Il y a quelques jours, parcourant sous un timide soleil d’automne, les allées du cimetière parisien de Saint-Ouen, après l’inhumation dans un quasi-anonymat, d’un ancien collègue, je me suis dit qu’au terme de cette sinistre année 2021, mes déambulations de plus en plus fréquentes dans ces havres de paix et d’éternité « concédée », ressemblaient bizarrement aux visites d’appartements témoins que j’effectuais jadis avec mon épouse pour dénicher à un coût acceptable la future résidence de nos rêves…
Nombre de mes amis proches ou de mes connaissances, nombre de personnes que j’ai aimées ont en effet disparu ces dernières années. D’ailleurs, à l’instant même où j’entame la rédaction de ces lignes, on m’apprend un nouveau trépas, celui de la veuve d’un vieux camarade et complice en politique, qui, il y a juste un an, a payé son obole à Charon, le nocher des Enfers.
Terrible année 2021 aux menaces et malheurs accumulés: année inimaginable du temps de ma jeunesse mais que les prémices de la vieillesse amplifient de façon déprimante en en accentuant les stigmates.
La camarde rôde, mais pas seulement dans mes parages. Pas seulement non plus du fait de cette lancinante et interminable pandémie virale qui nous harcèle depuis près de deux ans avec ses vagues déferlantes sur lesquelles surfent « les autorités ».
Des « autorités » qui nous enjoignent, la mine faussement confite, d’accepter la restriction de nos libertés les plus élémentaires, de vivre en ermites comme des cloitrés volontaires et de nous affubler presque partout et en permanence d’une sorte de niqab sanitaire fabriqué en Chine. A faire pâlir de jalousie les machistes en djellaba et en baskets qui prolifèrent en périphérie urbaine, en imposant des lois d’exception anti-républicaine au nom d’un prophète pédophile tout droit exhumé du Haut Moyen Age.
Stupéfiante année 2021 qui tolère sans complexe qu’à quelques centaines de mètres d’un cimetière parisien d’une ancienne banlieue rouge, sous le tablier fangeux d’un boulevard périphérique constamment embolisé, s’étalent au grand jour des monceaux d’immondices au milieu desquels, dans une saleté repoussante, s’agitent comme des mouches désespérées dans des abat-jour, des miséreux venus du monde entier, victimes de passeurs criminels et esclaves de trafics en tous genres. Et ce, sous l’œil apitoyé et larmoyant, volontiers accusateur mais impuissant d’associations prétendument caritatives pour « bénévoles » en quête de rédemption, et financées sur fonds publics.
Au loin, dans le couchant, les premières lumières de la ville s’allument sur fond de Tour Effel, dont aucun de ces pauvres hères ne bénéficiera vraiment, sauf sur un malentendu ou comme alibi d’une bonne conscience mondialiste.
Déprimante année 2021, aux contours indiscernables dans le brouillard idéologique ambiant, où les vérités progressistes d’hier deviennent d’attentatoires et intolérables inepties aux yeux des nouveaux guides de la pensée convenue. Année orpheline mal-assumée des utopies disparues, qui jadis nous laissaient entrevoir un illusoire Grand Soir, paré de toutes les vertus dont prioritairement celle de nous libérer de notre condition et de nous soustraire à la voracité de ceux qu’on accusait à tort ou à raison, de nous maintenir en état de sujétion. Année de confusion enfin où l’on ne sait plus distinguer l’effet de serre de l’effet de confinement, comme s’il s’agissait des faces d’une même réalité conçue pour nous abuser ou nous amuser.
Passant en revue les alignements de tombes sans y prêter vraiment attention, telles étaient mes réflexions désabusées et, je le reconnais, un tantinet sépulcrales. Le monde semble aller à vau-l’eau. J’en étais presque à me réjouir – tristement malgré tout – que mon avenir forcément prévisible bien qu’incertain, m’épargne d’avoir à supporter cette déroute morale, intellectuelle ou civilisationnelle, qui, aujourd’hui, se manifeste désormais ostensiblement un peu partout. Jusqu’aux abords de ce cimetière, et qui plus est gangrène le monde, en signant ainsi une sorte de délitement généralisé et de retour régressif à une pensée magique mystico-religieuse, rétrograde dénoncée depuis plus de deux millénaires. A tout le moins par ceux qui persistent à se réclamer contre vents et marées, de la tradition humaniste gréco-romaine.
Chemin faisant à travers les pierres tombales, les stèles et les cénotaphes, m’est soudainement revenu à l’esprit un très récent ouvrage (novembre 2021) du philosophe et essayiste Michel Onfray, dont je venais d’achever la lecture, » La Conversion ».
Contrairement à ce que pourrait laisser entendre son titre de couverture, ce livre ne décrit pas un épisode christique de la vie de l’auteur à la manière d’un Paul de Tarse sur le chemin de Damas. Il se présente plutôt comme une dissertation, citations à l’appui, d’une œuvre majeure de la littérature universelle, le » De natura rerum » un poème de douze cents vers, écrit un demi siècle avant notre ère par un philosophe et poète latin, Titus Lucretius Carus (98-55 avant JC), passé à la postérité sous le nom de Lucrèce.
Deux motifs m’avaient attiré vers le livre de Michel Onfray, dont je ne suis pas d’ordinaire un lecteur compulsif. Le premier, c’est son sous-titre « Vivre selon Lucrèce » . A cet instant dans ce cimetière, il me semblait en harmonie avec les circonstances et avec mon errance improvisée.
En tout cas, dans la librairie où je l’avais acheté, j’avais perçu ce choix d’ouvrage comme une sorte d’évidence ou d’aboutissement obligé et d’acte de curiosité, Lucrèce appartement de très longue date, à mon univers intime et à mes références incontournables…
La seconde raison, tout aussi impérieuse que la première, résidait dans la phrase que l’auteur avait placée en exergue de son introduction comme un avertissement au lecteur : » Bien qu’athée, je suis tout de même le produit du catholicisme d’avant le concile de Vatican II ».
C’est aussi mon cas…
Ainsi j’ai lu ce livre à la manière d’un » Introibo ad altare Lucretii ». Comme une répétition générale avant une seconde rencontre avec Lucrèce, poète si délicieusement impie, après celle effectuée, il y a longtemps, initiatique et existentielle pendant mon adolescence. Une seconde rencontre toujours retardée mais jamais annulée et qui aujourd’hui se présentait…
Mon premier contact avec Lucrèce et son « de natura rerum » fut en effet pour moi – un peu comme pour Michel Onfray – un éblouissement et même un choc émotionnel. C’était à l’époque de mes « humanités » au Lycée David d’Angers d’Angers au milieu des années soixante du siècle dernier. Le » De natura rerum », l' »épopée philosophique » de Lucrèce m’assura d’ailleurs quelques points supplémentaires en tant que matière optionnelle au bac Math. Elem.
Et depuis, il ne m’a jamais vraiment quitté, jouant un rôle essentiel dans ma façon de concevoir le monde. Disons plutôt de l’entrevoir ou, à défaut, de l’imaginer.
C’est peut-être à lui que je dois mon intérêt pour les sciences exactes et c’est sans doute lui qui m’incita à privilégier la physique sur la métaphysique, en me familiarisant à la physique de Démocrite et à la philosophie d’Epicure qu’il s’était donné pour mission de vulgariser.
Bien sûr, la science universaliste de Lucrèce revisitant les théories de Démocrite apparait aujourd’hui datée, eu égard au développement prodigieux des connaissances des deux derniers siècles. Et pourtant l’intuition du poète demeure d’une fascinante actualité lorsqu’on songe par exemple au fait qu’il a théorisé l’évolution des espèces vivantes près de deux mille ans avant la sélection naturelle de Darwin ainsi que l’apparition tardive de l’homme dans l’histoire du vivant et surtout qu’il a développé une théorie atomique » matérialiste » qui tranchait alors avec l’idéalisme platonicien. Une théorie non fondamentalement remise en cause par les piliers modernes de la physique que sont respectivement la mécanique quantique et dans une moindre mesure la gravitation universelle.
C’est précisément à cet aspect de la physique de atomes dans l’œuvre de Lucrèce que je songeais de retour des obsèques de mon ami: un aspect très important de son apport conceptuel et auquel MicheL Onfray a consacré plusieurs chapitres, dont un, de circonstances en ce funeste jour, intitulé : « la mort, une vie comme une autre ».
Mais qu’on ne s’y trompe pas, dans l’esprit de Lucrèce, il n’est pas question ici, de résurrection vers un hypothétique au-delà, ni de survivance de l’âme. L’éternité n’existe pas pour les individus dans les thèses de Lucrèce. Seules les entités élémentaires que sont les atomes, qui « tombent dans le vide » perdurent indéfiniment en étant en permanence recyclés.
« De fait, comme l’écrit Onfray, le défunt (de Lucrèce) vit sa vie de cadavre comme un vivant vit la sienne, en support au système qui régit les corps ». « Tout n’est qu’agencement d’atomes qui chutent dans le vide » . C’est l’objet du livre II « De la Nature ».
Le mieux pour s’en délecter esthétiquement, serait de le lire en latin. A défaut, d’excellentes traductions en ont été données au cours des âges, qui en respectaient la musicalité.
Malheureusement, plus d’un demi siècle après avoir abandonné Virgile, César et Catulle et même le « De Viris » de l’abbé Lhomond, je ne saurais plus traduire moi-même le « de natura rerum »! Je m’étais pourtant promis de le faire, quand j’aurais recouvré ma liberté et que le temps ne me serait plus décompté.
C’est désormais le cas, mais j’ai perdu le latin d’empire, le plus ardu pour moi, dans les méandres du temps et de la mémoire. Et ironie du sort, le temps m’est forcément et de nouveau compté.
Et le comble pour le mécréant que je suis et que je revendique d’être, c’est que les seuls textes en latin que je sois désormais en mesure de décoder (un peu) sans trop de difficulté, ce sont ceux liturgiques du rite eucharistique de saint Pie X. La mémoire reptilienne a la peau dure!
Ayant pris congé des dieux, inventés jadis pour juguler notre peur du néant, que savons nous au juste de la nature profonde des choses de la Nature, entre le désordre toujours menaçant et l’ordre perpétuellement inconstant, ou plus probablement de l’équilibre à jamais remis en cause entre les deux et pourtant si fécond?
Lucrèce nous a donné sa réponse! Une réponse…
Sorti du cimetière, j’ai retrouvé sans surprise les puanteurs et les fureurs de la ville lumière. Et je suis rentré chez moi, en m’efforçant d’oublier que Lucrèce se serait suicidé! M’efforçant aussi de rester calme face au spectacle désolant d’une rame de RER évacuée après deux stations pour cause « d’incident technique ».
Des centaines de personnes fatiguées au visage masqué piétinaient déjà sur le quai en attendant un nouveau convoi et en redoutant la prochaine vague épidémique annoncée impitoyable par les oracles de l’épidémiologie. Les autorités en prévoyaient la survenue brutale pour Noël ou pour l’année nouvelle, ou même pour après, si affinité… et si nécessaire à la Trinité!
Les alertes numériques sur les smartphones se chargeront d’entretenir l’angoisse et le suspens!
On vit une époque merveilleuse!