

« Comme s’ils n’avaient été rien »  selon « l’heureuse » expression mise au gout du jour par un brillant produit de notre moderne oligarchie, qui, par comparaison, en se livrant à des exercices de sociologie de café du commerce dans des halls de gare, entendait montrer que, lui, était quelque chose!

Bref, Marguerite comme tous les oubliés du temps, ne fut peut-être rien  au yeux de tous! Du moins, si l’on se réfère aux critères habituels, de réussite, centrés sur la réalisation effective de quelque chose de négociable, d’utile à la postérité, comme une oeuvre, fût-elle modeste, un tricot ou des smocks sur une barboteuse dont on pourrait affubler les nouveaux-nés actuels, voire la construction besogneuse d’un patrimoine transmissible ou, plus prosaïquement, la survie de l’espèce au travers d’une descendance!

De fait, à l’aune de ces conditions, Marguerite ne fut probablement rien, à la différence de ses sœurs qui tantôt connurent l’amour (Germaine et Juliette) , tantôt réalisèrent des « petites merveilles » de couture ( Augustine et Marie)…

A l’aune de la malchance en revanche, elle ne fut pas la moins bien lotie.

C’est d’ailleurs cette mauvaise fortune, qui signe aujourd’hui son appartenance à part entière à la condition humaine. Ce sont ses malheurs qui attestent de la part d’universel de son existence. Par l’état-civil, elle fut sans doute notre grande tante anonyme, par sa souffrance on sait désormais qu’elle est d’abord la sœur de misère de tous les bannis et exclus de la terre!

Dernière née de la famille Turbelier « du quartier de la Madeleine » à Angers, elle naît au domicile de ses parents dans une maisonnette exiguë et sans caractère, située au 21 de la rue Desmazières. L’horloge de la basilique toute proche du Sacré Cœur venait juste de sonner la demi-heure de neuf heures, ce jeudi matin 27 novembre 1903.

Georges, son frère jumeau avait vu le jour, trente minutes avant elle.

Le Petite Courrier – Angers novembre 1903

Le quotidien local, Le Petit Courrier – « organe de l’Union Républicaine » – ne signale aucun événement notable à cette date, ni dans l’actualité nationale ou internationale, ni en Anjou…

Toutefois, pour le fun, je me dois de signaler que deux semaines auparavant, le 14 novembre 1903, Marie Curie, Pierre Curie et Henri Becquerel s’étaient vu décerner le prix Nobel de physique pour la découverte de la radioactivité et du radium! Ces événements presque synchrones ne sont évidemment en rien corrélés! Les révolutions scientifiques en gestation ne suscitent encore aucun frémissement d’intérêt dans les quartiers périphériques angevins de la Belle Epoque, proches des Ardoisières!

Localement, c’est tout juste si on peut noter, à condition d’être friand d’étranges présages, que le « roman de cape et d’épée, feuilleton qui tenait quotidiennement les lecteurs du « Petit Courrier » en haleine, s’intitulait  » La Puissance de la Mort »!

Un titre inquiétant, mais dont personne n’imaginait qu’il fût ici prémonitoire! Surtout pas les parents des deux enfants, qui, appartenant au camp des cléricaux aux sympathies « légitimistes » assumées, n’étaient pas des lecteurs réguliers de ce canard républicain… Son père, clerc chez un notaire ami de l’évêché, comptait parmi ses aïeux – les mêmes que les miens – des soldats de la Vendée militaire, massacrés par la répression féroce de la Convention en 1794!

En tout état de cause, Marguerite, qui était la neuvième enfant et la cadette de la fratrie Turbelier, fut, dès sa plus tendre enfance, confrontée au tragique de la vie avant même d’en avoir connu les joies. Son premier grand traumatisme date en effet, et sans nul doute, du décès brutal de son jumeau et frère de lait, causé par une méningite « tuberculeuse », le 22 août 1904, alors qu’elle n’était âgée que de huit mois et demi! Elle sentit le souffle de la mort, alors que le petit bébé qu’elle était, commençait à peine à regarder le monde, que ses sourires faisaient désormais sens et que sa sensibilité s’éveillait.

Dur, dur! 

Elle ne put sans doute jamais évacuer cette déchirure prématurée, faute de pouvoir exprimer sa détresse. Cette blessure non formulée parce qu’informulable par sa précocité, mais qu’elle partagea probablement et tacitement avec sa mère, fut certainement déterminante dans la construction de sa personnalité! Mais à l’époque, alors qu’elle n’était pas encore sevrée du sein maternel, la pédopsychiatrie n’était pas une discipline médicale, à laquelle on recourait! A supposer même qu’elle existât, en dehors des conseils retors empreints de religiosité pénitentielle des « bonnes sœurs » du quartier. Il ne manquait pas de communautés religieuses dans la rue Saumuroise toute proche!

Elle n’avait pas trois ans, quand une de ses sœurs aînées, Madeleine mourut à quinze ans d’une affection rénale en partie inexpliquée…Bien que très jeune encore, elle vécut certainement ce second drame avec douleur, alors que suppuraient encore les cicatrices incurables provoquées par la mort irréelle de son jumeau.

Enfin, c’est une jeune adolescente d’une quinzaine d’années qui apprit au printemps 1918, qu’un de ses deux frères, Alexis, avait disparu à son tour dans sa vingt-et-unième année, déchiqueté par un obus sur le front de la Somme, lors des dernières offensives allemandes de la Grande Guerre.

Pour elle, comme pour ses sœurs – peut-être plus que pour ses sœurs car elle était la « petite » choyée par son grand-frère – cette mort, la troisième qu’elle dut endurer depuis sa naissance, fut certainement la plus difficile à accepter. Il était en effet sa référence masculine. Plus important sûrement qu’un père souvent absent, peu disponible et ego-centré sur ses activités de comédien, d’amuseur public dans la troupe paroissiale et d’organiste de l’église.

Elle pleura ce frère vénéré, admiré, brillant, volontaire et boute-en-train. Et surtout attentionné! Le seul qui incarnait aux yeux de tous, l’avenir de la famille et qui portait les espoirs de toute la fratrie… De ce jour, la jeune femme cantonnée dans un métier de couturière dont on ne sait si elle le choisit vraiment, ne conçut probablement plus la vie sous le même angle! ,

Accablée par une sombre fatalité qui s’acharnait sur elle, elle eut sûrement le sentiment que le bonheur n’était pas son apanage. Et il n’est pas impossible qu’elle vécut sa dernière décennie, celle de ses vingt ans, comme une longue succession de démissions, de drames personnels et d’abandons… C’était pourtant au cours de cette période qu’elle aurait du connaitre l’amour comme la plupart des jeunes femmes de son âge, comme deux de ses sœurs, Germaine et Juliette.

Quand elle mourut, elle n’était déjà plus qu’une toute petite chose, une « Rosière » de vingt-cinq ans, maigre, sans rondeurs et sans charme, assurément rongée de longue date par une tuberculose non diagnostiquée, qualifiée par le médecin de « phtisie galopante » contractée – a-t’on dit – quelques jours auparavant à la suite d’un « chaud et froid » après des travaux de peinture!

Elle était la plus jeune, mais elle était déjà vieille à vingt-trois ans, si l’on n’en juge par une photo de groupe – retrouvée récemment par Rose l’Angevine dans les archives de sa mère, Germaine, sœur de notre infortunée héroïne.

Marguerite est à droite

Sur ce cliché daté vraisemblablement de 1926, figurent trois de ses sœurs – Augustine, Marie et Juliette  – son frère Louis et son épouse Adrienne, ainsi que trois de ses neveux et nièce. Marguerite offre l’image d’une femme peu soucieuse de son apparence… Déjà, elle semblait s’être installée dans un statut de « vieille fille »! Elle semble résignée à n’être qu’une « tantine » souriante, mais certainement pas une jeune femme cherchant à séduire! Son menton en galoche, imputable certainement à l’absence de soins dentaires à l’adolescence – qu’elle partage avec une de ses sœurs Marie – n’est évidemment pas un atout, encore moins une caractéristique esthétique, qui attire spontanément le chaland même en ces temps reculés! Les ouvrières délurées des filatures angevines Bessonneau étaient à cet égard de sérieuses concurrentes et des partis plus intéressants!

Pauvre Marguerite – mademoiselle  » Pas-de-Bol » – qui trépassa au cœur de l’été. L’année, où, comble d’ironie, Sir Alexander Fleming mit en évidence les propriétés de la pénicilline, le médicament antibiotique qui aurait pu la guérir de sa probable tuberculose! Victime aussi des convenances et de la tradition imposées par une conception archaïque d’un patriarcat qui laissait peu de place à la tendresse, et aucune autonomie aux filles, vouées a priori et presque exclusivement à la maternité et à la broderie à vocation caritative pour les œuvres de la paroisse!

Elle est morte le mercredi 28 août 1929 vers quatorze heures.

On la pleura sans doute. Mais, personne ne s’en formalisa outre mesure.

Pour tous, son décès relevait de la nature des choses, rançon d’une infertilité postulée ou acquise. Ceux qui l’aimaient comme une petite sœur ou une petite fille s’accrochèrent aux deux seules photographies qu’on possédait d’elle et prièrent pour son salut éternel. Puis on l’oublia..,

Personne en réalité ne l’avait vraiment regardée pour ce qu’elle était, une femme! Personne n’avait su la protéger de cet environnement de mort, qui la harcelait depuis toujours. Personne ne sut lui prêter main forte pour la soustraire à la malédiction ou pour l’aider à s’émanciper, comme Germaine ou Juliette d’une tutelle paternelle tyrannique et étouffante…

Elle est morte sans avoir vécue, comme ses frères Georges et Alexis, mais pour des motifs différents!

Elle devint rien, à ses propres yeux.

Sans oser se l’avouer, tout le monde finit par se satisfaire de cette conclusion lapidaire, qui éloigne le mauvais sort par un recours à une sorte de pensée magique! On admit que Marguerite « aimée de Dieu » faute de mieux, ait pu appartenir à cette catégorie de gens énigmatiques qui embrassent la vie comme des ombres, s’en s’y attarder…

Pour ma part, j’ai découvert son existence à l’aube des années soixante lorsque, étant encore enfant, j’allais rendre visite à deux de ses sœurs demeurées célibataires, Marie et Augustine, deux demoiselles adorables qui vivaient dans une sorte de cave semi enterrée, louée à un vendeur de sommeil, bienfaiteur de paroisse et ami de leur défunt père….

Dans une des pièces sans fenêtre de ce taudis, situé à la hauteur de la fosse septique des WC communs des voisins de la cour intérieure de l’immeuble, la photographie encadrée de Marguerite en buste était posée sur une commode perpétuellement dans la pénombre.

Son caractère androgyne m’effrayait un peu! D’autant que ce torse sans bras, lui donnait des allures de suppliciée…

En réparation, je lui devais ce texte, conçu comme une revanche, 90 ans après sa disparition. Sans jamais avoir été son débiteur, je pensais qu’il fallait enfin solder cette dette à son endroit. Mon propos vise non seulement à évoquer sa mémoire, mais aussi à lui rendre un peu de cette respectabilité qui lui a été volée. A rappeler aussi que cette vie gâchée ne lui concéda guère que des épisodes successifs de malheur, entrecoupés – espérons-le- de quelques coins de ciel bleu!

Une réhabilitation dérisoire qui ne sera jamais à la hauteur du dommage…

PS:

  • Merci à Rose l’Angevine pour sa contribution à cette renaissance –
  • Louis Turbelier (1899-1951) – présent sur la photo – frère de Marguerite était mon grand-père maternel. C’est lui qui déclara son décès à la mairie.

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L’univers des « grands de ce monde » est vraiment bizarre en cette veille du centième anniversaire de l’armistice de 1918.

Tout se passe comme si l’on assistait, de la part des chefs d’Etat, à un concours d’âneries uniquement destinées à satisfaire leur narcissisme ou des ego qu’ils peinent à canaliser…

Le problème, c’est que ces sottises en contradiction avec l’histoire contemporaine peuvent avoir des conséquences néfastes pour les peuples qui regardent, impuissants, ces gesticulations!

Dire comme l’a fait récemment Emmanuel Macron, président de la République Française, quelques jours avant une rencontre avec Donald Trump, président des Etats Unis que l’Europe devrait disposer d’une armée pour se défendre, – entre autres ennemis potentiels – des Etats Unis, est plus qu’une maladresse verbale à laquelle ce président entêté et boutefeu nous a déjà largement accoutumés. C’est une faute!

Brandir implicitement la peur d’un affrontement militaire avec notre indéfectible allié depuis la guerre d’indépendance américaine en 1778 , relève indiscutablement de la catégorie de la grossière plastonnade, et à coup sûr de la bévue diplomatique inacceptable à ce niveau!

Cela mériterait un prix d’honneur dans un concours de crucherie…

Pour « notre » itinérant mémoriel devenu amnésique, il semble nécessaire de rappeler que plus de 300000 soldats venus des Etats Unis d’Amérique sont morts pour la France ou ont été mutilés sur notre sol au cours du premier conflit mondial, et plus d’un million pour nous libérer du nazisme, un quart de siècle plus tard…

1917 – Vers la France – Le Miroir 

Sans être favorable à la politique de Donald Trump, l’imprévisible, versatile et très discutable président américain, on peut comprendre que les propos irresponsables de notre président l’aient quelque peu irrité en ces jours de commémoration de la fin de la Guerre de 1914-1918…

… et que conformément à sa « drôle » de manie que certains assimilent à un TOC, il ait rédigé un « tweet » rageur manifestant son indignation. d’autant que jusqu’à preuve du contraire, les USA n’ont jamais menacé militairement la France…

Bien sûr, ce tweet n’a rien d’un mouvement spontané de quelqu’un qui souffrirait de voir son pays outragé… C’était forcément calculé pour susciter l’incident! Mais la responsabilité en revient à l’initiateur élyséen, car les faits sont historiquement incontournables: les USA ne sont jamais comportés comme des ennemis à notre endroit!

Ils se sont juste contentés de pratiquer une sorte d’impérialisme économique agressif, que d’ailleurs Emmanuel Macron semblait considérer, il y a peu, comme un exemple. Ils nous ont, en outre, imposé leur culture fast food … Ils nous ont aussi fait rêver, mais jamais ils n’ont retourné leurs armes contre la France.

« Macron a totalement perdu les pédales! » m’écrivait, à juste titre, un de mes amis! C’est probable…

Et ce même ami pronostiquait un classique rétropédalage élyséen sur le thème de la nécessaire autonomie européenne en matière de défense et de l’incompréhension des langages ! Au moment où j’écris ces lignes, il est en cours!

Le même ami me faisait également observer que les médias, dont pourtant Emmanuel Macron se plaint régulièrement, avaient curieusement adhéré à sa cause et pris Trump à partie…

Ça mériterait une reconnaissance!

Enfin, il notait que l’état islamiste n’était plus cité par notre président dans la liste des ennemis dont il faut se garder… Un oubli d’autant plus regrettable que c’est le principal motif d’intervention de nos armées sur les théâtres extérieurs actuellement.

Pour ma part j’éprouve des difficultés à me convaincre que les troupes américaines sont sur le point de débarquer en France et que leurs missiles stratégiques sont orientés sur Paris!

1918 – Photo Le Miroir

En guise de conclusion, un président ne peut évidemment pas s’autoriser à dire n’importe quoi, au gré de ses humeurs ou de son bon plaisir, ou par goût de la provocation juvénile.

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En hommage à tous les soldats de 14-18, avec lesquels, au travers de ce blog,  j’ai laborieusement, parfois douloureusement, cheminé sur tous les Fronts de la Grande Guerre, de la Marne aux Flandres, des plateaux de l’Argonne à Verdun, de la Lorraine à la Picardie, de la Somme aux Dardanelles… 

Dans quelques jours, on célébrera le centième anniversaire de l’armistice du 11 novembre 1918 qui mit fin aux affrontements de la Grande Guerre. Tout naturellement c’est le Président le République Française qui inaugurera les commémorations et qui mettra fin au cycle de cérémonies mémorielles engagées, il y a quatre ans, sur les lieux mêmes où périrent des millions de jeunes gens à l’aube de leur vie.

Emmanuel Macron est le premier des chefs d’Etats français depuis la première guerre mondiale, à n’avoir pratiquement pas connu ces légendaires « poilus » en uniforme bleu « horizon » qui revinrent du front, après des années d’horreur absolue, le cerveau imprégné de la boue des tranchées et du sang de leurs camarades morts!

Dans sa prime enfance, Emmanuel Macron a, au mieux, entrevu quelques vieillards survivants de ces mythiques classes d’âge qui partirent presque huit millions de tous les villages et villes de France entre 1914 et 1918, pour en découdre avec les soldats de l’empereur Guillaume II… « Les boches » comme ils disaient et comme je les ai entendu dire, avant qu’ils ne disparaissent à leur tour !

L’actuel Président de la République appartient à la génération des arrière petits-enfants de ces combattants français dont près d’un million et demi firent le sacrifice de leur vie et quatre millions trois cent mille furent blessés ou mutilés…  N’ayant pu vraiment côtoyer ces hommes dont le destin fut à jamais brisé, il porte nécessairement sur cette tragédie un autre regard que le nôtre, celui de la génération vieillissante des petits-enfants des héros. Il n’a pas pu entendre les témoignages directs des proches de ces soldats, de leurs femmes, de leurs enfants… et de tous les contemporains de ce conflit, survivants et survivantes, qui subirent, à un titre ou à un autre, les conséquences familiales, psychologiques et affectives de cette guerre délirante d’extermination massive des hommes sur les champs de bataille…

Son regard est donc forcément calqué sur celui de l’historien qui sait qu’ ayant endeuillé la plupart des familles de France, elle a, en outre, servi de prélude sanglant à toutes les autres horreurs du vingtième siècle…On n’a pas su éviter la guerre en juillet 1914 et on n’a pas su – non plus – gérer la victoire pour se prémunir d’un nouveau conflit aussi horrible, deux décennies plus tard!

Alors que la période du deuil des familles – celle du vrai deuil où l’on persiste à rechercher l’absent là où il ne peut plus être, celle où on continue de s’adresser à lui en rêve – est terminée depuis longtemps, il ne saurait être question de faire grief de son âge à notre Président, ni d’exiger de lui d’autre forme d’empathie que celle, officielle, que nécessite le rappel patriotique de cette catastrophe collective et désormais emblématique d’un siècle qui a connu le pire…Les veuves en voilettes de dentelle noire ou les « Gueules cassées » rescapés du massacre, poussés dans leurs chaises roulantes par leurs frères d’armes, eux-mêmes estropiés, n’assistent plus depuis des décennies aux levers de couleurs ou « aux sonneries aux morts ». Tous devenus fantômes, ils appartiennent désormais à la légende. Les larmes du souvenir authentique se sont doucement asséchées.

Pour autant, cet exercice présidentiel de mémoire républicaine n’a rien de dérisoire et demeure nécessaire, parce qu’il est du devoir d’une Nation, par respect pour ceux qu’elle a envoyés à l’abattage, de rappeler que l’armistice fut d’abord leur victoire, celle des armées françaises et alliées, sur un ennemi commun qui, depuis quatre ans, avait envahi et pillé des régions entières de notre pays… Oui, il faut rappeler – au nom du devoir d’histoire (non de mémoire) – qu’avant de devenir un prétexte œcuménique à l’amitié entre les belligérants de jadis, l’armistice sanctionne une défaite militaire d’un ennemi et donc une victoire française, qui n’a été acquise qu’au prix du sacrifice, du courage et de l’opiniâtreté de millions d’êtres humains. Peu importe, à cet instant, que ce succès des armes fut juste ou injuste, ou considéré comme tel avec notre sensibilité actuelle: c’est juste un fait que n’aurait pas démenti « le Père La Victoire »!

Mais au delà de cette reconnaissance factuelle, cette commémoration officielle s’impose parce que les stigmates des blessures et du sacrifice de ces soldats relèvent de l’héritage moral et civilisationnel qu’ils nous ont légué. Il se transmet de générations en générations sous la forme inattendue mais bien réelle d’une sorte de « certificat  » d’appartenance à une Nation républicaine, en l’occurrence la communauté française.

D’ailleurs, c’est probablement cette attestation symbolique d’authenticité identitaire par le sang versé, que recherchent et revendiquent les populations émigrées des anciennes colonies françaises, lorsqu’elles insistent sur le rôle des troupes de l’Armée d’Afrique dans cette guerre atroce, en particulier celui tenu par les célèbres « tirailleurs sénégalais »…

Cette mémoire militante se réfère à une écriture – réécriture – d’une histoire parfois trop sollicitée pour les besoins de la cause. Mais l’important n’est pas là! Cette requête puise sa légitimité dans le souci de rendre justice à ces combattants trop ignorés du bout du monde qu’on a contraint à prendre les armes pour la France. Elle exprime également une volonté réaffirmée de montrer que les soldats d’outre-mer, exposés aux mêmes dangers que leurs camarades métropolitains ( pas plus d’ailleurs) se sont comportés au combat avec le même courage. A ce titre, ils sont inconditionnellement français. Ils sont des nôtres!

Cet exemple parmi d’autres a le mérite de montrer que la Première guerre mondiale suscite encore débat – sinon controverse – au sein de la Nation française et qu’elle continue d’être invoquée comme recours historique pour surmonter certaines difficultés contemporaines d’intégration à la Nation française, de populations venues d’Afrique noire et du Maghreb, dont les aïeux « morts pour la patrie » reposent dans les nécropoles nationales aux côtés des soldats de métropole.

L’hommage officiel de la République est donc à la fois utile et indispensable, un siècle après que le clairon de l’armistice eut parcouru les premières lignes du Front pour annoncer le cessez-le feu à onze heures, ce 11 novembre 1918.

On n’en a donc pas tout-à-fait fini avec la première guerre mondiale. Et ce, d’autant moins que nombre de conflits meurtriers actuels ou de situations menaçantes de guerres régionales dans les Balkans, en Europe centrale, au Moyen Orient ou dans l’Afrique subsaharienne trouvent leurs origines lointaines dans les conclusions bâclées des traités de paix de 1920… Lesquels « inventèrent » une maladroite et humiliante répartition du monde entre les vainqueurs…Nombre de troubles et de désordres de nos sociétés post-coloniales ont pour source, la reconfiguration arbitraire des différents impérialismes d’après-guerre…La victoire était là mais la paix fut ratée!

La première génération d’après guerre, celle des enfants des poilus est aujourd’hui en cours d’extinction, et à quelques exception près, ne s’exprime plus guère. Serait-elle d’ailleurs encore audible aujourd’hui?

Pour les petits enfants dont je suis, la perception de cette guerre, à la fois lointaine et omniprésente dans notre inconscient collectif, oscille entre l’objectivité historique de ceux qui connaissent la suite, et une composante plus subjective, née de la fréquentation dans les années cinquante, soixante et soixante-dix du siècle dernier, d’anciens combattants de la Grande Guerre…

Leur présence comptait encore dans la vie sociale et familiale des gamins que nous étions alors…

Mon premier instituteur, Ernest Cragné était un ancien de 14-18. Et il ne ratait jamais une occasion de nous conter sans nous épargner les détails scabreux, les offensives ou les assauts « baïonnettes au poing », auxquels il avait été associé…

Dans le cinéma du patronage paroissial où nous nous rendions les jeudis après-midi, les « moniteurs » qui ne sachant comment nous occuper les jours d’automnes pluvieux ou d’hivers enneigés qui interdisaient le foot, piochaient dans leurs réserves de films de propagande réalisés par le service cinématographique de l’armée entre 1914 et 1918.

La magie opérait dès qu’on entendait le son un peu nasillard, caractéristique du moteur du vieux projecteur!

Défilaient alors sous nos yeux de gamins grelottant de froid plus que d’effroi, des rushes muets et saccadés de soldats rigolards emmitouflés dans leurs capotes, qui jouaient à la belote ou à la manille dans les tranchées, ou qui sculptaient et ciselaient des douilles d’obus en rêvant à leur bien-aimée censée les attendre au pays. Dans ces fictions trompeuses , filmées sur gélatine, la peur et l’angoisse de la mort de chaque soldat étaient délibérément masquées, car ces réalisations étaient destinées avant tout à soutenir le moral de l’arrière…

Faisant l’impasse sur la férocité et la sauvagerie des combats, ou sur la cruauté aveugle des pilonnages d’artillerie, ces images nous laissaient perplexes, car elle contredisaient les récits du « père Cragné  » qui s’évertuait à glorifier l’héroïsme de ses copains disparus sans trop lésiner sur la description cauchemardesque du décor!

De leur côté, les poilus » de la famille s’exprimaient peu sur cette guerre, au cours de laquelle ils avaient flirté avec l’enfer. Cette réserve leur avait été initialement imposée par la hiérarchie militaire pour ne pas trahir de secrets militaires sur les opérations en cours… Ainsi, leur courriers de guerre étaient (presque) muets sur le drame qu’ils vivaient. Au mieux, ils étaient allusifs. De même ils s’abstenaient de commentaires trop précis et circonstanciés lorsqu’on leur accordait de rares permissions.

Ce mutisme s’était transformé en une seconde nature après guerre!

La vérité, c’est qu’ils ne parvinrent probablement jamais à évacuer les secrètes fêlures que cette guerre leur avait infligées. Notre maître d’école faisait figure d’exception, car il estimait sans doute que les futurs citoyens patriotes que nous étions, devaient tout savoir des malheurs de la guerre. Et que cet objectif nécessitait d’user d’une pédagogie sans détour pour nous plonger dans cette histoire.

Si « nos «  soldats s’étaient résignés à se taire, c’est qu’ils pensaient que l’indicible ne pouvait être compris que de ceux qui avaient été confrontés avec eux à la monstruosité des affrontements! Que de ceux qui avaient éprouvé la même épouvante d’embrocher un autre soldat – fût-ce un adversaire! Que de ceux qui, comme eux, furent contraints de tuer pour survivre…

Certes, ils avaient été mobilisés pour anéantir un ennemi et ils l’ont fait sans faillir pour la plupart, mais sans s’en vanter.

Ce qu’ils découvrirent « en prime », c’est que l’ennemi avait un visage! Et qu’il leur ressemblait comme un frère!

Ils savaient donc qu’en les forçant à commettre l’irrémédiable, on leur avait fait perdre une part de leur humanité… Ni les décorations qu’ils reçurent ultérieurement, ni les honneurs qu’on leur prodigua, ni l’excuse du devoir accompli n’apparaissaient suffisantes pour les dédouaner, à leurs propres yeux, d’une sorte de résiliente culpabilité.

Cette guerre leur avait confisqué la jeunesse, l’ingénuité et la joie de vivre. Elle leur avait appris à cacher l’indicible pour ne pas traumatiser ceux qu’ils aimaient, mais, du coup, des années après la fin du massacre, ils demeurèrent hantés par les atrocités dont ils avaient été les témoins et les acteurs.

Seuls, face à un mal-être, dont rien ni personne n’étaient en mesure de les débarrasser, ils faisaient semblant de vivre comme tout le monde. Pour autant, l’image obsédante de la guerre les poursuivit jusqu’à leur mort. Jamais, ils ne parvinrent à oublier que « cette putain de guerre » leur avait enlevé des amis d’école, d’atelier ou de bureau et qu’ils avaient assisté impuissants à l’agonie de leurs potes hagards déchiquetés sous leurs yeux, tenant leurs tripes dans leurs mains et appelant le secours de leurs mères…Jamais ils n’oublièrent l’odeur des cadavres en décomposition ni les hurlement de désespoir de ceux tombés entre les lignes, impossibles à évacuer sous la mitraille.

Parfois c’est leur frère qui disparaissait, englouti dans un trou d’obus, percuté par un éclat ou fusillé à bout portant par une mitrailleuse ennemie… Outre la douleur de perdre à jamais leur plus proche de leurs compagnons d’enfance et parmi les plus chers, ils vécurent par la suite l’humiliation de n’être que des remplaçants, peu ou prou accusés d’avoir survécu -eux – à l’apocalypse… Ils furent alors condamnés à endurer le statut du succédané falot d’un héros trépassé, paré pour l’éternité de toutes les vertus et qui devint leur éternel et implacable rival posthume!

Aujourd’hui, on découvre parfois, des années après leur propre disparition, leurs carnets intimes où ils relatent abruptement leurs souffrances, leur expérience existentielle de la guerre et leur détestation de ce monde qui, du jour où ils furent mobilisés dans les armées de la République, les a définitivement exclus des vivants ordinaires!

Photo Le Miroir 1918

 

L’armistice du 11 novembre 1918 ne les a pas libérés…

Depuis octobre 1918, mes deux grands-pères se battaient en Lorraine, engagés dans la dernière grande offensive des alliés aux côtés des troupes américaines…Le 11 novembre, l’un était à Saint-Pierre-sur-Vence dans les Ardennes, l’autre en Meuthe-et-Moselle! Tous les deux au contact des premières lignes « boches »!

Les jours suivants, ils remontèrent avec leurs régiments respectifs, vers la Belgique, puis le Luxembourg et enfin l’Allemagne, en décembre 1918. L’un et l’autre participèrent en application des accords d’armistice à l’occupation du Palatinat et de la Rhénanie…

L’un et l’autre furent démobilisés dans le courant de l’année 1919….et rejoignirent l’Anjou!

La plupart des soldats angevins « bleus d’ardoise », survivants de la guerre retrouvèrent leur famille à cette époque…

Bleus d’ardoise !

Avant guerre, ils n’avaient guère voyagé au-delà du Val de Loire, de ses coteaux viticoles et du haut Anjou. Ils ne connaissaient pas le « bleu horizon » de l’océan mais le bleu des ardoises de Trélazé ou de Noyant-la-Gravoyère qui recouvraient les toits de leurs demeures.

C’est à tous ceux-là que s’adresseront mes pensées, le 11 novembre 2018…

livret militaire d’un de mes grands-oncles

 

PS : Les soldats évoqués dans ce blog

Les « morts pour la France:

  • Albert Venault (1893-1918) adjudant du 6ème Régiment du Génie 
  • Alexis Turbelier (1897-1918), caporal du 135ème RI  
  • Marcel Maurice Pasquier (1895-1915) soldat du 135 ème RI
  • Léon Elie Toulemon (1889-1914), soldat du 9 ème RI
  • Georges Duguet (1895-1914), soldat du 32 ème RI 
  • Léon Antoine Chauviré (1880-1914)  
  • Les frères Paul et Henri Barbin du Lion d’Angers, morts des suites de la guerre, 

Les « blessés ou mutilés »

  • Marcel Emile Pasquier (1892-1956) cavalier, chasseur d’Afrique,
  • Gustave Firmin Debenay (1889-1951) soldat du 125 ème RI  
  • Lucien Montazel (1898-1989) soldat, blessé de guerre, trépané  
  • Gustave Boussemart (1891-1938) soldat du 148 ème RI  
  • Michel Joseph Gallard (1896-1962), sous-lieutenant du 135 ème RI. 

Les autres

  • Auguste Cailletreau (1892-1975), soldat « poilu d’Orient »;
  • Joseph Cailletreau (1888-1973), soldat prisonnier de guerre; 
  • Ernest Cragné, instituteur, soldat 
  • Albert Théophile Debenay (1894-1975)
  • Baptiste Pasquier (1890-1937)
  • Paul louis Joseph Delhumeau (1888-1945), aumônier militaire

Fusillé pour l’exemple

  • Maurice Beaury (1892-1915) soldat angevin victime de la bêtise/cruauté de l’état major de son régiment

 

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Il y a tout juste cent ans, le 27 mars 1918 en fin d’après-midi, sous un ciel gris et pluvieux, dans lequel alternaient les averses et de timides éclaircies, l’adjudant Albert Venault, âgé de 25 ans, était grièvement blessé au ventre à proximité du village de Fignières à cinq kilomètres au nord de Montdidier…

Albert Venault (1893-1918)

Sous la mitraille ennemie, ininterrompue depuis midi, il dirigeait la retraite de sa section, ordonnée par l’état-major après l’épuisement des munitions. Tout indique que « méprisant le danger » (selon le journal de son unité), face aux incessantes attaques des fantassins allemands positionnés sur le moindre dénivelé de terrain, il a pris tous les risques, pour protéger le repli de ses hommes… Trop sans doute, car selon les citations à l’ordre de son régiment, il s’était, à de nombreuses reprises, distingué pour sa bravoure au combat. Il s’était constitué en dernier rempart face aux mitrailleuses.

Dès qu’il fut touché, un infirmier et des brancardiers se précipitèrent à son secours « sous un feu effroyable » mais, en dépit de trois tentatives successives, où ils parvinrent à le mettre à l’abri d’un talus, ils ne purent réaliser le pansement d’urgence qui aurait stoppé l’hémorragie…

Les premiers soins ne lui furent en fait prodigués qu’une heure plus tard après avoir regagné les lignes françaises dans un petit bois tout proche…

Dans la nuit, il fut transporté, agonisant, dans une ambulance, vers un hôpital de campagne à une quarantaine de kilomètres au Nord-Ouest de Fignières, dans le village de Namps-au-Val où il décédera dans la journée du 28 mars 1918…

Albert Venault était le frère aîné de ma grand-mère maternelle Adrienne Turbelier, née Venault (1894-1973). C’était son compagnon de jeux, son principal confident et son complice de toujours. Jamais elle ne se consolera de cette perte. Jamais elle ne l’oubliera, continuant de l’évoquer, la larme à l’œil, un demi-siècle plus tard. J’en fus témoin!

Albert fut une des multiples victimes de cette ultime et effroyable offensive allemande en Picardie du printemps 1918.

« L’opération Michel » – ainsi nommée par l’état- major allemand – débuta le 21 mars 1918. L’objectif de son stratège, le général Ludendorff, était de percer une brèche entre les troupes anglaises (canadiennes et australiennes) et l’armée française, et en s’y engouffrant, de s’ouvrir la voie vers Paris …

Et il y avait mit le paquet en mobilisant trois armées et une concentration impressionnante d’artillerie, chargée de pilonner sans relâche les lignes françaises et anglaises, et même Paris, préalablement à un déploiement monstrueux de troupes d’attaque sur le terrain!

La mort d’Albert intervint trois jours seulement après que les alliés prirent conscience, sous l’impulsion de Georges Clémenceau, du danger mortel de cette poussée allemande de la dernière chance. Et qu’ils décidèrent de mettre en place une unité de commandement, confiée au futur maréchal Foch, nommé généralissime.

Albert ne connaîtra pas la victoire qui commença à s’esquisser dans les semaines qui suivirent!

Lui, il était sous les drapeaux depuis janvier 1913, depuis son engagement pour trois ans à la mairie de Parthenay, dans les sapeurs du 6ième génie d’Angers…Il était terrassier de profession, il était patriote: ça lui convenait!

Depuis le début de la guerre en août 1914, il avait donc été sur tous les fronts de la Champagne à la Belgique, de Verdun au chemin des Dames, de l’Artois à l’Alsace, de la Somme à la frontière suisse …

Sous le feu ennemi, dans les pires conditions de danger, il avait, comme tous ses camarades du génie, construit, un peu partout sur la ligne de front, divers ouvrages de défense, participé au creusement des tranchées et érigé des ponts pour franchir des rivières…Maintes fois, il était revenu à l’ouvrage, maintes fois ce qu’il avait échafaudé avait été détruit par l’ennemi!

Quelques jours avant ce funeste 28 mars, son régiment était encore Lorraine, dont il avait gardé la carte, retrouvée dans sa capote après sa mort!

c

Albert repose désormais dans le petit cimetière militaire britannique de Namps-au-Val dans la Somme, au milieu des soldats de sa Majesté avec quelques poilus français tombés au cours de cette offensive. Je lui rendis visite, il y a quelques années, au nom de sa sœur qui ne s’est jamais recueilli sur sa tombe.

A titre posthume, il reçut la croix de guerre avec palme et la médaille militaire.

 

C’était un de mes grands-oncles.

PS: Le 26 novembre 2011, je lui ai déjà consacré un billet sur ce blog: « Albert Venault, un frère admiré et trop tôt disparu ».

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Je savais bien que les deux douilles d’obus en cuivre de la Guerre de 14-18, qui trônaient côte à côte sur la commode de ma grand-mère Adrienne Turbelier (1894-1973) à Angers dans les années soixante, recelaient leur part de mystère…Plus exactement, je me doutais qu’on ne m’avait peut-être pas tout dit à leur propos…

Après la disparition de celle à laquelle elles étaient en principe destinées – justement Adrienne – elles se retrouvèrent au cours des années 70, sur la tablette murale d’un radiateur de la cuisine de mes parents à Massy, juste en face d’une batterie de casseroles en cuivre étamé, propriété dans un passé lointain d’une légendaire « Tante Nini »…

Depuis quarante ans, les douilles siégeaient donc là, silencieuses mais partie prenante d’un décor dans lequel elles n’avaient a priori rien à faire, un peu comme des « soliflores » sans fleur ou des plumiers sans porte-plumes et sans plume!

Tout récemment, par la force des circonstances, les petits tubes cylindriques (9,5 cm de haut au collet) durent, une nouvelle fois, émigrer. Mais cette fois, vers mon bureau de retraité besogneux, où ils cohabitent désormais avec d’autres reliques de la Grande guerre, des photos de « nos » poilus, le livret militaire de tel grand-oncle  – Auguste Cailletreau (1892-1975) – ou encore,  la carte d’état major trouvée sur la dépouille de l’adjudant, Albert Venault (1893-1918), le frère d’Adrienne, tué lors de l’ultime offensive allemande dans la Somme.

Ainsi, depuis au moins 1920 ou 1921, ces deux douilles de même calibre sont devenues des éléments inséparables de la bimbeloterie familiale! Mais, elles n’ont pas, pour autant, livré tous leurs petits ou peut-être, grands secrets…

Ce qui est certain, c’est que ces douilles sont des éléments de cartouches d’obus de canons de 37 mm à tir rapide. Lesquels plus légers que les fameux canons de 75 de l’artillerie lourde, furent utilisés par tous les corps d’armée durant la guerre de 14-18, cette boucherie génocidaire dont le regretté et génial provocateur Georges Brassens disait la « préférer » à toute autre.

Il est vrai, « mon colon », que le poète est mort bien avant de connaitre les exploits barbares du vingt-et-unième siècle, qui n’ont rien à envier aux carnages du monde d’avant!

Montées sur des affûts en forme de trépied, ces armes plus offensives que défensives – qu’on appelait aussi des mitrailleuses – étaient facilement transportables. C’est la raison pour laquelle, elles furent largement mises à contribution par les unités d’infanterie française, à partir de 1916, pour les assauts vers les tranchées adverses. Leur maniement n’exigeant pas un long apprentissage, ni de longs calculs préalables de trajectoire, elles n’étaient pas réservées aux seuls artilleurs issus de Polytechnique.

Leurs obus – dont de nombreuses douilles circulent encore dans les brocantes dominicales et printanières – pouvaient néanmoins percer les blindages peu épais des positions ennemies, après que les « gros calibres » de l’artillerie basée à l’arrière eurent fragilisé les ouvrages les plus robustes et désorganisé les premières et secondes lignes ennemies…

Les hommes de troupe des régiments d’infanterie, comme mon grand-oncle, le caporal Alexis Turbelier (1897-1918) effectuaient régulièrement des stages pour se perfectionner à l’utilisation de ces canons. Ainsi qu’en atteste le cliché ci-dessous, où on le voit assis derrière la culasse en position de « pointeur » la main sur la roue de réglage d’azimut.

La mémoire familiale a conservé la trace de ces périodes de formation car Alexis en informait sa sœur Germaine. Dans ses lettres, il prétendait même se réjouir de ces phases d’instruction comme « servant  » de pièces d’artillerie. De fait, elles l’écartaient, durant quelques jours, des zones de combats proprement dites… Pour lui comme pour la plupart de soldats, cette bouffée d’oxygène était d’autant plus appréciée qu’il ne s’éloigna jamais longtemps de la région de Verdun ou du front de Picardie, entre le printemps 1916 et sa fin tragique au printemps 1918 dans la Somme…

Ces « trêves » formatrices constituaient donc des moments de détente, non hypothéquées par l’omniprésence de la mort imminente. Hors des heures d’instruction, il en profitait donc pour se faire tirer le portrait avec ses potes, ou pour rédiger tranquillement sa correspondance. Mais aussi pour récupérer des douilles en cuivre, qui, une fois les exercices réalisés pouvaient s’apparenter à de beaux objets et se muer en honorables cadeaux pour les planqués de l’arrière, et d’abord pour les petites minettes auxquelles ils rêvaient sous la mitraille. Le poilu en manque d’affection les agrémentait du prénom de l’élue de son cœur ! C’est ainsi qu’un objet initialement destiné à tuer se muait comme par magie en médiateur nostalgique de sentiments amoureux contrariés par la tourmente. Cependant, tous les poilus ne possédaient pas le même talent de graveur… Tous ne parvenaient pas à réaliser leur oeuvre au cours des stages de mitrailleurs … Une fois revenus dans les boyaux de première ligne, ils l’achevaient comme ils pouvaient dans les casemates ou les abris de fortune des tranchées, pour tromper l’attente entre deux attaques. Et pour oublier l’horreur du quotidien.

Dans ces conditions, il était raisonnable de penser que ces « deux douilles de la famille Turbelier » – exhumées d’outre-tombe – aient été récupérées par Alexis au cours de ces pauses réparatrices . Cette hypothèse semblait d’ailleurs confortée par sa correspondance à sa sœur, dans laquelle il évoqua pudiquement et à plusieurs reprises en 1917 son « béguin » naissant pour Adrienne. Les lettres qu’il lui adressait ne nous sont malheureusement pas parvenues.

Mais ce scénario « romantique et inspiré » était toutefois contredit par une tenace tradition familiale, qui postulait au contraire que c’était à son frère cadet Louis Turbelier (1899-1951) que l’on devait ces fameuses douilles, et que c’est lui qui avait gravé le prénom d’Adrienne sur l’une d’elles, au milieu d’un bouquet de tendres « pensées » !

Cette histoire que j’ai longtemps cru « arrangée » avait le mérite de rendre au père de famille que devint Louis, un honneur que personne d’ailleurs ne lui contestait ouvertement! Elle était, en tout cas, la plus familialement correcte, et la plus édifiante aussi. En effet, à la différence de son frère aîné, disparu, Louis avait survécu à la guerre et avait épousé Adrienne en 1921… Ce que d’aucuns auraient pu, par malveillance, lui reprocher en l’accusant implicitement d’avoir un peu pris la place de l’autre.

Pour autant, cette pieuse tradition orale, relayée par les enfants d’Adrienne et de Louis, constituait-elle la seule vérité? N’aurait-t’elle eu au fond pour seule finalité que d’assurer l’équilibre et la paix de la famille durant toute la suite du siècle?

Alexis étant mort au combat, l’aurait-on ressuscité en en faisant un rival malheureux et posthume de son frère?

Le temps s’est écoulé depuis lors, et a fait son oeuvre…Tout enjeu est désormais vain! Plus personne n’a de motif pour se dresser sur ses ergots!

Aussi, n’est-il plus illégitime ou sacrilège de se poser la question de savoir si ces douilles peuvent encore parler? Et si oui, qu’ont-elles à nous dire qui aurait pu, autrefois, froisser quiconque?

Sur le cul de chaque douille, autour de l’amorce, figure son identification. Sous forme codée, y sont indiqués le calibre de la munition, son modèle ainsi que la date de fabrication de l’obus et l’atelier qui l’a produite.

Douille 1 – dont la surface cylindrique comporte le prénom Adrienne 

Douille 2 – sans gravure sur les génératrices du cylindre 

Les mentions figurant sur la douille 1 – celle qui comporte le prénom d’Adrienne sur le cylindre – précisent qu’il s’agit d’un obus de 37 mm du modèle 1885, provenant des ateliers du Parc d’Artillerie De Paris (PDPs). Et qu’elle appartient au lot 386 usiné au premier trimestre 1918.

Celles de la douille 2 (sans ornement sur la surface cylindrique) présentent les même caractéristiques, à ceci près, qu’il s’agit du lot 101 fabriqué au deuxième trimestre 1916.

Toutes deux comportent la petite flamme de l’infanterie.

Qu’en conclure?

Tout d’abord que la tradition familiale ne mentait pas en ce qui concerne la douille « décorée » (1) : c’est bien Louis l’auteur des gravures à l’intention d’Adrienne Turbelier née Venault… En effet, la cartouche correspondante, sortie des ateliers d’artillerie au printemps 1918, ne pouvait pas matériellement – compte tenu des délais d’acheminement des munitions sur le front – se retrouver entre les mains d’Alexis Turbelier, foudroyé par un obus à Ainval près de Montdidier le 16 avril 1918!

En revanche, cette chronologie est tout-à-fait compatible avec l’incorporation de Louis dans l’armée à partir d’avril 1918. En outre, sa profession de ferblantier le prédisposait plus que son frère, employé de banque et musicien amateur, à travailler le métal au ciseau et à la pointe dure!

Pour la seconde douille, le scénario est sensiblement différent: tournée en 1916 dans les ateliers d’armement, il est probable que la paternité de sa récupération soit imputable à Alexis. Louis à l’époque était encore trop jeune pour être mobilisé et les armes de 1916 n’étaient plus sur le terrain en 1918… Sans doute peu doué pour le travail à l’établi, Alexis aurait très bien pu se contenter de l’offrir à Adrienne avec une rose, comme témoignage de son amour tout neuf !

Cette double origine expliquerait qu’Adrienne n’ait jamais voulu dissocier les deux douilles: l’une attestant discrètement d’une première passion brisée par la guerre, l’autre de sa fidélité à celui qui devint son mari et le père de ses enfants! Bon prince, Louis, en souvenir de son frère, aurait toléré ce compromis esthétiquement en sa faveur…

Point n’est besoin comme dans la fable de La Fontaine de désigner qui, dans cette histoire, est le loup, qui est l’agneau!

 » Si ce n’est toi, c’est donc ton frère :
Je n’en ai point. C’est donc quelqu’un des tiens … »

Sur mon étagère, je respecte la tradition: les douilles sont placées côte à côte!

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Pour les gens de ma génération, c’est-à-dire celle des petits-enfants des soldats de 14-18, celle du baby-boom d’après la seconde guerre mondiale et celle, étudiante, qui, en mai 1968, se révolta contre l’ordre établi, les célébrations de l’armistice mettant fin au premier conflit mondial, sont ancrées tels des rituels laïques et patriotiques, remontant à l’enfance et l’adolescence. C’était dans les années cinquante et soixante du siècle dernier… Et, pour moi, s’y ajoute une composante de religiosité provinciale dans un quartier périphérique d’Angers, celui de la Madeleine!

En ces temps lointains de la quatrième république agonisante et de l’émergence de la cinquième dans les soubresauts de la guerre d’Algérie, nombreux étaient les « poilus de la Grande guerre » encore valides qui défilaient chaque année à l’occasion du « 11 novembre » derrière leurs porte-drapeaux, en arborant fièrement les insignes de leurs régiments et leurs  » accroche-cœurs » gagnés sur les champs de bataille à Verdun ou ailleurs. Parmi eux, il y avait beaucoup de « petits vieux » du quartier, et même mon premier instit’ Ernest Cragné (1887-1965) qui, dans les années trente, avait été aussi celui de mes oncles Albert (1925) et Georges Turbelier (1927-2009)…

Après la « sonnerie aux morts » par le trompettiste attitré de la fanfare du patronage, puis une « Marseillaise » éraillée mais de rigueur, et enfin une minute de recueillement devant le monument dans l’église, où figuraient les noms de leurs camarades de classe « morts pour la France », ils noyaient leur passé ou leur chagrin et parfois leur tacite culpabilité d’avoir survécu à la boucherie, à la buvette du cercle paroissial de « boules de fort ». Là, ils débouchaient en cadence des alignements de fillettes « d’antidérapant » rouge ou blanc, qu’ils descendaient à grandes lampées dans des verres tronconiques à l’angevine.

Et chacun y allait du récit de ses exploits, s’attardant sur les faits d’armes mémorables dont il aurait été l’acteur ou le témoin, au chemin des Dames à la côte 304, à Mort-Homme, en Picardie, dans les Flandres, sur la Marne ou dans les Dardanelles! Depuis quarante ans, leurs narrations étaient patinées par le temps, un peu idéalisées surement, mais si criantes de vérité, lorsqu’elle étaient racontées par ces vieilles trognes qui s’illuminaient, tels des phares gyroscopiques calés sur la victoire de 1918. Le jour du 11 novembre,c’était leur jour de gloire… Le seul de l’année où on les regardait comme des demi-dieux.  Leurs histoires, étaient plus vraies que vraies en somme, puisque, sans s’affranchir de la narration des faits, c’est de leur détresse dont il nous entretenait pudiquement derrière certaines fanfaronnades.

Depuis toujours, ils étaient au rendez-vous de cet anniversaire, qui symbolisait le jour où ils furent délivrés de l’angoisse de la mort immédiate, dans le même temps où ils durent faire le deuil des copains qu’ils laissaient derrière eux. Tous adhérents d’une amicale d’anciens combattants, tous solidaires et à jour de leurs cotisations, ils savaient ce que chacun allait dire! Peu importe d’ailleurs, car ce qui comptait avant tout, c’était d’être là à se serrer les coudes en comptant les rangs. Lesquels, déjà, s’éclaircissaient tristement.

A ce jeu, mon grand-oncle Auguste Cailtreau (1892-1975) – mon « grand-père » par substitution – ne participait pas ou guère. Quand il était exceptionnellement présent à une manifestation d’anciens dans le quartier Sainte Bernadette, il se contentait d’écouter modestement les exploits de ses amis. Ce n’est qu’en le poussant dans ses derniers retranchements, qu’il consentait du bout des lèvres à « avouer » qu’en tant que chauffeur du colonel, il avait conduit le clairon de l’armistice sur les premières lignes du front bulgare à l’aube du onze novembre 1918.

Il n’aurait toutefois pas raté, avec Nini son épouse, le traditionnel repas de l’amitié qu’organisait son amicale dans une auberge des bords de Loire.

Et nous, gamins, à peine incommodés par l’odeur acre de la vinasse et des fumées de tabac qui se déployaient en larges volutes dans l’atmosphère de la salle municipale ou paroissiale, nous assistions, alibis de l’avenir, à cette scénographie dont on savait d’avance le déroulement et l’issue…Dans un coin, les drapeaux, les étendards et les fanions étaient en berne, jusqu’à la prochaine sortie!

Un tantinet insolents, nous écoutions à peine ces pépés qui ressassaient chaque année les mêmes rengaines, dont on ne savait s’il s’agissait d’épisodes réellement vécus ou d’édifiantes fictions patriotiques rodées par des décennies de mémoire sélective. Ce qui est certain, c’est qu’il n’aurait pas fallu nous pousser outre mesure pour qu’on les raconte à leur place, sans omettre ni l’ambiance dans les tranchées avant et après l’attaque, ni la peur des soldats lorsque les « machines à découdre » de l’ennemi arrosaient les premières lignes, ni la répulsion que suscitait la puanteur des cadavres en décomposition oubliés dans les boyaux de première ligne… On riait quand même quand ils évoquaient « la trouillote » et surtout les « boites de singe » infectes, avec lesquelles ils étaient censés s’alimenter dans les rares moments d’oisiveté autorisée. Sans compter le rouge qui tache, la bouffarde, la gnôle, les bandes molletières crasseuses et les ceintures de flanelle!

Parfois leurs regards s’assombrissaient lorsqu’ils évoquaient en regardant du coin de l’œil, les quelques gueules cassées présentes, qui, contre toute attente, avaient déjoué les pronostics médicaux, et survivaient en dépit de tout. Loques humaines pensionnées de l’Etat, ces pauvres éclopés résistaient misérablement aux sévices du temps en masquant le trou béant de leurs mâchoires arrachées par des éclats d’obus, avec des prothèse en cuir. Le reste du temps, calfeutrés été comme hiver dans de minuscules guérites de la Loterie Nationale, ces pauvres mutilés tentaient de conjurer un sort qui leur avait été presque fatal dans les tranchées, en vendant des billets « gagnants » à des badauds sur les boulevards!

Parfois, certains vétérans versaient une larme qui laissait une trace blanchâtre sur leurs visages râpeux en se perdant dans les méandres de leurs rides! Alors on s’émouvait aussi à l’écoute pour la énième fois de l’insupportable attente que devaient endurer leurs potes moribonds, embrochés par une « Rosalie »boche ou une « tachette » teutonne… La « valise diplomatique » du chirurgien chargé de faire le ménage dans les chairs déchiquetées arrivait toujours trop tard, sauf à panser un mort, tandis qu’au loin l’artillerie ennemie lançait sa « musique » infernale sur les copains montant en première ligne en vue du prochain assaut…

J’appartiens à cette génération, la dernière à avoir approché ces hommes au courage contraint qui traînaient leur misère depuis si longtemps. Désabusés sur l’espèce humaine, ils s’efforçaient de faire diversion en se congratulant mutuellement… Peu communicatifs finalement sur leur détresse intime, ils préféraient ressasser les mêmes histoires de guerre, sans trop s’attarder sur leurs illusions perdues dès l’automne 1914…On leur avait volé la jeunesse et tout ce qui la caractérise, la joie, la confiance, l’ingénuité et l’amour. Les femmes. Bref le gout de vivre!

Ces hommes de chair et d’os, guerriers par devoir s’étaient mués en héros malgré eux, et ce faisant, étaient devenus des symboles sans l’avoir recherché. Mais ils demeuraient hantés par le souvenir de tous ceux, moins chanceux qu’eux qui avaient été assassinés à leurs côtés, victimes de la même imposture sur la justification de ce premier conflit meurtrier – quasi génocidaire – de l’ère moderne!

Pour moi, l’armistice de 1918 reste indissociable de ces hommes vieillissants, qui ne parvenaient pas à cicatriser les blessures physiques et morales qu’on leur avait infligés pour le bon plaisir de « va-t-en-guerre » des différents camps en présence!

En cette année du centenaire, c’est d’abord vers eux que vont mes pensées… Eux que je tutoyais autrefois et qui sont aujourd’hui des mythes à usage multiple et tous des soldats inconnus.

Ceci explique cela. Je conserve depuis quarante ans dans mon portefeuille, la carte de poilu d’Orient de mon grand-oncle! Une manière de relayer leur témoignage en me revendiquant de l’un d’entre eux! Une manière aussi de me positionner comme le légataire et l’héritier de ces troufions de 14-18, qui, par leur sacrifice, imposèrent une certaine idée de la Nation, fière de ses principes humanistes et de la civilisation qu’elle incarne. Une Nation qui rejette avec détermination toutes les formes d’obscurantisme notamment religieux, et qui sait se mobiliser quand c’est nécessaire pour défendre sans concession, les principes des Lumières. .

Les décennies ont fini par avoir raison du souffle des derniers témoins directs de cette guerre d’extinction massive, qui priva la France et l’Europe d’une part importante de leur jeunesse mâle. Le dernier survivant de cette guerre, Lazarre Ponticelli s’est éteint, il y a tout juste dix ans. Le temps est donc venu de procéder aux commémorations sans le support des témoignages directs de « poilus »…

Désormais, grand-parents, c’est à nous qu’il revient de contrecarrer l’amnésie tendancieuse, qui, depuis quelques cycles scolaires, a privé notre jeunesse de ce passé pourtant si proche et de lui transmettre ce pan de notre récit national! En ce sens, les manifestations patriotiques officielles du centenaire de l’armistice du 11 novembre 1918 sont non seulement utiles mais nécessaires.

Non pour se complaire dans l’évocation morbide de cette longue parenthèse qui a ensanglanté notre sol et qui a endeuillé presque toutes les familles françaises entre 1914 et 1918, mais pour rappeler que la guerre n’est pas une fiction. Pour rappeler aussi que la paix n’est pas une donnée naturelle mais qu’elle se gagne laborieusement à partir d’équilibres précaires susceptibles à tout moment d’être remis en cause par la folie meurtrière de quelques-uns ou par des idéologies perverses et mortifères comme le nazisme ou, actuellement, l’islamisme!

Ces poilus d’antan auraient voulu que leur guerre fût la « der des der »: ce ne fut pas le cas.

Par nature, la guerre est sale. De ce point de vue, celle de 14-18 a ouvert le ban d’une série ininterrompue jusqu’à nos jours, de massacres et d’atrocités en tous genres…L’année du centenaire de l’armistice de 1918 offre l’opportunité de redire que la guerre ne saurait jamais se résumer à la manipulation de consoles électroniques pour détruire des figurines virtuelles sur un écran vidéo!

Au-delà de leur folklore et de rites surannés qui ne parleront sans doute plus aux jeunes générations, les cérémonies d’antan avaient le mérite de souder la Nation autour de leurs héros, dans un hommage collectif rendu à ceux qui l’avaient défendue au détriment de leurs vies… et de se solidariser avec les rescapés, mutilés, gazés, estropiés!

Il s’agit désormais d’entendre la parole de ceux qui nous crient d’outre tombe, leur horreur de la guerre… Aucun survivant de la Grande Guerre ne vécut paisiblement par la suite. Tous passèrent le restant de leur existence dans la hantise de ce cauchemar, en compagnie des fantômes de leurs frères, de leurs maris ou de leurs amis emportés dans la tourmente. Mon grand-père paternel privilégia le mutisme.

Ma grand-mère maternelle – Adrienne Venault (1894-1973) – ne se remit jamais de la mort de son frère Albert et de son « chéri », Alexis, tués tous les deux à quelques semaines d’intervalle au cours des ultimes offensives allemandes du printemps 1918 dans la Somme.

Ne pas les oublier, c’est faire nôtre leurs mises en garde, car la menace d’une conflagration généralisée demeure aussi prégnante que jadis. Sous des formes différentes par rapport au début du siècle dernier, mais avec une efficacité mortifère décuplée, grâce aux progrès de la technologie! Pas plus actuellement qu’hier, nous ne sommes donc prémunis contre une explosion d’horreurs et de barbaries, qui fut la signature tragique du siècle précédent…L’actualité nous montre que c’est même précisément le contraire. Mais nous sommes prévenus!

Comment s’interdire à l’avenir « d’enrichir » les monuments aux morts de nos villes et villages, d’interminables litanies de noms? Comment s’empêcher d’en ériger de nouveaux sur les avenues de nos villes pour honorer les victimes du terrorisme imbécile? Comment surtout, face à la montée des périls, vaincre en sauvegardant les valeurs de notre civilisation?

Un siècle s’est écoulé depuis l’arrêt des hostilités de la première Guerre Mondiale. Un laps de temps sans signification à l’échelle des espèces vivantes! Et c’est précisément ce qui fait craindre que les pulsions de mort demeurent inchangées…L’homme de 1914 ressemble comme un frère à celui de 2018. L’un et l’autre ressentent les mêmes souffrances dans les mêmes circonstances, avec la même intensité qu’il y deux mille ou trente mille ans!

A Mort-Homme près de Verdun en 1916 -Cote 304

A ce titre, le devoir d’histoire est incontournable. Et il est légitime que ces cérémonies du centenaire revêtent un certain faste, d’autant que cette inimaginable tragédie de 14-18 a conditionné l’ensemble du vingtième siècle et servi de marchepied à la barbarie nazie des années trente et quarante…

Personne ne trouvera donc à redire dans le fait que des manifestations en grandes pompes soient organisées un peu partout en France, même si d’aucuns – dont je suis – craignent, que, comme à l’accoutumée, les responsables politiques du moment ne confisquent ce moment de communion nationale et qu’ils n’en profitent pour transformer ces soldats « bleu horizon » – ces soldats de la République – en porte-flambeaux de leurs propres ambitions. Ils nous ont si souvent montré que ce « fameux devoir de mémoire »dont ils nous rebattent les oreilles avec une sorte de délectation suspecte n’est le plus souvent qu’un outil de communication à leur profit!

Déjà, on nous annonce que l’actuel locataire de l’Elysée, toujours prompt à donner des leçons au monde, a invité, aux célébrations du centenaire, quatre-vingt chefs d’Etats! Mais peut-on réellement en vouloir à ce jeune homme un tantinet mégalo et narcissique, de saisir l’aubaine pour faire de cet événement l’écrin de sa propre gloire? Peut-on lui reprocher de prendre à témoin de ses propres obsessions d’un nouvel ordre mondial, ces vingt millions de morts et autant de mutilés de la première guerre qualifiée de « mondiale »? Les sondages nous en diront plus, le moment venu! Au moins, faisons lui crédit de l’hommage aux « poilus » – fût-il détourné vers un autre objectif!

Peu importe au fond, les dérisoires postures ou impostures de circonstance des « grands » de ce monde, car les soldats de 14-18 ont déjà été abusés tant de fois qu’ils ne sont plus à cela près… L’important c’est qu’on les ramène sur le devant de la scène, avant, peut-être, de les enterrer définitivement.

Ils méritent bien qu’on se souvienne d’eux quelques instants sur les lieux même des tueries, même si c’est avec la grandiloquence convenue de VIP avides de se mettre en valeur, en récitant des discours faussement compassionnels et truffés d’arrière-pensées.

Il faut se faire une raison et admettre que l’hommage public de la Nation ne pourra guère s’incarner autrement, faute de mieux. Il faudra se satisfaire de ces pantalonnades télévisuelles, ponctuées d’avis aseptisés et de « leçons à tirer » dispensées par des palanquées d’experts militaires et d’historiens médiatiques, le tout, sur fond de « Marseillaise » et de défilés des troupes devant des élus endimanchés!

Dans les temps morts des cérémonies, entre deux interviews de personnalités, on nous expliquera savamment pourquoi le maréchal Foch a manœuvré comme il l’a fait en 1918 pour contrer les offensives d’Hindenburg et de Ludendorff dans la Somme ou en Alsace… On nous « révélera » pourquoi, la victoire n’a été acquise qu’à l’automne, et pas avant…Comme Pétain en son temps, certains regretteront que le cessez-le-feu entériné par l’armistice, ait empêché les alliés d’alors d’occuper par les armes le territoire allemand! De grands classiques…

Mais une fois le calme revenu, l’hommage redeviendra privé...

C’est dans le silence du souvenir et dans les allées des grandes nécropoles, que les familles viendront rechercher l’invisible présence de leur poilu disparu! C’est là que se jouera le second acte de ces commémorations du centenaire, le plus touchant et le plus sincère aussi!

Ce sera l’occasion de faire parler les pauvres objets qui leur appartenaient et qu’on a retrouvé sur leur dépouille au moment de leur mort au combat, comme la plaquette d’identification en alu qu’ils portaient au poignet!

Objets et carte, trouvés sur le corps de l’adjudant Albert Venault (1893-1918) – mon grand-oncle 

On consultera les photos de ces jeunes hommes rigolards en uniforme, qui n’aspiraient qu’à vivre alors qu’ils étaient condamnés par les prédécesseurs de nos dirigeants actuels… On relira leurs correspondances: inconscient ou censure obligent, l’omniprésence de la mort y était systématiquement évacuée au profit de rêves de lendemains improbables qui chantent… On redira les noms de ceux que l’on connait, pour qu’ils ne sombrent pas dans l’oubli de l’hommage universel et collectif..

On se souviendra qu’ils durent tous subir d’intolérables tortures physiques et morales avec pour seul horizon dans la boue des tranchées que l’éclair aveuglant des fusées des artilleries adverses sur des paysages dévastés…Tous s’emmerdaient …

Aussi, au-delà des commémorations de façade,  la meilleure manière de leur redonner vie cent ans après le drame, et « dans le même temps » de se vacciner contre les guerres, serait de consulter les admirables ouvrages de leurs frères d’armes, comme Roland d’Orgelès, Erich Maria Remarque, Henri Barbusse, Maurice Genevoix… Par leur talent, ceux-là surent rendre compte de la cruauté et de l’absurdité de cette guerre, décrire les instants de doute et d’épouvante lors des assauts à la baïonnette où la seule alternative des soldats était de mourir ou de tuer!

Et pourtant, la guerre n’en fit pas des sauvages!

C’est à René-Gustave Nobécourt (1897-1989), un journaliste, écrivain et historien de la Grande Guerre que j’emprunterai en guise de conclusion ou de préambule à cette année du centenaire, les quelques lignes qui suivent, relatives à la poussée victorieuse des troupes françaises en Thiérache à quelques jours de l’armistice:

 » Malgré ce ciel crasseux et dégoutant, et cette terre détrempée qui engluait les godillots, les bandes molletières et le pan des capotes ils pressentaient maintenant la victoire. Non pas encore, certes au bout de cette étape, mais s’y employant ainsi qu’une promesse. N’allaient-ils pas au devant d’elle à travers ce pays de prairies de vergers et de vastes futaies, cette Thiérache où les soldats en pantalon rouge avaient retraité dans les premiers jours de la guerre?  » ( L’année du onze novembre » édité chez Robert Laffont en 1968)…

C’était le 5 novembre 1918. Mon grand-père paternel, chasseur d’Afrique, Marcel Pasquier (1892-1956)  étaient de ces soldats, qui avançaient ce jour-là … dans le pays de sa naissance!

La fête peut commencer! 

 

 

 

 

 

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En hommage à mon père Maurice Pasquier.  

Mieux que moi, il saurait écrire sur son père.  

 

En décembre 2011, je publiais ici deux billets (1) dédiés à Marcel Emile Pasquier (1892-1956) dans lesquels je m’efforçais de décrire l’itinéraire d’un jeune ouvrier pâtissier natif de Vervins en Thiérache, engagé en décembre 1910 et pour cinq ans dans un régiment de chasseurs d’Afrique. Emporté dans la tourmente de l’occupation militaire française dans le Maghreb puis dans la tragédie du premier conflit mondial, il ne retrouva la vie civile que neuf ans plus tard… En 1919!

Entre temps, il avait participé aux opérations dites de « pacification » au Maroc en 1912 puis à la guerre des tranchées sur le front français du côté de Verdun. Après le 11 novembre 1918, il découvrit la Rhénanie et le Bade-Wurtemberg que son régiment occupa militairement conformément aux accords d’armistice avec l’Allemagne vaincue. En même temps que la beauté des paysages et des forêts d’outre Rhin, il mesura alors l’hostilité des populations civiles à l’égard des vainqueurs, qui jamais ne sont assimilables à des libérateurs.  

Ce qui m’avait intrigué à l’époque, au-delà des événements historiques, parfois tragiques, dont il avait été le témoin et l’acteur, au cours desquels il avait été blessé, c’est sa volonté manifeste d’occulter ultérieurement cette phase peu banale de sa jeune existence. Il semblait même avoir tout fait ultérieurement, pour la gommer, comme s’il avait eu à s’en repentir! Ce qui n’était pas le cas et ça n’avait pas lieu d’être, puisque cette période s’était soldée par plusieurs distinctions, dont la croix de guerre et la médaille militaire! L’amnésie volontaire était-elle sa thérapie pour survivre aux horreurs dont il avait été le témoin?

Heureusement, en dépit de son silence ou de sa pudeur sur ses faits d’armes ou ses actes de bravoure, y compris vis-à-vis de ses propres enfants, qui ignorèrent jusqu’à son décès en 1956, l’existence de ses décorations, notre héros avait scrupuleusement consigné par écrit l’essentiel de ses péripéties militaires et guerrières.

C’est donc en me fondant sur une copie d’un premier document relatant ses combats, retrouvé au décès de son épouse – ma grand-mère – en 1986, que j’avais pu reconstituer en 2011, une partie de son histoire entre 1910 et 1919. De manière factuelle, car je n’étais pas parvenu à élucider ses ressorts intimes ou ses motivations profondes. Dans ses textes, comme dans sa vie quotidienne, Marcel était en effet avare de confidences sur ses états d’âme !

Après-guerre, l’homme était devenu cheminot, comme beaucoup d’anciens combattants. D’abord affecté à la gare de triage de Saint-Pierre-des-Corps près de Tours, puis au fret à la gare d’Angers Saint-Laud, il avait vécu le reste de son âge – sans histoire – avec sa famille dans le quartier de « la Madeleine » …

Pour ma part, je ne l’ai entrevu qu’au cours de ma petite enfance – sans vraiment le connaitre – dans les mois précédant son décès en 1956 d’un cancer du pancréas.

Faute de témoignages inédits de tiers ou de documents d’archives inexplorées, je pensais en 2011 que mes investigations s’en tiendraient là. Et ce, en dépit de mon insatisfaction de n’avoir que partiellement approché et compris cet homme et surtout, de n’être pas parvenu à percer le mystère de son engagement dans l’Armée d’Afrique, alors qu’il venait d’achever son apprentissage de pâtissier, un métier qu’il affectionnait si l’on en croit le soin apporté à la rédaction de son carnet de recettes!

Je m’étais fait à l’idée qu’il garderait ses secrets et que nous ne saurions probablement jamais les raisons qui l’avaient conduit à taire son glorieux passé militaire, à l’inverse de beaucoup d’anciens combattants, qui, entre les deux-guerres, tentèrent d’en tirer profit, parfois en l’enjolivant un peu. Ou qui tout simplement se regroupaient pour peser politiquement sur l’avenir du pays. De manière plus anecdotique, j’aurais aimé connaitre les raisons qui l’ont poussé après sa démobilisation, à laisser de côté sa passion des chevaux, fidèles compagnons de ses années de guerre, sans même manifester auprès des siens, le moindre désir de pratiquer l’équitation.

Pas plus aujourd’hui qu’hier, je ne suis en mesure d’apporter de réponses définitives à ces questionnements, mais la « découverte » récente à la suite du décès de sa fille Renée, de deux carnets supplémentaires de notes manuscrites, permet de retracer plus précisément son parcours durant cette deuxième et terrible décennie du vingtième siècle. Et, pourquoi pas, d’en mieux décrire, sinon comprendre, les méandres!

Ces textes surgis inopinément du néant, dont les originaux m’ont été transmis grâce à la diligence d’une cousine – via mon père, le fils de Marcel – sont très troublants, car, contrairement au premier document consulté, qui correspondait plutôt à un journal rédigé de façon synthétique, au jour le jour, les deux carnets nouvellement exhumés, s’apparentent plus à des bribes ou à des esquisses de « mémoires ». Sans exagérer, on pourrait presque en conclure qu’ils attestent d’une certaine ambition littéraire, en l’occurrence inassouvie!

Au-delà du rappel des faits et des combats qu’il a livrés, Marcel n’hésite pas, en effet, à se mettre en scène et à nous entretenir des épreuves qu’il a dû surmonter, de sa souffrance intime, voire de ses doutes, notamment lorsqu’il fut blessé à la cuisse en 1912. De même, lorsque l’occasion se présente, il nous suggère le plaisir esthétique qu’il ressent face à certains paysages ou ses sensations devant telle situation…Cherchant à nous faire partager son quotidien de soldat, il ne passe pas sous silence, certaines bacchanales avec ses compagnons!

(Maroc fin 1913) . Je passe cuisinier des sous-off. Je reste un bon moment, mais un jour, en faisant le marché, je me saoule, et je ne fais pas la cuisine. Je me fais relever par l’adjudant Fontaine qui veut me foutre en prison…J’en réchappe...

En outre, à la différence du premier document, son propos couvre désormais toute la période considérée de 1910 à 1919 et comporte beaucoup de souvenirs authentiquement personnels, en particulier sur ses trajets par mer pour se rendre dans le Maghreb ou en revenir !

Cette partie « maritime », totalement absente du premier carnet, est donc inédite, et fut probablement ignorée de ses proches. Ces « aller-et-retour » entre la France et l’Afrique du Nord furent en outre plus nombreux que je ne l’imaginais lors de la rédaction de mes premiers billets. Je n’avais identifié à l’époque qu’un transport initial par bateau de Marseille à Alger fin décembre 1910 et un autre du Maroc vers Bordeaux en 1916 pour rejoindre le front français. Dans la réalité, il furent plus nombreux, et les destinations ne se limitèrent pas aux ports cités.

A n’en pas douter, ces déplacements par mer, généralement sur des paquebots des Compagnies Maritimes de transport de voyageurs entre la France, l’Algérie ou le Maroc, constituèrent des expériences inoubliables pour Marcel, l’ouvrier pâtissier de Thiérache, qui  n’avait jamais été confronté auparavant aux caprices ou aux sujétions de la navigation au grand large.  Son « carnet de route » comporte d’ailleurs une annexe où il mentionne les « principaux paquebots » sur lesquels il a navigué et les dates correspondantes… Ainsi peut-on constater qu’entre janvier 1911 et octobre 1916, Marcel effectua neuf  déplacements au long cours sur sept navires différents.

Extrait du carnet de route Marcel Pasquier

  • De Marseille à Alger entre le 30 décembre 1910 et le 2 janvier 1911.

Engagé le 28 décembre 1919 à Nancy dans le 1er régiment de chasseurs d’Afrique basé à Blida en Algérie, Marcel est parti le jour même pour Marseille où il arrive le 29 décembre 1910. Cantonné, cette première nuit, au Fort-Saint-Jean à l’entrée du port, il embarque dès le 30 décembre à midi, au quai de la Joliette sur le paquebot « Maréchal Bugeaud », un paquebot de la Compagnie Générale Transatlantique, d’un peu plus de deux mille tonneaux et d’une centaine de mètres, mis en service en 1890, pour le transport de passagers entre la France et l’Algérie. Il fut déclassé en 1927.

Ce premier voyage  sur les mers, fut sans doute initiatique, mais en rien d’agrément. Outre le temps pour s’amariner et surmonter le mal de mer, que Marcel dut probablement subir sans en préciser la durée nauséeuse, cette première traversée fut l’occasion d’être confronté à la furie des éléments. Son carnet note que la mer était « très mauvaise » dans le golfe du Lion. Avec une « touchante » attention proche du bizutage ou du cynisme, le commandant de bord avait indiqué aux jeunes gens effrayés, l’endroit précis des récifs de Minorque, où, dans des circonstances comparables, le paquebot Général Chanzy avait soudainement fait naufrage le 10 février 1910. De tonnage équivalent au leur, le navire avait été terrassé une nuit par une tempête épouvantable qui fit périr cent-cinquante personnes, un seul passager ayant survécu! De quoi mettre en confiance…

De très loin en mer, au matin du 2 janvier 1911, Marcel et ses camarades aperçurent les feux tournants de la tour octogonale construite par les turcs, qui indique l’entrée du port d’Alger. Dans l’ancienne darse des pirates, est rangée une flottille de pêche. Alger apparaît dans sa splendeur matinale aux regards émerveillés des jeunes recrues.  Marcel écrit :

Vue superbe de la baie avec ses arcades blanches.

Le paquebot accoste sur le quai d’Alger le 2 janvier 1911 à 14 heures.

La suite immédiate est moins plaisante. La jeune troupe, fraîchement débarquée est dirigée vers une caserne de transit, le « dépôt des isolés », sans doute un peu glauque – selon Marcel – près du port et de la gare de l’Agha.

Le lendemain, 3 janvier 1910, les jeunes engagés partiront pour Blida.

  • D’Alger à Casablanca via le détroit de Gibraltar – 21 au 25 mars 1912.

En mars 1912, après plus d’un an en Algérie sans incident notable, l’escadron de chasseurs à cheval de Marcel est envoyé par mer en mission vers le Maroc, à partir d’Alger. L’ambiance, là-bas, est beaucoup moins paisible, puisque s’y déroulent des opérations dites de « pacifications » contre des tribus et des tabors de l’armée chérifienne en révolte après l’adoption d’un traité de protectorat imposé par la France au Sultan Moulay Hafid.

Marcel embarque à Alger à bord du paquebot « Arménie » de la compagnie Paquet, du nom de l’armateur français qui l’avait fondé en 1875 pour établir des liaisons commerciales et touristiques en Méditerranée et dans tout le Maghreb et le Moyen Orient, ainsi que via Gibraltar et par cabotage, dans les colonies françaises d’Afrique de l’Ouest.

Du départ d’Alger le 21 mars 1912 jusqu’à Oran, où le bateau fait une escale d’une journée pour embarquer des troupes, Marcel signale dans son carnet que la mer est de nouveau agitée…

Cependant, passé le détroit de Gibraltar, le parcours se déroule sans encombre jusqu’à Casablanca. Un seul point noir: en 1912, le port n’est pas encore accessible aux navires de moyen tonnage, qui ne peuvent par conséquent pas mouiller à quai. Le port moderne est en construction…

Cette caractéristique n’échappe évidemment pas à Marcel! D’autant moins que son escadron est contraint – armes et chevaux compris – de monter sur des « barcasses » en pleine mer pour rejoindre le port. Arrivées à quai, les cargaisons humaines et animales sont hissées au moyen de palans (grues)  dont les cordes sont tirées à main d’homme par les dockers arabes. L’exercice est périlleux mais tout se passe bien et le débarquement a lieu le 25 mars 1911.

Marcel signale dans son carnet que la ville de Casablanca, dans la périphérie de laquelle son escadron bivouaquera quelques jours, lui apparaît – « à cette époque » – peu attrayante et « très sale ». Le 31 mars 1911, il en partira pour Ber-Réchid. Déjà il regrette l’Algérie.

  • De Casablanca à Oran – 14 au 16 février 1913   

Au cours d’une embuscade, le 27 novembre 1912, Marcel est blessé assez sérieusement à la cuisse par une balle de gros calibre qui lui fracture le fémur et endommage l’articulation. Évacué à dos de mulet sur l’hôpital de Marrakech, il y demeura jusqu’au 16 décembre 1912, date à laquelle il fut transféré sur l’hôpital de Casablanca pour radiographier sa blessure et achever sa convalescence. Enfin le 14 février 1913, il fut évacué sur l’hôpital d’Oran par voie de mer à bord du paquebot « Iméréthie », de la Compagnie Paquet, qui effectue un service de transport hebdomadaire desservant Oran, Tanger et Casablanca.

Cette fois, le voyage s’effectue sur une mer d’huile.

La traversée, écrit, Marcel, est très bonne jusqu’à Oran.

Ce qui lui permet, entre autres, d’apprécier le paysage et d’admirer le fort de Santa-Cruz qui domine la rade du port d’Oran, perché sur la crête du massif de l’Aïdour. Dans son enthousiasme,  il n’hésite à qualifier Oran de

 » belle ville de bord de mer ».

Le soir de l’arrivée, il est admis à l’hôpital dans le « quartier des convalescents »… Temporairement d’ailleurs, car dès le lendemain, il reprend la mer en direction de la métropole qu’il a quittée plus de deux ans auparavant!

  • D’Oran à Port-Vendres – 17 et 18 février 1913

Le 17 février 1913, Marcel embarque à bord de La Medjerda pour une traversée de la Méditerranée en direction de Port-Vendres dans les Pyrénées Orientales, près de Collioures. Port-Vendres est à l’époque une des bases arrière de l’armée d’Afrique sur la côte méditerranéenne.

Il y va d’un cœur léger car, cette fois, il part en permission de longue durée, qui lui fut octroyée en raison de sa blessure du mois de novembre 1912. Dans quelques jours, il sera à Vervins (02) auprès des siens! 

Malheureusement, la Medjerda est un bateau qu’il qualifie de « mauvais » et la traversée se déroule par une météo très défavorable dans une mer déchaînée. A Port-Vendres, en outre c’est le froid et la neige tombant à gros flocons qui accueillent notre permissionnaire vers 23 heures dans la lumière blafarde des projecteurs, ce mardi 18 février 1913…

Désagrément passager cependant, car le surlendemain, jeudi  20 février 1913, sur le quai de la gare de Vervins, sa famille l’attendait et tout fut oublié. Il résidera parmi les siens pour une convalescence d’un mois, qui sera d’ailleurs prolongée d’un mois à Laon.   

Le paquebot Medjerda que Marcel n’aimait pas, connaîtra un destin tragique: le 10 mai 1917, il sera torpillé par le sous-marin allemand U34 et coulera emportant avec lui dans les abysses 352 passagers et marins sur les 623 personnes embarquées.

  • De Port-Vendres à Alger – 29 et 30 avril 1913 

Au terme de sa permission, Marcel est reparti de Vervins le 26 avril 1913. Mais parvenu à Port-Vendres trop tard pour embarquer sur la navette d’Oran, il attend deux jours au « dépôt des isolés » (lieu de quarantaine) avant que sa hiérarchie ne se décide à lui faire prendre le prochain navire en partance pour Alger, en l’occurrence, le paquebot à hélice, La Marsa, appartenant à une compagnie de navigation française, la Compagnie Mixte. « Mixte » car sa flotte comprend des navires à voiles et à vapeur.

La Marsa est un bateau relativement récent de 91 mètres de long et de 2000 tonneaux dont Marcel garde un souvenir d’autant plus positif qu’il note dans son carnet que la traversée de la Méditerranée en ce printemps 1913 fut « superbe »! Débarqué à Alger, Marcel est aussitôt muté dans le 5ième régiment de chasseurs d’Afrique, basé en Algérie, où il demeurera pour son plus grand plaisir jusqu’en novembre 1913.

 … Je revois tous les beaux pays de ma première année de service !

  • D’Alger à Casablanca via le détroit de Gibraltar – novembre 1913 

En novembre 1913, Marcel est réaffecté au Maroc avec son escadron.  Il emprunte, de nouveau, « Le Maréchal Bugeaud », le bateau, à bord duquel il fit sa première traversée de la Méditerranée au nouvel an 1910.

Jusqu’à Casablanca, le voyage le long des côtes africaines s’est déroulé sans problème, permettant aux passagers civils et militaires, de jouir pleinement des paysages, en particulier au passage du détroit vers l’Atlantique.

  • De Casablanca à Bordeaux. Aller août 1916. Retour début septembre 1916. 

Au mois d’août 1916, alors que Marcel est encore au Maroc, il bénéficie d’une permission d’un mois, la seconde depuis son engagement en 1910.  Mais, il ne peut plus retourner à Vervins dans sa famille, car la ville est située en arrière de la ligne de front du côté allemand.

Il décide donc de se rendre au Lion d’Angers où réside le frère cadet de son père, Baptiste Pasquier qu’il n’a jamais rencontré…et dont, un des fils également prénommé Marcel avait été tué à la guerre en 1915.

Je suis bien reçu et je passe un mois agréable. Je fais la connaissance de ma fiancée…

écrira-t-il quelques mois plus tard!

En attendant, il embarque à Casablanca sur un navire, le Figuig, anciennement britannique, mais racheté par la Compagnie générale transatlantique. Le bateau, mis en service en 1904 est presque neuf et, à cette époque, il est affecté à la liaison régulière Casablanca-Bordeaux.

Marcel montera à son bord « à l’aller », en août 1916, et « au retour » en septembre 1916.

Pour de multiples raisons, il ne conservera pas un très bon souvenir de ce voyage de retour au Maroc. Parmi ses motifs « objectifs », il se plaint de la surcharge du bateau en passagers – « il y a trop de monde » !  Il note en plus que la pluie ne les a pas épargnés pendant la plus grande partie du trajet. Aussi, apprécie-t-il  de retrouver le soleil de Casablanca et du Maroc.

Pas pour longtemps!

  • De Casablanca à Bordeaux – 11 au 15 octobre 1916 

Le 1er octobre 1916, il reprend l’océan à Casablanca vers Bordeaux, à bord du paquebot Martinique de la Compagnie générale transatlantique. Son cheval « Ruban », un jeune étalon qui vient d’être castré, l’accompagne dans cette ultime expédition maritime. Il s’agit désormais de rejoindre directement le front français à Dormans dans la Marne, puis Verdun…

Mais c’est une toute autre histoire!

Après la guerre et durant le reste de son existence, il ne semble pas que Marcel soit remonté à bord d’un paquebot. Tout juste sur de paisibles barques de pêcheur occasionnel sur l’Oudon au Lion d’Angers ou sur la Maine à Angers! Et encore…

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(1) – Billets de 2011 :

  • Marcel Emile Pasquier: de la guerre coloniale à la Grande Guerre (1911-1919) – 13/12/2011. 
  • Marcel Emile Pasquier (1892-1956) natif de Vervins – 3/12/2011. 

Ces deux billets sont en cours d’actualisation pour tenir compte des nouvelles données issues des carnets de Marcel fort opportunément redécouverts.

 

Remerciements sincères à Nicole P.T. qui a bien voulu nous transmettre les carnets de Marcel, exhumés des archives de sa mère Renée, décédée en 2016.

 

 

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Chaque jour, plus de cent mille voyageurs pressés, le nez sur leur tablette ou l’écouteur de leur smartphone à l’oreille, fréquentent la gare de l’Est à Paris… Un bon nombre traverse le grand hall d’accueil des voyageurs des Grandes Lignes, et passe avant d’arriver sur les quais sous la peinture impressionnante accrochée sur la verrière qui ferme le passage vers la salle des Pas-Perdus, donnant accès aux trains…Combien y prêtent attention?

Cette immense composition de soixante mètres carrés représente le « Départ des Poilus » vers les fronts de l’Est en août 1914… Elle est l’œuvre du peintre américain francophile Albert Herter (1871-1950) qui en fit don à la France en 1926 en souvenir de son fils Everit, tué sur le front près de Château-Thierry au cours de l’année 1918…

Cette peinture est à la fois réaliste et symbolique…Sans se soucier de la chronologie, le père malheureux, se serait représenté au-dessus de sa signature, en homme prématurément vieilli tenant un bouquet de fleurs face à sa femme en robe blanche, tandis que son fils, au centre, les bras en croix fête prématurément une victoire qu’il ne goûtera jamais. Cette fresque fut inaugurée en 1926 par le maréchal Foch… Depuis cette date, elle connut plusieurs avatars, avant d’être finalement restaurée en 2006 et, en principe, définitivement réinstallée à son emplacement d’origine en 2008…

La gare et son incessant brouhaha constituent l’écrin idéal pour ce tableau qui bruisse encore des pleurs des femmes qui embrassent leurs chéris mobilisés, en partance pour la guerre, ainsi que du tumulte et des cris d’allégresse de soldats avinés, heureux d’en découdre enfin avec un ennemi héréditaire que la plupart ne connait pas. Ils ont ivres pourtant de sa déroute annoncée… « Nach Berlin! »

A moins que ces forfanteries de bleus en pantalon de couleur encore garance, ou que ces bravades de blancs-becs, dont on sut plus tard qu’ils furent sacrifiés en grand nombre, ne masquent une sorte de résignation vantarde de gamins apeurés qui savent, en leur for intérieur, qu’ils partent pour mourir! Il faut regarder et écouter ce tableau pour se faire une idée de l’ambiance de cette mobilisation du 2 août 1914, en prenant le temps d’entendre le bruit des échappements des locomotives à vapeur, des bielles en mouvement et des grincements des roues sur les rails. il faut respirer les fumées qui tourbillonnent au delà des odeurs d’eaux de toilettes défraîchies des passagers de notre siècle. Elles nous étouffent au gré des vents en se jouant des fermes de la charpente, avec plus d’authenticité qu’un arôme de « mûre sauvage » s’exhalant d’un parfum Yves Rocher.  Il faut humer ce tableau avant de prendre son train de banlieue. Et se dire qu’ils étaient là, il y a cent ans et qu’ils nous regardent aujourd’hui!

En ce centenaire de l’engagement militaire américain aux côtés des alliés au cours de la première guerre mondiale, qui fit basculer l’issue du conflit, cette peinture, qui n’évoque pas, stricto sensu, le corps expéditionnaire américain – qui compta jusqu’à un million de recrues en juin 1918 – témoigne néanmoins de l’indéfectible amitié franco-américaine que l’artiste glorifie, dans le même temps où il s’efforce d’exorciser sa tragédie personnelle.

Une très vieille affection pour le nouveau monde, consacrée sous La Fayette pendant la guerre d’indépendance et qui ne s’est jamais démentie depuis et qui s’est même renforcée lors des épisodes les plus tragiques de notre histoire, dont le dernier conflit mondial où les troupes américaines payèrent un très lourd tribut pour nous libérer du joug nazi …

Ce 24 mars 2017, ici même, c’est à cette fraternité et à cette communauté de destin entre les nations américaines et françaises que je songeais en regardant ce tableau. En dépit de ces dimensions hors normes, il a toute sa place dans cette gare, qui depuis le milieu du dix-neuvième a vu tant de départ vers l’Est… Pas toujours glorieux d’ailleurs lorsqu’elle fut le théâtre lamentable de l’embarquement de tant de victimes juives de la solution finale en partance vers les camps d’extermination… La gare de l’Est est aussi un théâtre d’ombres !

 

Comment ne pas penser à ceux des miens, poilus de 14-18, qui franchirent de nouveau ce hall en 1917 ou 1918, rescapés du massacre après des années de guerre, tiraillés par l’angoisse, rongés parfois par la peur et désespérés d’avoir vu disparaître tant de leurs copains et toutes leurs illusions? Je les vois, emmitouflés dans leurs capotes répugnantes de crasse, tirant en maugréant leurs havresacs et leurs armes?

Dans cette foule grouillante de jeunes hommes fatigués, issus de toutes les nations alliées, parmi ces soldats au traits creusés en uniformes élimés et à la barbe de plusieurs jours, comment ne pas entrevoir la silhouette de mon grand-père Marcel Pasquier (1892-1956), repartant vers le front à quelques semaines de son mariage en Anjou, pour rejoindre son régiment de chasseurs d’Afrique et reprendre un combat sans fin aux côtés désormais, des 1er, 4ième et 5ième corps d’armée US? Ce fut la dernière bataille d’envergure de la Grande Guerre, celle du Saillant de Saint Mihiel dans la région de Verdun, les 12 et 13 septembre 1918? Il y était.

Et maintenant! Alors que cette solidarité franco-américaine tangue sous les coups de boutoir imbéciles, les vulgarités de corps de garde et les grossièretés machistes d’un ancien animateur de téléréalité, milliardaire bavard et velléitaire, devenu le 45 ième président des Etats Unis, il est bon de rappeler – et même de se convaincre – qu’en dépit des nuages sombres d’une incompréhensible et périlleuse conjoncture internationale, l’Amérique demeure encore le meilleur garant de nos démocraties et de nos libertés…Et notre meilleure amie malgré ses défauts! Pourvu que ça dure !

Plus de cent seize mille soldats américains périrent en France entre 1917 et 1918.

 

Hall d’arrivée. Gare de l’Est

 

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