Le 3 mars 2016, à la Maison des Polytechniciens à Paris, je fus chargé de prononcer l’allocution de départ à la retraite de Jacques Repussard, directeur général de l’Institut de Radioprotection et de Sûreté Nucléaire… Le texte de ce discours est présenté ci-dessous :
« Madame la Présidente, Messieurs les parlementaires, Mesdames, Messieurs, Mes chers collègues,
Mon cher Jacques
C’est une lourde responsabilité et un grand honneur que de prononcer ces quelques mots à l’occasion de ton départ en retraite! J’assume et, donc, comme il est d’usage, je vais maintenant évoquer, à grands traits, ton parcours professionnel ! Disons plutôt, cette épopée personnelle qui s’est progressivement muée en carrière et parfois en destin ! Avec toi, c’est d’ailleurs un peu une gageure que de tenter l’exercice, car par pudeur ou modestie, tu n’aimes guère étaler les ressorts intimes, qui depuis près d’un demi-siècle, t’incitent à te lever chaque matin pour aller bosser!
Ce rappel de ta carrière est pourtant capital parce qu’il t’offre l’occasion d’éprouver, devant le cénacle de tes amis, une légitime fierté pour ce que tu as accompli, et parce qu’il te prémunit contre tout sentiment futur de vacuité !
Ton histoire mérite d’être contée à un autre titre. Elle incarne un élitisme qui a longtemps fait honneur à la République et qui contredit le principe étrange « d’égalité réelle », promu récemment au rang d’amphibologie institutionnelle ! En d’autres termes, de « couillonnade » ! Toujours est-il que retracer de nos jours la carrière d’un grand serviteur de l’Etat serait presque une provocation! Pourtant, ton exemple atteste que la sélection par le mérite, à l’exclusion de tout autre critère, est une condition nécessaire pour assurer la continuité de l’action publique et promouvoir l’intérêt général !
Dans ce qui suit, je m’efforcerai de ne pas trop déborder sur ta vie personnelle que tu n’as que rarement évoquée devant moi! Je respecterai ce prérequis de discrétion, bien que l’existence soit un tout indissociable, où tous les volets, privés, publics, professionnels s’entremêlent – parfois s’entrechoquent – pour faire ce que nous sommes ! Je n’exclus donc pas – malgré tout – d’emprunter ici ou là, quelques chemins buissonniers, secondaires à ton parcours d’ingénieur !
Tu es né en 1950, mais aucune référence accessible gratuitement sur Google, n’indique ton lieu de naissance. Il s’agit en fait de Pau, la patrie du Vert Galant. J’ai cependant dans l’idée que tu n’as pas été baptisé, comme lui, avec une gousse d’ail et un verre de Jurançon, bien que tu ne méprises pas une bonne pinte de vin vieux ! En fait, si tu n’éprouves pas le besoin de préciser ta ville natale, comme s’il ne s’agissait que d’une donnée non significative due au hasard d’une affectation de tes parents enseignants, c’est que tu n’appartiens pas à la cohorte cocardière des « imbéciles heureux qui sont nés quelque part », et qui, comme le chantait Brassens, restent « empalés une fois pour toutes sur leur clocher » ! Toute ta carrière démontre au contraire que ton village c’est le monde !
Pour s’en convaincre, il suffit de t’avoir entendu inciter tes collaborateurs à nouer des contacts internationaux ! Cependant, cette option qui te pousse toujours vers de nouveaux horizons et qui procède chez toi de l’inébranlable conviction que des « idées innovantes » peuvent germer ailleurs, n’écarte peut-être pas un ancrage de terroir ! Par exemple, celui de tes aïeux sur les bords de Loire au confluent de la Vienne !
Je postule que c’est là que tu viens te ressourcer dans la maison de ton grand-père à Candes-Saint-Martin ! Que là se trouve peut-être un patrimoine mémoriel que tu ne partages qu’avec tes proches ! J’ose avancer l’hypothèse que ce lieu fait sens à tes yeux ! En tout cas, ce Val de Loire aux confins de l’Anjou et de la Touraine se prête à la réflexion sur l’harmonie fragile du monde ! J’aime à croire que ces demeures aux façades en tuffeaux, aux toits d’ardoises et aux fenêtres à meneaux t’inspirent et que l’axe est-ouest du fleuve, favorable autrefois à la navigation à voile, définit un espace et un temps propres qui te parle en aval des centrales nucléaires !
Evoquant tes études secondaires et tes classes préparatoires, tu rappelles avec détachement, qu’elles se sont déroulées à Bordeaux dans le plus grand lycée de la ville, le lycée Montaigne! Tu le mentionnes mais sans affectation particulière, à la manière de « Jean d’Ormesson », faussement candide ! « Ah oui ! Montaigne » !
Ce qui intrigue aussi c’est le peu de nostalgie que tu consens à manifester pour cette période de ton adolescence, qui fut le creuset de ton émancipation intellectuelle. Comme si tu t’interdisais ce luxe dont, l’âge venu, raffolent les anciens potaches, qui ressassent avec délice, les exploits revisités de leur jeunesse. Il n’en demeure pas moins que c’est ce lycée de province qui t’ouvrit les portes de l’école polytechnique. Que c’est celui où tu obtins ton baccalauréat à seize ans, et à partir duquel tu intégras l’X à dix-huit ! Bravo! Moi, qui fus beaucoup moins précoce et qui jamais n’atteignis ces sommets, je mesure la performance !
Le paradoxe, c’est que ce Montaigne, cet humaniste solitaire dans sa tour, te ressemble et qu’il aurait pu être ton mentor, tant son intuition philosophique et sa méthode conceptuelle et pragmatique, d’appréhender le réel dans toute sa complexité, semblent proches des tiennes! Montaigne ne doutait jamais qu’il savait, il s’interrogeait seulement sur ce qu’il savait ! C’est aussi un peu ton cas ! Je suis enfin convaincu que tu adhères à cette réflexion des Essais: « Faire des voyages me semble un exercice profitable. L’esprit y a une activité continuelle pour remarquer les choses inconnues et nouvelles ». Tu aurais pu signer !
En 1968, tu intègres donc l’école polytechnique et tu « montes à Paris » ! L’école est encore située sur la Montagne Sainte-Geneviève! Fus-tu sensible au charme désuet de ce quartier latin, chargé d’histoire où errent les ombres de tant de grands hommes? Je l’ignore, mais tu commentes ainsi ta réussite personnelle : « Oui, en 1968, c’était la bonne époque pour passer des concours » ! Comme si tu voulais laisser planer un doute sur la difficulté de ce concours, qui, cette année-là, en raison des événements de mai, s’était déroulé, hors les murs, à Saint-Cyr-l’Ecole !
Conscient de tes possibilités et de ton talent, tu n’étais probablement pas dénué d’ambition ! Mais, appliqué et studieux, tu n’avais nul besoin, pour l’exprimer, d’user des expédients d’un jeune Rastignac dans ce Paris qui bruissait encore des manifestations étudiantes du printemps! Un « Paris » d’un romantisme trop débridé pour la hiérarchie de l’école, qui, juste après ton incorporation, exfiltra ta promotion vers le Larzac pour sa préparation militaire ! Fort en thème et en géométrie, mais encore un peu ado, la vague gauchiste ne t’a pas emporté! T’a-t-elle effleuré ? Sans doute, car tu prétends que quelques années plus tard, tes sympathies politiques étaient plutôt de gauche ! Il est vrai que pour ceux de notre génération, c’était logique ! « Normal » ! La gauche incarnait le camp du progrès, de la générosité, de l’intelligence et de la jeunesse ! C’était longtemps avant que la « promotion Voltaire » ne nous dégrise définitivement!
A l’issue de ton cursus à Polytechnique, tu entres dans une école d’application, l’Ecole nationale des Ponts et Chaussées, dont tu sors en 1973 avec un diplôme d’ingénieur des instruments de mesure, et tu intègres le corps éponyme. Quelques années plus tard, à la faveur d’une réforme, tu figureras parmi ceux qui rejoindront le corps des ingénieurs des mines ! Mais, pour l’heure, à vingt-trois ans, tu entames ta carrière professionnelle ! Et tout naturellement au ministère de l’industrie.
D’abord comme ingénieur au service de la métrologie, puis comme adjoint au chef de service. Le contrôle des poids et mesures et l’étalonnage des appareils, héritage de la Révolution Française, incarne l’autorité régulatrice de l’Etat, par opposition à un Ancien Régime où chaque province développait sa propre métrologie, source d’injustices et de distorsions de tous ordres! Depuis le 19ième siècle, l’Etat avait donc accordé une importance croissante aux vérifications des poids et des mesures, qui furent confiées aux ingénieurs du même nom ! De cette affectation initiale, tu rapportes une anecdote, qui atteste de ton vif intérêt pour ce travail.
Un de tes premiers dossiers concernait l’étalonnage des pompes à essence, qui nécessitait que les ingénieurs des instruments de mesure sillonnent la France des stations-service, pour opérer des contrôles in situ ! Naguère, on leur avait même attribué, à cette fin, un cheval de fonction ! Cette procédure devenant trop couteuse pour une administration déjà en recherche d’économie, on décida de transférer cette vérification aux entreprises de maintenance des pompes, et de ne requérir l’intervention des ingénieurs de l’Etat, qu’à un second niveau, selon une procédure d’échantillonnage statistique que tu fus chargé d’établir ! Mais ce dont tu es presque le plus fier, c’est d’avoir imaginé sur un coin de table, face à des représentants de compagnies pétrolières médusés, un modèle de marquage de conformité des postes de distribution d’essence ! Ton invention résista à l’épreuve du temps, puisqu’elle franchit le millénaire ! D’ailleurs, « l’étiquette Repussard » orne toujours les pompes à essence ! J’ai vérifié.
Entre 1981 et 1985, tu es chef du service de la qualité des produits industriels et, à partir de 1983, délégué permanent à la normalisation, sous l’autorité de François Kosciusko-Morizet. De dix ans ton aîné, ce dernier, polytechnicien et ingénieur des Ponts et Chaussées, est un homme courtois, compétent et lettré. En 1981, il est directeur de la qualité et de la sécurité industrielles et commissaire à la normalisation. Tu apprécies l’homme ! C’est à cette époque que tu fais la connaissance de sa fille, encore enfant, plus connue aujourd’hui sous l’acronyme NKM.
Mais nous sommes en 1981, et Kosciusko-Morizet, qui cultive des sympathies à droite, est forcément suspect pour conduire les grandes réformes « de gauche » de cette première période du gouvernement Mauroy ! Cette méfiance n’était pas imputable au vieux ministre, Pierre Dreyfus, ancien président de la régie Renault, dénué de tout sectarisme, mais à son directeur de cabinet Loïk Le Floch-Prigent alors réputé proche du sourcilleux Jean-Pierre Chevènement !
C’est dans ce contexte parasité par la politique que tes relations avec François Kosciusko-Morizet se sont assombris, car l’impatient Loïk – un gars d’abord sympa, je confirme – passant outre ta hiérarchie te convoquait sans en aviser ton patron ! Pratique classique du parapluie percé, dont on sait qu’elle déplait toujours un peu ! Et dans le cas d’espèce, François Kosciusko-Morizet fut conduit à t’interdire de répondre directement aux sollicitations du cabinet.
A partir de 1982, FKM est remplacé par Denis Coton, l’ancien dir-cab du ministre communiste Charles Fiterman ! Enarque et communiste du Nord, ton nouveau patron estimait que le statut de la normalisation, régie par une loi vichyste de mai 1941, validée à la Libération, était d’un archaïsme provoquant pour le Parti des 30000 fusillés et qu’il était urgent de gommer toute trace de ce passé honteux! A sa décharge, une réforme était effectivement nécessaire car les normes censées garantir la qualité des produits, devenaient des armes de concurrence, de plus en plus déterminantes! Tout naturellement, ce fut toi qui fus chargé de suivre le dossier ! Mais l’histoire n’est jamais un long fleuve tranquille !
Lorsque le projet de loi abrogeant la loi de 1941 arriva à maturité, le virage à droite du premier septennat de François Mitterrand était amorcé, et il n’était plus question de se dispenser de l’avis d’un patronat, que Denis Coton avait délibérément écarté! Aussi, lors de la présentation du projet au nouveau ministre de l’Industrie, Laurent Fabius (l’Emmanuel Macron des années 80), tu te souviens que ce dernier ne posa qu’une seule question relative, précisément, à la position du CNPF ! L’affaire fut donc remise à plus tard, pour réapparaître, expurgée de ses aspects politiquement clivant, sous forme d’un décret de janvier 1984, sur le statut de la normalisation, dont tu fus la cheville ouvrière !
C’est au milieu des années quatre-vingt que ta carrière prit un tournant décisif vers l’Europe communautaire. A l’époque déjà, on estimait que la construction européenne reposait en premier lieu sur la qualité des relations franco-allemandes. Et justement, en 1984, une certaine méfiance prévalait en France à l’égard de l’Allemagne, qu’on accusait de dresser des entraves techniques aux échanges, par le biais de ses normes!
C’est dans ce contexte et dans le cadre de la préparation d’un sommet entre les deux pays en juillet 1984, que tu rédigeas une note dans laquelle tu suggérais l’instauration d’un mécanisme vertueux d’équivalence normative! L’idée plut à l’Elysée et ta proposition figura à l’ordre du jour du sommet ! Elle déboucha sur la constitution d’un groupe de hauts fonctionnaires des deux pays, chargés d’instruire le projet. Mais après plusieurs réunions, les anglais s’indignèrent de ne pas être partie prenante, et exigèrent que le groupe leur fût élargi.
Dès lors, à un rythme soutenu, des négociations, auxquelles fut associée la Commission européenne, furent conduites, qui aboutirent à la Résolution du Conseil européen du 7 mai 1985, fixant les principes d’une « nouvelle approche ».
Cette dernière visait à harmoniser les échanges par un système de reconnaissance mutuelle des normes nationales et européennes! Une de tes collègues d’alors, Florence Nicolas se souvient de ces marathons de travail, qui se déroulaient au cours de weekends dans un château des environs de Namur, où vous alterniez de très longues et éprouvantes séances de travail et des moments de décompression joyeuse, et même de franche rigolade avec les seuls anglais, au détriment du sommeil ! Mais quand on est trentenaire, on peut s’autoriser toutes les libertés, même celle de faire bruyamment ripaille à la rabelaisienne !
Dans la rédaction de la résolution du 7 mai 1985, qui annonçait déjà l’Acte Unique Européen de 1986, ton rôle fut important d’un point de vue technique, juridique ou fonctionnel ! Mais pas seulement ! Politique aussi, car tu appartiens à cette génération du baby-boom, qui adhéra avec exaltation à l’utopie européenne de Robert Schuman et de Jean Monnet ! Tu ne pouvais donc que te réjouir d’œuvrer par ton travail, à l’instauration d’un marché unique. En attendant mieux !
Cet engouement persiste à t’habiter, alors que cette Europe, aujourd’hui décriée est en plein désarroi sous l’action conjuguée des égoïsmes nationaux, d’un monde qui se déchire, et de l’impuissance de sa gouvernance ! Tu appartiens au clan des Mohicans qui continuent d’y croire !
En 1986, logiquement, compte tenu de l’enjeu primordial de la normalisation, tu rejoins l’AFNOR, dont auparavant tu exerçais la tutelle au titre du ministère de l’industrie. Tu en deviens le directeur-général adjoint, sous l’autorité de Bernard Vaucelle et tu prends en charge – je cite – « la mise en œuvre de la réforme du processus de programmation stratégique des normes ». L’intitulé est sans doute un peu techno – moins abscons toutefois que celui d’un moderne secrétariat d’Etat d’une quatrième république restaurée – mais l’important, c’est que tu t’y retrouvas ! Preuve en est ! C’est avec cette feuille de route, que tu fondes l’Association française d’Assurance de la Qualité, dont tu devins le vice-président.
De ton passage à l’AFNOR, tu soulignes une action dont tu es fier et qui témoigne de la sincérité de ton engagement en faveur de l’écologie. Il s’agit de la création en 1991 de la marque NF Environnement, un écolabel français, certifiant la conformité des produits à des critères de qualité environnementale…C’était bien avant que l’écologie politique ne devienne une fable compliquée au service d’ambitions subalternes !
En 1991, dans la continuité de tes travaux précédents et, probablement avec l’idée de te bâtir une stature internationale, tu rejoins Bruxelles, où tu prends la direction du Comité européen de Normalisation (CEN), que tu dynamises avec jubilation à la tête d’une équipe de fonctionnaires de différents Etats. Tu mets en place une organisation apte à produire les milliers de normes européennes, nécessaires à l’émergence d’un marché intérieur européen. Parallèlement, tu favorises l’accès des pays d’Europe de l’Est au processus normatif de l’Union Européenne.
Secrétaire Général du CEN, tu joues donc un rôle décisif dans la promotion de cette Nouvelle Approche, et, à partir de 1992, dans l’élargissement technique de l’Union! Tu participas en particulier à la rédaction de l’Accord de Vienne de juin 1991, qui standardisa les pratiques normatives du CEN et du système ISO, et qui préfigura les accords commerciaux de l’OMC.
Revenu en France, tu es nommé, en septembre 1997, sur proposition de Philippe Vesseron, directeur au ministère de l’environnement, directeur général adjoint de l’Institut national de l’Environnement industriel et des Risques (l’INERIS), un établissement public, d’environ six cents salariés, créé sept ans auparavant à partir de l’ancien Centre de Recherches des Charbonnages de France à Verneuil-en-Halatte. Doté d’une mission d’évaluation, de recherche et de prévention des risques industriels – notamment chroniques – il est alors dirigé par Georges Labroye et présidé par Maryse Arditi. Dans cet organisme, tu es chargé du développement stratégique et tu rédiges en 1998 un rapport sur l’avenir de l’Institut, dans lequel tu proposes une réorganisation de ses structures et de son mode de fonctionnement.
En 2001, tu élabores un contrat d’objectifs avec l’Etat. Enfin, tu milites pour une plus grande implication de l’INERIS dans les programmes européens de recherche ! Ainsi, en 2002, en grande partie sur ton initiative, est installé un premier réseau européen de métrologie de l’environnement! Déjà se profile le « Jacques Repussard » qui, à la tête de l’IRSN, ne concevra de sécurité industrielle que dans un cadre globalisé. Cette conviction qui s’est renforcée au cours du temps, excède, en général, très largement, le périmètre de tes missions du moment.
Ce passage à INERIS peut être interprété comme un galop d’essai de tes fonctions futures. Il t’a laissé le bon souvenir d’un apprentissage réussi dans une équipe de direction motivée, d’un établissement public à caractère industriel et commercial ! Tu y as appris à concilier le bouillonnement des idées, viatique nécessaire d’un centre scientifique et technique, et la réalité des contraintes qui pèsent sur une entreprise soumise aux règles du secteur privé. Mais, à l’INERIS, tu n’étais pas le patron ! Aspirant légitimement à de plus hautes responsabilités, tu te considérais certainement comme étant en position d’attente ! A l’affût d’une éventuelle opportunité !
L’occasion se présenta au début de l’année 2003, lorsque que tu apprends que l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire, formellement constitué un an auparavant mais créé par une loi en 2001, était en recherche de son directeur général ! On dit que ta bonne fée fut alors André-Claude Lacoste, qui aurait parrainé ta candidature auprès du principal ministre de tutelle du nouvel institut, Yves Cochet ! Il était alors à la tête de la nouvelle direction générale de la sûreté nucléaire et de la radioprotection, créée également en 2002.
Saura-t-on jamais si le « gendarme du nucléaire » comme André Claude Lacoste aimait qu’on l’appelle, n’a pas de temps en temps regretté de t’avoir apporté cette caution, dont tu t’es ensuite peu ou prou affranchi ? Je n’en sais rien. Ce que je sais en revanche, c’est qu’en dépit d’un égal « sens de l’Etat », vos conceptions de l’action publique, sans être antagonistes, étaient sensiblement différentes.
Là, où, pour garantir la sécurité nucléaire, le premier privilégie la rigueur inflexible de « la » loi et l’imperium de la puissance publique, l’autre – c’est-à-dire toi – considère, qu’outre l’incontournable encadrement juridique et son respect, il faut, pour « faire avancer la sûreté nucléaire », en développer une vision élargie s’exonérant du huis-clos traditionnel entre le contrôlé exploitant nucléaire et une administration, fût-elle « indépendante », et secondée à discrétion par un appui technique à sa botte !
Il est possible que ta conception de l’Ordre Public, où la recherche du consensus et l’intervention sociétale priment sur la contrainte ou l’intimidation – y compris pour des risques majeurs comme le nucléaire – t’ait été inspirée par tes expériences professionnelles passées, hors des seules directions centrales ou déconcentrées de l’administration française. Certains de tes détracteurs mais aussi de tes thuriféraires diront que cette idée serait d’inspiration anglo-saxonne.
En tout état de cause, l’ouverture de l’environnement institutionnel de la sécurité nucléaire à d’autres partenaires, en particulier étrangers, mais également à la société civile, relève, pour toi, d’une évidente et ardente nécessité. Tu estimes que c’est un gage d’efficience et non une afféterie ou une obligation procédurale à la mode ! Moi, je suis parfois moins catégorique…
Ta chance fut d’avoir rejoint l’IRSN, un an après sa création alors qu’aucune décision structurante irréversible n’avait été prise par son administrateur provisoire Daniel Quéniart, ou par son premier président, mon ami, Jean-François Lacronique, qui, formellement, proposera ta désignation aux ministres « compétents » ! Le terrain n’était certes pas vierge. Il était juste encombré d’espoirs ambivalents et il attendait d’être labouré.
Ton second atout, perçu initialement comme une difficulté, fut de ne pas appartenir au sérail nucléaire et donc, de n’être pas tenu de réciter d’emblée le catéchisme de la sûreté nucléaire, à l’unisson des caciques! Cette fraicheur par rapport au monde nucléaire et cette liberté de pensée que tu t’es octroyée, furent certainement de bonne augure pour l’IRSN et firent sa bonne fortune ! De cette autonomie de jugement et de parole, tu as même fait ultérieurement un principe d’action pour la publication des avis d’expertise de l’Institut et pour la définition de ses axes de recherche.
N’ayant pas eu à prendre position sur le nouveau système d’organisation de la sécurité nucléaire, conçu avant ton arrivée, tu ne t’es pas épuisé dans ces vains débats scolastiques souvent teintés d’hypocrisie sur la transparence et surtout l’indépendance, qui ont tant agité le landerneau nucléaire! Tu as donc échappé à cette période de fermentation sur ces « fameuses » valeurs, dont la promotion a servi de prétexte à la réforme. Laquelle, plus d’une décennie après, ressemble classiquement à un épisode des querelles séculaires de compétence au sein de l’administration française ! Ce chambardement domestique ne fut pas ton affaire ! Et lorsque récemment auditionné par des parlementaires tu susurres en regardant le micro que le système français de sécurité nucléaire est « probablement » le meilleur du monde, tu penses sûrement à ta propre idée de la question, qui postule la liberté d’expression et de jugement pour l’IRSN, entérinée depuis par le législateur.
Ton ingénuité fut enfin une chance pour l’IRSN, car n’appartenant pas aux baronnies qui tenaient le haut du pavé de la sécurité nucléaire, tu n’étais l’obligé ou le client d’aucune coterie! Cette conjoncture t’a facilité la tâche pour fédérer et doter l’IRSN d’une identité propre, utile à la Nation, reconnue aujourd’hui par ses salariés et ses partenaires! Sous ton mandat, l’entreprise a d’ailleurs vécu une appréciable paix sociale, qui ne fut troublée que par les clapotis d’un environnement socio-économique externe, pas toujours favorable !
Evidemment eu égard à ta longévité au poste de commande – presque un double septennat – ton bilan se confond avec l’histoire de l’institut!
Avant toi, l’IRSN, né d’une Gestation Pour Autrui entre l’OPRI et l’IPSN – sans « autrui » réellement identifié – n’existait qu’au travers de la juxtaposition d’entités regroupées par la grâce d’un décret, et de missions formelles, qui ne différaient pas de celles assumées auparavant par ses parents biologiques !
Ton pari consistait à donner chair à l’ensemble et à assurer la cohésion des parties! On peut dire qu’il fut gagné. Néanmoins, préparant ce petit compliment, je me suis posé une question dérangeante: comment identifier parmi les multiples réalisations de l’IRSN depuis 2003, celles qui portent spécifiquement ta patte, c’est-à-dire celles que tu as colorées de ta personnalité, de tes idées ou de tes marottes ? Celles qui, sans toi, se seraient incarnées autrement ?
Au-delà de l’exercice bien compris du job, qu’il faut, bien sûr, porter à ton crédit sans l’évacuer en prétendant que c’est normal, comme la pérennisation des financements de l’Institut, le développement d’une offre commerciale crédible, la stabilisation et l’extension de son patrimoine immobilier, ou encore la gestion prévisionnelle des effectifs et des carrières, et bien d’autres aspects fonctionnels de la vie d’une entreprise, ce qui frappe avec le recul c’est ton volontarisme et ton interventionnisme sur le cœur même des métiers de l’Institut !
Là, où peut-être on t’attendait moins ! Tu ne t’es pas transformé en expert ou en chercheur pointu de la radioprotection ou de la sûreté nucléaire, mais ton apport, après en avoir compris l’économie, fut de les fédérer en un ensemble homogène et de faire de l’IRSN un acteur public utile pour la sûreté, à l’écoute de tous, mais inféodé à personne !
En s’associant à d’autres dans le cadre de projets communs, en France, en Europe ou dans des institutions internationales, l’IRSN est, de fait, désormais perçu comme un sociétaire à part entière de la communauté scientifique et technique, crédible et influent auprès de nombreux partenaires français ou étrangers !
Ce n’était pas gagné d’avance compte tenu de la diversité des disciplines de base sur lesquelles reposent la sûreté nucléaire et la radioprotection, où nul ne peut prétendre produire tous les savoirs et savoir-faire! Ton mérite fut de sentir que l’Institut devait non seulement préserver sa vocation de recherche et d’expertise sur le risque radiologique et nucléaire, mais que pour ce faire, il devait aussi jouer un rôle d’intégrateur et de facilitateur des connaissances à l’échelle internationale. C’est cette lucidité qui a conforté la légitimité et la réputation de l’IRSN et éloigné de son horizon la cohorte des liquidateurs putatifs toujours à l’affût ! D’autant que dans le même temps, tu as agi pour prendre la société civile à témoin !
Ce résultat aujourd’hui acquis – bien que fragile – t’est directement imputable ! Il témoigne de ta virtuosité à analyser sans tabou des situations complexes, à prendre acte des rapports de force et à concevoir avec clairvoyance des stratégies de long cours…Il repose aussi sur ta certitude que les enjeux ne peuvent être que planétaires. Il repose enfin sur une habileté tactique avérée, qu’illustre un art consommé du contournement d’obstacle – voire de l’esquive ! Si l’on ajoute à cet inventaire, un esprit imaginatif, un goût malicieux pour la transgression, qu’on retrouve à différentes étapes de ta carrière ainsi qu’une grande confiance en toi et de l’audace, on dispose de quelques clés de ta réussite.
Et on comprend mieux que tu puisses déplacer des équilibres considérés comme intangibles! Beaucoup d’exemples pourraient être cités. Je n’en évoquerai succinctement que trois…
Le premier a trait aux liens subtils que la recherche scientifique doit entretenir, à l’IRSN, avec l’expertise technique! L’enjeu est de taille car il s’agit non seulement de concilier deux des grandes missions cardinales de la maison, mais de faire en sorte qu’elles s’enrichissent mutuellement sans se confondre ! Bien qu’elles soient parfois assumées par les mêmes équipes, le risque existe en effet, qu’elles s’affadissent respectivement en s’opposant ou en se muselant. L’activité d’expertise doit en effet se référer à des connaissances en permanence actualisées par une recherche dite « finalisée », mais cette dernière ne doit pas être dénaturée en perdant son autonomie programmatique et surtout sa vocation à produire des savoirs, y compris académiques. Cette équation s’apparente à la recherche de la quadrature du cercle! Ton mérite est de l’avoir posée clairement! Evidemment, on ne peut prétendre qu’elle fut résolue de ce simple fait ! Mais, des pistes ont été ouvertes ! Outre l’élaboration récente d’une stratégie scientifique qui fixe un cap, d’autres voies ont été explorées, notamment celles visant à insérer la recherche IRSN dans des ensembles plus larges, par le biais de partenariats stratégiques, ou celles s’adossant à des problématiques sociétales pour reformuler des questions scientifiques fondamentales!
Le second exemple a trait au risque d’accident nucléaire majeur ! Considéré comme un événement de très faible occurrence, l’enjeu principal de la sûreté nucléaire est depuis toujours de s’efforcer d’en réduire au maximum la probabilité ! Cette approche fondée notamment sur le retour d’expérience, a montré sa robustesse ! La survenue de catastrophes comme Tchernobyl en 1986 et surtout Fukushima en 2011, a d’ailleurs amené la communauté internationale à prendre des mesures complémentaires pour combler les angles morts de la sûreté, révélés par ces tragédies! L’IRSN fut un des acteurs principaux de cette réflexion. Mais pour ta part, tu as estimé qu’il fallait aller plus loin et oser dire que l’accident nucléaire majeur, certes rarissime, était inéluctable. Ce changement de paradigme, qui ne remet pas en cause la pratique classique de la sûreté nucléaire, conduit à envisager des modes additionnels de gestion et de pédagogie du risque, où l’accent n’est plus simplement mis sur la prévention, mais sur la manière de faire face à l’accident et à ses conséquences humaines, sanitaires et économiques ! Cet aggiornamento doctrinal majeur, dont tu as pris l’initiative a été peu commenté, et pourtant il s’inscrit dans le rôle attendu d’un organisme public se réclamant aussi de la santé publique? En de pareilles circonstances, pour faire triompher la vie, tu mises en effet sur l’intelligence partagée et la restauration de la confiance entre les protagonistes du drame – y compris les victimes – en dépit d’intérêts contradictoires. Finalement, ton credo, gage d’efficacité, c’est d’humaniser l’action publique en la débarrassant de tout formalisme paralysant!
Le troisième exemple concerne le traitement des montagnes de déchets de très faibles activités qui risquent sous peu d’engorger les centres de stockage, si on persiste à s’arcbouter sur l’application d’une législation sans issue. Ton propos n’est pas de trancher un débat à peine – ou trop – engagé sur d’hypothétiques seuils libératoires ou de conseiller la valorisation de ces détritus souvent inoffensifs et artificiellement encombrants, mais simplement d’ouvrir la discussion à toute la société en s’affranchissant des cadres préétablis de la pensée autoritaire !
Comme tous ceux qui exercent des responsabilités de haut niveau, on t’a évidemment fait des reproches ! Moi-même, tu m’as parfois agacé ! « Assez » souvent ! On t’a critiqué pour certaines erreurs de casting! On t’a cherché querelle sur l’absence arithmétique de parité dans les postes dirigeants de l’Institut ! Bien que tu ne sois pas sexiste, c’est vrai que sur ce point, l’arithmétique ne t’est pas vraiment favorable, même en recourant à des algèbres non commutatives ! Je suppose que tu as voulu laisser du temps au temps, sans forcer un destin qui tarde cependant à s’exprimer au fil de l’eau ! Pour atteindre le graal de la parité (égalité) réelle au sein de ton CODIR, pourquoi n’as-tu pas créé, à l’instar d’autres – experts, il est vrai, en enfumage officiel – des fonctions de directrices déléguées au radon des villes, puis au radon des champs, voire aux sentiers de grande radonnée?
Bref, ça progresse mais lentement…
On a dit aussi que tu pratiquais l’exercice solitaire du pouvoir ou que tu n’accordais ta confiance à tes collaborateurs qu’avec parcimonie, sans les considérer comme des interlocuteurs ! Mais à l’inverse, on t’a critiqué pour ta recherche forcenée du consentement ! On a dit enfin qu’en dépit du décret statutaire de l’Institut, tu as manifesté une certaine réticence à appliquer le bicamérisme à l’IRSN, en réduisant la portée de la fonction présidentielle ! Tu en conviens mais sans t’en repentir car tu assumes ce choix !
On a prétendu enfin qu’étant d’un abord réservé et distant, tu étais indifférent et insensible aux soucis des autres ! Je peux témoigner du contraire ! Mais, il est vrai que, par respect humain ou timidité, tu n’apprécies guère les familiarités inopportunes de salle de garde ! Bref, ces critiques parfois recevables, souvent discutables, sont le lot commun de tous les responsables et la plupart s’efface devant ton bilan ! Malgré tout, tu laisseras le souvenir d’un personnage énigmatique! Peu te connaissent car, en plus, la démagogie n’est pas l’exercice rhétorique que tu préfères. C’est sûrement à ton honneur ! C’est aussi un handicap dans la mesure où ton aversion pour la complaisance ou la fausse connivence favorise l’incompréhension ! Décidément, tu n’es pas un politicien de comice agricole ! Au moins jusqu’à ce jour.
N’appréciant pas les conflits stériles – sans pour autant refuser l’affrontement – tu privilégies la dialectique tout en ne méconnaissant pas l’action antalgique du temps. (Inertie). On te l’a reproché aussi ! Mais ce que beaucoup ignorent, c’est que, lorsque l’essentiel t’apparaît menacé, faisant fi de toute prudence, tu sais défendre âprement et courageusement, ton point de vue. Enfin, bien que tu n’en fasses pas étalage, tu sais être attentif au sort de tes salariés, en particulier, de ceux confrontés à des difficultés !
Pour toi, le moment est venu de quitter l’IRSN, mais je suis certain que la chose publique continuera de te tracasser longtemps. Et, pas seulement la chose publique ! D’esprit spéculatif, je te vois assez bien t’interroger avec tes petits-enfants sur des questions existentielles mais à la manière du chat de Philippe Guluck. Lequel est infiniment perplexe lorsqu’il s’agit de savoir si « un tas de sable auquel on a ajouté un tas de sable fait toujours un tas de sable » ou encore « si quelqu’un qui a creusé un demi trou a déjà creusé un trou entier » !
En tant que serviteur de l’Etat, tu as toujours scrupuleusement distingué ce qui relevait de la sécurité nucléaire et de la politique nucléaire ! Cependant, une fois libéré du devoir de réserve, je ne crois pas que tu te désintéresseras de cette nouvelle ère nucléaire qui s’annonce, où, il faudra nécessairement assumer l’héritage des décennies passées, et en poursuivre « durablement » la valorisation en complément des énergies renouvelables !
Tu as d’ailleurs esquissé les contours de cette réflexion lors de tes derniers vœux au personnel de l’IRSN! Il m’étonnerait donc que demain tu te contentes d’être un observateur impassible ! Toi qui penses – à bon droit – qu’il faut parvenir à une juste appréciation des risques plutôt qu’espérer naïvement leur disparition en renonçant au progrès ! Je ne serais pas surpris, que, de temps à autre, regardant nerveusement tes souliers, tu fasses entendre ta petite musique !
Pour conclure, je dirais que les aspirations du brillant polytechnicien d’il y a un demi-siècle, de même que celles de l’ingénieur des instruments de mesure, puis des mines ne sont probablement guère différentes de celles de l’actuel directeur général, et de l’homme privé qui lui succédera !
Mais, à mes yeux, ce qui est le plus remarquable ce ne sont pas tant tes qualités de manager, que celles de l’intellectuel non conformiste en prise constante avec le réel ! Une disposition d’esprit assez rare ! Celle dont précisément avait besoin l’IRSN dans son âge tendre!
A titre plus personnel, ce dont je me souviendrai avec émotion, c’est de ton soutien lorsque je fus indûment accusé avec mon amie Martine Aubry, d’homicide involontaire dans l’affaire de l’amiante ! Tu m’as proposé ton aide et crédité de ta confiance, sans même connaitre le fond du dossier ! Derrière la distance qui sied au haut responsable, l’homme sensible n’est jamais absent ! D’autres que moi ont bénéficié de ce type d’attentions ! Rarissimes furent les responsables publics à avoir pris ce risque et agi de la sorte – il y en a un autre ici !
Je me souviendrai également avec reconnaissance du jour où tu décidas, courageusement, à contre-courant des vents dominants, de baptiser un pavillon du site du Vésinet du nom du Professeur Pierre Pellerin, décédé quelques mois auparavant et blanchi par la Justice, des accusations injustes dont il avait été l’objet depuis Tchernobyl ! Ta volonté d’assumer cet héritage contrastait avec l’attitude attentiste et prudente de beaucoup. Elle contrebalançait les attaques de ceux ou celles qui persistaient à tirer sur le corbillard du professeur!
Au terme de ce tour d’horizon, une dernière question me taraude, inspirée de Paul Valéry : Es-tu toujours de ton avis ? Merci Jacques, merci l’ami et bravo pour l’ensemble de ton œuvre ! N’oublie pas Montaigne… Au nom de tous, je te souhaite une longue, heureuse et profitable retraite. »
A l’issue de la cérémonie, deux cadeaux symboliques de ses activités passées, ont été remis à Jacques Repussard: une balance de précision ancienne ainsi qu’un contaminomètre réformé datant d’une quarantaine d’années!