Bien sûr, on pourrait dire que l’exposition du musée d’Orsay – qui ferme ses portes le 17 janvier 2016 – sur les « Splendeurs et Misères » de la prostitution parisienne entre 1850 et 1910, est une opération racoleuse. Par nature, le sujet pourrait effectivement s’y prêter et il n’est pas exclu que, parfois, les commissaires organisateurs se soient laissés guider par cette tentation.

Certaines salles, parmi les nombreuses qu’elle comporte, pourraient éventuellement prêter le flanc à cette critique. C’est le cas en particulier de la reconstitution d’un cabinet prétendument coquin, tout capitonné de velours rouge, à l’exemple des antichambres aguicheuses des bordels « respectables » du début du 20ième siècle, au sein duquel le visiteur, s’il parvient à y pénétrer en jouant des coudes, est invité, masqué par la pénombre, à se délecter discrètement « d’innocentes » scènes pornographiques réalisées sur des photographies stéréoscopiques de l’époque de nos arrière-grands-parents.
Si notre « esthète » du sexe est ébloui par l’érotisme débridé d’antan et qu’il persévère dans sa quête initiatique, malgré la chaleur étouffante et poussiéreuse du lieu, en résistant aux effluves plus incommodants qu’envoûtants, d’une foule qui piétine ses souliers, il pourra alors y visionner, en boucle sur un grand écran numérique, des séquences de films de « cinéma muet », montrant de bestiales étreintes scénarisées dans des décors de théâtre de boulevard ! Interdites en principe aux moins de dix-huit ans dans le but évident d’attiser le désir et la curiosité du chaland, ces salles sont constamment combles…
Nul besoin que les gardiens, affectés à la traque des photographies prohibées et des amateurs impénitents de clichés interdits, en contrôlent l’accès, car en ces endroits dédiés à la mémoire et au plaisir de nos aïeux en chapeaux haut de forme, les ados sont rares! Seules d’honorables personnes, dont certainement, une majorité de retraités, « addicts » aux expositions d’art déluré, et des cohortes d’intellectuels « rive gauche », assurent l’essentiel de cette fréquentation friponne et du spectacle de la salle. On les repère aux commentaires susurrés et sophistiqués, délicatement égrillards, qu’ils émettent avec autorité à la vue dynamique de gaillardes « pipes » filmées en noir et blanc, qui n’attireraient même plus actuellement l’attention d’un internaute de douze ans! O tempores, o mores…
Si cette exposition n’était que cela, elle n’en dirait guère plus sur les plaisirs interdits et la débauche des mâles de la Belle Epoque, que les films porno et sadomasochistes diffusés dans les sex-shops des années soixante et soixante-dix du siècle dernier! En outre, elle aurait raté son propos! Et son propos, c’est clairement de témoigner à travers le regard des artistes de l’époque – y compris des plus prestigieux peintres – de la misérable condition des femmes qui se prostituaient dans le Paris interlope de la fin du 19ième et du début du 20ième siècle! Et le pari est globalement gagné!

Manet
D’emblée on est plongé sans ménagement dans un Paris où une prostitution protéiforme gangrenait la totalité de l’espace public et qui concernait toutes les strates de la société… Outre les pensionnaires « enregistrées » des maisons closes, encartées et contrôlées, dont toute la vie était rythmée par les caprices sexuels de leurs clients en goguette, et qui, en permanence étaient soumises aux tracasseries policières, de nombreuses autres femmes, vendaient leur corps et louaient leur sexe, occasionnellement ou régulièrement pour simplement survivre et nourrir leurs enfants, dont certains nés de ces liaisons furtives sans amour.
Ainsi nombre de jeunes ouvrières en détresse, qui travaillaient dans les usines de l’industrie florissante des arrondissements périphériques et qui touchaient des salaires de misère, n’avaient souvent pas d’autre moyen pour boucler les fins de mois et assurer le quotidien, que de faire le commerce de leurs charmes. Pour les mêmes motifs, des marchandes des quatre saisons tapinaient le soir à la lueur des réverbères sur les grands boulevards haussmanniens! De même que les serveuses « verseuses » des brasseries à femmes, pour lesquelles les amours tarifées sous la « protection » d’un maquereau faisait quasiment partie intégrante du métier. Sans compter la prostitution de luxe des « cocottes » entretenues et des demi-mondaines, ou celle, si bien décrites par Edgar Degas, des petits rats de l’Opéra …Les jeunes comédiennes y « passaient » également, ainsi que les chanteuses de café-concert qui n’avaient d’autre choix pour percer que d’être entretenues par de riches et libidineux protecteurs, de vingt ou trente ans, leurs aînés…
L’exposition du musée d’Orsay – dans cette ancienne gare si symbolique et représentative du capitalisme conquérant du 19ième siècle – ne tait rien de cette monstrueuse réalité sociale, qui allait souvent de pair avec un alcoolisme endémique des intéressées; non plus qu’elle élude les maladies vénériennes que ces pauvres femmes méprisées finissaient souvent par contracter et qu’aucune thérapie efficace ne parvenait à éradiquer ou à atténuer. Plusieurs vitrines et planches abordent cet aspect, conséquence terrifiante de la prostitution, où la santé des femmes ne comptait pas au regard de celle de leurs « honorables » clients!
A l’appui de cette démonstration, les plus grands peintres de cette période furent au rendez-vous, d’Edouard Manet à Edgar Degas, en passant par Henri de Toulouse-Lautrec et Pablo Picasso… et bien d’autres, moins médiatiques mais tout aussi probants dans leur représentions de ces femmes asservies et malheureuses. Ils en disent beaucoup plus sur l’ignominie et l’atrocité de la condition des prostituées, que des palanquées de discours moralisants débités à l’Assemblée Nationale par d’obscurs députés féministes androphobes.
Aucune des femmes croquées dans leur activités quotidiennes, au sein de « bouges » obscurs et malpropres ou dans les palais de leurs amants, n’exprime un quelconque sentiment de bonheur ou de joie. Ni même la moindre satisfaction d’elle-même! Aucune once de plaisir ne transparaît sur leurs visages souvent outrancièrement fardés et parfois couperosés… Ces femmes martyrisées pour assouvir les désirs masculins ressemblent toutes à des passantes en attente de correspondance vers un destin inconnu et qui s’ennuient en attendant… sauf en ces rares moments, où entre elles, il semble que, sous le pinceau de l’artiste, elles consentent à manifester une certaine complicité affective ou ludique…

Toulouse Lautrec
On ressort troublé de cette exposition, presque révolté aussi rétroactivement, et saturé d’impressions et de sentiments contradictoires, face à cet univers de misère qui cohabitait avec le Paris des Lumières et de la Révolution Française… Et tout cela, il y a, à peine, un siècle! On ressort troublé car ces personnages d’hommes licencieux, égrillards et libertins qu’ont esquissé les artistes dans l’ombre de ces dames, sans être vraiment identifiables, nous ressemblent un peu, prisonniers que nous fûmes, également, de nos fantasmes et de nos pulsions! Prisonniers de notre condition de mâles qui pendant longtemps se sont cru – à tort – dominants mais qui ne souhaitent pas pour autant être dominés!
On ressort troublé enfin parce que cette sexualité pathologique qui s’exprime à travers la prostitution et dont cette exposition rend si bien compte, c’est celle que la génération de nos grands-parents et de arrière-grands-parents considérait comme tolérable, normale et licite…Mais c’est aussi celle qu’on nous a inconsciemment transmise et qui servit de référence à notre déniaisement sexuel et à notre conception ultérieure de la sensualité et des rapports de plaisirs entre les sexes! Elle fut la source de beaucoup de malentendus et de drames!
Quittant le musée d’Orsay ce 15 janvier en fin d’après-midi , je me suis souvenu qu’entre autres petits « trésors » domestiques – cartes postales et photos sépia – qui me furent donnés au décès de mon grand-oncle paternel Auguste Cailletreau (1892-1975) – dit « Tonton Henri » – figuraient quelques plaques de verres de photographies stéréoscopiques, dont une représentait quatre femmes dénudées dans le hall d’une maison de tolérance aux alentours de 1910!
La présence de ce cliché érotique dans une boite à cigares, m’est longtemps apparue incongrue, presque accidentelle, tant le personnage du vieil homme – celui que j’ai connu âgé, effacé et exagérément émotif – me semblait à cent lieues de celle d’un jouisseur et voyeur provincial fantasmant sur de jeunes ondines dévêtues…
Et de fait, il n’était en rien cet homme-là. Humble travailleur et ancien de 14-18, poilu d’Orient, il ne ressemblait pas à cette caricature grotesque, mais il était aussi le produit de la culture d’une époque au sein d’une province puritaine et coincée – en l’occurrence l’Anjou du 19ième siècle – qui distinguait clairement – sans jamais les confondre – ce qui ressortissait au plaisir « hygiénique » du mâle, pratiqué dans les alcôves avec des « filles de joie » et ce qui relevait de la sexualité contractuelle et reproductrice de l’espèce, perçue alors comme un devoir conjugal avec l’épouse titulaire… Probablement, comme beaucoup de jeunes hommes timides d’avant 1914, il effectua ses premières expériences amoureuses en requérant l’expertise de professionnelles averties.
Sentimental, il n’avait rien « jeté » et avait gardé secrètement le souvenir de ses premières amours, en la circonstance, tarifées! Comme tout un chacun de ces temps-là, somme toute! Sur le moment, cette révélation apocryphe m’indisposa, telle une incursion dans l’intimité d’un homme que j’aimais et que j’aime toujours infiniment. Il ne m’y avait pas invité. Puis je me ravisai!

Plaque stéréoscopique d’Auguste Cailletreau
La condition d’humain (masculin) n’est décidément pas si simple à assumer… Il est quelquefois difficile de ne faire que des choix cohérents. Il est vrai – sans qu’il y ait lieu de faire repentance – que ces péripatéticiennes d’antan peuvent apparaître à la fois, attirantes et repoussantes, esclaves et dominatrices, exploitées et exploiteuses! Mon vieil oncle conservait leur image dans une boite en fer, comme un bien précieux! Aucune d’elles n’est plus aujourd’hui…Sauf ici, évoquées par ces lignes, toujours jeunes et belles, enjôleuses pour toujours, comme si justice leur était rendue et qu’on était encore à leurs pieds. Personne ne leur confisquera plus rien. Ni leur beauté, ni leur jeunesse!
Belle et courageuse exposition, celle du musée d’Orsay! C’est malheureusement trop tard pour la visiter.

La mélancolie Picasso – Illustration suggérée par Alain Biau
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