Fin octobre 2011 : un ami Jean Pierre Vidal, qui dispensait un cours à l’école centrale de Paris à Chatenay-Malabry, m’invite à déjeuner à l’issue de sa conférence. Seulement, ce que ni lui ni moi n’avions prévu, c’est qu’aucun restaurant ne se trouve à proximité de l’école – du moins accueillant le client ce jour-là – et qu’il nous faudrait aller jusqu’à Robinson, en bout de ligne du RER, pour dénicher une brasserie. Rue Houdan ! A une centaine de mètres du petit cimetière de Sceaux. Celui-là même, où furent inhumés jusqu’en 1995, Pierre et Marie Curie avant leur transfert au Panthéon.
L’émotion de revoir par hasard cet endroit entre presque en concurrence avec le plaisir de retrouver un vieux camarade – en tout cas l’amplifie et le transcende ! J’étais en effet présent dans ce cimetière au petit matin du 14 avril 1995 lors de l’exhumation du couple Curie, et n’y était pas revenu depuis. Etant une des rares personnes encore vivantes à avoir approché Marie Curie, j’ai parfois raconté des bribes de cette étrange aventure à l’occasion, par exemple, d’une pause dans un cours sur la radioactivité ou la radioprotection pour « détendre » les étudiants. Ou encore, lors d’un pot entre collègues ou au sein du club » histoire » de la Société française de radioprotection. La dernière fois ce fut dans le courrier des lecteurs du mensuel La Recherche d’avril 2011. Mais jamais la narration ne fut complète, alors que j’avais rédigé un compte rendu de cette mémorable journée, le soir même …
Seize ans après, effectuant une promenade digestive dans ce même cimetière, avec mon ami, j’ai reconnu les lieux et me suis dit que le moment était venu de raconter cette matinée où je suis entré dans l’intimité des Curie, qui furent les icônes républicaines de nos pères. J’écris « dans l’intimité », car quoi de plus intime que de percer le secret des cercueils ? Mais à l’instant où revisitant ce passé récent, face à cette famille qui a inventé le « nucléaire » qu’on voue parfois aux gémonies aujourd’hui, je ne peux m’empêcher de songer ironiquement à cet aphorisme de Bossuet qui veut que « Dieu se rit de ceux qui déplorent les effets dont ils chérissent les causes ».
Bref, toute histoire a un début et une fin. Et celle-ci, qui, par accident, devint un peu la mienne a débuté fin mars 1995, quand la présidence de la République publia un communiqué indiquant que le Président accompagnerait le 20 avril 1995 les cendres de Pierre et Marie Curie au Panthéon. Par ce geste, François Mitterrand finissant, souhaite « que l’un de ses derniers actes publics soit pour exprimer la gratitude de la France à deux savants qui comptent parmi les plus grands des Temps modernes », ajoutant en outre que « cet hommage est l’occasion de reconnaître aux femmes la place qu’elles occupent dans notre société ». Du Mitterrand pur jus ! L’ambiguïté du florentin, alliée au mysticisme de Saint Jean de la Croix ! Comme si, pour ce prince dont la fin de règne est assombrie par l’implacable maladie et par une horde de révélations scandaleuses, l’intelligible devait passer par la tombe.
A cet instant, l’histoire et même l’hagiographie républicaines avaient déjà, de longue date, consacré les recherches de Marie (1867‑1934) et de Pierre Curie (1859-1906) sur le polonium et le radium. Il n’est pas un seul lycéen qui n’ait – en principe – en tête l’image de ces deux savants travaillant seuls dans les conditions précaires d’un laboratoire de fortune de l’école de physique et de chimie de Paris.
Chacun sait aussi le destin tragique de Pierre tué par un fiacre rue Dauphine à Paris par un jour pluvieux d’avril 1906, alors qu’il était au faîte de sa gloire, ayant obtenu, trois ans auparavant, le prix Nobel de physique avec Marie. Chacun sait enfin que Marie poursuivant seule l’œuvre commune s’est vue décerner une seconde fois le Nobel, de chimie cette fois, en 1911. Personne n’ignore en outre la contribution de leur fille Irène et de leur gendre Frédéric Joliot à la découverte de la radioactivité artificielle et le rôle déterminant qu’ils ont joué dans la création du CEA et de la réalisation de la première pile nucléaire française ZOE en 1948. Cette famille de scientifiques illustres est aussi réputée pour figurer parmi les premières victimes des effets des rayonnements ionisants. S’agissant de Marie Curie, sa mort en 1934 aurait été provoquée, selon les termes de sa propre fille Eve par une « anémie pernicieuse » résultant directement de ses travaux sur la radioactivité et de la forte contamination dont elle aurait été l’objet.
C’est dans ce contexte fortement émotionnel que le jeudi 6 avril 1995 vers 17h15, les services officiels chargés de procéder au transfert et inquiets d’une possible contamination résiduelle des corps, ont alerté l’office de protection contre les rayonnements ionisants, dont j’étais le directeur scientifique, afin que des contrôles de contamination et d’irradiation soient réalisés lors de l’exhumation. L’opération ne devait en effet faire courir aucun risque aux travailleurs qui en étaient chargés. L’interlocuteur précise que l’Elysée requiert la présence de métrologistes dans des délais très brefs, l’objectif étant en outre de conseiller les intervenants sur les précautions à prendre, en l’absence de données précises sur les conditions exactes d’inhumation de Pierre et Marie Curie. Il indique pour conclure que l’exhumation aura probablement lieu le 14 avril.
Le lundi 10 avril au soir, la demande m’est officiellement adressée, tandis que dans l’après-midi du mardi 11 avril, le responsable des pompes funèbres se met à son tour en rapport avec moi, pour me faire part de son appréhension ainsi que celle de certains de ses salariés. Il m’informe qu’il compte ouvrir la tombe le jeudi soir et procéder à l’exhumation en notre présence le vendredi matin. Pour des motifs de sécurité, compte tenu de la notoriété des personnalités exhumées, je lui déconseille de procéder ainsi et lui propose de ne faire qu’une seule intervention, le vendredi matin, sachant qu’il est désormais quasi-certain que les corps sont inhumés dans un caveau, et non en pleine terre, ce qui aurait, évidemment, rendu le travail plus complexe. Il en convient, ajoutant que le jeudi, son intervention se bornera à des travaux d’approche comme l’enlèvement de la terre de la jardinière. Après lui avoir expliqué les mesures et les contrôles auxquels nous comptions procéder, je lui conseille de prévoir des masques de protection respiratoire pour équiper ses salariés, dans le cas improbable d’une forte contamination de la fosse par un gaz radioactif produit de filiation de l’uranium, le radon. Parallèlement, j’apprends que le maire de la ville de Sceaux, désirant rassurer sa population, a demandé au centre d’études nucléaires du CEA de Fontenay-aux-Roses de pratiquer également à des contrôles, ce qui immanquablement va gonfler les effectifs présents au moment de l’exhumation.
Le mercredi 12 avril, au cours d’un dernier entretien téléphonique, le responsable des travaux du ministère de la culture m’indique, en réponse à une question de ma part, qu’aucun prélèvement de quelque nature que ce soit, ne devra être effectué sur les restes de Pierre et Marie Curie, et qu’en outre la famille ne souhaite pas que des photographies soient prises. Dans la journée du 13 avril 1995, Roland Masse, président directeur général de l’Office et Monsieur Debiar, directeur du Centre de Fontenay-aux-Roses, conviennent des modalités d’intervention de leurs équipes pendant l’exhumation et décident, face à l’insistance du Maire de Sceaux et en dépit des réticences du ministère de la culture, qu’elles agiraient conjointement en se coordonnant tant sur le terrain qu’ultérieurement au moment de communiquer.
Exhumation de Marie et de Pierre Curie : Sceaux, le vendredi 14 avril 1995
L’équipe de l’Office de protection contre les rayonnements ionisants est composée de Jean Blanc, responsable de la division d’intervention et de moi-même, Jean Luc Pasquier. Nous nous présentons donc à l’entrée du cimetière de Sceaux à 7h15 ce 14 avril 1995, accueillis par le responsable de l’entreprise de pompes funèbres Borniol. Le chef du service de protection contre les rayonnements du centre CEA de Fontenay-aux-Roses, Monsieur Pineira, arrive à son tour avec Monsieur Joudrier, responsable de l’action régionale au CEA et l’un de leurs collaborateurs. Nous apprenons alors que le CEA a réalisé le mercredi précédent quelques mesures de champ de rayonnement ambiant dans le cimetière et qu’il a mis en évidence de débits de dose variables selon les endroits, en fonction de la présence de monuments ou de pavés en granit, qui, comme chacun sait, contiennent naturellement de l’uranium. Globalement, le champ de rayonnement dans le cimetière oscille entre 90 et 500 nanogray/heure (nGy/h), la moyenne se situant autour de 200 nGy/h. Ces valeurs, qui sont du même ordre de grandeur que celles mesurées naturellement dans certaines régions de France comme le Limousin ou la Bretagne, sont à comparer à celles mesurées à l’extérieur du cimetière, qui sont plutôt de l’ordre de 60 à 70 nGy/h. Elles ne font pas courir de risques d’irradiation significatifs et ne sont pas imputables aux tombes de nos physiciens nucléaires. Ces niveaux se retrouvent en effet dans tous les cimetières, et pour les mêmes motifs…
A 7h25, le gardien ouvre la grille du cimetière. Nous nous dirigeons alors vers la tombe de Pierre et Marie Curie, qui se trouve à peu près au milieu du cimetière dans une contre allée de droite au bord d’une rangée de marronniers qui commencent à bourgeonner. Sur la stèle sont inscrits quatre noms, Madame Curie, née Sophie Claire Depouilly (1832-1897), Pierre Curie (1859-1906), Eugène Curie (1827-1910) et Marie Curie-Sklodowska (1867-1934).
Presqu’en face de cette tombe, sont inhumés Irène Joliot-Curie, Frédéric Joliot-Curie et Michel Langevin (1926-1985). Les deux tombes sont modestes, comparée à certains monuments voisins. Elles sont manifestement identiques. Construites en pierre blanchâtre probablement « reconstituée » et surmontées d’une stèle plate semi-arrondie, elles ne comportent aucune autre inscription que les noms de leurs occupants. La surface horizontale est entièrement recouverte d’une jardinière solidaire de la pierre tombale dont, dans le cas de celle de Pierre et de Marie Curie, la terre a été extraite la veille. Sur la tombe d’Irène et de Frédéric, la jardinière est fleurie d’une tulipe jaune et d’un pot de primevères rouges.
A 7h26, mon collègue, Jean Blanc, procède à un prélèvement du gaz radioactif naturel – le radon 222 – à l’entrée du cimetière, dont il évalue la concentration (l’activité volumique) dans l’air à l’issue d’un comptage des impulsions de 15 minutes à environ 13 becquerels/m3 (13 Bq/m3). Le becquerel (Bq) est une unité de radioactivité qui correspond à une désintégration radioactive par seconde. Cette valeur correspond en fait à celle couramment mesurée sur un stade de foot en région parisienne, autrement dit, rien !
Après l’arrivée de Roland Masse président de l’Office et du commissaire de police, à 7h47, les opérations d’exhumation commencent. Quatre ouvriers sont à pied d’œuvre et en tout, quinze personnes sont présentes. Il fait très froid. Par précaution, à 7h56, de nouvelles mesures d’irradiation sont effectuées, qui confirment celles du mercredi: en ambiance, le débit de dose d’irradiation est de l’ordre de 150 nGy/h et à quelques mètres de là, près d’une tombe en granit rose breton, il est de 750 nGy/h.
A 8h05, les ouvriers descellent la pierre tombale, la lèvent très légèrement pour permettre d’effectuer dans le volume de la partie supérieure du caveau un prélèvement d’air en vue d’une mesure de radon dans ce milieu confiné. Dans le même temps, une mesure d’irradiation est effectuée à une profondeur de 1,5 mètre dans ce volume alors que les plaques de pierre servant de plancher à cette partie supérieure vide du caveau n’ont pas encore été escamotées. Elle met en évidence une valeur faible de 100 nGy/h, mais il est demandé aux ouvriers d’attendre avant de poursuivre leur travail, les résultats concernant le radon. La valeur de 18 Bq/m3, confirmée ultérieurement en laboratoire, levant toute crainte quant à une présence dangereuse de radon, les ouvriers engagent alors une nouvelle étape sans qu’il soit nécessaire de les équiper de protection respiratoire.
A 8h12, le caveau est ouvert et les plaques de pierre masquant le cercueil de Marie Curie sont progressivement enlevées et remontées. Une nouvelle mesure de champ de rayonnement est effectuée dans le volume découvert qui met en évidence une valeur de 170 nanograys/heure, sans danger. La légère augmentation des valeurs est normale dans la mesure où les points de mesure se situent désormais à environ 1 mètre 70 au‑dessous du niveau du sol. Elles ne peuvent cependant pas encore être interprétées comme significatives d’une absence de contamination des corps inhumés en cet endroit. Elles montrent seulement qu’à ce stade, les travailleurs procédant aux différentes opérations de manutention ne risquent rien de ce point de vue.
A 8h16, les pompes funèbres apportent les deux cercueils neufs dans lesquels Pierre et Marie Curie seront transférés au Panthéon. Le premier cercueil de Marie Curie apparaît au fond du caveau à 8h25. Il présente des traces de dégradation mais l’identification ne soulève aucune difficulté car une plaque métallique parfaitement visible de la surface et a fortiori de l’ouvrier descendu dans le caveau, appliquée sur le couvercle comporte le nom de Marie Curie‑Sklodowska. Au moment de procéder à sa levée à 8h30, les ouvriers découvrent que ce cercueil de bois recouvre un cercueil de plomb intact ; ils décident d’enlever planche par planche l’enveloppe extérieure dégradée qui ne résisterait pas, lors de la remontée, sous le poids du plomb. Une mesure d’irradiation effectuée à ce moment au pied et sur les deux côtés du cercueil dans le caveau confirme les niveaux d’ambiance précédemment mesurés. A 8h35, les opérations de remontée commencent.
A la suite des efforts soutenus des quatre ouvriers en raison du poids et de la profondeur de la remontée (près de 100 kg sur trois mètres), le cercueil de plomb de Marie Curie est extrait à 8h45 du caveau et placé au milieu de l’allée de marronniers sur une feuille de vinyle rose. L’enveloppe de plomb d’une épaisseur d’environ 2,5 mm est intacte. Les seules détériorations constatées qui altèrent son étanchéité proviennent de l’opération de remontée et des quatre petits trous d’environ 5 mm de diamètre d’ancrage des crochets sur la face avant verticale du cercueil. Ces orifices permettent de constater que cette enveloppe de plomb recouvre elle-même un autre cercueil de bois blanc et offrent la possibilité d’une nouvelle mesure de radon, mais cette fois entre ces deux ultimes enveloppes. La concentration mesurée est d’ailleurs plus importante sans pour autant faire courir de risque à quiconque : 257 Bq/m3 de radon. Par ailleurs les mesures d’irradiation en surface du cercueil de plomb mettent en évidence un champ de rayonnement de l’ordre de 90 nGy/h, compte tenu des lieux. Des évaluations complémentaires à la surface du cercueil de plomb à l’aide de sondes spécifiques au rayonnement alpha et bêta ne mettent en évidence aucune contamination mesurable (inférieure à 0,3 Bq/cm2 en rayonnement bêta et inférieure à 0,1 Bq/cm2 en rayonnement alpha).
A 8h50, l’Office de protection contre les rayonnements ionisants procède à un nouveau prélèvement d’air à l’intérieur du cercueil en plomb – prélèvement ballon – avant que ne soient engagées les opérations d’ouverture. Analysé ultérieurement en laboratoire il fournira une valeur d’activité volumique en radon (222) de 360 Bq/m3 du même ordre de grandeur que celui obtenu in situ.
L’ouverture du cercueil de plomb est indispensable pour le transfert au Panthéon. Le nouveau cercueil dont les caractéristiques géométriques sont adaptées aux volumes des niches du Panthéon, est en effet beaucoup trop petit pour contenir le cercueil de plomb d’origine. C’est ce qui explique qu’il faille opérer le transfert de la dépouille de Marie Curie d’un cercueil dans l’autre.
A 8h55, les opérations d’ouverture du cercueil de plomb débutent. Deux ouvriers attaquent au marteau et au burin les arêtes supérieures du parallélépipède tandis que les deux responsables des Pompes Funèbres informent les uns et les autres que, malgré l’ancienneté de l’inhumation (1934), l’ouverture peut réserver des surprises dans la mesure où apparemment le plomb a certainement assuré une étanchéité parfaite.
A 9h, les deux cercueils (plomb et bois blanc) sont ouverts et le corps de Marie Curie apparaît, non sous forme de poussières ou de squelette mais momifié. Malgré les 61 ans écoulés depuis son décès, il est possible de reconnaître son visage de couleur bistre, dans sa forme générale, en particulier au niveau du front bombé et de la racine des cheveux. Les yeux et les paupières ont disparu des orbites oculaires et la bouche est ouverte. La totalité de la chevelure majoritairement blanche est présente, mais sur le haut du crâne du côté droit, des cheveux cuivrés-blonds apparaissent sur une zone d’environ 7 à 8 cm2, teintés sans doute par le vernis du bois. Les volumes du corps sont conservés (les jambes, les cuisses, la poitrine et le crâne). En revanche, les vêtements ou le linceul qu’elle devait porter au moment de son inhumation ont disparu sans doute collés à ce qui reste de peau. Ses bras allongés le long du corps et les pieds nus ont conservé la finesse visible sur les photographies d’époque. Aucun constat particulier n’a pu être fait sur ses mains dont on dit qu’elles présentaient les stigmates de leurs expositions intenses et récurrentes aux rayonnements ionisants. Les tiges des roses qui avaient été déposées sur son corps au moment de son décès sont encore là, noircies et surmontées de restes de pétales. En fait, le corps rigide est globalement intact. Les mesures de radioactivité réalisées à son « contact » au moyen de sondes α et β mettent en évidence une très légère contamination par le radium 226 au niveau des masses osseuses importantes comme les pieds, les hanches et la boîte crânienne, où les valeurs mesurées bien que faibles peuvent être considérées comme significatives car supérieures à deux fois le bruit de fond naturel, soit respectivement 0,5 Bq/cm2 en rayonnement β et 0,2 Bq/cm2 en rayonnement α. A 9 h15, le corps est transféré délicatement dans le nouveau cercueil qui est refermé tandis que chacun des présents eût regardé une dernière fois Marie Curie, sans protocole mais avec une certaine émotion.
Débutent alors les opérations d’exhumation de Pierre Curie après qu’un ouvrier eut enlevé les pierres plates masquant son cercueil à l’étage en dessous. Une plaque en alliage de cuivre portant des inscriptions difficilement lisibles, trouvée sur le cercueil très dégradé permet néanmoins d’attester que l’occupant est bien Pierre Curie. Mais il ne reste ici que quelques ossements (humérus, morceaux de tibia, un fragment de bassin, etc.), quelques morceaux de bois du cercueil et beaucoup de poussière. On ne retrouve aucun reste de la boîte crânienne partiellement broyée par la roue du fiacre lors de l’accident mortel de Pierre du jeudi 19 avril 1906 rue Dauphine à Paris. La photographie d’elle-même que Marie Curie avait fait placer dans le cercueil de son mari n’est évidemment pas retrouvée par l’ouvrier qui se trouve dans le fond de la fosse. Le débit de dose gamma dans la fosse au niveau des restes est faible, 240 nGy/h, mais sensiblement supérieur au bruit de fond normal. Cette valeur est indirectement confirmée par la contamination, peu intense mais indiscutable, observée sur les ossements de Pierre Curie et évaluée approximativement à 287 Bq de radium 226 /kg. A 9h30, les restes de Pierre Curie sont placés dans le nouveau cercueil.
Eu égard à l’imprécision des mesures effectuées sur place, il serait audacieux de conclure de manière décisive sur la contamination radioactive résiduelle de Marie Curie au moment de son décès. Mais, il est possible d’avancer qu’elle était très faible, si l’on combine les résultats des mesures de radon à l’intérieur du cercueil de plomb et des mesures d’irradiation α et β sur son corps. En outre, des analyses ultérieures en laboratoire des morceaux de bois blanc du cercueil intérieur ne mettent pas en évidence la présence, au-delà des seuils de détection, d’autres produits solides de filiation du radium 226.
Dans ces conditions, si la leucémie foudroyante dont a été victime Marie Curie en 1934 est certainement radio-induite, il est probable qu’elle soit surtout imputable aux irradiations médicales aux rayons X des blessés de la guerre de 1914-1918, pratiquées sur le front par elle-même et sa fille Irène à bord des « Petites Curie », premières camionnettes d’imagerie médicale, sans doute efficaces pour diagnostiquer les traumatismes des blessés ou repérer un projectile mais peu protectrices pour les opératrices.
En outre s’il est presque évident que Marie a dû être assez fortement contaminée par les sels de radium au cours de ses travaux de thèse et lors de la découverte du radium et du polonium, on peut penser que, par la suite, elle a été moins exposée à des contaminations internes ou qu’elle s’est mieux protégée, et que progressivement, au rythme de sa période biologique d’environ 900 jours dans l’organisme entier et de 5,5 ans dans les os, le radium ait été en grande partie éliminé de son corps. Pierre Curie, quant à lui, est décédé trop tôt pour que ce phénomène puisse réellement jouer, d’où une contamination résiduelle de ses ossements apparemment plus importante que celle de son épouse. Leur contamination radioactive initiale était hautement vraisemblable car les expertises réalisées par Jean Pierre Vidal et moi-même au début des années 2000 montraient que le matériel scientifique qu’ils utilisaient était lui-même porteur d’une contamination radioactive labile due aux sels de radium. Par ailleurs, l’autoradiographie du cahier de laboratoire de Marie dans les années 1890 mettait encore en évidence ses empreintes digitales après plusieurs décennies … Signe indubitable d’une contamination des doigts.
La fourgonnette banalisée des Pompes Funèbres qui emporte vers le funérarium les cercueils de Pierre et Marie Curie recouverts du drapeau français quitte le cimetière de Sceaux à 9h45. Les opérations d’exhumation sont achevées…De 10h30 à 12h, les équipes de l’Office de protection contre les rayonnements ionisants et du CEA exploitent les données collectées ainsi que les premiers résultats et rédigent un communiqué commun.
« La cérémonie d’exhumation des corps de Pierre et Marie Curie a eu lieu le vendredi 14 avril 1995 et a duré 1 heure 30. L’Office de protection contre les rayonnements ionisants et le Service de protection contre les rayonnements et de l’environnement du Centre d’Etudes Nucléaires de Fontenay-aux-Roses ont réalisé le suivi et le contrôle radiologique des opérations d’exhumation effectuées par les Pompes Funèbres. Les débits de dose mesurés, les contrôles surfaciques directs à la sonde, les prélèvements d’air réalisés pendant toute la durée de l’exhumation, l’analyse des échantillons de bois des cercueils n’ont pas montré la présence de radioactivité notable. Les résultats confirment l’absence de risque radiologique tant sur le plan sanitaire pour les opérateurs – a fortiori pour la population – que pour l’environnement. Comme il fallait s’y attendre, des traces de radium 226 ont pu être décelées au niveau des cercueils de Pierre et Marie Curie, inférieures à 0,5 Bq/cm2 en quelques points. »
Le 20 avril à 17h, j’étais présent sur la Place du Panthéon dans la tribune VIP, à côté d’une brochette impressionnante de personnalités scientifiques et d’académiciens des sciences, souvent chenus. Il se trouve que j’étais à deux places de Louis Leprince Ringuet (1901-2000) qui rappelait à qui voulait l’entendre qu’il avait été un des étudiants de Marie à l’Institut du radium en 1934. Ce fut très drôle car pendant toute la cérémonie, il nous entretint de l’exécrable caractère – selon lui – de Marie Curie et de son autoritarisme, tandis qu’il nous commentait à haute voix et de manière très critique les éloges de son ancienne patronne, prononcés par François Mitterrand et par Pierre Gilles de Gennes (1932-2007) qui fut – soit dit en passant – mon professeur admiré à la faculté d’Orsay au tout début des années 1970, dans le certificat « Champs et Particules » …
Après la cérémonie, j’ai pu saluer Eve Curie (1904-2007) qui attendait sa voiture place du Panthéon et … de loin, j’ai aperçu Marie Christine Barrault qui avait incarné Marie Curie au cinéma ou au théâtre …
Cette incursion dans l’intimité post-mortem de Marie Curie ne fut pas sans conséquence pour moi. Celle qui auparavant n’était à mes yeux que l’emblème de la science française triomphante du début du siècle dernier, m’est devenue familière. Je me suis mis à rechercher ses biographies et arpenter les lieux qu’elle fréquenta. Elle est aujourd’hui de ma famille, entraînant avec elle tous les penseurs, chercheurs, philosophes et fouineurs de vérité en tous genres, qui forgent chaque jour et depuis des siècles le corpus de connaissances dont nous bénéficions… D’où l’idée naturelle d’inclure cette anecdote dans ce blog dédié au patrimoine familial…
Très intéressant et cela remet à leur juste place les délires des antinucléaires et des ultras de la règlementation de la radioprotection. Si même le corps de Marie Curie est si peu contaminé, le vulgum pecus qui habite loin d’une centrale ou qui habitera au-dessus d’un stockage de déchets radioactifs n’a guère de soucis à se faire. En revanche cela confirme que des irradiations gamma ou X intenses et répétées sont nocives. C’est bien pour cela que les médecins ont fondé la CIPR autrefois mais il s’agissait alors de se protéger contre des doses significatives (des centaines de mSv voire des Sv sur l’année) et non contre les faibles doses actuelles noyées dans le bruit de fond naturel.
Merci pour ce témoignage très digne.
J’ai cependant des petites questions:
Si vous indiquez que le corps de Marie Curie était dans un cerceuil triple avec une couche en plomb (bois/plomb/bois) , savez vous ce qu’il en est du cercueil dans lequel elle repose au panthéon ? La citation Wikipédia n’est pas du tout claire à ce sujet, et votre récit ne le précise pas.
De plus vous indiquez que les doses de rayonnement continuant a être émise étaient faibles (selon la même référence wikipédia on parle de deux fois le bruit ambiant. Mais cette référence est … un article de radio !!) Es ce que vous confirmez ces ordres de grandeur ?
Et dernière question, cette dépouille rentre-elle dans les critères TFA ou FMA-VC utilisé pour les restes d’activités nucléaires..
On entend souvent « le corps de marie curie était tellement irradié qu’il est dans un cercueil en plomb au panthéon », et je n’arrive pas a savoir si c’est vrai. Concernant ce qui est ou n’est pas a risque j’ai bien entendu ce qu’est la radioactivité émise par un beau granit rose breton…
Bien cordialement.
Je vous remercie de votre commentaire et m’empresse de répondre à vos questions:
S’agissant du cercueil actuel de Marie Curie au Panthéon, il ne comporte pas de triple enveloppe, mais ce n’était pas nécessaire, car la contamination résiduelle de Marie Curie, extrêmement faible de la dépouille ne peut en aucun cas conduire à une exposition mesurable des visiteurs du Panthéon: une simple feuille de papier et quelques millimètres d’air assureraient une sécurité absolue! A cet égard je confirme que le rayonnement alpha évalué sur les os du bassin de Marie Curie était de l’ordre de deux fois le bruit de fond ambiant dans le cimetière de Sceaux. Ce qui signifie qu’il aurait été très largement inférieur au bruit de fond dans un cimetière breton ou limousin où l’uranium naturel est présent dans les roches environnantes (granit)… Enfin, malgré l’absence totale de danger, cette dépouille pourrait être considérée comme une matière TFA en raison d’une incongruité de la réglementation française, qui n’introduit pas – stricto sensu – de « seuil de libération », c’est-à-dire de seuil en deçà duquel une matière artificiellement contaminée pourrait être considérée comme non-radioactive! Cette disposition est aberrante et conduit souvent à des problèmes inextricables d’entreposage et de stockage de déchets abusivement qualifiés de « radioactifs » et à des solutions si coûteuses en raison des volumes en cause, qu’elles ne sont généralement pas mises en oeuvre…Cette situation résulte de l’entêtement d’un ancien président de l’autorité de sûreté nucléaire, adepte forcené d’un « principe de précaution », qui en l’occurrence est totalement pénalisant car paralysant, sans apporter de garantie de sécurité supplémentaire! Heureusement personne n’a eu l’idée jusqu’à ce jour d’appliquer cette réglementation extrême aux restes de Pierre et Marie Curie!
Merci pour votre réponse.
Bravo pour vos recherches et merci
[…] Pour en savoir plus : un article très complet sur les études scientifiques effectuées lors de son transfert au Panthéo… […]
[…] que 85 ans après sa mort, la tombe de Marie Curie est toujours radioactive ? Si vous vous en approchez, faites attention : ces radiations peuvent […]
A noter que l’ex tombe de Marie Curie dans le cimetière de Sceaux n’a jamais été radioactive. En tout cas, pas au-delà du bruit de fond gamma ambiant, imputable à la radioactivité naturelle. En revanche, certains de ses cahiers de manip. et surtout certains des appareils de mesure qu’elle a utilisés à la fin du 19ième siècle dans le labo qu’elle partageait avec son mari Pierre à l’école de physique chimie de Paris, étaient contaminés par le radium! L’OPRI en a fait une expertise fine au début des années 2000, juste avant d’être impitoyablement rayé de la carte institutionnelle.
Bonjour Monsieur Pasquier
Nous sommes une compagnie de théâtre et créons actuellement une forme théâtrale interactive autour de Marie Curie et principalement de son transfert au Panthéon.
Votre article est pour nous une source de curiosité et d’inspiration tres importante et nous aimerions parler de ce moment avec vous. Voir si vous l’acceptez utiliser des morceaux de votre article au coeur du spectacle.
n’hésitez pas a nous recontacter afin que l’on puisse en discuter.
merci beaucoup et bonne journée.
Bonjour,
Je découvre ce jour votre message. Je n’ai évidemment aucune objection de principe à ce que vous vous inspiriez de mon modeste papier et de mon témoignage dans votre spectacle sur Marie Curie. Et je suis prêt à en discuter avec vous. Bien sincèrement
Bonjour
Merci beaucoup de votre réponse, nous en sommes très heureuses.
Afin de ne pas polluer votre blog de nos questions diverses et variées accepteriez vous que l’on communique directement par mail ?
Je vous laisse notre adresse, n’hésitez pas a nous envoyer un message,
bien a vous
Vanessa et Rêveline de la Cie Si tu m’apprivoises
ciesitumapprivoises@gmail.com
OK j’ai bien noté votre adresse mail