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Archive for the ‘Mon panthéon’ Category

Le samedi 31 mars 1923, veille de Pâques, naissait à Angers, notre mère Adrienne Turbelier (épouse Pasquier). Il y a tout juste cent ans. Elle décéda à 94 ans passés en région parisienne.

Ce jour-là, le Petit Courrier, le quotidien républicain de l’Anjou, annonçait, parmi les nouvelles locales que le Vélodrome d’Angers rue de Montesquieu serait réouvert le lendemain pour la course cycliste « La Roue d’or ». Il signalait également qu’au Grand Théâtre de la Place du Ralliement, la location des places pour la pièce à grand spectacle, Michel Strogoff de Jules Verne (1828-1905) et du dramaturge Adolphe d’Ennecy (1811-1999) était ouverte.

Enfin, parmi les autres « brèves » et les petites annonces intéressant la population angevine, le journal publiait une liste d’emplois réservés aux anciens combattants de l’Anjou, notamment de facteurs auxiliaires des Postes, de gardiens de bureau des commissariats de police, de préposés aux douanes ainsi que d’hommes d’équipe aux chemins de fer et de « sémaphoristes » ..; Cinq après l’armistice de la 1918, les stigmates de la Grande Guerre avec ses blessés, ses mutilés et ses morts persistaient à coloniser les esprits. Au coin des rues, des « Gueules cassées » coincés dans leur minuscules échoppes vendaient des billets de la Loterie Nationale!

Ce 31 mars 1923, le bulletin météorologique de l’Anjou, qui se limitait à l’époque à reproduire ce que chacun possédant un thermomètre pouvait observer, notait une légère variation de température au cours de la journée, de 10° C° à 8 heures à 10° C° en soirée en passant par 14° à midi, la pression atmosphérique demeurant stable à 760 millimètres de mercure. Autrement dit, la météo plutôt clémente en ce début de printemps était dans la norme de celle attendue sous influence océanique en Anjou et dans le Val de Loire. Les cerisiers se couvraient de fleurs!

En revanche, des nuages d’une autre nature, plus menaçant, suscitaient quelque inquiétude en cette année d’après une guerre qui avait endeuillé presque toutes les familles françaises, dont celles d’Adrienne. En Allemagne, le chômage et la misère gagnaient chaque jour plus de terrain, favorisant la montée du nazisme et en Italie, le fascisme incarné par Mussolini était aux marches du pouvoir. En outre, la tension était maximale entre la France et la République de Weimar, depuis que le président Poincaré avait décidé en janvier 1923, d’envahir militairement le Bassin Minier de la Ruhr pour contraindre l’Allemagne à s’acquitter des dommages de guerre.

De nombreux incidents émaillèrent cette occupation comme en témoignait le Petit Courrier du 31 mars 1923 qui décrit une grave échauffourée survenue à Essen, la grande ville industrielle de la région, entre des ouvriers des usines Krupp et l’armée française qui venait réquisitionner des machines. Les affrontements parfois violents firent plusieurs victimes allemandes, que la propagande du parti nazi instrumentalisa immédiatement.

Enfin, au nombre des autres tristes nouvelles du jour, la presse locale et nationale consacrait quelques articles au décès, le 26 mars 1923 de l’actrice et tragédienne Sarah Bernhardt (1844-1923), et publiait de nombreux témoignages et hommages de ses amis et admirateurs, en particulier de la romancière Colette (1873-1954), de l’auteur dramatique Tristan Bernard (1866-1947) ou encore de l’écrivain et poète Henri de Régnier (1864-1936).

En somme, ce 31 mars 1923, fut une journée presque ordinaire d’après-guerre, dans un contexte national et international fragile.

Dans le quartier de la Madeleine, à Angers, Alexis Joseph Turbelier (1864-1942), l’organiste attitré de la basilique du Sacré-Cœur, l’église paroissiale, a probablement rendu visite à son ami, le chanoine Félix Fruchaud (1856-1954), curé de la paroisse pour faire le point des chants et des psaumes qui accompagneront les différentes célébrations pascales.

Il compte bien, au passage, s’attarder au clavier de l’orgue pour improviser à sa guise, une rengaine de sa composition. Ensuite, il ira, pipe au bec, taper la manille au cercle paroissial. Beau programme pour un samedi Saint, où la troupe de théâtre dont Alexis est une tête d’affiche en qualité de comédien comique amateur, fait relâche.

Pendant ce temps, au premier étage d’un modeste appartement de deux pièces, sans réel confort d’un petit immeuble du 20 rue Desmazières, à deux cents mètres environ de la place de la Madeleine, Adrienne Venault (1894-1973), l’épouse Louis Turbelier (1899-1951) – fils d’Alexis-Joseph – ressent les premières contractions annonciatrices de l’accouchement de l’enfant qu’elle porte.

A vingt neuf ans, c’est son premier enfant, moins de deux ans après son mariage à Angers le 29 octobre 1921. La guerre avait cruellement contrarié son désir d’une maternité plus précoce.

C’est ainsi qu’à vingt heures, ce 31 mars 1923, une petite fille voit le jour, que ses parents prénommèrent Adrienne, Marie Louise Joséphine. Plus tard, elle aimait d’ailleurs souligner en souriant que ses second et troisième prénoms étaient ceux des épouses de Napoléon 1er. En réalité, il ne s’agissait que de pur hasard car aucun de ses parents ne se revendiquait du bonapartisme. Les deux prénoms étaient en fait ceux de sœurs de la jeune mère de vingt neuf ans.

Adrienne dans les bras de sa maman – 1924

Outre la sage-femme, une autre personne assistait à l’accouchement: Clémence Fradin épouse Venault (1961-1931), mère de la parturiente et grand-mère maternelle de la petite Adrienne, qui depuis son veuvage en 1911 vivait avec sa fille. En outre, deux ombres chères à la jeune mère hantaient également les lieux, deux Poilus « morts pour la France » au printemps 1918 lors de l’offensive Allemande dans la Somme; d’une part Albert Venault (1893-1918) le frère et compagnon de jeu de la nouvelle mère et d’autre part, Alexis Victor Turbelier (1897-1918) fils qui fut le premier « fiancé » d’Adrienne et frère ainé de Louis, le mari et nouveau père.

Cette naissance fut sans doute un moment de grand bonheur mais elle n’effaca pas le traumatisme que suscita la disparition au front des deux soldats, dont les portraits étaient accrochés aux murs de la chambre. Néanmoins, elle démontra qu’en dépit des drames, la vie reprend toujours le dessus.

La petite fille puis plus tard la femme y compris lorsqu’elle aura le grand âge, réfutera l’idée que la mort pourrait l’emporter!

Compte tenu des fêtes de Pâques, la naissance d’Adrienne ne sera déclarée à la mairie d’Angers que le mardi 3 avril 1923 en fin de matinée par Louis Turbelier son père – ferblantier – accompagné de deux témoins, Alexis Turbelier le grand-père et de Michel Gallard (1896-1962), employé de banque et oncle par alliance de la petite fille.

Autant qu’on le sache, la petite enfance et l’enfance, puis l’adolescence de la jeune Adrienne furent celles ordinaire d’une petite provinciale heureuse de vivre. Romantique comme en atteste certains des carnets intimes qu’elle a laissés. Une jeune fille dans un quartier périphérique d’Angers, la Madeleine, non loin des Ardoisières de Trélazé. Un quartier très influencé par l’Eglise catholique, ici dominante et omniprésente, dirigée par un chanoine bâtisseur énergique, le curé Fruchaud qui régna sur la paroisse pendant plusieurs décennies, comme un préfet napoléonien. Un nostalgique des Guerres de Vendée de 1793 et, par conséquent, très opposé à la séparation de l’Eglise et de l’Etat, instaurée par la loi de 1905 et surtout à l’inventaire des biens du clergé, auquel d’ailleurs il s’opposa fermement.

En fait,  » à la Madeleine » (comme on disait), c’est le clergé qui donnait le ton de la vie collective. Non seulement, il présidait, conformément à sa mission, les offices religieux et les nombreuses fêtes votives mais il était le plus souvent le maître d’œuvre des festivités populaires qu’il encadrait au travers notamment d’un patronage paroissial où se rassemblait la jeunesse, d’un cercle de boules de fort, doté d’une buvette à vins d’Anjou, et enfin d’un théâtre amateur dont le grand-père d’Adrienne, Alexis Joseph, l’organiste était un sociétaire attitré et un acteur comique incontournable dans tout le Grand Ouest. Il y a moins de cinquante ans encore – dans les années 1970-1980, les vieux du quartier se souvenait de lui, alors qu’il était décédé depuis 1942.

En 1925 un second enfant naît au sein du couple Turbelier, un premier frère pour Adrienne, Albert Turbelier (1925-2023) puis un autre cadet en 1927, Georges Turbelier (1927-2009). L’affection au sein de cette fratrie ne se démentira jamais!

Quelques photographies témoignent de cette époque d’avant-guerre, plutôt heureuse pour Adrienne et ses frères mais plus rude pour se parents en raison de la crise économique des années trente. Louis Turbelier fut contraint d’abandonner son métier de ferblantier en raison du chômage qui sévissait et intégra la police municipale.

Tout naturellement, la petite Adrienne suivit sa scolarité jusqu’à l’obtention de son certificat d’études primaires en juillet 1935 dans une école confessionnelle tenue par les religieuses à cornette de la Retraite, une des nombreuses communautés religieuses du quartier.

Dans le même temps, elle reçut une instruction religieuse qui se solda par ce qu’on appelait à l’époque, le certificat d’études primaires chrétiennes et par la communion solennelle. Cette dernière était d’ailleurs l’occasion pour réunir la famille après la messe et d’organiser une traditionnelle fête, assortie d’un plantureux repas arrosé aux vins locaux des côteaux du Layon.

Y étaient présents, les grands parents, tous les oncles et les tantes, ainsi que les cousins et les cousines.

Mais, en 1935, il n’était pas question qu’une jeune fille, quels que soient sa vivacité d’esprit et son souhait, poursuive des études au-delà de la scolarité primaire obligatoire. C’est la raison pour laquelle elle entra en apprentissage chez un tailleur du quartier de la rue de la Madeleine, afin de devenir couturière. Un métier très souvent dévolu aux jeunes fille à l’époque, concurremment avec celui de cuisinière dans des maisons bourgeoises comme l’avait été sa mère jadis.

Non seulement elle s’accommoda sans difficulté de ce choix un peu orienté par d’autres, mais, sous la bienveillante direction de son maitre de stage, un patron tailleur dont l’atelier se situait non loin de chez elle, elle y prit goût. Elle aima ce métier qu’elle pratiqua ultérieurement, à des titres divers et privés, jusqu’à un âge avancé. En témoigne ses cahiers de couture qu’elle remplissait avec le plus grand soin.

Ayant obtenu le certificat d’aptitude professionnelle de couturière (CAP), assorti de la « mention Bien » en juin 1939, son souhait aurait même été d’approfondir sa pratique en se spécialisant comme tailleur de costumes pour hommes et d’ensembles pour femme. Elle espérait même pouvoir poursuivre durablement, là où s’était déroulé son apprentissage. Malheureusement, la guerre fut déclarée en septembre 1939 et son patron réquisitionné dut fermer sa boutique.

C’est dans ces conditions – alors qu’elle était alors âgée de dix-sept ans – qu’elle trouva un emploi de vendeuse retoucheuse « chez Joudon » un grand magasin de confection place du Ralliement en plein centre-ville d’Angers. Elle y travailla pendant l’Occupation d’Angers par les Allemands entre 1940 et 1944. Ce fut, à tous égards, un épisode marquant de la vie d’Adrienne.

En effet, en dépit de la présence oppressante de l’ennemi – peut-être même à cause d’elle – des tracasseries et des privations que l’armée occupante imposait, elle y noua des amitiés solides et pérennes avec des jeunes gens de son âge ( Voir dans ce blog, un article du 28 mars 2013 titré: « De fil en aiguille ! Vendeuse en mercerie et retoucheuse chez Joudon (1940-1948)… »

C’est chez Joudon également qu’elle apprit la solidarité ouvrière et qu’elle s’engagea dans la Jeunesse Ouvrière Chrétienne. Ainsi, alors qu’elle était issue d’une famille plutôt conservatrice, c’est de cette période que date ses convictions à « Gauche ». Convictions qu’elle revendiqua, sa vie durant, solidement campée sur des principes de justice sociale et sur une confiance jamais démentie dans le progrès humain et dans la recherche scientifique et médicale. A telle enseigne que le Parti Socialiste de la section locale de Massy où elle résidait depuis 1970 et dont elle était toujours adhérente, était représenté à ses obsèques en 2018.

Elle fut parfois déçue mais jamais elle ne renia les utopies de sa jeunesse. Pas plus d’ailleurs que ses rêves, son romantisme parfois naïf et son goût pour la création artistique, dont la peinture qu’elle pratiqua jusqu’à un âge avancé.

La guerre et l’implacable occupation allemande furent des épreuves pour tous les angevins, mais pour les jeunes adultes tout juste sortis de l’adolescence, ce fut encore frustrant. La jeunesse d’alors, qui comme toute jeunesse n’aspirait qu’à se découvrir et découvrir l’amour ne pouvait donner libre cours à sa légitime soif de rencontres et de fêtes. Elle ne pouvait voyager comme elle l’entendait ni même se nourrir convenablement. Bravant les différentes injonctions de circulation et les couvre-feux, elle n’avait d’autre moyen que la marche à pied pour se balader hors les murs de la ville. Elle en usa sans retenue, comme d’un acte de résistance passive à la bureaucratie nazie qui tenait la ville en coupe réglée. .

Qu’à cela ne tienne donc, elle marchait, bras dessus, bras dessous. Le dimanche, Adrienne et ses amis de chez Joudon battaient les campagnes environnantes et les bois aux alentours d’Angers, ainsi qu’en témoignent les photographies d’époque. Ses frères étaient de la partie et c’est même probablement dans ces circonstances que Georges Turbelier fit la connaissance de Lucette, la sœur d’une collègue d’Adrienne et qui devint la compagne de sa vie

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En décembre 1944, lors d’une manifestation de la Jeunesse Ouvrière Chrétienne (JOC) en faveur des nécessiteux, elle rencontra Maurice Pasquier. Ils s’aimèrent dans l’instant, ne se quittèrent plus de cœur et se marièrent à Angers le 8 décembre 1947.

Chaque année dès lors, jusqu’au terme de leur existence commune que seule la mort pouvait suspendre, ils fêtèrent cette date, autour d’un repas auquel les enfants étaient conviés. Quatre enfants sont nés de cette union que l’on qualifierait aujourd’hui de fusionnelle. Outre moi-même, mes trois sœurs, Marie Brigitte, Louisette et Françoise.

Adrienne devenue « mère au foyer » devint le pilier de la famille, toujours présente, recueillant les confidences des uns, écoutant les difficultés des autres et faisant toujours face aux aléas ainsi qu’aux petits et grands chagrins du quotidien. Silencieuse sur ses propres états d’âme, elle aimait cepandant raconter et même ressasser les mêmes anecdotes drôles, où elle se mettait en scène à son avantage. .

Ainsi se déroulèrent les années soixante, où femme des Trente Glorieuses elle connut sans doute le bonheur, comblée en famille mais revendiquant pleinement un statut d’égalité avec les hommes.

Elle surmonta enfin de cruelles épreuves, dont la perte d’une de ses enfants. Elle tut sa souffrance qui appartenait à son intimité et qu’elle n’entendait partager avec quiconque, car la mort lui faisait horreur, refusant jusqu’à la fin de visionner les scènes de violence à la télévision. Jusqu’à la fin également, elle demeura l’artiste peintre, qu’elle aurait désiré être.

A la charnière des années 1970, ce fut un déchirement pour elle de devoir quitter Angers, sa ville de cœur, pour la région parisienne, où Maurice avait trouvé du travail. Elle s’y résigna malgré tout et s’investit comme elle put dans le milieu associatif à Massy mais son cœur demeura sur les bords de la Maine et de la Loire.

En décembre 2017, après le décès de Maurice, alors qu’elle avait à 94 ans et perdu une grande partie de son autonomie, elle décida de rejoindre une maison de retraite médicalisée à Massy (EHPAD Louise de Vilmorin).

Elle y décéda deux mois plus tard, de tristesse sans doute, mais aussi parce que le médecin coordonnateur de cet établissement, traitre au serment d’Hippocrate, trouva argument de son grand âge pour s’abstenir de prendre en charge médicalement, une affection pulmonaire initialement bénigne. Laquelle s’aggravant avec une rapidité effrayante, finit par l’emporter en l’asphyxiant.

Elle mourut le 6 février 2018 dans une clinique d’Athis-Mons où elle avait été transportée en urgence depuis Massy. Ainsi peut-on dire qu’elle partit d’un lieu où elle ne vécut que les dernières heures de sa vie et qu’elle ne connaissait pas!

Depuis ce jour, j’ai définitivement cessé de dire « Maman « . Elle a rejoint les étoiles et y a retrouvé Maurice!

L’ultime photo ensemble dans leur appart. de Massy, le 10 octobre 2017

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C’est à la fin du mois de novembre 1835 qu’Alfred de Musset (1810-1857) écrit « La nuit de décembre ». C’est probablement le plus original de ses quatre poèmes « nocturnes » ( Nuit de mai, d’aout et d’octobre), le plus lisible aussi pour le regard d’un « moderne » lecteur qui n’adhère que modérément aux envolées lyriques parfois outrancières du romantisme théâtral de certaines des autres productions littéraires de l’auteur.

Quand il rédige  » La nuit de décembre » Musset est alors âgé de vingt-cinq ans et il vient de rompre avec Georges Sand qui fut sa compagne durant quelques mois entre la fin de l’année 1833 et 1834. Une rupture douloureuse bien qu’ils se soient mutuellement trompés. Mais à la différence des trois autres poèmes de « ses saisons de cœur » qui expriment la souffrance affective, réelle ou simulée du poète éconduit – souffrance d’ailleurs passée à la moulinette des standards d’un lyrisme d’époque désormais daté – le propos du poète n’est pas tant de se complaire de sa propre douleur et de ses pleurs que de procéder avec un réalisme saisissant à une sorte de revue de détail des différents épisodes de sa jeune vie.

Rien ne permet d’ailleurs d’imaginer à la lecture des nombreuses strophes de sizains aux rimes riches finement ciselées que l’homme n’en est encore qu’à l’aube d’un parcours de vie qui s’est jusqu’alors incarné dans le dandysme. Il pourrait tout aussi bien avoir l’âge canonique de quelqu’un qui a beaucoup vécu et qui s’efforce, à l’approche de l’échéance fatale, de dresser la chronique passionnelle d’une vie et de ses déboires.

Ce très long poème que je traine avec moi depuis mes premiers Lagarde et Michard, est troublant à de multiples titres. D’une part parce qu’il fait écho, presque deux siècles après avoir été rédigé, à l’expérience de chacun et qu’il exprime un mal-être que tout le monde connait toujours à un moment ou à un autre de son existence. Il étonne d’autre part, par la forme que l’auteur a privilégiée, celle d’un dialogue entre lui-même et un fantôme qui l’accompagne en toutes circonstances, misérable comme lui, malheureux comme lui, généralement vêtu de noir et « qui lui ressemble comme un frère »!

Il s’agit en fait de son double imaginaire, un autre lui-même solitaire. Celui aux multiples visages, qui, à y réfléchir plus avant, escorte et même chaperonne chacun d’entre nous! C’est ce qui nous rend cette poésie si proche et nous émeut!

En ces temps incertains et collectivement suicidaires, où, faute de perspective réjouissante, tout nous pousse au pessimisme, il semble en outre que cette élégie de Musset, empreinte de mélancolie à l’approche d’un hiver qui n’est ici que symbolique, soit de brulante actualité. Le poète tourmenté nous offre l’occasion de nous interroger sur le sens de notre propre condition, sur la solitude mais aussi sur notre capacité à rebondir et à rompre avec l’impérium de l’individualisme agressif, hors de toute injonction métaphysique.

Désormais, plutôt que de commenter, le mieux est de lire d’en larges extraits ! Car que faire d’autre que de se laisser bercer par la quête perpétuelle de soi-même qu’incarnent les errances poétiques de Musset et de s’en imprégner au fil des multiples renoncements et douloureuses séparations auxquelles le poète comme chacun d’entre nous doit finalement s’accommoder pour survivre, à défaut d’y consentir?

« LE POÈTE.

Du temps que j’étais écolier,
Je restais un soir à veiller
Dans notre salle solitaire.
Devant ma table vint s’asseoir
Un pauvre enfant vêtu de noir,
Qui me ressemblait comme un frère.


Son visage était triste et beau ;
À la lueur de mon flambeau,
Dans mon livre ouvert il vint lire.
Il pencha son front sur sa main,
Et resta jusqu’au lendemain,
Pensif, avec un doux sourire.

Comme j’allais avoir quinze ans,
Je marchais un jour, à pas lents,
Dans un bois, sur une bruyère.
Au pied d’un arbre vint s’asseoir
Un jeune homme vêtu de noir,
Qui me ressemblait comme un frère.


Je lui demandai mon chemin ;
Il tenait un luth d’une main,

De l’autre un bouquet d’églantine.
Il me fit un salut d’ami,
Et se détournant à demi,
Me montra du doigt la colline.

À l’âge où l’on croit à l’Amour,
J’étais seul dans ma chambre un jour,
Pleurant ma première misère.
Au coin de mon feu vint s’asseoir
Un étranger vêtu de noir,
Qui me ressemblait comme un frère.


Il était morne et soucieux ;
D’une main il montrait les cieux,
Et de l’autre il tenait un glaive.
De ma peine il semblait souffrir,
Mais il ne poussa qu’un soupir,
Et s’évanouit comme un rêve.

À l’âge où l’on est libertin,
Pour boire un toast en un festin,
Un jour je soulevais mon verre.
En face de moi vint s’asseoir
Un convive vêtu de noir,
Qui me ressemblait comme un frère.


Il secouait sous son manteau
Un haillon de pourpre en lambeau,
Sur sa tête un myrte stérile.
Son bras maigre cherchait le mien,
Et mon verre, en touchant le sien,
Se brisa dans ma
main débile.

Un an après, il était nuit ;
J’étais à genoux près du lit
Où venait de mourir mon père.
Au chevet du lit vint s’asseoir

Un orphelin vêtu de noir,
Qui me ressemblait comme un frère.


Ses yeux étaient noyés de pleurs ;
Comme les anges de douleurs
Il était couronné d’épine ;
Son luth à terre était gisant,
Sa pourpre de couleur de sang,
Et son glaive dans sa poitrine.

Je m’en suis si bien souvenu
Que je l’ai toujours reconnu
À tous les instants de ma vie.
C’est une étrange vision,
Et cependant, ange ou démon,
J’ai vu partout cette ombre amie.

Lorsque plus tard, las de souffrir,
Pour en vivre ou pour en finir,
J’ai voulu m’exiler de France ;
Lorsqu’impatient de marcher,
J’ai voulu partir, et chercher
Les vestiges d’une espérance ;

………..

Partout où le long des chemins,
J’ai posé mon front dans mes mains,
Et sangloté comme une femme ;
Partout où j’ai, comme un mouton
Qui laisse sa laine au buisson,
Senti se dénuer mon âme ;

Partout où j’ai voulu dormir,
Partout où j’ai voulu mourir,
Partout où j’ai touché la terre,
Sur ma route est venu s’asseoir
Un malheureux vêtu de noir
Qui me ressemblait comme un frère.

Qui donc es-tu, toi que dans cette vie
Je vois toujours sur mon chemin ?
Je ne puis croire, à ta mélancolie,
Que tu sois mon mauvais Destin !
Ton doux sourire a trop de patience,
Tes larmes ont trop de pitié.
En te voyant, j’aime la Providence.
Ta douleur même est sœur de ma souffrance ;
Elle ressemble à l’Amitié.

Qui donc es-tu ? — Tu n’es pas mon bon ange ;
Jamais tu ne viens m’avertir.
Tu vois mes maux (c’est une chose étrange !)
Et tu me regardes souffrir.
Depuis vingt ans tu marches dans ma voie,
Et je ne saurais t’appeler.
Qui donc es-tu, si c’est Dieu qui t’envoie ?
Tu me souris sans partager ma joie,
Tu me plains sans me consoler !

Ce soir encor je t’ai vu m’apparaître.
……
J’enveloppais dans un morceau de bure
Ces ruines des jours heureux.
Je me disais qu’ici-bas ce qui dure
C’est une mèche de cheveux.
Comme un plongeur dans une mer profonde,
Je me perdais dans tant d’oubli.
De tous côtés j’y retournais la sonde,

Et je pleurais, seul, loin des yeux du monde,
Mon pauvre amour enseveli.
….
Mais tout à coup j’ai vu dans la nuit sombre
Une forme glisser sans bruit.
Sur mon rideau j’ai vu passer une ombre ;
Elle vient s’asseoir sur mon lit.

Qui donc es-tu, morne et pâle visage,
Sombre portrait vêtu de noir ?
Que me veux-tu, triste oiseau de passage ?
Est-ce un vain rêve ? est-ce ma propre image
Que j’aperçois dans ce miroir ?


Qui donc es-tu, spectre de ma jeunesse,
Pélerin que rien n’a lassé ?
Dis-moi pourquoi je te trouve sans cesse
Assis dans l’ombre où j’ai passé.
Qui donc es-tu, visiteur solitaire,
Hôte assidu de mes douleurs ?
Qu’as-tu donc fait pour me suivre sur terre ?
Qui donc es-tu, qui donc es-tu, mon frère,
Qui n’apparais qu’au jour des pleurs ?

LA VISION.

Ami, notre père est le tien.
Je ne suis ni l’ange gardien,
Ni le mauvais destin des hommes.
Ceux que j’aime, je ne sais pas
De quel côté s’en vont leurs pas
Sur ce peu de fange où nous sommes.

Je ne suis ni dieu ni démon,
Et tu m’as nommé par mon nom
Quand tu m’as appelé ton frère ;
Où tu vas, j’y serai toujours,
Jusques au dernier de tes jours,
Où j’irai m’asseoir sur ta pierre.

Le ciel m’a confié ton cœur.
Quand tu seras dans la douleur,
Viens à moi sans inquiétude.
Je te suivrai sur le chemin ;
Mais je ne puis toucher ta main,
Ami, je suis la Solitud
e.

PS

1- Le tableau de l’homme solitaire sur un banc, qui illustre le poème, est une œuvre du peintre américain Edward Hopper (1882-1967) considéré comme le peintre de la solitude.

2- Il y a près d’une vingtaine d’années, j’ai eu l’occasion de lire quelques passages de ce poème, à une députée de ma circonscription devenue ensuite ministre avant de s’évanouir vers d’autres horizons. Elle avait souhaité me rencontrer et m’avait surpris dans la salle d’attente de sa permanence de Longpont-sur-Orge, lisant « La nuit de décembre ». Finalement on n’avait pas vraiment abordé le sujet qui justifiait ma présence et qui avait motivé sa demande.

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Notre ami et collègue Jacques Ballay s’est éteint le 20 août 2022 à Ploemeur dans le Morbihan. Breton d’adoption, il ne reviendra pas. Mais on gardera de lui le souvenir d’un personnage à la fois singulier et chaleureux. Un épicurien heureux de vivre. Et vivre pour lui, ce n’était pas s’économiser au coin du feu ou s’attarder dans des jérémiades d’un passé révolu, mais s’enrichir des expériences de tous ordres qui ont jalonné son parcours d’homme de bien. Et c’était effectivement un « honnête homme » au sens du dix-huitième siècle, c’est-à-dire quelqu’un de cultivé et curieux, qui par sa nature généreuse et sa gouaille, comme par sa manière d’être ainsi que par son sens de la convivialité, abolissait spontanément toutes les barrières et attirait la sympathie.

Nos chemins se sont croisés pour la première fois au Vésinet au début de l’année 1995. Je venais tout juste de prendre mes fonctions à l’Office de Protection contre les Rayonnements Ionisants (OPRI) créé six mois auparavant en remplacement du Service Central de Protection contre les Rayonnements Ionisants (SCPRI) en charge depuis 1956 du contrôle de la radioprotection en France.

Avec sa « bouille » de patriarche biblique, à moins que ce fût celle d’un motard fan de Harley Davidson nostalgique de la route 66 ou encore d’un routard post-soixante-huitard rêvant d’élever des chèvres dans le Larzac, Jacques possédait ce petit « plus » rafraichissant qu’ont tous ceux qui, transgressant le formalisme des convenances communes, font rêver de grands espaces et de liberté. Pour l’heure, il exerçait des fonctions d’informaticien.

C’est donc tout naturellement, en faisant le tour des services hérités du SCPRI, que je le découvris dans son petit bureau encombré du premier étage du bâtiment « C1-C2, l’immeuble amiral de l’Office qui hébergeait également le service de la dosimétrie de mon ami et regretté Alain Biau (1949-2021) l’inspection des installations de radiologie médicale, la reprographie et, au rez-de-chaussée, les services fonctionnels et financiers ainsi que la présidence de l’OPRI.

Immédiatement le courant passa entre nous. Le hasard n’y était pour rien, car dès cette première rencontre, en évoquant sa carrière dont il entrevoyait déjà le terme, il me fit part de ces hivernages quelques décennies auparavant, dans les Terres Australes et Antarctiques françaises, en particulier aux îles Kerguelen.

Or, il se trouvait qu’en 1973 lors d’une mission océanographique du CNRS dans l’océan Indien, le « Marion-Dufresne », le navire des Messageries Maritimes qui ravitaillait les Terres Australes françaises , avait mouillé dans la baie de Kerguelen. Etant à bord comme étudiant de troisième cycle, j’eus ainsi l’occasion de débarquer et de crapahuter plusieurs jours à la base de Port-aux-Français, la seule station permanente, à vocation scientifique et technique, de ces îles du bout du monde. Celle où précisément il avait effectué deux hivernages dans les années soixante, et où il revint une dernière fois en 1996 pour y installer une sonde de mesure en continu de la radioactivité ambiante (Téléray)

Ainsi, assez paradoxalement, notre premier échange au Vésinet ne fut pas consacré ou très peu à l’informatique héritée du Professeur Pellerin l’ancien patron du SCPRI! Mais aux éléphants de mer s’affrontant à la période des amours sur les grèves caillouteuses de Kerguelen, aux manchots royaux, à la familiarité des cormorans et des albatros s’approchant de la base scientifique en quête de nourriture et enfin aux dangers des tourbières ou des souilles de l’archipel lors de la cueillette des lichens ou des feuilles des « choux de Kerguelen » consommés en raison de leurs propriétés antiscorbutiques et spécifiques des régions australes par leur résistance au froid et aux incessantes bourrasques des vents. On parla aussi du glacial et terrible Mont Ross, point culminant de l’archipel qui fut le dernier sommet français à être conquis en 1975 par une expédition à laquelle participait Georges Polian dont j’avais partagé le bureau au Centre des Faibles Radioactivités de Gig-sur-Yvette en 1972.

Ces souvenirs en partie communs introduisirent d’emblée une certaine connivence qui excédait très largement le périmètre de nos fonctions professionnelles du moment.

Mais cet homme qui était né à Paris en mars 1937 était alors âgé de 58 ans.

Avait-il toujours été le personnage sympathique et peu conventionnel que je découvrais, peut-être un peu désabusé, et avec lequel je fus amené à travailler épisodiquement au cours de cette unique année qui précéda sa retraite?

Tous les témoignages, dont celui de Michel Paulat, son collègue et ami de presque soixante ans, s’accordent à dire que Jacques Ballay demeura jusqu’au terme de sa vie, et ce en dépit des atteintes de la maladie, un homme original, un insatiable dilettante avide de paysages inexplorés et d’aventures nouvelles, et en plus un copain chaleureux et amateur de bonne chère. En quelque sorte, un vrai disciple d’Epicure égaré dans les vingtième et vingt-et-unième siècles!

Ce qui ne l’empêchait pas d’être à la fois sérieux et rigoureux dans ses activités, passionné mais éclectique dans ces choix de vie, et de demeurer fidèle en amitié. Eclectique, aussi bien d’un point de vue professionnel que dans ses loisirs.

Comme tout à chacun mais probablement plus que beaucoup d’autres, Jacques Ballay a en effet vécu intensément plusieurs vies sans compter ses jardins secrets familiaux !

Formé à l’école hôtelière à la fin des années cinquante, il devint météorologiste lors de son service militaire. Ce qui le conduisit à assister en février 1960 au premier essai nucléaire français « Gerboise bleue » dans le ciel de Reggane en plein Sahara algérien.

Cette compétence à interpréter les humeurs de l’atmosphère et les mouvements erratiques des nuages, sera le fil rouge des différents métiers qu’il exerça, d’abord à la Météorologie Nationale comme radariste puis comme opérateur des premiers sondages météo de très haute altitude dans la perspective des futurs vols de l’avion commercial supersonique Concorde. C’est à cette époque qu’il rencontra sa future épouse.

Et c’est également dans les années soixante, qu’il fut appelé par son ancien chef de service de la météo, muté au ministère de la santé pour participer à la création d’un service de météorologie au sein du SCPRI en pleine croissance et nouvellement installé au Vésinet dans le parc de la Princesse. Dans ce contexte, il fut étroitement associé à l’installation des stations dites de « référence » de surveillance de la radioactivité ambiante dans les différentes régions climatiques définies sur le territoire français par le Professeur Pellerin.

C’est également au cours de cette période, qu’il effectua par deux fois des hivernages de plusieurs mois dans les Terres Australes qui devinrent une authentique inclination. Inclination durable d’un paradis gelé en limite de l’océan Antarctique sur des terres désolées. Il devint d’ailleurs le président de l’amicale des anciens des Terres Australes et Antarctiques Françaises.

Jacques et son épouse : un même regard complice hors du temps

« Ce fut aussi le temps des amis et des sorties en famille » rappelle Michel Paulat qui poursuit :

« Nos mêmes passions avaient créé des liens d’amitiés très forts. Le sport automobile tout d’abord où nous effectuâmes ensemble quatre rallyes régionaux. La pêche et le bateau également. S’intéressant à tout, il était doté d’une mémoire d’éléphant et était incollable sur bien des sujets. Il pouvait, par exemple, citer « au débotté » et sans se tromper, le podium du quatre cents mètres haies des jeux olympiques de Melbourne en 1956! « 
Jacques était en outre un sportif accompli et un charmeur, plutôt « beau gosse ». Skieur performant, il avait, dans sa jeunesse, terminé second d’une descente à Megève derrière Hermano João da Silva Ramos, un pilote automobile franco-brésilien de formule 1 dans les années cinquante.

Coureur de fond, son principal titre de gloire fut de terminer second d’une course à Vanves dernière un très grand champion international du 1500 mètres, un certain Michel Jazy d’un an son ainé.

Il fut aussi pilote de planeur où sa connaissance des masses d’air et de l’étude prévisionnelle des courants fut certainement un atout!

Il est probable que cette heureuse disposition d’esprit qui le poussa à s’intéresser à des domaines des plus variés et à s’initier à des disciplines multiples, fut une marque de fabrique familiale. Une sorte d’héritage dont bénéficia aussi son frère ainé Hubert Ballay (1928-2013) qui fut, à la fois, diplomate en Afrique, parolier à succès , directeur des éditions Barclay puis directeur du palais des congrès de Nice.

Accessoirement – si j’ose dire – Hubert Ballay vécut quelques mois en 1959 avec la chanteuse Barbara (1930-1997) qui composa à son adresse après leur séparation la célèbre chanson  » Dis quand reviendras-tu ». Pudique quant à ses affections intimes, Jacques aimait son frère et l’admirait

Ni Jacques, ni Hubert, ni Barbara ne reviendront désormais. Ils ne sont plus mais chacun dans son registre laisse le souvenir d’êtres d’exception!

Jacques avait épousé Paule. Ils eurent quatre enfants! Des petits enfants et au-delà! La suite est assurée!

Bon vent l’ami là où tu es, si tant est que là où tu es, il existe un paradis bleu et glacé qui ne soit pas simplement le néant. On m’a dit que quelques jours avant que tu ne t’esquives définitivement au-delà des océans et des continents des antipodes, on t’avait annoncé qu’un courrier te serait adressé, posté de Kerguelen aux bons soins du commandant du Marion-Dufresne, Tu ne le liras pas mais je suis certain que cette nouvelle t’a réchauffé le cœur avant que tu ne tires ta révérence.


PS : Merci à Michel Paulat, son complice de toujours de m’avoir fourni, de sa résidence estivale de Jard-sur-Mer, les éléments biographiques nécessaires à l’écriture de ce modeste hommage.

Les photographies – sauf la dernière provenant d’Internet – sont issues de la page Facebook de Jacques, désormais orpheline

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Le professeur Pellerin était un personnage atypique et d’un abord parfois rugueux. Mais c’était aussi un homme courageux qui n’hésitait pas, quels que soient les circonstances et les interlocuteurs, à défendre avec vigueur ce qu’il croyait juste et scientifiquement fondé, y compris lorsque sa conviction se heurtait aux discours politiquement en vogue. Il n’hésitait pas à batailler à contrecourant de l’air du temps, y compris lorsque ses philippiques enflammées pouvaient porter atteinte à sa réputation.

L’homme était autoritaire dans la tradition des mandarins de la médecine mais il savait aussi être affable et manifester sincèrement son amitié, sa solidarité et une disponibilité sans faille pour ceux qui étaient en souffrance, notamment ses salariés malades. Cette manifestation d’empathie chez un homme réputé austère était non feinte et elle pouvait même s’élargir à certains de ses contradicteurs en proie à des difficultés notamment médicales. Pourvu cependant qu’il les jugeât intellectuellement honnêtes. Nos relations avec lui n’étaient pas toujours un long fleuve tranquille, mais il appréciait les répliques argumentées.

Fin stratège et tacticien, il ne répugnait pas à user de séduction en alternance avec des discours plus raides pour faire aboutir un projet qui lui tenait à cœur ou pour défendre les intérêts moraux, matériels et scientifiques du Service Central de Protection contre les Rayonnements (SCPRI), un service qu’il avait fondé, animé et dirigé de main de maitre pendant trente sept ans.

Pierre Pellerin

Né à Strasbourg le 15 octobre 1923, cinq ans à peine après la réintégration de l’Alsace à la France, Pierre Pellerin était typiquement l’héritier du patriotisme chevillé au corps des alsaciens-lorrains, qui n’acceptèrent jamais de vivre sous administration allemande après la défaite française de 1870.

Sa boussole c’était probablement ce patriotisme viscéral, intransigeant et désintéressé pour la France. Cette France qu’il avait choisi de servir, en adéquation avec sa conception gaullienne de l’intérêt général. Un parti pris quasi mystique et romantique dont il m’entretint parfois et qui s’apparentait un peu à celui des héros des contes vosgiens d’Erckmann-Chatrian. Cet amour de la grandeur de la France qui n’excluait pas une certaine admiration pour la culture allemande, constitue certainement une des clés de compréhension de son personnage.

Mais Pierre Pellerin était aussi un médecin et un homme de science qui avait mené une brillante carrière de chercheur. Et ce, contrairement à ce que laissèrent entendre certains de ses médiocres contradicteurs qui n’avaient eux-mêmes jamais effleuré la moindre paillasse dans un laboratoire. Titulaire en 1948 d’un doctorat en médecine de la faculté de médecine de Paris, ses spécialités initiales étaient d’une part l’électroradiologie et d’autre part la médecine du travail. Plus tard, il occupa en qualité de professeur agrégé et apprécié de ses étudiants, la chaire de biophysique et de médecine nucléaire de l’Université Paris Descartes. Et dans le même temps, il intervenait en tant que praticien biologiste en médecine nucléaire pour le compte de l’Assistance Publique, Hôpitaux de Paris.

A ce rapide bilan de sa contribution à l’évolution des connaissances, dont attestent de nombreux articles publiés, il faudrait ajouter les prix dont il fut très tôt honoré et enfin les nombreuses instances internationales qui firent appel à ses compétences.

Enfin, on ne saurait hâtivement conclure ce chapitre sans mentionner ce qui fut l’œuvre de sa vie – de 1956 à 1993 – à savoir « son » Service Central de Protection contre les Rayonnements Ionisants, une structure devenue avec le temps une authentique institution, à la fois admirée et redoutée.

Indépendant dès sa création du principal opérateur nucléaire de l’époque, le Commissariat à l’Energie Atomique et ultérieurement des exploitants nucléaires, le SCPRI fut d’emblée dédié à la surveillance des expositions humaines et environnementales aux rayonnements ionisants, à leur évaluation sur l’ensemble du territoire français et à la prévention des dommages radio-induits qu’ils sont susceptibles de provoquer.

Placé administrativement au sein de l’INSERM et sous la tutelle des ministères chargés de la santé et du travail, le SCPRI du Professeur Pellerin jouissait d’une certaine autonomie à la fois budgétaire, programmatique et exécutive. C’est ainsi qu’en liaison avec les services de médecine du travail du CEA, il fut un des pionniers de la radioprotection opérationnelle en France.

Sans exagérer, on peut même affirmer qu’il a presque tout inventé en la matière: de la surveillance environnementale de la radioactivité (notamment à la suite des essais nucléaires atmosphériques américains et russes dans l’hémisphère nord au cours des années 60) jusqu’aux méthodes et moyens métrologiques et de calcul d’évaluation de leur impact sanitaire éventuel. Il fut un acteur incontournable de la conception des réseaux de télémesure maillant le territoire jusqu’à la dosimétrie interne et externe des travailleurs exposés, mais également du contrôle des installations nucléaires au travers de la surveillance stricte de leurs effluents liquides ou gazeux rejetés dans l’environnement jusqu’à l’optimisation des expositions médicales. Sans compter, l’armement d’une flotte de moyens métrologiques mobiles pour intervenir rapidement sur le terrain en cas d’accident ou de catastrophe nucléaire.

L’histoire des multiples inventions et trouvailles technologiques du SCPRI du Professeur Pellerin reste donc à écrire. Cette incessante créativité technique et procédurale du SCPRI pour améliorer la surveillance des rayonnements ionisants dans tous les domaines où ils furent utilisés, est encore discernable actuellement au travers de pratiques des services de contrôle qui en sont les héritiers directs, contrairement à ce que laissent entendre encore ses détracteurs.

Le SCPRI fut un des acteurs institutionnels majeurs du contrôle et de l’encadrement pendant près d’un demi-siècle, de la plupart des applications médicales et industrielles des rayonnements ionisants – civiles et militaires – notamment des centrales nucléaires productrices d’électricité.

Quoique prétendirent certains en s’accommodant sans complexe de vérités arrangées (ou arrangeantes) destinées à ternir un bilan très largement positif et désormais à se le créditer en le travestissant, l’essor de l’énergie nucléaire jusque dans les dernières décennies du vingtième siècle se fit sans drame et sans catastrophe radiologique et même sans incident ou accident réellement significatif.

Pierre Pellerin et son service n’agissaient d’ailleurs pas à leur guise au gré de caprices césariens mais sur le fondement de doctrines de sûreté et de radioprotection, incarnées par des législations et des réglementations qui plaçaient le risque nucléaire ou radiologique sur le même plan que les autres risques industriels majeurs et l’abordaient comme tel., c’est-à-dire avec réalisme sans les minimiser ou les surévaluer. A cet égard, Pierre Pellerin et ses collaborateurs ont participé activement au cours des années soixante et soixante-dix du siècle dernier, tant au niveau français qu’européen et international, à la définition des normes de protection contre les rayonnements ionisants. Leur ligne de conduite étaient en premier lieu de prendre en compte les données scientifiques validées et actualisées sur les dangers des rayonnements, mais de veiller à demeurer pragmatiques dans les prescriptions recommandées ou imposées. Ils excluaient à l’époque de se perdre dans toute autre forme de considérations, notamment d’ordre idéologique et politique sur l’acceptabilité des risques, comme ce fut le cas par la suite.

Sur ces aspects d’ailleurs, le récit de l’histoire du SCPRI reste à documenter, non pas tant pour « réhabiliter » une œuvre collective injustement décriée, mais pour en tirer les enseignements qui en découlent, dans une période complexe où certaines erreurs commises par la suite par les pouvoirs publics ont abouti à la situation actuelle de notre pays, autrefois autosuffisant et exportateur d’électricité grâce à un parc important de centrales nucléaires, et désormais tenu d’en importer piteusement pour faire face à ses besoins énergétiques.

Force est de constater que le Professeur Pellerin – s’il était encore de ce monde – déplorerait la situation inadmissible actuelle d’un parc nucléaire en grande partie à l’arrêt faute d’une maintenance rationnelle opérée ces dernières années, due en grande partie à la démotivation des opérateurs publics et à la perte de compétences techniques nationales en la matière. Mais il se réjouirait également sûrement du renouveau annoncé et du retournement d’attitude des pouvoirs publics vis-à-vis de l’énergie nucléaire.

Plus que toutes les diffamations dont il fut victime et dont la justice lui a systématiquement donné raison, les menaces sur le climat, préoccupations du moment des pouvoirs publics démontrent la justesse de ses prises de position, il y a désormais plusieurs décennies, sur l’intérêt de disposer d’une énergie nucléaire propre pour assurer la souveraineté du pays en matière énergétique. Il savait que ce recours aujourd’hui indispensable n’est pas incompatible avec les garanties de sécurité que la population est en droit d’exiger sur le court, moyen et long terme.

En fait, contrairement à ceux qui s’échinèrent à gommer son œuvre, en bureaucratisant à l’extrême la culture de sûreté, en l’alourdissant de relevés non signifiants, l’actualité rend grâce douloureusement aux dons de visionnaire du Professeur Pellerin. A sa clairvoyance et son réalisme intransigeant sur la hiérarchie des risques auxquels l’humanité est soumise en contrepartie d’un progrès bénéfique pour tous.

Bien avant qu’on ne se préoccupe des dérèglements climatiques et qu’on ne les imputent « consensuellement » aux gaz à effet de serre émis par la combustion des énergies fossiles, il avait pressenti que l’énergie nucléaire était une énergie d’avenir. Une énergie qui, en outre, n’avait rien à envier ou presque, aux autres formes d’énergies disponibles, et à celles qui sont aujourd’hui qualifiées de renouvelables et dont l’intermittence, le stockage et la faible puissance sont des handicaps importants.

Cette prise de conscience actuelle face à l’urgence climatique décrétée et observée, n’allait pas de soi, il y a quelques décennies. On déniait alors au Professeur Pellerin le droit de s’acquitter de sa mission primordiale de « défense de la santé humaine » (interview par une journaliste Catherine Rouvier en 1989) en s’accommodant de l’énergie nucléaire. Sous réserve, et sur ce point il n’a jamais été pris en défaut. Les règles de sécurité, de sûreté et de radioprotection ont été – sous son impulsion – rigoureusement respectées et leur application vérifiée sans complaisance.

Personne de bonne foi n’ignore désormais que l’énergie nucléaire figure parmi les plus vertueuses, tant du point de vue de la pollution industrielle radio induite que des risques réellement encourus.

Ce constat qui semble aujourd’hui évident, ne l’était pas il y a vingt ou trente ans. Et de ce point de vue, le Professeur Pellerin faisait figure d’exception et même d’empêcheur de tourner en rond eu égard à la bataille idéologique sans merci, conduite par les mouvements anti-nucléaires et relayée par certains responsables publics tétanisés à l’idée que le discrédit nucléaire puisse leur porter politiquement préjudice. Cet isolement face aux déferlements des critiques à son propos nécessitaient du Professeur Pellerin une force de caractère exceptionnelle et une résistance psychologique d’acier. Parfois ces critiques étaient de bonne foi lorsqu’elles étaient simplement dictées par l’ignorance, mais le plus souvent, mensongères et diffamatoires, elles cherchaient à décrédibiliser Pellerin et à en faire l’homme à abattre et le bouc-émissaire responsable de toutes les menaces imputées au nucléaire. Ils en firent l’homme qui incarnait le mal!

Ainsi, il a peu de temps encore, l’évocation du Professeur Pellerin n’était guère possible autrement que sous forme d’une critique sévère niant son rôle de pionnier et de son apport déterminant à la sécurité et à la sûreté nucléaires ainsi qu’à la radioprotection.

Parler de lui ne pouvait à la rigueur être toléré qu’en refusant de lui reconnaitre sa compétence scientifique et médicale et en insistant sur son goût prononcé du secret et de la dissimulation, dont attestait, disait-on, sa rétention systémique d’informations. En général on ajoutait que sa manière autocratique et paternaliste de diriger son service était hautement critiquable.  

Ce réquisitoire était sans appel et reléguait Pierre Pellerin parmi les bannis de l’histoire. En réalité, cette diatribe visait non à établir une vérité sur ce personnage mais à valoriser ceux qui le critiquaient en montrant par différence qu’eux étaient compétents, lucides et transparents sur le risque nucléaire et radiologique. Par conséquent, il fallait oublier son œuvre, annuler ses réalisations et reconstruire sur de nouvelles bases la sécurité, la sûreté nucléaire et la radioprotection ! En d’autres termes, il fallait déconsidérer l’action de Pierre Pellerin pour exister soi-même, et incarner le renouveau. On s’acharna alors qu’il n’exerçait plus depuis plusieurs années.

En tout cas, ses accusateurs firent ce qu’il fallait pour atteindre leur objectif : j’ai souvenir, lors d’un congrès national de la Société Française de Radioprotection à la fin du siècle dernier, de l’intervention à la tribune d’un « éminent » haut-fonctionnaire du ministère de l’industrie, sans grande compétence en matière de radioprotection mais non dénué d’ambition et feignant d’être acquis par opportunisme carriériste à la cause anti-nucléaire, ridiculiser le professeur Pellerin au motif qu’il avait fait inscrire en préambule du fascicule spécial du Journal Officiel relatif à la Protection contre les Rayonnements Ionisants, une mention précisant que la radioprotection concerne la santé et releve naturellement de la compétence médicale alors que la sûreté qui concerne la fiabilité de la machine, ressortirait de l’art des ingénieurs..

Celui qui ironisait de la sorte et qui tolérait difficilement la contradiction, était issu d’un grand corps technique de l’Etat. Mais il était au nucléaire et à la science ce que les abbés de cour étaient autrefois à la théologie. En fait, il avait surtout en tête de réunir la sureté et la radioprotection sous sa tutelle avec l’agrément bienveillant des associations écologistes. En outre, la démission des politiques peu enclins par lâcheté à s’investir dans un débat sur le nucléaire était une aubaine pour cet ambitieux rond-de-cuir et sabreur d’opérette. Ainsi son attaque cynique et ridicule – au demeurant sans risque en l’absence de sa cible retraitée – et d’autres diatribes du même acabit permirent par la suite à ce procureur des basses besognes, d’obtenir ce qu’il convoitait. C’est ainsi que fut institué en 2006 une sorte d’oxymore administratif et de chimère démocratique, intitulée Autorité de Sûreté Nucléaire et prétendument indépendante, dont le pourfendeur de Pierre Pellerin – disparu depuis longtemps des tablettes et malade – prit la direction.

Deux ouvrages de cette veine et de circonstance, publiés à la Documentation Française respectivement en 1998 et 2012 et portant curieusement des intitulés voisins – « Le système français de radioprotection, la longue marche vers l’indépendance et la transparence » et « Une longue marche vers l’indépendance et la transparence, l’histoire de l’Autorité de sûreté nucléaire française » consacrent l’un et l’autre un chapitre complet visant à minimiser l’action du Professeur Pellerin, voire à en contester l’existence.

Grâce à ces livres et à des articles de presse rédigés par des journalistes peu empressés de vérifier leurs sources, grâce également à quelques leaders écologistes antinucléaires peu soucieux de la réalité des faits, le professeur Pierre Pellerin est désormais connu du grand public pour des propos qu’il n’a pas tenus, relatifs au nuage radioactif de Tchernobyl en 1986. Il n’a jamais prononcé ce qu’on lui a fait dire mais ces mots inventés lui collent à la peau comme le sparadrap du Capitaine Haddock dans l’Affaire Tournesol. En effet, en dépit de plusieurs décisions de justice qui établirent la diffamation et condamnèrent leurs auteurs, Pierre Pellerin demeure « coupable » aux yeux de l’opinion publique, d’avoir nié le passage du nuage radioactif sur la France.

En dépit des preuves qui attestent du contraire, malgré les témoignages, il continue d’être crédité de cette affirmation évidemment absurde selon laquelle le nuage issu de la centrale nucléaire sinistrée « se serait arrêté aux frontières de l’hexagone ».  

Cette calomnie ne fut pas simplement le fait de militants antinucléaires classiques, elles furent alimentées en sous-main par certains fonctionnaires humiliés par la réussite passée du professeur. Cette fable leur fournissait l’occasion d’ébranler l’organisation qu’il avait mise en place.

En tout état de cause, le professeur Pellerin se retrouve ainsi partie liée pour l’éternité avec le capitaine Haddock en raison de ce sparadrap dont il ne peut se débarrasser. Mais pas seulement, car il présentait aussi d’autres similitudes avec les héros de Hergé, notamment avec Tintin lui-même, reporter intelligent, perspicace et courageux, tenace également mais aussi avec le Professeur Tournesol l’improbable savant à l’imagination débridée.

Pierre Pellerin dans la salle des comptages BBF au Vésinet

Pierre Pellerin est décédé à Paris le 3 mars 2013.

Le 20 novembre 2012, quatre mois avant sa disparition, il fut reconnu innocent des accusations portées à son encontre par une association écologiste anti-nucléaire, la CRIIRAD, de « tromperie et tromperie aggravée » par la Cour de cassation de Paris. Laquelle explique notamment qu’il était « en l’état des connaissances scientifiques actuelles, impossible d’établir un lien de causalité certain entre les pathologies constatées et les retombées du panache radioactif de Tchernobyl ».

2022 : le Président de la République annonce la construction de nouveaux réacteurs EPR à l’horizon 2030: une sorte de revanche posthume pour Pierre Pellerin.

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Le mardi 29 août 1922, le bulletin météorologique publié dans le Petit Courrier, le quotidien républicain de l’Anjou annonçait un temps chaud et nuageux, ponctué d’éclaircies et de quelques ondées, avec une température oscillant entre 16° C au petit matin, 26° à midi et 21° à vingt-et-une heures. En un mot, c’était l’été. Un été, légèrement plus chaud que les années précédentes mais globalement assez classique en régime océanique.

Ce jour-là que rien ne distinguait des autres jours depuis la fin de la guerre, le journal des angevins, qui se revendiquait à la fois d’un ancrage local alimenté par les faits divers de la région, et d’une ligne éditoriale à vocation généraliste et nationale, évoquait en « une », des grèves sur les chantiers navals du Havre. Le journaliste y déplorait qu’elles se soient soldées par des affrontements meurtriers avec les forces de gendarmerie.

La première page revenait par ailleurs sur une nouvelle de la veille : le naufrage d’un cuirassé de la Royale au large de Quiberon à quelques encablures du phare de la Teignouse. Les premiers éléments de l’enquête venaient en effet de montrer que cet infortuné navire de la marine nationale, baptisé « France » s’était éventré sur des récifs à la suite d’une mauvaise indication d’une sonde bathymétrique. On comptait plusieurs disparus., probablement prisonniers de la coque sous quelques dizaines de mètres de fond. .

En première page également, figuraient, parmi les événements importants, des incendies de forêt dans le Var.

Sous forme de « brèves » le lecteur était par ailleurs informé d’opérations militaires conduites au Maroc dans le Moyen Atlas contre des tribus autochtones qualifiées d »insoumises ». Il est peu probable que cette dernière info à propos de combats lointains, ait ému beaucoup d’angevins, sauf sans doute mon grand-père Marcel Pasquier (1892-1956) qui avait servi comme cavalier de première classe dans les chasseurs d’Afrique entre 1910 et 1919. Mais ce jour-là, il avait aussi d’autres motifs d’intérêt au sein même de sa propre famille!

Enfin l’édition du 29 août 1922, comme celle des jours précédents, rappelait les difficiles et lancinantes négociations avec l’Allemagne pour fixer le montant des dommages de guerre et les conditions de réparations, pourtant prévues dans le traité de paix signé avec l’Allemagne en 1919 à Versailles.

D’ailleurs, alors que quatre ans s’étaient écoulés depuis l’armistice du 11 novembre 1918, presque chaque numéro de la presse locale ou nationale, consacrait quelques lignes aux hommages aux soldats, aux commémorations des batailles de la Grande Guerre ainsi qu’aux activités mémorielles des associations d’anciens combattants. Les décorations octroyées à titre posthume aux poilus morts en héros sur le front étaient systématiquement mentionnées. Chaque rapatriement de leurs dépouilles en terre natale à la demande des familles faisait également l’objet d’un court article. A titre d’exemple, le 27 août 1922, le journal informait du retour des cendres d’un soldat tué à Verdun en 1916 et originaire de Beaucouzé (49). Les restes d’un cousin germain de ma grand-mère et de mon grand-père paternels, tué en 1915 à Neuville Saint-Vaast avaient été ramenés au Lion d’Angers dans des conditions similaires, peu de temps auparavant.

En tout état de cause, ce qui frappe à la lecture du Petit Courrier, c’est l’omniprésence rédactionnelle du conflit mondial récent. Manifestement le traumatisme de la Guerre de 14-18 était loin d’être cicatrisé et a fortiori assumé. Chaque numéro s’attardant, d’une manière ou d’une autre, sur la souffrance encore vive de la population qui continuait de pleurer ses « martyrs » dont les noms étaient désormais inscrits sur les monuments aux morts, érigés en leur mémoire dans chaque village. La saignée infligée par la guerre avait été d’autant plus rude que la classe d’âge sacrifiée en grand nombre était précisément constituée de jeunes adultes. Ceux-là même qui auraient dû être, dans ces années d’après-guerre, les forces vives de la Nation, dans les champs comme dans les usines, et d’abord dans les familles.

Heureusement, le journal dont une grande partie de la population prenait connaissance dès l’aube grâce à une distribution de portes à portes, comportait d’autres informations que celles, peu réjouissantes, liées aux conséquences douloureuses de la tragédie passée.

Parmi ces actualités réconfortantes, il y avait d’une part les naissances dont la liste était publiée chaque jour pour celles de la veille et, bien sûr, les manifestations festives, ludiques, voire économiques comme les comices agricoles qui attestaient, chacune à leur manière, de la capacité de résilience collective du pays malgré le deuil qui l’affligeait.

Parmi les « bonnes nouvelles » il y avait les fêtes votives et villageoises, comme le feu d’artifice du Lion d’Angers du 27 août 1922 et la retraite aux flambeaux qui s’ensuivit portée par « une assistance nombreuse et enthousiaste ».

Dans l’édition du 28 août 1922 et les suivantes, un article était également dédié aux courses du Lion d’Angers, bourg d’origine de la plupart de mes aïeux paternels, à l’hippodrome de Durval sur la route de Vern d’Anjou qui avait été rénové pour la circonstance et où furent accueillis des parieurs en grand nombre mais surtout des foules d’amoureux de la race chevaline. Etaient présents lors de l’inauguration tous les notables aristocratiques et les élus de la région, dont le quotidien publia scrupuleusement une liste exhaustive. On se serait cru aux temps heureux de la Belle Epoque, où les toilettes de la comtesse de Tredern et de la duchesses de Brissac rivalisaient avec celles de la baronne de Candé.

Petit Courrier daté du 29 août 1922

S’agissant de l’état civil « heureux », le Petit Courrier publiait le mardi 29 août 1922 la liste des naissances de la veille à Angers. Et parmi celles-ci, était mentionnée celle de Renée Pasquier, le lundi 28 août 1922 au domicile de ses parents. En fait, le couple Pasquier louait depuis quelques semaines seulement un petit appartement au rez-de-chaussée d’un immeuble du 65 de le rue de la Madeleine. Au regard des standards actuels, il serait même considéré comme  » très » modeste car il ne comportait (à ce moment-là) que deux vraies pièces, à savoir une cuisine assez vaste mais sombre, dotée de l’eau courante, ainsi qu’une grande chambre avec fenêtre sur cour, communiquant avec un « bow window » vitré assimilable « avec un peu d’imagination  » à un jardin d’hiver ou à un cabinet de toilettes fictif. Les « commodités » étaient extérieures et collectives, et un jardinet fermé au fond par un puits était mis à la disposition des locataires, charge à eux d’en faire un potager.

C’est en ce lieu que Renée Pasquier qui nous a quittés le 23 octobre 2016, passa son enfance et sa jeunesse en compagnie de ses trois frères et de leurs parents.

Nul ne sait d’ailleurs quand elle décéda, si à 94 ans elle avait gardé le goût de vivre et si cette mort qui l’arrachait à l’affection des siens ne correspondait pas à un souhait qu’elle avait parfois exprimé devant moi à plusieurs reprises, de rejoindre Marcel Pilet (1919-1996) son amour et le père de ses sept enfants. L’âge venu, l’absence de son époux lui pesait et elle s’indignait de ne plus jouir de la liberté de se déplacer comme elle l’entendait. Cette liberté d’être et de se mouvoir qu’elle élevait devant moi au rang de vertu cardinale, qu’incarnaient à ses yeux « Le temps de cerises » de Jean-Baptiste Clément, et son vélo qu’elle enfourchait avec vivacité pour parcourir jadis « la rue Saint-Léonard jusqu’à la Madeleine ».

Mariage de Renée et Marcel – Angers le <6 juin 1943 – les deux familles

Elle avait épousé Marcel Pilet, un gars du quartier de la Madeleine, le 6 juin 1943 à Angers, un beau gaillard de trois ans son ainé, une personnalité chaleureuse, attachante et vif d’esprit, un cheminot aussi doublé d’un talent de jardinier hors pair. Et ils ne se quittèrent plus jusqu’à son décès à l’automne 1996, terrassé par une crise cardiaque en voulant arracher un « putain » de noisetier sauvage qui parasitait le mur de sa maison. Sans rire, Marcel m’a appris deux choses fondamentales dont j’use encore septuagénaire: nouer une cravate et me convaincre que le sécateur était l’outil principal de quiconque souhaite cultiver un jardin!

Depuis la disparition de Marcel, Renée avait, en tout cas, perdu une partie d’elle même et de sa joie de vivre . Mais, ne communiquant que rarement ses peines, ses regrets intimes ou ses secrètes fêlures, elle s’accrocha sans maudire, manifestant au contraire un certain optimisme qu’elle puisait probablement dans l’amour inconditionnel de tous les enfants qu’elle avait mis au monde. De la sorte, sa gaité, sa confiance dans l’avenir et son volontarisme rendaient sa compagnie agréable. Recherchée même par ceux qui l’entouraient. Ses voisins de la rue Charles Péguy!

En tout cas, elle ne confiait pas ses tracas au neveu que j’étais et qui ne la rencontrait qu’épisodiquement lors de mes rares passages à Angers. Elle se contentait de m’accueillir les bras ouverts, le sourire aux lèvres. Et si, malgré tout, elle faisait part de sa lassitude, c’était sur un ton badin ou implicitement au détour d’une remarque générale sur la dureté de la vie. Le plus souvent pour évoquer les difficultés notamment de santé, de tel ou tel des siens, et au premier chef, de ses enfants.

Ce dont je peux attester sans forcer le trait, c’est que ce n’était pas par devoir qu’on se rendait chez elle, dans le quartier de Saint-Léonard, mais par plaisir d’échanger avec elle et d’entendre des nouvelles de la famille. Elle était, à cet égard, l’incontournable référence, la mieux informée et même fréquemment l’ultime recours, en particulier pour les rameaux les plus éloignés dans notre arbre généalogique commun, comme ceux du Lion d’Angers des années trente ou quarante du siècle dernier.

Sœur ainée de mon père Maurice Pasquier (1926-2017) elle lui portait une affection profonde et protectrice. Et ce, depuis toujours. Lui-même lui téléphonait régulièrement de Massy où il résidait depuis de nombreuses décennies, et ses derniers voyages à Angers, malgré les handicaps de la vieillesse lui étaient en grande partie consacrés. Cette affection réciproque, fondée sur une complicité jamais démentie et une grande connivence depuis l’enfance, se prolongea jusque dans les dernières étapes de leur vie.

Le 28 aout 2022 elle aurait eu cent ans.

Elle était le deuxième enfant et la seule fille d’une fratrie qui en comprendra quatre. Sa mère Marguerite Cailletreau (1897-1986), native du Lion d’Angers était couturière et son père Marcel Pasquier (1892-1956), cheminot à la gare Saint-Laud d’Angers. Bien que né à Vervins dans l’Aisne, ce dernier était lui-même issu d’une famille implantée de très longue date sur les rives de l’Oudon, au Lion d’Angers et dans ses environs. Engagé dans un régiment de chasseur d’Afrique en 1910, il avait été affecté sur le front français durant la Grande Guerre, et c’est à l’occasion d’une permission en décembre 1917 au Lion d’Angers chez un de ses oncles, qu’il rencontra Marguerite.

Tout indique que ce fut le coup de foudre puisqu’ils se marièrent au Lion d’Angers le 21 octobre 1918 moins de trois semaines avant l’armistice. Après avoir participé aux derniers combats en Alsace et en Lorraine, et à l’occupation de la Rhénanie et du duché de Bade, Marcel fut démobilisé au cours de l’été 1919 non sans avoir contracté entre temps la redoutable « grippe espagnole » qui lui valut plusieurs semaines d’hospitalisation à Strasbourg et en région parisienne.

De cette union naquit en août 1920 à Saint-Pierre-Corps, un premier fils, Marcel Pasquier (1920-1999)…

Tel était l’environnement affectif de Renée lorsqu’elle vit le jour, il y a cent ans.

Renée à 19 ans en 1941

Son existence par la suite ne fut pas toujours un long fleuve tranquille et son moral fut à plusieurs reprises mis à l’épreuve, car elle fut confrontée au malheur, notamment en 1955 lorsqu’elle perdit un enfant quelques jours après l’accouchement. Elle sut surmonter ces épreuves avec courage et fut pour tous, en exemple.

C’est la raison pour laquelle, il m’apparait juste de lui rendre hommage et d’évoquer sa mémoire au moment où la fuite du temps lui fait virtuellement franchir le cap des cent ans. Échéance que la providence qui est rarement « sainte », lui a refusé.

Il y a évidemment bien plus légitime et plus qualifié que moi pour marquer ce passage virtuel qui ne peut plus se matérialiser. J’espère qu’aucun de ses cinq enfants encore de ce monde – enfants dont elle ne cessait de se déclarer fière – ne me feront pas grief, de cette libre évocation mais très subjective de leur maman.

Je sais que ça ne se fait pas de « sabrer » le champagne dans les cimetières en parlant des défunts sans qu’ils puissent répliquer. Ou de parier sur une occurrence fictive qui ne se concrétisera pas. J’ai le sentiment que je le devais à ma chère marraine.

Bon anniversaire, malgré tout, « Tante Renée » confidente proustienne de notre « recherche du temps perdu »! Témoin d’une époque si lointaine et pourtant si proche. Si comparable par les balbutiements de l’Histoire qu’elle charrie sans relâche.

Dans sa cuisine dans les années 2000

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C’était le 7 juillet 2010, il y a douze ans. Louisette nous quittait, en nous laissant tous orphelins. Qui, d’une maman, qui, d’une épouse, qui, d’une fille et qui d’une sœur. Tous les autres perdaient une amie accueillante, généreuse, imaginative et empressée. Une confidente aussi.

Juillet aout 1953 au Lion d’Angers – Louisette au centre

Un dessin sur la stèle de sa tombe au cimetière de Massy évoque une nuée d’étoiles s’élançant vers le cosmos… Pourquoi pas? Pourquoi ne pas s’imaginer que parmi les quelques deux cents milliards de soleils de notre Voie Lactée, quelques unes d’entre elles, font passer son message d’humanité jusqu’au tréfonds de l’univers.

En tout cas, nous, ce message qui ne peut échoir dans le néant, nous ne l’oublions pas, et, le moment venu, il sera du voyage, avec nous.

 » Les filles » – mes sœurs. Louisette en haut à gauche

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Le 16 mai 1892, naissait au Lion d’Angers, Auguste Cailletreau, dit « Tonton Henri » (1892-1975). A de nombreuses reprises ici, j’ai déjà eu l’occasion d’évoquer sa mémoire. Celle d’un petit bonhomme qui ne payait pas de mine et n’aurait pas « fait de mal à une mouche » mais qui nourrissait une passion inconditionnelle pour ses chiens, les chevaux des haras de l’Isle Briand sur les rives de l’Oudon, et les chevaux-vapeurs des automobiles.

Son permis de conduire – 1920 –

Souvent, j’ai également parlé de ses malheurs, notamment de la disparition de son fils unique, mécanicien doué, décédé à 17 ans, emporté par une méningite cérébro-spinale brutale et cruelle.

Apprenti galochier au Lion d’Angers à douze ans, il est finalement devenu, par amour de la mécanique, chauffeur-mécanicien après « sa » Grande Guerre sur le front des Dardanelles, puis camionneur parcourant les routes de France en compagnie de son chien Denis! Et ce, bien au-delà de l’âge légal de la retraite! Lequel à son époque était fixé à soixante-cinq ans.

En ce jour anniversaire de sa venue au monde, cet ancien « Poilu d’Orient » fidèle à tous ceux qu’il aimait, attentif et hypersensible, discret, trop timide aussi, mais toujours disponible, aurait eu 130 ans! Inconcevable quand on se souvient qu’on l’a connu!

Sans réécrire ce que j’ai déjà écrit à son propos, je souhaite simplement profiter de l’occasion pour rappeler que cet homme – mon grand-oncle paternel – assura auprès de moi, une fonction essentielle, qui s’apparentait à celle de mes grands-pères disparus, l’un et l’autre, prématurément. Il m’a appris ‘la bricole » mais je fus un piètre disciple! Pour lui, homme d’avant l’explosion consumériste des Trente Glorieuses, un clou, même tordu, demeurait un clou et il le conservait.

Mentionner son âge désormais virtuel, car les morts ne vieillissent plus, c’est évidemment se souvenir de lui et signifier qu’il fut des nôtres sur cette planète. C’est en outre lui rendre une sorte d’hommage filial que la fatalité lui a cruellement confisqué. Enfin, c’est évoquer implicitement le mien – mon âge – en prenant soudainement et concrètement conscience de la marche du temps et des décennies qui, s’accumulant, ont progressivement mais sûrement, transformé le jeune homme qu’Auguste a connu et que j’étais encore quand il vivait, en un presque vieil homme!

Un monsieur en cours de vieillissement qui mesure quotidiennement les stigmates de l’entropie croissante sur sa propre chair. Qui regarde, impuissant les désordres s’installer et qui sait les renoncements auxquels, de gré ou de force, il doit consentir et qui vont de pair avec l’appréciation clairvoyante des années restantes beaucoup moins nombreuses que celles déjà écoulées.

Un ensemble de perspectives qui quoiqu’on en dise, n’est ni réjouissant ni affligeant, mais qui s’inscrit dans le cycle normal et ininterrompu de la vie et sa permanence. Lequel mise sur l’avenir en relativisant et même en soldant progressivement toute ambition qui s’écarterait de la seule obligation qui compte : celle de transmettre notre savoir ou notre ignorance, nos certitudes et nos doutes, aux générations suivantes, censées poursuivre la tache. Un schéma, de prime abord un peu absurde, digne du regretté Sisyphe, mais qui, au bout du bout, gomme toutes les inégalités, bien plus efficacement que les gesticulations puériles des prophètes narcissiques de l’insoumission braillarde ou les promesses fallacieuses des prédicateurs d’un au-delà radieux.

« Salut donc Tonton Henri ! J’ai appris de toi qu’il fallait prendre soin des moteurs à explosion et de ses animaux domestiques. Toi tu les bichonnais. Moi, j’aime surtout qu’ils me transportent sans trop broncher. Mais j’ajoute que l’énergie devenue rare, ne peut plus reposer, comme de ton temps, sur le recours quasi-exclusif au pétrole, au charbon et au gaz. D’autant qu’on les prétend dangereux pour l’avenir biologique de la planète.

Il faut donc aussi faire appel à l’énergie électrique pour une grande part, produite à partir de la fission nucléaire et peut-être un jour de la fusion. Je sais que le petit galochier du Lion que tu fus, confiant dans le progrès humain, n’aurait certainement pas désapprouvé ces évolutions dictées par la nécessité. Les pieds sur terre mais en harmonie avec les éléments, tu n’appréciais que modérément les bourrasques imprévisibles du vent, qui arrachaient ta légendaire casquette.

PS: Quelques articles de ce blog dédiés à Auguste Henri Cailletreau( 1892-1975) :

  • Un gâs du Lion -Auguste Cailletreau – 20/9/2011
  • Nini la Belloprataine -6/2/2012
  • Camionneur en ceinture de flanelle – 28/10/2012
  • Trois jeunes du Lion dans la tourmente de la guerre – 3/10/2011

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L’impérialisme russe est une constante de l’histoire de l’Europe de l’Est, Cette dernière en effet semble parfois bafouiller notamment lorsqu’elle reproduit les horreurs du passé. En témoigne l’insurrection polonaise de janvier 1863 qui visait à desserrer l’étau russe qui tenait le pays en quasi-esclavage. C’était quatre ans avant la naissance de Marie Curie. Les polonais réclamaient juste un peu plus d’autonomie et de libertés collectives et individuelles, alors que les garnisons russes occupaient l’ensemble du territoire et « punissaient » avec férocité toute forme de contestation. Poussant le sadisme jusqu’à enrôler de force les jeunes polonais dans l’armée tsariste.

Une répression sauvage s’ensuivit en février 1863, en tous points, comparable aux massacres et aux atrocités, perpétrés actuellement en Ukraine par la soldatesque poutinienne.

C’est dans ces circonstances tragiques, qu’un journaliste russe Alexandre Herzen (1812-1870), rédacteur du Journal Kolokol, un périodique d’inspiration socialiste libertaire, réfugié à Londres puis à Genève, écrivit à Victor Hugo lui-même proscrit du fait de son opposition farouche au régime impérial de Louis Napoléon Bonaparte et exilé dans sa résidence de Hauteville House à Guernesey.

Alexandre Herzen

En fait, il s’agissait plutôt d’un appel au secours, car cette lettre ne comportait qu’une simple ligne:

« Grand frère, au secours ! Dites le mot de la civilisation. »

En réponse à ce cri de détresse, Victor Hugo publia le 11 février 1863 dans les journaux libres d’Europe, un texte magnifique, conçu comme une adresse aux soldats russes qui se comportaient comme des soudards en Pologne. Cet écrit d’une plume sublime de troublantes anaphores demeure malheureusement d’actualité en Ukraine en ce printemps 2022.

Victor Hugo à cette époque

 » Soldats russes, redevenez des hommes.

Cette gloire vous est offerte en ce moment, saisissez-la.
Pendant qu’il en est temps encore, écoutez :
Si vous continuez cette guerre sauvage
, si, vous, officiers, qui êtes de nobles cœurs, mais qu’un caprice peut dégrader et jeter en Sibérie ;

Si, vous, soldats, serfs hier, esclaves aujourd’hui, violemment arrachés à vos mères, à vos fiancées, à vos familles, sujets du knout, maltraités, mal nourris, condamnés pour de longues années et pour un temps indéfini au service militaire, plus dur en Russie que le bagne ailleurs ;

Si, vous, qui êtes des victimes, vous prenez parti contre les victimes ;

Si, à l’heure sainte où la Pologne vénérable se dresse, à l’heure suprême où le choix vous est donné entre Pétersbourg où est le tyran et Varsovie où est la liberté ;

Si, dans ce conflit décisif, vous méconnaissez votre devoir, votre devoir unique, la fraternité ;

Si vous faites cause commune contre les polonais avec le czar, leur bourreau et le vôtre ;

Si, opprimés, vous n’avez tiré de l’oppression d’autre leçon que de soutenir l’oppresseur ;

Si de votre malheur vous faites votre honte.
Si, vous qui avez l’épée à la main, vous mettez au service du despotisme, monstre lourd et faible qui vous écrase tous, russes aussi bien que polonais, votre force aveugle et dupe ;

Si, au lieu de vous retourner et de faire face au boucher des Nations, vous accablez lâchement, sous la supériorité des armes et du nombre, ces héroïques populations désespérées, réclamant le premier des
droits, le droit à la patrie ;

Si, en plein dix-neuvième siècle, vous consommez l’assassinat de la Pologne,

Si vous faites cela, sachez-le, hommes de l’armée russe, vous tomberez, ce qui semble impossible, au-dessous même des bandes américaines du sud, et vous soulèverez l’exécration du monde civilisé !
Les crimes de la force sont et restent des crimes ; l’horreur publique est une pénalité.
Soldats russes, inspirez-vous des polonais, ne les combattez pas. Ce que vous avez devant vous en Pologne, ce n’est pas l’ennemi, c’est l’exemple. »

Puissent les soldats du criminel Poutine entendre cet appel venu du fond des âges et se réveiller enfin du mauvais cauchemar qu’ils infligent sur ordre au peuple ukrainien!

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Il parait si j’en crois le petit carnet que tu m’as laissé, que j’ai prononcé le mot  » Maman » aux alentours de mes dix mois, comme d’ailleurs mes trois sœurs cadettes! Mais depuis quatre ans, ce mot empreint de la mélancolie d’un présent désormais orphelin d’un passé révolu, ne relève plus de mon vocabulaire usuel, sauf à des fins littéraires.

Tu es partie quelque part ou nulle part dans un coin perdu du néant ou dans une contrée isolée d’un de ces multivers, ces lieux étranges de l’espace, imaginés par les plus savants de nos théoriciens contemporains en « matière » – si l’on ose dire – de cosmologie. C’est ainsi, que ces érudits d’équations inattendues posées, il y plus d’un siècle, ont désormais tendance à se substituer à nos antiques théologiens, et en plus, sans beaucoup faire mieux! L’avantage malgré tout, c’est qu’ils nous dispensent de leur morale à quatre sous à déposer dans des troncs et qu’ils ne nous promettent rien de paradisiaque ou de cauchemardesque. Au moins d’ici quelques milliards d’années!

Aujourd’hui 31 mars, c’est le jour anniversaire de ta naissance, mais Maman tu n’es plus là pour t’étonner ingénument des stigmates qui attestent du temps qui passe. C’est un constat auquel il faut se faire. Cette absence que d’aucuns appellent le deuil, s’accompagne pourtant d’un curieux paradoxe: tu demeures, malgré tout, à nos côtés, telle une référence ineffaçable ou une source intarissable d’inspiration.

De toi, ma mère – Adrienne Turbelier (1923-2018) épouse par amour de Maurice Pasquier (1926-2017) – je pourrais parler sans retenue à longueur de pages. Plus de soixante ans de complicité filiale, ça compte! Sur toi, je pourrais disserter et même rédiger des livres où finalement, je ne raconterais surtout que ma propre histoire avec toi. Je m’y suis d’ailleurs attelé mille fois, sans d’ailleurs prétendre accéder à ta vérité, hormis le fait que tu nous aimais!

En effet, l’authenticité d’un être n’a probablement qu’un rapport tenu avec la perception qu’on en a. N’en transparait que ce qu’il entend nous en révéler. Comme l’observe le jeune et magnifique philosophe Alexandre Jollien dans sa leçon de vie, cette quintessence de soi se trouve entièrement contenue, mais à jamais inaccessible, dans le tiret qui relie les deux dates encadrant une vie, celle de la naissance et celle de la mort.

Et d’ailleurs, ce dont on se rappelle consciemment aujourd’hui, ce sont tes anecdotes, celles que tu ressassais inlassablement pour nous distraire lors des repas de famille. A chaque fois on s’esclaffait en faisant semblant de les découvrir…Ces historiettes pour la plupart, localisées en terre angevine, nous manquent aujourd’hui, et personne d’entre nous ne saurait les reprendre à son compte en rivalisant avec toi …

Les carnets que tu nous as a laissés, ceux auxquels la jeune femme de la guerre confiait ses espoirs, de même que tes lettres de mère de famille durant les Trente glorieuses ou encore tes indignations de militante et les réflexions que tu livrais en une ou deux phrases dans le secret de tes agendas, nous en apprennent autant de toi que des décennies à tes côtés.

On n’ignorait rien de la singularité de ton caractère « bien trempé » volontiers mutin et révolté en faveur des causes auxquelles tu croyais, on savait la part de ta sensibilité qui s’exprimait au travers des tableaux que tu peignais sans complexe et avec passion, mais en réalité on te ne connaissait guère. Tu masquais tes émotions intimes sous une pudeur presque janséniste. Telle une adolescente découvrant la violence des sentiments et les affres des souffrances de l’âme, tu n’évoquais et n’évacuais tes chagrins que par le biais des petits mots que tu consignais ici ou là en forme d’aphorismes.

Quelques jours avant ton départ, j’ai cru entrevoir cette personne aimée, d’une sensibilité exacerbée et implorante, que je ne connaissais pas. Le masque s’est en partie estompé, lorsque tu m’as dit comme pour t’excuser du tracas que tu pensais nous infliger et pour nous demander timidement d’être là à l’approche de l’irrémédiable que tu pressentais :  » Je vous ai élevé, tout de même! »

Oui Maman tu nous as élevés et surtout tu nous as aimés. Inutile de chercher un autre épilogue à notre histoire commune.

Aujourd’hui, 31 mars 2022, tu aurais eu quatre vingt dix neuf ans. Tu étais née au 20 rue Desmazières à Angers. Angers celle ville que tu as quittée à contrecœur au début des années 70 du siècle dernier et qui est demeurée la ville de toutes tes nostalgies.

Quelques photos de toi aux différentes époques de ta vie suffisent à commémorer cet événement mémoriel intime dont nous sommes désormais les dépositaires.

Massy – Dernier repas en commun 10 octobre 2017

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Le 28 février 1835, Michel Châtaigner ancien sergent dans l’armée « vendéenne » du général Charles-Melchior -Arthur de Bonchamps ( 1760-1793) mourait au petit matin en son domicile de Saint-Florent-le- Vieil en Anjou. La déclaration en fut faite dans la journée au maire de la commune en personne, Joseph Auguste Cesbron de la Guérinière, par le gendre du défunt, Jean Fouassier, accompagné d’un jeune instituteur Etienne Lardin.

Michel Châtaigner âgé de soixante dix sept ans révolus, était charcutier. Profession qu’il exerçait peut-être encore à son décès.

En soi, cet événement, auquel on pourrait ajouter quelques dates ou éléments biographiques, dénichés dans les registres d’état civil de la commune ou de la paroisse de Saint-Florent-Le-Vieil, où il était né le 8 avril 1757, ne justifierait pas que je lui dédie un billet, surtout dans le contexte actuel de guerre.

Il y a mieux à faire que de s’intéresser au trépas d’un homme disparu, il y a cent-quatre-vingt sept ans, jour pour jour, dont, en outre, le destin semble assez banal. Du moins en apparence!

En fait, plusieurs motifs m’incitent, malgré tout, à le faire – succinctement – dont un qui, quoiqu’on en pense n’est pas si éloigné de la tragédie actuelle du peuple ukrainien agressé par l’armée russe. En effet, Michel Châtaigner fut non seulement un témoin mais également un acteur d’un drame survenu pendant la Révolution française dans les provinces de l’Ouest, celui des « Guerres de Vendée » de 1793 qui endeuilla l’Anjou ainsi qu’une partie du Poitou.

Ces guerres nées d’une révolte « spontanée » des paysans de l’Ouest donnèrent lieu à des massacres, presque à un génocide perpétré par les « colonnes infernales » envoyés depuis Paris par la Convention, pour réprimer sans pitié les populations mâter les populations locales après la déroute des armées vendéennes en décembre 1793 dans les marais de Savenay.

Que demandaient ces « gueux » et ces ‘bandits » de la Vendée? Ils refusaient la conscription obligatoire de tous les hommes, décrétée par la Convention pour aller combattre aux frontières, et ils souhaitaient conserver les traditions et la foi, religieuse de leurs aïeux.

Michel Châtaigner fut certainement associé à la plupart de ces épisodes sanglants mais son nom reste surtout attaché à la mort du général Bonchamps. Selon une tradition orale au sein de ma famille, il aurait assisté aux derniers instants de Bonchamps, le 18 octobre 1793 au hameau de La Meilleray sur la rive droite de la Loire en face Saint-Florent-le-Vieil, dans la maison d’un pêcheur nommé Bélion.

Le général, dans l’armée duquel Michel Châtaigner servait comme sous-officier, avait été mortellement blessé lors d’une bataille le 17 octobre 1793 devant Cholet. Il avait été transporté mourant jusqu’à Saint-Florent où s’était repliée son armée dans le but de traverser le fleuve et de rallier la Bretagne à sa cause. Avec « d’infinies précautions » on l’avait porté à bord d’une barque légère vers le lieu de son dernier soupir!

Son armée qui battait en retraite après avoir été défaite, trainait avec elle cinq à six mille prisonniers républicains dont on ne savait que faire et qu’on envisageait même d’exécuter. Bonchamps s’opposa à ce funeste dessein et sur son lit de mort exigea leur grâce. Ce dernier ordre, dont Michel Châtaigner aurait été le témoin, fut effectivement respecté à la lettre et aucun soldat républicain ne fut passé par les armes.

A la lecture de ce qui précède, on aura compris que parmi mes motifs d’intérêt pour Michel Châtaigner, il y a son lien d’appartenance à ma parentèle. En fait, il s’agit d’un de mes oncles par alliance au sixième degré. Sa première épouse Renée décédée en 1787 était la sœur d’une de mes aïeules maternelles, Françoise Robineau (1752-1811), l’arrière grand-mère d’un de mes arrière grands-pères Alexis Turbelier (1864-1942).

Par ailleurs, c’est le seul personnage de ma famille, dont on possède un portrait d’époque.
Ce portrait fut réalisé par Pierre-Jean David d’Angers (1788-1856), sculpteur et médailleur dont le père figurait parmi les prisonniers républicains sauvés par Bonchamps agonisant.

En remerciement, il « croqua » de nombreux soldats de l’armée de Bonchamps dont notre Michel, et surtout il sculpta le monument du général au dessus de son catafalque dans la nef de l’église abbatiale de Saint-Florent-le-Vieil.

Michel Chataigner, quant à lui, fut inhumé dans le cimetière de Saint-Florent après que son cercueil eut certainement transité en cette fin d’hiver 1835, devant le monument funéraire de son ancien chef!

Il y a quelques années, arpentant le cimetière à la recherche de sa tombe, je n’ai pas su l’identifier! Peut-être, malgré tout, persiste t-il à hanter les lieux, les soirs d’été, discrètement, parmi les feux-follets!

PS: Accessoirement, il faut rappeler que le fronton du Panthéon à Paris est l’œuvre du sculpteur angevin David d’Angers.

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