Le samedi 31 mars 1923, veille de Pâques, naissait à Angers, notre mère Adrienne Turbelier (épouse Pasquier). Il y a tout juste cent ans. Elle décéda à 94 ans passés en région parisienne.
Ce jour-là, le Petit Courrier, le quotidien républicain de l’Anjou, annonçait, parmi les nouvelles locales que le Vélodrome d’Angers rue de Montesquieu serait réouvert le lendemain pour la course cycliste « La Roue d’or ». Il signalait également qu’au Grand Théâtre de la Place du Ralliement, la location des places pour la pièce à grand spectacle, Michel Strogoff de Jules Verne (1828-1905) et du dramaturge Adolphe d’Ennecy (1811-1999) était ouverte.
Enfin, parmi les autres « brèves » et les petites annonces intéressant la population angevine, le journal publiait une liste d’emplois réservés aux anciens combattants de l’Anjou, notamment de facteurs auxiliaires des Postes, de gardiens de bureau des commissariats de police, de préposés aux douanes ainsi que d’hommes d’équipe aux chemins de fer et de « sémaphoristes » ..; Cinq après l’armistice de la 1918, les stigmates de la Grande Guerre avec ses blessés, ses mutilés et ses morts persistaient à coloniser les esprits. Au coin des rues, des « Gueules cassées » coincés dans leur minuscules échoppes vendaient des billets de la Loterie Nationale!
Ce 31 mars 1923, le bulletin météorologique de l’Anjou, qui se limitait à l’époque à reproduire ce que chacun possédant un thermomètre pouvait observer, notait une légère variation de température au cours de la journée, de 10° C° à 8 heures à 10° C° en soirée en passant par 14° à midi, la pression atmosphérique demeurant stable à 760 millimètres de mercure. Autrement dit, la météo plutôt clémente en ce début de printemps était dans la norme de celle attendue sous influence océanique en Anjou et dans le Val de Loire. Les cerisiers se couvraient de fleurs!
En revanche, des nuages d’une autre nature, plus menaçant, suscitaient quelque inquiétude en cette année d’après une guerre qui avait endeuillé presque toutes les familles françaises, dont celles d’Adrienne. En Allemagne, le chômage et la misère gagnaient chaque jour plus de terrain, favorisant la montée du nazisme et en Italie, le fascisme incarné par Mussolini était aux marches du pouvoir. En outre, la tension était maximale entre la France et la République de Weimar, depuis que le président Poincaré avait décidé en janvier 1923, d’envahir militairement le Bassin Minier de la Ruhr pour contraindre l’Allemagne à s’acquitter des dommages de guerre.
De nombreux incidents émaillèrent cette occupation comme en témoignait le Petit Courrier du 31 mars 1923 qui décrit une grave échauffourée survenue à Essen, la grande ville industrielle de la région, entre des ouvriers des usines Krupp et l’armée française qui venait réquisitionner des machines. Les affrontements parfois violents firent plusieurs victimes allemandes, que la propagande du parti nazi instrumentalisa immédiatement.
Enfin, au nombre des autres tristes nouvelles du jour, la presse locale et nationale consacrait quelques articles au décès, le 26 mars 1923 de l’actrice et tragédienne Sarah Bernhardt (1844-1923), et publiait de nombreux témoignages et hommages de ses amis et admirateurs, en particulier de la romancière Colette (1873-1954), de l’auteur dramatique Tristan Bernard (1866-1947) ou encore de l’écrivain et poète Henri de Régnier (1864-1936).
En somme, ce 31 mars 1923, fut une journée presque ordinaire d’après-guerre, dans un contexte national et international fragile.
Dans le quartier de la Madeleine, à Angers, Alexis Joseph Turbelier (1864-1942), l’organiste attitré de la basilique du Sacré-Cœur, l’église paroissiale, a probablement rendu visite à son ami, le chanoine Félix Fruchaud (1856-1954), curé de la paroisse pour faire le point des chants et des psaumes qui accompagneront les différentes célébrations pascales.
Il compte bien, au passage, s’attarder au clavier de l’orgue pour improviser à sa guise, une rengaine de sa composition. Ensuite, il ira, pipe au bec, taper la manille au cercle paroissial. Beau programme pour un samedi Saint, où la troupe de théâtre dont Alexis est une tête d’affiche en qualité de comédien comique amateur, fait relâche.
Pendant ce temps, au premier étage d’un modeste appartement de deux pièces, sans réel confort d’un petit immeuble du 20 rue Desmazières, à deux cents mètres environ de la place de la Madeleine, Adrienne Venault (1894-1973), l’épouse Louis Turbelier (1899-1951) – fils d’Alexis-Joseph – ressent les premières contractions annonciatrices de l’accouchement de l’enfant qu’elle porte.
A vingt neuf ans, c’est son premier enfant, moins de deux ans après son mariage à Angers le 29 octobre 1921. La guerre avait cruellement contrarié son désir d’une maternité plus précoce.
C’est ainsi qu’à vingt heures, ce 31 mars 1923, une petite fille voit le jour, que ses parents prénommèrent Adrienne, Marie Louise Joséphine. Plus tard, elle aimait d’ailleurs souligner en souriant que ses second et troisième prénoms étaient ceux des épouses de Napoléon 1er. En réalité, il ne s’agissait que de pur hasard car aucun de ses parents ne se revendiquait du bonapartisme. Les deux prénoms étaient en fait ceux de sœurs de la jeune mère de vingt neuf ans.
Adrienne dans les bras de sa maman – 1924
Outre la sage-femme, une autre personne assistait à l’accouchement: Clémence Fradin épouse Venault (1961-1931), mère de la parturiente et grand-mère maternelle de la petite Adrienne, qui depuis son veuvage en 1911 vivait avec sa fille. En outre, deux ombres chères à la jeune mère hantaient également les lieux, deux Poilus « morts pour la France » au printemps 1918 lors de l’offensive Allemande dans la Somme; d’une part Albert Venault (1893-1918) le frère et compagnon de jeu de la nouvelle mère et d’autre part, Alexis Victor Turbelier (1897-1918) fils qui fut le premier « fiancé » d’Adrienne et frère ainé de Louis, le mari et nouveau père.
Cette naissance fut sans doute un moment de grand bonheur mais elle n’effaca pas le traumatisme que suscita la disparition au front des deux soldats, dont les portraits étaient accrochés aux murs de la chambre. Néanmoins, elle démontra qu’en dépit des drames, la vie reprend toujours le dessus.
La petite fille puis plus tard la femme y compris lorsqu’elle aura le grand âge, réfutera l’idée que la mort pourrait l’emporter!


Compte tenu des fêtes de Pâques, la naissance d’Adrienne ne sera déclarée à la mairie d’Angers que le mardi 3 avril 1923 en fin de matinée par Louis Turbelier son père – ferblantier – accompagné de deux témoins, Alexis Turbelier le grand-père et de Michel Gallard (1896-1962), employé de banque et oncle par alliance de la petite fille.
Autant qu’on le sache, la petite enfance et l’enfance, puis l’adolescence de la jeune Adrienne furent celles ordinaire d’une petite provinciale heureuse de vivre. Romantique comme en atteste certains des carnets intimes qu’elle a laissés. Une jeune fille dans un quartier périphérique d’Angers, la Madeleine, non loin des Ardoisières de Trélazé. Un quartier très influencé par l’Eglise catholique, ici dominante et omniprésente, dirigée par un chanoine bâtisseur énergique, le curé Fruchaud qui régna sur la paroisse pendant plusieurs décennies, comme un préfet napoléonien. Un nostalgique des Guerres de Vendée de 1793 et, par conséquent, très opposé à la séparation de l’Eglise et de l’Etat, instaurée par la loi de 1905 et surtout à l’inventaire des biens du clergé, auquel d’ailleurs il s’opposa fermement.
En fait, » à la Madeleine » (comme on disait), c’est le clergé qui donnait le ton de la vie collective. Non seulement, il présidait, conformément à sa mission, les offices religieux et les nombreuses fêtes votives mais il était le plus souvent le maître d’œuvre des festivités populaires qu’il encadrait au travers notamment d’un patronage paroissial où se rassemblait la jeunesse, d’un cercle de boules de fort, doté d’une buvette à vins d’Anjou, et enfin d’un théâtre amateur dont le grand-père d’Adrienne, Alexis Joseph, l’organiste était un sociétaire attitré et un acteur comique incontournable dans tout le Grand Ouest. Il y a moins de cinquante ans encore – dans les années 1970-1980, les vieux du quartier se souvenait de lui, alors qu’il était décédé depuis 1942.
En 1925 un second enfant naît au sein du couple Turbelier, un premier frère pour Adrienne, Albert Turbelier (1925-2023) puis un autre cadet en 1927, Georges Turbelier (1927-2009). L’affection au sein de cette fratrie ne se démentira jamais!
Quelques photographies témoignent de cette époque d’avant-guerre, plutôt heureuse pour Adrienne et ses frères mais plus rude pour se parents en raison de la crise économique des années trente. Louis Turbelier fut contraint d’abandonner son métier de ferblantier en raison du chômage qui sévissait et intégra la police municipale.



Tout naturellement, la petite Adrienne suivit sa scolarité jusqu’à l’obtention de son certificat d’études primaires en juillet 1935 dans une école confessionnelle tenue par les religieuses à cornette de la Retraite, une des nombreuses communautés religieuses du quartier.
Dans le même temps, elle reçut une instruction religieuse qui se solda par ce qu’on appelait à l’époque, le certificat d’études primaires chrétiennes et par la communion solennelle. Cette dernière était d’ailleurs l’occasion pour réunir la famille après la messe et d’organiser une traditionnelle fête, assortie d’un plantureux repas arrosé aux vins locaux des côteaux du Layon.
Y étaient présents, les grands parents, tous les oncles et les tantes, ainsi que les cousins et les cousines.



Mais, en 1935, il n’était pas question qu’une jeune fille, quels que soient sa vivacité d’esprit et son souhait, poursuive des études au-delà de la scolarité primaire obligatoire. C’est la raison pour laquelle elle entra en apprentissage chez un tailleur du quartier de la rue de la Madeleine, afin de devenir couturière. Un métier très souvent dévolu aux jeunes fille à l’époque, concurremment avec celui de cuisinière dans des maisons bourgeoises comme l’avait été sa mère jadis.
Non seulement elle s’accommoda sans difficulté de ce choix un peu orienté par d’autres, mais, sous la bienveillante direction de son maitre de stage, un patron tailleur dont l’atelier se situait non loin de chez elle, elle y prit goût. Elle aima ce métier qu’elle pratiqua ultérieurement, à des titres divers et privés, jusqu’à un âge avancé. En témoigne ses cahiers de couture qu’elle remplissait avec le plus grand soin.
Ayant obtenu le certificat d’aptitude professionnelle de couturière (CAP), assorti de la « mention Bien » en juin 1939, son souhait aurait même été d’approfondir sa pratique en se spécialisant comme tailleur de costumes pour hommes et d’ensembles pour femme. Elle espérait même pouvoir poursuivre durablement, là où s’était déroulé son apprentissage. Malheureusement, la guerre fut déclarée en septembre 1939 et son patron réquisitionné dut fermer sa boutique.


C’est dans ces conditions – alors qu’elle était alors âgée de dix-sept ans – qu’elle trouva un emploi de vendeuse retoucheuse « chez Joudon » un grand magasin de confection place du Ralliement en plein centre-ville d’Angers. Elle y travailla pendant l’Occupation d’Angers par les Allemands entre 1940 et 1944. Ce fut, à tous égards, un épisode marquant de la vie d’Adrienne.
En effet, en dépit de la présence oppressante de l’ennemi – peut-être même à cause d’elle – des tracasseries et des privations que l’armée occupante imposait, elle y noua des amitiés solides et pérennes avec des jeunes gens de son âge ( Voir dans ce blog, un article du 28 mars 2013 titré: « De fil en aiguille ! Vendeuse en mercerie et retoucheuse chez Joudon (1940-1948)… »
C’est chez Joudon également qu’elle apprit la solidarité ouvrière et qu’elle s’engagea dans la Jeunesse Ouvrière Chrétienne. Ainsi, alors qu’elle était issue d’une famille plutôt conservatrice, c’est de cette période que date ses convictions à « Gauche ». Convictions qu’elle revendiqua, sa vie durant, solidement campée sur des principes de justice sociale et sur une confiance jamais démentie dans le progrès humain et dans la recherche scientifique et médicale. A telle enseigne que le Parti Socialiste de la section locale de Massy où elle résidait depuis 1970 et dont elle était toujours adhérente, était représenté à ses obsèques en 2018.
Elle fut parfois déçue mais jamais elle ne renia les utopies de sa jeunesse. Pas plus d’ailleurs que ses rêves, son romantisme parfois naïf et son goût pour la création artistique, dont la peinture qu’elle pratiqua jusqu’à un âge avancé.
La guerre et l’implacable occupation allemande furent des épreuves pour tous les angevins, mais pour les jeunes adultes tout juste sortis de l’adolescence, ce fut encore frustrant. La jeunesse d’alors, qui comme toute jeunesse n’aspirait qu’à se découvrir et découvrir l’amour ne pouvait donner libre cours à sa légitime soif de rencontres et de fêtes. Elle ne pouvait voyager comme elle l’entendait ni même se nourrir convenablement. Bravant les différentes injonctions de circulation et les couvre-feux, elle n’avait d’autre moyen que la marche à pied pour se balader hors les murs de la ville. Elle en usa sans retenue, comme d’un acte de résistance passive à la bureaucratie nazie qui tenait la ville en coupe réglée. .
Qu’à cela ne tienne donc, elle marchait, bras dessus, bras dessous. Le dimanche, Adrienne et ses amis de chez Joudon battaient les campagnes environnantes et les bois aux alentours d’Angers, ainsi qu’en témoignent les photographies d’époque. Ses frères étaient de la partie et c’est même probablement dans ces circonstances que Georges Turbelier fit la connaissance de Lucette, la sœur d’une collègue d’Adrienne et qui devint la compagne de sa vie
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En décembre 1944, lors d’une manifestation de la Jeunesse Ouvrière Chrétienne (JOC) en faveur des nécessiteux, elle rencontra Maurice Pasquier. Ils s’aimèrent dans l’instant, ne se quittèrent plus de cœur et se marièrent à Angers le 8 décembre 1947.
Chaque année dès lors, jusqu’au terme de leur existence commune que seule la mort pouvait suspendre, ils fêtèrent cette date, autour d’un repas auquel les enfants étaient conviés. Quatre enfants sont nés de cette union que l’on qualifierait aujourd’hui de fusionnelle. Outre moi-même, mes trois sœurs, Marie Brigitte, Louisette et Françoise.
Adrienne devenue « mère au foyer » devint le pilier de la famille, toujours présente, recueillant les confidences des uns, écoutant les difficultés des autres et faisant toujours face aux aléas ainsi qu’aux petits et grands chagrins du quotidien. Silencieuse sur ses propres états d’âme, elle aimait cepandant raconter et même ressasser les mêmes anecdotes drôles, où elle se mettait en scène à son avantage. .
Ainsi se déroulèrent les années soixante, où femme des Trente Glorieuses elle connut sans doute le bonheur, comblée en famille mais revendiquant pleinement un statut d’égalité avec les hommes.
Elle surmonta enfin de cruelles épreuves, dont la perte d’une de ses enfants. Elle tut sa souffrance qui appartenait à son intimité et qu’elle n’entendait partager avec quiconque, car la mort lui faisait horreur, refusant jusqu’à la fin de visionner les scènes de violence à la télévision. Jusqu’à la fin également, elle demeura l’artiste peintre, qu’elle aurait désiré être.
A la charnière des années 1970, ce fut un déchirement pour elle de devoir quitter Angers, sa ville de cœur, pour la région parisienne, où Maurice avait trouvé du travail. Elle s’y résigna malgré tout et s’investit comme elle put dans le milieu associatif à Massy mais son cœur demeura sur les bords de la Maine et de la Loire.

En décembre 2017, après le décès de Maurice, alors qu’elle avait à 94 ans et perdu une grande partie de son autonomie, elle décida de rejoindre une maison de retraite médicalisée à Massy (EHPAD Louise de Vilmorin).
Elle y décéda deux mois plus tard, de tristesse sans doute, mais aussi parce que le médecin coordonnateur de cet établissement, traitre au serment d’Hippocrate, trouva argument de son grand âge pour s’abstenir de prendre en charge médicalement, une affection pulmonaire initialement bénigne. Laquelle s’aggravant avec une rapidité effrayante, finit par l’emporter en l’asphyxiant.
Elle mourut le 6 février 2018 dans une clinique d’Athis-Mons où elle avait été transportée en urgence depuis Massy. Ainsi peut-on dire qu’elle partit d’un lieu où elle ne vécut que les dernières heures de sa vie et qu’elle ne connaissait pas!
Depuis ce jour, j’ai définitivement cessé de dire « Maman « . Elle a rejoint les étoiles et y a retrouvé Maurice!
L’ultime photo ensemble dans leur appart. de Massy, le 10 octobre 2017
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