En dehors peut-être des moines joufflus des boites de Camembert et certainement des officiants bon chic bon genre, à la tonsure soignée et au froc impeccable de la très intégriste église parisienne Saint-Nicolas-du-Chardonnet, il n’y a plus guère de monde pour traduire spontanément la citation titre de ce billet. En plus, on prétend que ce serait de l’araméen, une langue écrite qui fut pratiquée au Moyen Orient environ cinq siècles avant notre ère, mais dont on dit aussi qu’elle serait la langue de composition des Evangiles!
Bref, il n’y a rien de d’anormal à ignorer le sens de cet aphorisme venu du fond des âges et de notre inconscient! Et, pourtant, s’il y a une période de l’année, où il faudrait la comprendre, c’est bien en cette fin de carême chrétien et plus précisément en ce vendredi qui précède Pâques, qu’on appelle le Vendredi Saint, chez les catholiques romains et chez les ouailles du très ambigu patriarche Cyrille, chef de l’église orthodoxe russe d’obédience poutinienne.
Pour les mécréants dont je suis, qui ont été autrefois élevés dans la religion de leurs pères mais qui n’envisagent nullement une reconversion tardive et opportuniste face à une fin inéluctable, cette formule absconse parle malgré tout.
Elle parle comme un élément de langage patrimonial dont la musique aurait été oubliée dans un placard poussiéreux et qu’on retrouve en voulant alléger ses archives! D’une certaine manière, sans faire sens à nos yeux, car le néant est un non-sens, elle réveille cette mémoire ancienne que Marcel Proust (1871-1922) nommait « la réminiscence involontaire » dans sa « Recherche du temps perdu ». Non explicitement sollicitée, elle révèle un pan de notre histoire intime qu’on avait gommé, tel un détour sans issue, abandonné faute de raison d’être depuis des décennies!
Curieuse « Madeleine » cependant que cette phrase de détresse en araméen! Une Madeleine qu’on ne saurait porter à ses lèvres pour la savourer en la laissant » s’amollir dans une cuillerée de thé.
« Eli, eli, lama, sabachtani » associée au cérémonial lugubre de la montée christique vers le Golgotha, elle ravive ce chemin macabre et virtuel de la crucifixion que l’enfant que j’étais il y a soixante ans et plus, parcourait, ces vendredis là de carême, en tenant la main de sa grand-mère maternelle, Adrienne Turbelier-Venault (1894-1973), de stations en stations au rythme de la lecture des évangiles, dans la nef de l’église paroissiale de la Madeleine d’Angers.
C’était aux alentours de trois heures de l’après-midi.
Force est de reconnaitre que le supplicié avait le sens de la formule choc pour crier son désespoir en rendant l’âme, avec des mots que l’on se répéta encore deux millénaires plus tard. Sans d’ailleurs les entendre: Des mots qui forcément suscitaient la compassion et l’effroi, et qui conservèrent, des siècles après avoir été proféré, tout leur potentiel tragique. Et traumatisant pour le gamin que j’étais, car j’étais persuadé qu’après cet ultime soupir, la terre allait trembler en ouvrant sous nos pieds d’immenses précipices prêts à engloutir le genre humain, que le ciel allait se déchirer et que la tempête nous emporterait à jamais dans les enfers enflammés des coupables « originels ».
Je me préparais alors au pire, convaincu de mériter ce sort, en ma qualité d’héritier d’Adam et d’Eve, responsables d’avoir déplu au Créateur pour avoir défié ses principes diététiques, et tenus pour coupables d’avoir laissé se perpétuer l’exécution indigne d’un gars de Palestine, innocent mais bavard, qui se prétendait le fils de Dieu.
D’ailleurs, je n’avais guère de choix, car ce qui se préparait était écrit dans les récits de l’apocalypse, repris et abondamment commentés dans la liturgie selon Saint Pie X, telle qu’elle était présentée à l’adresse des fidèles de nos belles provinces de l’Ouest, dans le « Paroissien Romain du Diocèse de Nantes » dans son édition de 1891, le seul exemplaire que je possède encore dans un coin peu visité de ma bibliothèque.
Heureusement, passés quinze heures, il ne se passait jamais rien à Angers.
Le ciel ne s’obscurcissait pas, le timide soleil printanier persistait à briller sur le parvis de l’église. Sur la place éponyme de la Madeleine, le bureau de tabac continuait de vendre ses Gitanes, ses journaux et ses billets de la Loterie nationale. En face la boulangerie ouvrait sa devanture. Le boucher et la charcuterie itou. Un peu plus loin, à l’embranchement de la rue Volney, de la rue de la Madeleine et de la rue Desmazières, la pâtisserie Terrien disposait ses gâteaux du soir en vitrine. Et le cordonnier Boursier déverrouillait son échoppe!
C’est probablement dans ces moments-là qu’un doute m’assaillit sur la réalité de ce que je venais de vivre dans la basilique du Sacré Cœur. Et sur la notion de « vérité révélée » en religion. Un doute méthodique qui m’a conduit à déserter la métaphysique pour la raison pure. Et ce doute ne m’a plus jamais quitté, jusqu’à ce jour. Un doute difficile à lever car chacun sait qu’en science comme en religion, on ne peut réfuter ce qui par essence est indémontrable, a fortiori lorsque c’est fantaisiste.
Je ne sus en revanche jamais à quoi songeait ma grand-mère! J’ignorais si elle croyait à ce quelle récitait. Si elle simulait la bigoterie pour ne pas s’exclure de la communauté des croyants par convenance identitaire, ou si elle avait été visitée par une divine révélation. Peu importe, j’aimais sa compagnie et je pense que c’était réciproque!
Il était généralement seize heures lorsqu’on gravissait l’escalier d’ardoises de son petit logement du premier étage du 20 de la rue Desmazières, juste en face l’entrée du Jardin Fruitier. Je m’installais à l’unique table de la pièce principale qui était à la fois sa chambre, son salon, sa salle de séjour et sa cuisine. Et elle râpait alors du chocolat noir dans un bol de lait chaud. La catastrophe biblique annoncée qui ne s’était pas produite, était désormais très loin!
Le temps a passé depuis ces années des premiers temps de la cinquième République. Un temps court d’abord, car deux jours plus tard, on fêtait Pâques, la fête dite de la résurrection. Mais surtout celle de ma famille. Un temps long ensuite puisque chaque année jusqu’à l’année où ils s’en allèrent vers celui qu’ils espéraient rencontrer dans l’au-delà, entouré de leurs chers disparus pavoisant dans une éternelle sérénité, mes parents nous réunissaient tous, le jour de Pâques, enfants, petits-enfants et arrière-petits-enfants, pour déguster l’incontournable gigot d’agneau mogettes à l’angevine, arrosé aux côteaux du Layon.
Et pour dessert, la tarte aux prunes confites.
La table prête à Massy. En 1995, on fêtait le même jour, Pâques et l’anniversaire de notre mère Adrienne Pasquier
La proximité sémantique de Pâques et de Pasquier y était évidemment pour quelque chose pour la plupart d’entre nous, autant en tout cas que le prétexte religieux. Sauf, pour mon père Maurice Pasquier (1926-2017) qui demeura fidèle jusqu’au bout à la foi du charbonnier de sa jeunesse. A la fin de sa vie, alors qu’il était presque aveugle, il ne manquait jamais la messe dominicale de la télé diffusée sur la chaine du service public. Pour lui, Jésus n’était pas un alibi sociétal ou culturel, mais « réellement » le fils de Dieu, sauveur d’une humanité dont il savait pourtant tous les travers et parfois le cynisme, comme militant chrétien, comme ouvrier et comme syndicaliste et militant politique de la justice et de l’égalité. Lucide, rationnel, critique mais résolument attaché au modèle de transcendance qu’on lui avait inculqué jadis, notre mécréance le chagrinait, voire l’indisposait! Tel était- t-il! Prier était pour lui un réconfort. Mais on l’aimait fort ainsi, sans que ni lui ni nous, n’ait jamais renoncé à se chamailler. J’ignore s’il est parti en faisant la part des choses.
Pour conclure, il est nécessaire de fournir enfin la traduction du titre de cet article, à savoir les dernières paroles de Jésus agonisant. Elles sont beaucoup moins célèbres que le fameux slogan « Allahu akba » qui gangrène de nos jours les banlieues des grandes métropoles françaises et dont se revendiquent les propagandistes du terrorisme islamiste.
« Eli, Eli, lama sabachthani ? » signifie selon les exégètes: « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? »
Je suis certain qu’au nombre très restreint des traducteurs de ce cri évangélique de détresse, figure bien sûr l’actuel locataire souriant de la cité vaticane désormais médicalisée, par la force des choses. A noter qu’en période de carême, le port de la tiare et de la calotte devient lourde. Le job est contraignant car outre les obligations pontificales liées à l’allégresse de la résurrection pascale, le pape doit s’efforcer de faire face tant qu’il peut aux aléas fâcheux que lui oppose sadiquement et à répétition la Sainte Providence. Laquelle semble détester les vieux.
Plus sérieusement, lorsqu’on voit les menaces de guerres et de dérèglements de toutes natures qui pèsent sur notre planète et sur ceux qui y résident, on peut légitimement interpeler Dieu en le sommant de dire – à l’exemple de celui qui se disait son fils – pourquoi il tolère toute cette universelle souffrance, alors qu’en principe il en serait forcément la cause première! Et face à son impuissance, on peut même se demander s’il existe vraiment, et s’il existe, pourquoi il laisse faire!
Une autre hypothèse, que je privilégie, c’est que le ciel est vide. Et surtout vide de sens. Sans horloger pour remonter la pendule!
Joyeuses Pâques
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