Le Tour de France cycliste – le seul événement sportif qui vaille dans l’imaginaire collectif des Français – a traversé ou s’est arrêté à Angers une trentaine de fois, dont la dernière en 2013, lors de sa centième édition. C’est en fait dès sa création que le Tour fut associé à la capitale de l’Anjou. Ainsi, le 18 juillet 1903, lors de la dernière et sixième étape entre Nantes et Paris, le premier Tour de France fit une courte halte au « Café du Sport » de la place Lorraine pour pointer les concurrents encore en lice.
Ce bref épisode en terre angevine fut magnifiquement raconté par Sylvain Bertoldi, conservateur des archives d’Angers, dans une de ses chroniques de l’été 2012, consacrée à l’événement dans le journal municipal « Vivre à Angers ». Je n’y reviens pas, d’autant que je n’y étais pas!
Par la force des choses, je n’étais pas présent non plus en 1936 lorsque la ville d’Angers accueillit pour la première fois, l’étape du jour. C’était l’époque du Front Populaire et une certaine effervescence sociale animait la ville où de nombreux secteurs du commerce et de l’industrie étaient en grève. Mon père avait dix ans et ma mère treize.
Mais par la suite, notamment dans les années soixante, le lycéen que j’étais, ne ratait aucun compte rendu d’étape dans le Courrier de l’Ouest. J’applaudissais et vibrais aux reportages radiophoniques d’arrivées d’étape, commentées avec verve par des journalistes comme Georges Briquet, Robert Chapatte ou autres Roger Couderc! Il m’arrivait même de savourer ces moments d’anthologie sportive, en compagnie de mes grands-tantes Turbelier qui vivaient dans une cave semi-enterrée de la rue Saumuroise. A un âge avancé, ces « petites mains » célibataires de la couture à façon, conservaient intacte cette faculté de s’enthousiasmer comme des midinettes devant leur poste TSF à lampes, installé dans la pénombre à proximité de leurs machines à coudre … à pédales!
Mon intérêt pour l’épreuve était porté à son comble lorsque la ville d’Angers était désignée ville-étape.
Mais le point d’orgue de cette période, ce fut le Tour 1967 où le prologue de la « Grande Boucle »se déroula sur six kilomètres par les rues d’Angers dans la soirée du 29 juin, avant que, le lendemain, le peloton ne prenne le départ de la première étape en ligne vers Saint-Malo…Quelques jours plus tard, le 13 juillet 1967, le Tour connut une de ces terribles tragédies, qui forgèrent sa légende! Dans un paysage lunaire, sur les pentes du Mont Ventoux, désertiques et brûlées par le soleil , le champion du monde britannique Tom Simpson (1937-1967), titubant sur son vélo, s’affala, inanimé à trois kilomètres du sommet. Transporté par hélicoptère vers l’hôpital d’Avignon, il sera déclaré officiellement mort en début de soirée par Félix Lévitan (1911-2007), directeur du Tour de France. L’enquête conclura qu’il fut victime d’un épuisement physique fatal, masqué par une surdose d’amphétamines! J’ai vécu ce drame en direct à la télévision d’un village de vacances du massif du Sancy en Auvergne. Accoudé au zinc d’un bar, où je servais dans le cadre d’un job étudiant, j’ai vu mourir Tom. Je n’y crois toujours pas, et ce n’est pas sans une intense émotion que je revois par la pensée, la séquence de ce vélo zigzagant jusqu’à l’ultime perte d’équilibre!
Malgré ce florilège de souvenirs – malgré tout, devrais-je écrire – c’est le Tour de France 1954, le premier auquel il m’a été donné d’assister consciemment, qui, entre tous, sera l’événement sportif le plus marquant de ma prime enfance. Il m’arrimera pour toujours à cette épreuve avec une passion juvénile qui ne se démentira pas. Pour moi, au-delà de tout ce que me réservera ultérieurement l’existence en joies et succès, et au-delà de toute réflexion rationnelle , c’est lui en effet qui incarnera le mieux ce qu’à travers un sport, un petit garçon peut percevoir de la société dès son plus jeune âge, à savoir, la liesse populaire communicative… Sous forme jubilatoire, j’y vois là une forme d’apprentissage de la fraternité. D’aucuns, savants prétentieux de l’expertise sociétale préféreront évoquer un populisme malséant et précoce. Je maintiens mon point de vue! Le Tour 1954 m’a donné le goût des manifs!
N’en déplaise aux pisse-froid, le Tour de France est, en effet et à bien des égards, un traceur identifiant des classes populaires un peu comme l’est le golf pour la bourgeoisie…Ou bien, l’on s’en revendique et on s’y reconnait spontanément, ou bien l’on n’y parvient jamais, selon qu’on appartient à telle ou telle catégorie sociale… Aussi, quand on est pris de passion pour le Tour, on l’est presque génétiquement! Culturellement au moins. On l’aime alors sans faire la fine bouche sur ses zones d’ombres et sans s’attarder sur les « scandales » ou prétendus tels, qui ont jalonné son histoire, dont, au passage, le « petit peuple », méprisé des élites, se gausse sans trop s’émouvoir!
Et ce, malgré le matraquage incessant des milices de la « bien-pensance » et du « politiquement correct », qui contaminent les esprits modernes et condamnent sans appel le fameux « pot belge »au nom de vertus qu’elles ne pratiquent pas ! Chacun sait en effet que les moralisateurs qui réprouvent la triche, sont les mêmes qui imposent aujourd’hui aux coureurs des contraintes physiques surhumaines pour satisfaire des droits télévisuels. Ce sont ceux-là aussi, ou leurs semblables en technocratie, qui, font semblant de s’étonner des dérives du dopage. Les mêmes, qui affirmant d’une main – de préférence sur le cœur – combattre la toxicomanie, les trafics en tous genres et leurs conséquences sanitaires délétères, se déclarent sérieusement prêts à légaliser l’usage de la drogue dans des salles de shoot! Le dopage, c’est de la triche! Mais quand tout le monde triche, y compris en haut-lieu, sa dénonciation s’apparente à de l’hypocrisie.
Quand on aime le Tour, on l’aime donc sans partage, en dépit de ses drames, sans se soucier des pleurnicheries et des cris d’orfraies des moralistes, experts auto-proclamés de l’éthique sportive ! Au moins tant que ces donneurs patentés de leçons, n’auront pas pris la place des « petits gars » qui pédalent.
En tout cas, en cette année 1954, dix ans après la Libération, les populations angevines – comme celles d’aujourd’hui – étaient massées partout sur les routes du Tour. Tout au long du parcours, des fans de la « petite reine », spectateurs enflammés, parfois exaltés s’accrochaient aux lampadaires ou aux grilles des squares pour mieux voir! Agglutinés sur les trottoirs, tous attendirent pendant des heures pour « jouir » un court instant – « juste un instant seulement » – du passage des coureurs. Chacun adhérait implicitement à l’idée qu’en dépit de la brièveté de cette vision orgasmique et du souffle qui la précédait, le renouveau de la Nation se jouait aussi, pour partie, ici. Chacun pressentait en effet que ces éditions d’après-guerre avaient vocation à renouer le fil d’une épopée engagée cinquante ans plus tôt et brutalement interrompue par des années noires du deuxième conflit mondial.
Chacun savait que la confiance retrouvée nécessitait d’aller jusqu’au bout de l’effort comme les premiers forçats du vélo! Il fallait absolument ressusciter les exploits mythiques des géants de la bicyclette et redonner à la Grande Boucle son statut épique! Gravir les mêmes cols sous un ciel torride ou dans la brume glaçante, rouler sur les mêmes circuits, affronter les mêmes pavés! Et pourquoi pas, retrouver les champions d’antan, qui avaient enchanté leur jeunesse…comme si le temps s’était mis entre parenthèses! Seul Gino Bartali (1914-2000), vainqueur du Tour en 1938 et en 1948 sut relever complètement cet incroyable défi.
Peu importe d’ailleurs, car beaucoup de spectateurs entrevoyaient de toute façon, dans le « Tour de France » libéré, un retour de la joie de vivre et de l’insouciance d’autrefois, celle d’un temps où les plus fervents aficionados du vélo pouvaient applaudir aux performances des cyclistes du Grand Ouest, à l’occasion du grand prix d’Angers qui se tenait dans les années trente sur le vélodrome de la rue Montesquieu!
Entre autres vertus, les « Tour de France » d’après-guerre, qui étaient censés effacer la parenthèse tragique de la guerre et de la collaboration honteuse avec les nazis, contribuaient à restaurer la fierté d’être Français, en offrant au monde la plus belle course cycliste de la planète. Ils permettaient de surcroît de manifester sans crainte une audace restaurée et d’exprimer publiquement son espoir dans l’avenir. D’ailleurs, les » Trente Glorieuses » qui suivirent, ne démentirent pas cet optimisme, en dépit des guerres coloniales que la France dut encore soutenir pendant quelques années, notamment en Algérie à partir de la Toussaint Sanglante, où une partie du contingent fut mobilisée. L’époque n’était pas à la repentance!
Pour l’heure, ce 15 juillet 1954, une foule piétinante, ne disposant pour armes que des banderoles et des calicots, faisait acclamer les noms des compétiteurs les plus emblématiques. Chacun y allant de ses encouragements ponctués de cris ou de chants… Une manière d’accélérer le temps alors que les coureurs n’étaient toujours pas en vue, en ce début d’après-midi du côté de la caserne Verneau.
Les plus bavards de ceux qui ceux qui battaient le pavé, grisés par quelques goulées de piquette locale n’étaient pas avares d’anecdotes ou de commentaires sur la course, dont ils entendaient bien faire profiter la foule à la cantonade. De leurs voix tonitruantes, ils attiraient à peine l’attention de ceux qui s’étaient assoupis, rassasiés « à plus soif » par les copieux casse-croûtes au saucisson de porc, aux rillauds d’Anjou ou au jambon de ferme, dont ils s’étaient dotés pour tenir le coup! Malgré le brouhaha, certains s’accordaient même quelque répit minuté, en s’offrant une petite « marienne », allongés sur le trottoir à l’ombre des platanes et des érables, la tête appuyée sur les paniers d’osier, recouverts des serviettes à carreaux qui avaient servi à emballer leur pique-nique.
Ainsi, tous, à leur manière, prenaient plaisir à être ensemble et à oublier les malheurs du passé, à les conjurer, même, en attendant les coureurs. Ils tiraient de la sorte un trait sur les années noires de l’Occupation, qui les avaient affamés et avaient contraint le « Tour » à s’interrompre entre 1939 à 1947.
Sous le ciel capricieux et pluvieux de cet été 1954, la foule scandait les noms des champions du moment, Louison Bobet (1925-1983) et Jean Robic (1921-1980), le vainqueur du premier Tour d’après-guerre en 1947. Pourtant, Jean Robic n’était plus dans le peloton ce 15 juillet 1954; il avait été contraint à l’abandon quatre jours plus tôt à la suite d’une chute lors du sprint final de la quatrième étape à Caen.
C’était au demeurant sans importance, car ces deux-là – présents ou non – avaient conquis, de longue date, le cœur des Angevins, notamment des nombreux émigrés bretons, ouvriers des corderies Bessonneau ou mineurs d’ardoise de Trélazé, qui les considèraient, à bon droit, comme leurs compatriotes, presque leurs représentants. Et la victoire finale de Louison Bobet, le 1er août 1954 à Paris, fut saluée dans toute la Bretagne et l’Anjou comme un honneur insigne fait à leurs régions… L’honneur réhabilité de la Chouannerie, en quelque sorte!
Trop jeune pour mesurer la portée symbolique du Tour de France, je ne perçus l’édition 1954 qu’au premier degré. C’était la première « boucle » à laquelle je « participais ». Elle fut donc la plus belle et la plus riche en découvertes, en émotions et en sensations nouvelles encore inconnues…Je n’avais jamais vibré auparavant, de conserve avec une foule enthousiaste, en l’occurrence, celle de mes voisins, de mes parents, des gens du quartier et même plus généralement de ma famille… Tous étaient là, ce 15 juillet 1954, chez moi ou devant chez moi sur le trottoir, face au 49 de l’avenue René Gasnier! Tous trépignaient d’impatience en regardant dans la direction d’Avrillé, en tentant d’apercevoir le premier coureur échappé, qui négocierait le virage à la hauteur du « Comptoir Moderne »… Et qui, moins de trois kilomètres plus loin, du côté de la place de la Rochefoucauld franchirait peut-être en vainqueur la ligne d’arrivée de cette huitième étape de 190 kilomètres entre Vannes et Angers…
Mon oncle et ma tante ainsi que mes cousins du quartier de Saint-Léonard avaient traversé la Maine et la ville pour assister à la fête … D’autres également!
Porté par l’ambiance survoltée de la rue, je ne mesurais pas, compte tenu de mon très jeune âge, l’importance de l’enjeu et du classement de l’étape, encore moins ses conséquences sportives avant la neuvième et longue étape d’Angers à Bordeaux.
Désormais, plus de soixante années se sont écoulées, et je me rends compte que je n’ai conservé qu’un nombre très restreint de souvenirs précis et techniques de ce Tour 1954, mais plutôt un ensemble varié et composite de sensations et d’impressions fondatrices. Un bien beaucoup plus précieux, somme toute, que le classement formel des coureurs… Franchissant sauves les décennies, ces perceptions d’un temps qui s’est irrémédiablement éloigné, me servent aujourd’hui de viatiques, les jours de sombres pensées, et de terreau d’inspiration pour la réflexion… Naturellement, elles ouvrent parfois la voie à la mélancolie, comme tout ce qui a trait aux époques du bonheur absolu de la petite enfance, comme tout ce qui rappelle les couleurs, les sonorités et les saveurs acquises pendant nos tendres années. Autant de sensations conservées intactes depuis lors, comme si les vicissitudes de l’existence n’avaient pas eu de prise sur elles et leur conservation … Elles nous renvoient intimement à l’époque où nos illusions et nos espoirs n’avaient pas encore été irrémédiablement égratignés par la vie…
Me remémorant ces moments, j’en conçois parfois une passagère mélancolie, mais sans la moindre tristesse, car le Tour de France – celui de mes souvenirs – perdure à l’identique dans les images télévisées de 2015 … Le Tour de 1954, qui fut pour moi initiatique, revient à chaque nouvelle édition. Aussi, son rappel n’incline en rien à la désolation, lorsque je nous revois, mes deux petites sœurs d’alors et moi, ainsi que nos cousins et cousines de Saint-Léonard, agrippés, rigolards sur la « crête » du parapet du vieux mur d’ardoises oxydées, qui ceinturait le petit jardin de mes parents et dominait l’avenue René Gasnier à l’angle du chemin des Gouronnières….
Je nous revois, regardant émerveillés, le passage en musique de la caravane publicitaire qui précédait d’une heure ou deux le peloton. On s’arrachait les casquettes et les drapeaux en papier, qu’on nous jetait des véhicules en marche. Peu regardant sur la marchandise, on prenait tout, même les prospectus de « réclame » pour des machines à laver, des savons ou des outils agricoles! Ce qui comptait, c’était le volume de papier récupéré…
Je nous revois enfin ébahis par la prestation des motocyclistes de la gendarmerie nationale, debout sur leurs engins, tandis que l’accordéoniste Yvette Horner, sur la plate-forme d’une voiture décorée aux couleurs de la « Suze », interprétait de la musique de bals musette…Si ce n’était pas le bonheur, ça s’en approchait drôlement… On n’a guère faire mieux depuis!
Je me souviens, enfin, qu’au soir de ce 15 juillet 1954, une grande fête fut donnée sur le Champ de Mars. J’ai su plus tard qu’on y élisait à cette occasion « la reine d’un jour »… je ne l’ai jamais rencontrée !
On comprendra qu’avec un tel passif, je persiste à regarder l’étape du jour à la télé …Quoique nous raconte le speaker, tous ces rêves refont nécessairement surface. C’est cela aussi la magie du Tour!