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Posts Tagged ‘Cancer du pancréas’

Chaque matin et chaque soir, je lui téléphonais de notre hôtel situé non loin du splendide Pont Charles dans le quartier Malà Strana, berceau de la Prague baroque!  Non loin des rives de La Moldau, ce fleuve qui inspira au compositeur Smetana (1824-1884) le plus célèbre des six poèmes symphoniques éponymes qu’il composa aux couleurs patriotiques de la Bohême alors sous domination austro-hongroise.

A ce moment, mon père se souvenait-il qu’un enregistrement de cette oeuvre, interprétée par l’orchestre de Berlin, figurait parmi les quelques morceaux de musique dite « classique » de sa très modeste et surtout incomplète discographie familiale à Angers dans les années soixante? Qui avait choisi cette musique et pourquoi?

La Moldau, vue du Pont Charles – Prague octobre 2017 –

« Baroque »! Outre que c’est sous cet angle esthétique de l’art baroque que nous étions venus découvrir Prague, c’est bien le qualificatif qui convenait pour caractériser ces rares moments hors du temps que je passais avec lui, relié par le fil invisible des ondes. Par là, il lui semblait probablement échapper à la maladie qui impitoyablement progressait. Mais, il ne l’évoquait manifestement qu’à contrecœur!

Nos échanges matinaux et vespéraux, en contrebas virtuel du château royal de Bohême et de la cathédrale Saint-Guy, lui fournissaient certainement l’occasion d’oublier la mortelle prison dans laquelle il était désormais contraint, et de gommer l’espace d’un instant, une maladie qui l’entraînait dans une voie cauchemardesque, à laquelle par pudeur ou par coquetterie, il s’obstinait à ne conférer aucun statut particulier. C’était, selon ses dires, une épreuve de plus qu’il avait à surmonter…Et il en avait dépassé tant d’autres!

Lucide, il connaissait pourtant l’issue de cette « aventure » existentielle déterminante – de cette mère des batailles – mais n’en parlait jamais autrement qu’en plaisantant avec bravade comme s’il ne s’agissait que d’une péripétie… A moins que par le truchement de cette innocente esquive, il ne cherchât à nous masquer sa terreur du néant ou sa soumission à une fatalité qu’il assumait par la force des choses… mais sans trop protester.

Ne m’avait-il pas confié, deux mois auparavant, alors que le diagnostic de son cancer venait d’être établi « qu’il s’y attendait depuis longtemps », depuis précisément la mort de son père, du même mal … en 1956!

Personne ne saura jamais ce qu’il éprouvait vraiment en son for intérieur!

Alors que j’étais à Prague et lui à Massy et qu’il se savait condamné à court terme, il veillait à ce que j’ignore que chaque nuit, dans la solitude de son inconfort permanent, son pauvre corps amaigri était secoué d’horribles spasmes. Les doses de dérivés morphiniques, qu’il s’administrait de plus en plus fréquemment, ne parvenaient déjà plus à l’apaiser au-delà d’une ou deux heures…

En proie au doute sur lui-même et pessimiste sur le bilan qu’il tirait de sa vie ainsi que sur l’héritage moral qu’il laissait, il lui restait la foi…C’est donc en croyant, avec la certitude de lendemains bénis, qu’il avait décidé d’affronter cette calamité, et d’assimiler stoïquement son calvaire à une montée rédemptrice du Golgotha. Il espérait seulement – sans d’ailleurs nous en entretenir – que, dans l’autre monde, une petite part de pardon lui serait accordée à la hauteur de ses actes ici-bas, c’est-à-dire de ses fautes présumées.

Mais sur cette option, nos convictions divergeaient fortement. Irrémédiablement. Il le savait. Aussi, avec moi, préférait-il sur ce point privilégier le mutisme à la parole… Il n’était plus question depuis longtemps, dans nos conversations, de nous chamailler à propos de ces questions de transcendance. Nos désaccords sur le sens ou le non-sens de l’existence, sur son absurdité, étaient actés de longue date, sans qu’il soit besoin de nouveau de les rappeler quand la sienne vacillait…Bizarrement, cette contradiction devenait soudainement subalterne dans la suite de nos rapports, et même carrément dérisoire au bord du gouffre.

Notre relation paternelle et filiale ne pouvait plus en effet s’enrichir, ni s’accommoder de vaines controverses! Nous étions juste heureux de nous parler et de nous entendre! Chacun savait, sans l’exprimer, l’inutilité de dresser d’autres plans sur la comète que de survivre en bonne intelligence aux prochains jours.

Malgré tout, quel comportement pouvais-je ou devais-je adopter, sinon celui d’entamer nos entretiens quotidiens en m’enquérant de l’évolution de sa maladie? C’était même initialement le motif principal de mes appels. Cependant, je compris rapidement qu’il préférait en faire un simple prétexte ou mieux une convenance protocolaire de circonstance. Mais rien de plus…

Il ne prenait donc pas ombrage de ma question préjudicielle, mais il ne la prenait pas sérieux! En fait, il l’éludait et préférait m’interroger sur les curiosités et la beauté légendaire de Prague. Sur l’ambiance vibrionnante des rues de la vieille ville, le soir venu. Malgré tout, il m’assurait – pour solde de tout compte au cas où je m’aviserais de poursuivre mon questionnement inutile et chronophage – qu’à Massy « tout allait bien ».

C’est à peine s’il me concédait, faussement désinvolte, même après une nuit de torture, que s’agissant de lui, personnellement, « ça n’allait finalement pas si mal »!

Ce n’est que beaucoup plus tard que je sus la vérité.

De la sorte, je parvenais à me convaincre « que son état était stationnaire », et que le mal ne s’aggraverait pas avant mon retour. Triste illusion, comme si un cancer du pancréas, par nature envahissant, pouvait raisonnablement octroyer une pause! Comme s’il pouvait, au bénéfice de son grand âge, lui offrir miraculeusement des instants de répit…

Avec le recul, je me demande si ce message de « confort relatif » qu’il réussissait à m’inoculer, et qui apaisait effectivement mes craintes, bien que frauduleusement, n’était pas le dernier cadeau d’un père à son fils, comme preuve d’un amour que rien, ni le temps qui passe, ni nos saines disputes, ni les aléas de la vie, n’avait écorné…

A moins – autre hypothèse – que cette « vérité » arrangée ne fût l’ultime sursaut d’amour propre de quelqu’un qui revendiquait sa liberté de choix…Ne souhaitait-il pas, face à l’adversité, manifester, une fois encore, sa force intérieure en demeurant le maître des horloges? Espérait-il enfin se prouver que le combattant qu’il avait été, était toujours en mesure de renverser le cours des crises?

Moi, je m’efforçais de croire en ce pieux mensonge qui me contentait tout de même un peu, car il levait l’hypothèque de ma propre culpabilité: celle que je nourrissais, sans me l’avouer, de m’être octroyé cette courte parenthèse automnale en terre étrangère, loin de son chevet…

Il était conscient de tout cela. Moi, je ne suis plus certain d’avoir été totalement dupe de son affectueuse supercherie… Je me doutais qu’il tournait autour du pot et ne disait que ce qu’il croyait pouvoir dire sans le formuler explicitement.  Bref, il voulait à tout prix me préserver. J’appris d’ailleurs par la suite qu’il avait donné consigne à tous ceux qui le visitaient, de me taire ce qu’il endurait!

En contrepartie, il voulait profiter de ce flou pour effectuer un voyage virtuel en ma compagnie dans ce pays qu’il ne connaissait pas mais dont l’histoire tragique au cours du vingtième siècle avait contribué à structurer ses propres convictions syndicales et politiques… Un pays carrefour, qui dans son esprit souffrait toujours des stigmates de la deuxième guerre mondiale et de l’occupation soviétique qui s’ensuivit. Un pays qui, par les humiliations qu’il avait subies à travers les siècles, lui avait appris l’importance de la liberté, des droits de l’homme et de la démocratie, et ce qu’il en coûtait aux peuples lorsque ces valeurs étaient délibérément bafouées.

 

Maison de Kepler à Prague

Ainsi, errant fictivement avec lui dans Prague, je lui faisais partager nos rencontres du jour, tantôt avec l’illustrissime astronome de l’héliocentrisme, Johannes Kepler (1571-1630) qui y séjourna une douzaine d’année au début du dix-septième siècle, tantôt, avec le magistral écrivain de l’absurde, Franz Kafka (1883-1924) qui y naquit en 1883 et tantôt enfin avec Vàclav Havel (1936-2011), le premier président de la Tchécoslovaquie libre, débarrassée du joug soviétique en 1989.

Côte à côte, nous nous attardions à l’angle de la rue Kaprová et de la rue Maislová, en limite du quartier juif et de la Vieille Ville, pour écouter un concert improvisé d’un vieux saxophoniste de jazz, à moins de trente mètres du portail sauvegardé de la maison natale de Kafka, aujourd’hui détruite…

Vieil homme au saxo Prague

Puis dans la foulée comme au bon vieux temps où nous gravissions ensemble des chemins escarpés, je l’entraînais au numéro vingt-deux de l’étroite et pentue Ruelle d’Or, en contrebas du château des Habsbourg. C’est ici dans la rue encombrée des alchimistes que l’écrivain torturé par ses rêves, résida un automne au début du siècle dernier.

Je lui disais enfin mon embarras pour pénétrer dans la minuscule maisonnette colorée, transformée en librairie dédiée à la gloire posthume du romancier… Comment se frayer un passage sans perdre le nord au milieu des nuées compactes de touristes chinois?

Bien sûr, on parlait aussi de la Révolution de Velours qui mit fin en décembre 1989 au régime communiste inique qui opprimait la Tchécoslovaquie sous la botte stalinienne depuis 1948.

Ce fut aussi aussi l’occasion d’évoquer ou de raviver nos souvenirs respectifs du Printemps de Prague en 1968 qui avait suscité tant d’espoirs chez les militants progressistes et démocrates de l’Europe entière, dont il était et moi aussi, et de leur déception lorsqu’une répression sanglante s’est abattue sur la capitale tchèque au cours de l’été 1968, envahie par les chars et les troupes du Pacte de Varsovie, dirigés depuis le Kremlin par un pouvoir soviétique qui se cramponnait encore à ses chimères totalitaires et impérialistes.

Reflets de la Révolution de Velours dans une vitrine pragoise…

Lors de « ces coups de fil », tout pouvait être abordé, invoqué et évoqué, à l’exception tacite de sa maladie…

En dépit de l’éloignement, je retrouvais mon père Maurice Pasquier (1926-2017), tel que je l’admirais enfant. Il revivait curieux et insatiable de savoirs et de culture. Il revisitait avec enthousiasme et même avec une certaine jubilation rétrospective, ce qu’il considérait comme les meilleurs épisodes de sa vie. Il retrouvait un peu de ses rêves d’antan. Ceux-là même qu’il ne s’autorisait plus guère à formuler depuis l’annonce fatale.

J’imagine qu’il oubliait alors son âge et sa maladie…

Il avait finalement réussi à l’exclure de nos conversations! Qu’aurait-il en effet gagné de plus, s’il s’était obligé à me révéler ce qu’il en était exactement de ses souffrances? Ma compassion aurait-elle suspendu le cours de la maladie? La répétition de commentaires affligés aurait-elle entraîné une quelconque rémission des maux de toute nature qui l’assaillaient?

De toute évidence non!

Alors son parti pris fut de mettre de côté ses « désagréments », au moins le temps d’une communication téléphonique! Et il entendait que je sois son complice! Lui n’était pas dupe des vertus curatives à long ou moyen terme de ce choix, mais au point où il en était, seul le court terme lui offrait encore quelques perspectives dignes de l’idée qu’il se faisait de l’intérêt de vivre! Il comptait en profiter.

C’était, il y a tout juste un an! Cet intermède cessa et les quinze jours qui suivirent furent ceux de la déchéance, de la souffrance absolue et du naufrage. Nous étions alors à ses côtés, impuissants. Puis ce fut l’agonie!

… Le 7 novembre 2017, il s’éteignait à 91 ans dans une unité de soins palliatifs en Essonne, moins d’un mois après notre voyage commun en Tchéquie, sa dernière excursion, imaginée et presque joyeuse dans le monde des vivants.

Aujourd’hui, je me souviens avec émotion de ces courts et précieux moments d’apaisement volés à la souffrance, et de notre complicité, au bord du précipice, entre Prague et Massy. Moments, au cours desquels il nous fut donné une dernière fois, de discuter de la marche du monde, sans être perturbés par l’ombre portée de la vieillesse, de la maladie et de la mort.

Vitrail de Mucha dans la cathédrale Saint-Guy

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