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C’est par ces trois mots – Doléances, Plaintes et Désirs, riches en symboles pour nos modernes sensibilités – que, le dimanche 1er mars 1789 les habitants de Montreuil-sur-Mayenne, appartenant aux trois ordres de la noblesse, du clergé et du tiers état, souhaitèrent introduire leur cahier de demandes et de réclamations à l’adresse du roi Louis XVI, en vue des Etats généraux du royaume convoqués à Versailles le 27 avril 1789.

Extrait de carte de l’Anjou de 1711, par Jaillot géographe ordinaire du roi 

Ces trois mots résumaient à la fois toutes les secrètes fêlures, les misères et  les humiliations accumulées par des siècles de pouvoir féodal et de monarchie absolue, mais ils incarnaient aussi le réveil d’une timide espérance dans un avenir meilleur… Dans un même élan, ces trois mots préfiguraient aussi un bilan jamais encore dressé de mille ans de féodalité et le rêve d’un progrès juste imaginé. Ils montraient la voie à suivre en guise de feuille de route pour un souverain trop lointain et soupçonné d’indifférence , avant la tenue d’Etats Généraux.

La convocation des Etats généraux, décidée deux mois auparavant, apparaissait en effet comme l’ultime recours d’une monarchie fragilisée, pour rassembler un pays divisé et profondément inégalitaire, et pour tenter d’inverser le cours des choses. Une crise financière et de subsistance, gangrenait le pays depuis plusieurs années…

La situation devenait d’autant plus critique, qu’à ce tableau en soi préoccupant, s’ajoutait une crise de confiance dans un régime impuissant, embourbé dans des scandales réels ou supposés jusque dans l’antichambre du roi. Rien ne semblait être en mesure de l’enrayer durablement d’autant qu’elle était alimentée par une bourgeoisie conquérante et industrieuse, éprise de modernité et acquise à la philosophie des Lumières.

Dans ce cadre, le recueil des doléances populaires sur tous les territoires du royaume constituait la première étape d’une procédure assez complexe. Laquelle comportait en outre la désignation de délégués des villes, des bourgs et des villages à des assemblées provinciales, chargées d’établir, pour chaque sénéchaussée, la synthèse des contributions et de mandater des représentants à Versailles.

Pour la sénéchaussée d’Angers, dont dépendait Montreuil-sur-Mayenne, l’assemblée des huit-cents-sept délégués issus de quelques quatre-cents paroisses, se tint au cours de la première quinzaine de mars 1789 dans l’abbatiale Saint-Aubin sous la présidence d’un certain Marie-Joseph Milscent, lieutenant au présidial d’Angers ( il fut par la suite député du Tiers Etats à Versailles avec notamment Volney, La Révellière-Lépeaux et Desmazières) .

La Mayenne à Montreuil-sur-Maine – début du 20ème siècle

A Montreuil-sur-Mayenne – devenu par la suite Montreuil-sur-Maine- cette initiative royale annoncée au prône dominical par l’abbé Blouin curé de l’église Saint-Pierre fut certainement accueillie favorablement. De la nef aux chapelles latérales, des stalles du clergé aux chaises de la noblesse jusqu’aux bancs du peuple, elle diffusa comme un souffle d’optimisme, ou, si l’on préfère, comme un imperceptible sentiment de liberté et d’expression retrouvée. L’intérêt que ce prêche suscita chez les paysans n’était pas feint. Enfin, ils pensaient pouvoir informer directement le roi de leurs difficultés et de leurs misères. Ils croyaient être entendus de lui après l’été pourri de 1788, trop pluvieux et trop froid et les très mauvaises récoltes qui s’ensuivirent.

Ce coup du sort météorologique qui avait accentué la pauvreté et l’indigence dans les chaumières, avait, une fois de plus, rendu problématique l’approvisionnement en nourriture des hommes et des animaux. Il avait non seulement cassé le moral des fermiers et des métayers, mais également, celui des artisans des bourgs, dont ces paysans étaient les clients naturels…

Tous se plaignaient de surcroît de la lourdeur des impôts royaux et des charges féodales, tous considérés comme injustifiés et confiscatoires pour des gens qui ne possédaient pas grand-chose! La « gabelle » l’antique impôt du sel, était l’objet de toutes les protestations. Dans cette région limitrophe de la Bretagne, cette taxation d’un condiment primordial à la conservation des aliments, était qualifiée de profondément injuste à moins de trois lieues de zones franches, et la contrebande qui en découlait et à laquelle se livraient nombre de jeunes gens du Haut Anjou occasionnait continuellement des drames, lors des affrontements sanglants entre les faux-sauniers et les gabelous…

L’abolition de la gabelle était la priorité pour les paroissiens de Montreuil-sur-Mayenne.

Mais ce n’était pas le seul exemple d’exécration fiscale, la dîme issue du Moyen Age féodal n’était également plus guère supportée!

A quel titre – pestaient les paysans – devraient-ils continuer de céder une part de leurs maigres récoltes de blé, de céréales, de lin, de vin, de bois et de légumes à un clergé régulier, monastique et étranger en ces lieux, bien qu’étant « le » grand propriétaire terrien de la région. A quel titre devraient-ils continuer à entretenir à grands frais des seigneurs locaux qui passaient leur temps à faire les beaux, loin d’ici, à la cour du roi? Au nom de quoi, devraient-ils être les seuls à être soumis aux « corvées » pour entretenir les chemins que tous empruntent?

Le clergé séculier, les prêtres de base et les curés des paroisses de campagne – qui ne roulaient pas sur l’or – n’étaient d’ailleurs pas loin de penser de même. Ils adhéraient tacitement à ces doléances, ayant eux aussi, beaucoup de motifs de se plaindre. Ils nourrissaient le sentiment d’être rançonnés et méprisés par une oligarchie diocésaine et capitulaire, perçue comme parasitaire. Les chanoines de la cathédrale Saint-Maurice qui menaient grande vie à Angers et intriguaient dans l’entourage de l’évêque, étaient, à cet égard, leurs cibles privilégiées…

En résumé, le clergé de Montreuil-sur-Mayenne faisait globalement siennes, les récriminations et les aigreurs de ses ouailles, ce petit peuple des chemins creux, qu’il accompagnait dans toutes les épreuves et dans les joies de l’existence, et dont, finalement il partageait le sort misérable.

Dans ce contexte d’inquiétude généralisée, la résolution royale d’entendre les requêtes du peuple – sans distinction de condition – fut appréciée comme une réelle lueur d’espoir! Faisant allusion à cette période pré-révolutionnaire, l’historien Emile Gabory (1872-1954), auteur d’une oeuvre de référence sur les « guerres de Vendée », écrivait, il y a plus de soixante-dix ans  que  les imaginations « soulevées par un même transport, (…) partirent à tire d’aile pour le beau rêve entrevu. Les déceptions ou les satisfactions viendront (ultérieurement) d’une conception différente du mot liberté« … J’ajouterais, après avoir lu le cahier de Montreuil-sur-Mayenne, que le mot « liberté » ne fut probablement pas le seul dont le sens fut, par la suite, détourné: ce fut également le cas du concept d’Equalitée (Egalité/Équité) devant l’impôt, mentionné à au moins deux reprises dans le document.

A cet égard, il est troublant de lire dans ce cahier rédigé avant la Révolution dans un trou perdu du haut-bocage angevin, que la devise de notre République était déjà en germe dans la réflexion collective… La fraternité n’était pas explicitement mentionnée, mais n’est-ce pas d’elle dont il s’agissait dans la conclusion de la seizième proposition du cahier, lorsque le sort des plus faibles est évoqué: « Il est évident que toute perception de deniers étant simplifiée, le roy triplerait son revenu ce qui soulagerait le pauvre laboureur, la veuve et l’orphelin ». 

On notera au passage que l’éternelle préoccupation de simplification du mille-feuille fiscal était à l’ordre du jour en 1789! En 2019, il existe encore de « multiples marges de progrès ».

Quoiqu’il en soit, force est de constater, que dans ce petit secteur entre Oudon et Mayenne, à une lieue au nord du Lion d’Angers, la population se montra favorable à cette consultation voulue par le monarque.

( » Un grand débat avant l’heure, » pourrait-on ajouter si l’on ne craignait pas de chagriner notre actuel souverain qui ne souffre guère qu’on lui rappelle que le monde existait avant lui.) 

Cette population fut-elle trop crédule, faute d’une conscience claire de l’enjeu? Fut-elle trop confiante par résignation? A t-elle été abusée? Nul ne sait…  On sait juste qu’elle s’est prise au jeu et qu’elle a rédigé son cahier de doléances.

Il est probable que ce grand déballage ait été perçu localement comme une aubaine, car en régime absolutiste, les occasions de s’exprimer et de s’informer n’étaient pas fréquentes et parfois risquées pour les « fortes têtes »! En dehors du curé, il n’y avait guère que les marchands ambulants, les colporteurs, les bateliers de la Mayenne ou de l’Oudon, et les « chemineaux » dont on se méfiait, qui parlaient et qui donnaient des nouvelles de l’extérieur.

C’est pourtant cette (même) population besogneuse, riveraine de deux rivières, qui résolument « acquise » au changement en 1789, se détournera des idéaux républicains et regardera avec bienveillance, quelques années plus tard, la révolte des Chouans du Bas-Maine et des Marches de Bretagne, ainsi que les Vendéens militaires lors de leur Virée de Galerne… La répression sanglante des jacobins parisiens avait, entre temps, retourné l’opinion provinciale.

Quelques-uns dont Pierre Jérôme Pasquier (1773-1829) – mon grand oncle au sixième degré – s’engageront même dans les combats contre les troupes de la Convention (Voir mes billets des 16 et 30 août 2018)! 

Mais, en cet hiver 1789, on n’en était pas encore là! Il n’était alors question que de discussion pacifique!

Tout le monde était censé y participer. Toutefois, tous n’étaient pas culturellement gréés pour le faire, ni socialement logés à la même enseigne. Ceux qui savaient lire, écrire et haranguer la foule, autrement dit les notables villageois, leaders naturels du Tiers Etat, bénéficiaient évidemment d’un avantage sélectif sur les bordiers, les journaliers, les « pauvres » laboureurs, les métayers, les closiers et autres garçons de ferme… Les uns menaient la discussion en mettant en avant leurs propres doléances, les autres, selon toute vraisemblance, se contentaient d’écouter et d’approuver par leurs applaudissements… ou de siffler leurs désaccords.

Un débat contradictoire entre un paysan analphabète et un seigneur cultivé, éduqué chez les oratoriens d’Angers et propriétaire des terres, avait évidemment toute chance de ridiculiser le premier au profit du second qui n’avait évidemment pas pour dessein altruiste de consentir à l’abolition de ses privilèges et à la réduction de son train de vie…

En outre, à Montreuil-sur-Mayenne, comme presque partout en Anjou c’est le notaire royal local, qui tint la plume . En l’occurrence il s’appelait ici André Blordier… Certaines similitudes rédactionnelles avec les rédactions des paroisses angevines suggèrent qu’il s’inspirait, avec ses confrères, des mêmes modèles …

N’empêche qu’en dépit de toutes ces réserves sur l’authenticité de la démarche, une cinquantaine d’hommes du village, « convoqués au son de cloche »étaient là, ce dimanche 1er mars 1789  » à l’issue de la messe paroissiale »dans la « grande salle du prieuré » de Montreuil-sur-Mayenne.

« Ils étaient là, là ,là,là » non pas pour « voir la brave Margot dégrafer son corsage et donner la goutte goutte à son chat » comme le chantait Georges Brassens, mais pour discuter « suivant le vœu unanime » (sic) de « tranquillité publique »! Ils représentaient près de 30% des 180 feux de la paroisse.

Une participation remarquable, car l’ordre du jour ne devait pas être très attractif pour ces hommes du terroir peu accoutumés à manier des concepts abstraits et à parler en public… encore moins à développer un discours structuré sur des thèmes comme l’Ordre Public, la gouvernance de la sénéchaussée et les contributions directes ou indirectes…

Pour la plupart d’entre eux, cette séance devait apparaître aussi plaisante (ou rasante) que les fêtes votives obligatoires en l’honneur des saints de la paroisse, auxquels on rendait régulièrement hommage en psalmodiant d’obscures litanies en grégorien… En plus, la présence des jeunes femmes n’étant pas souhaitée, il n’était même pas possible d’en profiter pour draguer la gueuse, ou marivauder en contant fleurette! En effet, seuls les hommes âgés de vingt cinq ans au moins, nés français ou naturalisés et figurant sur les rôles des impositions des habitants Montreuil-sur-Maine étaient conviés à l’exercice.

Un exercice plus rarissime que les passages de la comète de Halley, car le roi de France ne consultait ses sujets, guère plus qu’une fois tous les deux ou trois siècles! C’est dire…

Parmi les hommes présents ce jour-là, « pour obéir aux ordres de sa Majesté », il y avait mon aïeul Charles Pasquier (1758-1811), le frère aîné de Pierre Jérôme, dit Charette dont il fut question plus haut.

Procès verbal de l’assemblée du 1 mars 1789 à Montreuil/Maine

C’est d’ailleurs dans cette présence de Charles Pasquier, que le lecteur compréhensif – voire indulgent à mon endroit – mais interrogatif sur ma motivation à poser mon bâton de pèlerin à Montreuil-sur-Mayenne, trouvera l’explication de mon intérêt spécifique pour le cahier de doléances de ce petit village d’Anjou isolé des chemins de la grande histoire.

J’ai porté mon dévolu sur ce petit bled coincé au confluent de la Mayenne et de l’Oudon, à l’exclusion d’autres villages de l’Anjou qui me sont chers, parce qu’à cette époque, une des branches de mes aïeux paternels y résidait. Mais j’aurais pu tout aussi bien m’intéresser au Lion d’Angers tout proche, berceau d’une grande partie de ma famille! Il se trouve que, dans la liste des « séminaristes » lionnais rédacteurs du cahier de doléances, je n’ai pas identifié formellement un des miens!

Appartenant à la lignée « descendante » de ce Charles, je me sens en outre – et sûrement à tort – en situation de saisir ce qu’il a compris ou d’établir avec lui une certaine connivence! Je n’écris pas « complicité d’idées » car j’ignore, au fond, si ce fut le cas!

En d’autres termes, je me crois autorisé à m’approprier un peu de lui-même et évoquer comme si j’y étais, cet épisode de notre histoire commune – surtout la sienne – désormais évanoui dans la nuit des temps! Mais, il se peut aussi qu’ici mon récit fasse écho à une actualité plus prégnante!

J’ai cru entendre que nous étions appelés de nouveau à débattre aux fins de sortir le pays des ornières, ocre-jaune, dans lequel il semble s’être embourbé … Le parallèle est audacieux, mais il se trouve qu’à plus de deux siècles de distance, l’initiative en revient encore au souverain ou à celui qui se croit tel! Rien de nouveau sous le soleil, même s’il est vrai aussi qu’on ne se baigne jamais dans le même fleuve! Les plaintes sont néanmoins et curieusement de même nature: elles disent le mal de vivre…

Au moment où se tenait l’assemblée paroissiale de 1789, mon ancêtre Charles Pasquier était âgé de trente et un ans.

C’était un jeune marié, qui venait de « convoler en justes noces » quinze jours auparavant dans la même église Saint-Pierre. Le 10 février 1789, précisément, avec une cousine éloignée, Françoise Lemesle, d’une quinzaine d’années sa cadette.

Charles résidait à la ferme de Charray sur la rive droite de la Mayenne, où son père était métayer jusqu’à son décès en 1787. Il n’était en fait que le troisième d’une fratrie de dix-sept enfants nés entre 1756 et 1776, de Jean Pasquier (1727-1787) et de son épouse Renée Prézelin…En 1789, plusieurs étaient décédés en bas âge!

Il n’était donc pas le « chef de famille ». Et à l’assemblée paroissiale, il se contentait de représenter son frère aîné Jean Mathurin Pasquier (1757-1821) le métayer exploitant en titre (droit d’aînesse oblige) de la ferme de Charray. Charles n’avait d’ailleurs pas l’intention de demeurer auprès de son frère comme garçon de ferme.

Il fera très prochainement souche ailleurs… Et c’est au Lion d’Angers, qu’on le retrouvera vers 1795 comme closier à la métairie de la Bellauderie sur l’autre rive de l’Oudon.

En attendant, il seconde son aîné d’un an! Et représente la famille Pasquier à l’assemblée paroissiale…

Le cahier de doléances à l’adoption duquel il participait, comportait seize petits chapitres, portant majoritairement sur la fiscalité et la proportionnalité de l’impôt « à raison » des facultés respectives des personnes imposées…et sur l’abolition des privilèges indus!

Charles Pasquier ne fut certainement pas insensible à ces questions qui le concernaient forcément directement…

Certaines problématiques abordées sortaient cependant de ce cadre contributif, notamment celles portant des revendications liées à la sécurité publique. Ainsi les pétitionnaires demandaient un accroissement du nombre de cavaliers de la « maréchaussée de la ville du Lion » pour assurer la police dans les campagnes, et que des moyens nécessaires leur soient alloués pour empêcher « les vagabonds » d’importuner la population…

Qui étaient ces vagabonds et miséreux errants venus d’ailleurs que « la paroisse » s’offrait, malgré tout, de « soulager »?

On se croirait presque au 21ème siècle!

Enfin, une dernière interpellation en forme de quérulence exprimait la modernité et la quintessence de la démarche révolutionnaire d’ouverture au monde:  » Qu’il y ait qu’un seul poids et qu’une seule mesure »

Qu’on en finisse, semblaient dire les hommes de Montreuil-sur-Mayenne, avec l’usage simultané et à discrétion de la livre de Paris et des provinces, du quarteron, de l’once locale, du quintal, mais aussi, pour évaluer les grains, du septier ou des boisseaux d’Angers, de Saumur, de Craon, de Baugé etc… toujours défavorables au commerce des plus faibles…

Ici se profilait, au fin fond de l’Anjou, la belle histoire du système métrique et des unités enfin normalisées sur tout le territoire…qu’adopta ultérieurement une grande partie du monde!

J’ignore si « mon Charles », ce héros de circonstance, a compris la portée et l’incidence de cette évolution sur l’avenir du commerce, sur le développement des sciences et des technologies… Peu importe, il était là!

Le « grand débat » en cours portera -t’il autant de fruits? S’en souviendrons-nous encore au 23ème siècle?

 

PS: à l’issue de l’assemblée du 1er mars 1789 à Montreuil-sur-Maine, deux députés furent désignés pour l’assemblée de la sénéchaussée à Angers le 16 mars 1789: Lezin Boreau de Roincé et Pierre Jérôme Mathurin Moreau

 

 

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C’était il y a tout juste un an, le 6 novembre 2017.

Le lendemain, mon père Maurice Pasquier (1926-2017) s’éteignait dans l’unité de soins palliatifs de l’hôpital de Bligny en Essonne…

Mais ce 6 novembre, avant-dernier jour de son existence, fut le dernier où nous pûmes, avec certitude, communiquer avec lui…Le dernier où, lui-même, avec l’énergie du désespoir, s’efforça de nous transmettre ce qu’il ressentait, alors qu’il avait pratiquement perdu l’usage de la parole, qu’il entendait avec difficulté et que probablement il ne distinguait plus guère nos silhouettes qu’à contre-jour dans le soleil couchant de cette belle journée d’automne…

Ce jour-là fut aussi le dernier où notre mère Adrienne Turbelier (1923-2018), son épouse depuis près de soixante-dix ans, put le voir quelques minutes. Elle, dans son fauteuil roulant en contrebas du lit, et lui, déjà agonisant mais lucide, se tinrent la main une dernière fois, en une ultime et dérisoire caresse. Sans vraiment se parler, sans presque se voir car il ne pouvait incliner la tête, ils renouvelèrent ainsi, par une simple pression de leurs doigts enlacés, un serment d’amour qu’ils s’étaient mutuellement adressé un soir de décembre 1944, dans le sillage exaltant de la Libération d’Angers, quelques mois auparavant…

Aucun des avatars de la vie qu’ils connurent comme tous, n’entama cette passion et ne remit en cause cet engagement.

Ce 6 novembre 2017, elle murmura son émotion au sortir de la chambre, mais lui déjà ne pouvait plus parler comme il l’entendait, en approche d’un autre monde ou du néant. Seul son regard fixé vers le plafond semblait encore exprimer quelque chose, en l’occurrence, une souffrance de nature inconnue, inqualifiable, celle, sans doute éprouvée au seuil de la mort quand on sait quelle avance de moins en moins à pas feutrés! Et qu’on croit apercevoir l’ombre de sa faux.

Une souffrance assimilable au refus de se plier à l’injonction de la camarde. En une même révolte, les sens et l’esprit réunis semblaient s’être ligués pour contrer cette pulsion irrémédiable et dévastatrice qui s’apprêtait à gommer neuf décennies d’existence.

Il espérait cependant qu’il reverrait Adrienne…

Quelques jours avant, mon père y croyait encore – ou faisait semblant d’y croire – jusqu’au jour où il douta de son avenir à court terme… Le mal implacable l’avait totalement gangrené, et lorsqu’il prit conscience qu’en dépit d’un traitement antalgique renforcé, rien ne le soulageait, il comprit que son maintien à domicile devenait problématique, tant pour lui que pour les siens. Il avait alors demandé à rejoindre une structure hospitalière de soins palliatifs…

Il savait que son horizon s’était raccourci. Mais, au sein d’une unité médicale spécialisée, il pensait s’octroyer « une petite chance » de survie pour quelques mois. Ou, en tout cas, de prolongation de son existence jusqu’à la date anniversaire de leur mariage en décembre…

Son ultime objectif était en effet, conformément à une tradition bien établie, qu’ils avaient eux-mêmes initiée, de réunir une fois encore, leur nombreuse postérité – trois générations qui faisaient leur fierté – autour d’un banquet d’adieu. Nous n’avions pas su, ni les en dissuader ni les détourner de leurs illusions. A quoi bon! Et pourtant l’humeur était morose et l’ambiance peu propice à une fête qui forcément aurait été pesante.

Au cours d’un repas familial « préparatoire » en octobre, ils avaient même sélectionné le vin qui serait servi à table ce jour-là: un Bourgogne de haute tenue!

Le côte de Beaune sélectionné et qu’on ne boira pas avec eux! 

 

Dans la seconde quinzaine du mois d’octobre 2017, les signaux négatifs se sont multipliés. Son état de santé s’est très rapidement dégradé sans qu’aucun soulagement ne puisse lui être apporté à domicile.

Le 2 novembre il « intégra » donc l’unité de soins aux mourants de l’hôpital de Bligny. Il avait dans l’idée qu’il gagnerait un peu de répit et que le moment venu, il partirait apaisé!  » Dans la paix du Seigneur » dans son propre langage.

Il n’en fut rien malheureusement…

Malgré les soins prodigués, il se retrouva rapidement au cœur d’un dilemme thérapeutique à la résolution duquel il fut écarté, comme c’est généralement le cas pour tout patient en fin de vie. L’alternative, au demeurant classique, consistait – grosso modo – à choisir entre l’abrutissement total ou la douleur persistante. Fort de son savoir-faire, le corps médical opta, en conscience, mais en ses lieux et place, pour une solution moyenne censée optimiser les prescriptions. En vain… Et il  souffrit le martyr!

Le 6 novembre, mes deux sœurs et moi-même passâmes l’après-midi à son chevet.

Notre présence lui fut sans doute d’un grand réconfort…Nous lui parlâmes sans relâche!

Nos échanges étaient à la fois décousus, complexes mais ils avaient la saveur de la sincérité et de l’affection, sans posture et sans faux semblant … C’était l’heure ou jamais de faire passer les messages essentiels, car lorsque l’horloge du temps semble s’enrayer, l’irréversibilité est à l’ordre du jour et il n’y a plus à barguigner!

Quand l’échéance est dépassée sans avoir tout dit, ne subsistent que des regrets éternels, et parfois des remords d’avoir esquivé la vérité des sentiments…Au fond, le meilleur viatique – l’extrême onction – avant de partir pour le grand voyage, c’est la tendresse des siens! Si tant est bien sûr, que la notion de « grand voyage » soit en ces moments-là, pertinente! Ou même qu’elle ait un sens. Si tant est en outre que la raison estompe les anciennes controverses ou d’antiques ressentiments. Les comptes doivent être clôturés.

Et ce fut effectivement le cas!

Notre père était dans un état de semi-somnolence mais il était conscient et semblait même apprécier les chansons que nous lui passions, qu’il aimait fredonner jadis. Elles diffusaient un peu de chaleur vitale dans cette chambre sans caractère, avant que le froid redouté ne s’installe et que le désordre du sépulcre prenne le dessus sur la vie…  Sans ordre préconçu, au gré des connexions 4G de nos téléphones portables, nous lui fîmes entendre, au plus près de son oreille, des musiques de Brassens, de Léo Ferré et de Jean Ferrat…D’autres également.

Deux ou trois de ces ritournelles marquèrent symboliquement certaines étapes décisives de sa vie d’homme mais aussi de syndicaliste chrétien ou de militant politique :

  •  » Les Corons » de Pierre Bachelet, le mythe absolu qui incarnait, à ses yeux, la condition ouvrière,
  • « Mon père » de Daniel Guichard,
  • « Inch Allah » de Salvatore Adamo, qu’il chantonnait à Angers à la fin des années soixante, et dans laquelle il entrevoyait la paix entre Israël, terre promise de toutes les religions, et ses voisins …

Nous eûmes le sentiment en ces instants inoubliables, de former une seule et même entité, reconstituée autour du père et réconciliée avec sa propre histoire… Un récit né des utopies progressistes d’après guerre dans les provinces de l’Ouest.

La larme à portée d’œil, nous pressentions néanmoins, sans trop nous l’avouer, que les épreuves arrivaient à leur terme, et que nous étions au bout du chemin. Le moment de se quitter ne tarderait plus …

Partagés entre l’incrédulité d’assister en témoins impuissants à l’accomplissement terminal d’un destin qui nous échappait, et la soumission consentante à l’irrémédiable, nous nous réconfortions silencieusement, en espérant que pour lui au moins, ce soit une apothéose spirituelle…

En fin d’après-midi, notre père manifesta le désir de parler, mais d’une voix si inaudible et inintelligible, que je lui proposai d’écrire ce qu’il souhaitait nous communiquer, fût-ce en aveugle et d’une main incertaine et tremblante. S’agrippant au stylo et au carnet positionné dans sa main, il accepta ce dernier challenge et il écrivit « au jugé » .

Ce furent les dernières phrases qu’il parvint à griffonner après des milliers de lignes et de pages écrites au cours de sa vie… L’écriture était en effet une de ses passions, avec la lecture et la photographie.

Ces quelques mots qu’il tenta d’écrire sont d’autant plus précieux…

Les derniers pour nous dire qu’il souffrait…

« Cette nuit a été très dure »

 

Pas impossible que sur les autres pages indécodables, il ait ajouté qu’il nous aimait! Il me plait de le croire.

Dans la nuit qui suivit, il sombra dans une sorte d’inconscience proche du coma, que l’on appelle avec toute la pudeur des litotes officielles, une sédation profonde jusqu’au dernier souffle.

Dès lors, la barrière, entre nous, devint infranchissable, bien que le personnel soignant, dorénavant réduit à un rôle de bienveillante compassion à notre égard, nous assura du contraire:

 » Certes, il ne manifeste plus rien, mais nous avons de bonnes raisons de croire qu’il vous sait à ses côtés »

Merveilleuse richesse du langage!

Il décéda vers vingt heures le lendemain 7 novembre 2017 sans avoir retrouvé ses esprits!

Un an après… Le monde qu’il a connu n’est plus le même, à tous égards! Mais n’est-ce pas le lot commun de chaque être humain de ne jamais se baigner dans la même rivière?

 

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« Pour ses arrières-petits enfants, qui s’interrogeront peut-être un jour à propos d’une vieille croûte poussiéreuse dans un débarras »

Jusqu’à un âge très avancé, ma mère peignit… Elle en fit même son passe-temps favori pendant de longues années. Mais paradoxalement, alors que petite fille, elle aimait déjà dessiner et colorier, ce n’est qu’assez tardivement qu’elle s’y mit vraiment. En fait, ce n’est qu’à la cinquantaine échue, qu’elle reprit ses mines de plomb, ses aquarelles, ses gouaches et ses pastels. Ses sanguines aussi, ainsi que ses fusains et ses craies, car elle était touche-à-tout…

Un peu comme si, à l’automne de sa vie, elle retrouvait une idylle de jeunesse, occultée depuis longtemps par les vicissitudes de l’existence, et qu’il fallait vite rattraper le temps perdu! Comme s’il y avait urgence à révéler au grand jour, une intrigue d’enfance, soigneusement et secrètement entretenue!

Elle s’adonna alors sans retenue à cette passion si longtemps étouffée, avec l’empressement de la néophyte ou de l’autodidacte, sans d’ailleurs chercher à en apprivoiser les codes, les règles ou les standards…Elle peignait et dessinait sans trop s’embarrasser d’autres contraintes esthétiques que celles qu’elle se donnait. Sans aspirer non plus à une reconnaissance universelle qui éclairerait la postérité ou encombrerait les réserves de musées d’outre-atlantique ou de province…

Elle peignait d’instinct, des paysages, des natures mortes, des fleurs… Jamais de portraits. Juste pour le plaisir de l’instant, juste pour rêver de couleurs et d’horizons imaginaires, sans échafauder de lendemain prometteur qui, en toute logique, n’avait aucune raison d’être. Elle ne se berçait pas d’illusions sur la permanence ou la valorisation de son travail, mais elle en était fière et s’en revendiquait. C’était l’expression tangible de sa liberté. Elle peignait, en somme, pour se sentir exister.

Puis un jour, sans rien renier de ce qu’elle s’était évertuée à réaliser, quotidiennement durant quatre décennies, elle décida, sans crier gare, de ranger ses pinceaux et ses spatules… Prétextant que sa main tremblait, elle remisa sa palette et ne toucha plus à ses toiles ou à ses cahiers de dessin!

L’une de ses toiles 

Cette résolution apparut dans un premier temps, énigmatique à son entourage! Faisait-elle vraiment sens au-delà des fausses évidences sur son état de santé et des apparences, ou de ce qu’elle en disait pour nous égarer? Se pouvait-il qu’il ne s’agisse que d’un caprice de vieille dame, d’une coquetterie imputable au grand âge, ou encore d’une sorte de « roublardise » dont ma mère était friande? Juste pour se faire prier…

Ses handicaps physiques qui, certes, se multipliaient, étaient-ils, comme elle le prétendait, la principale et unique cause de son renoncement?

Ou fallait-il en demander plus et s’efforcer d’accéder à la quintessence de sa démarche créative pour comprendre cette retraite soudaine, sans sommation ou symptôme patent préfigurant l’inéluctable?

La cause en était manifestement plus profonde qu’on ne le supposait, et certainement indicible. D’ordinaire peu effarouchée, volontiers diserte en société, bavarde même et parfois pusillanime aux yeux de ses détracteurs, ma mère adoptait ici une posture de mutisme sélectif qui ne lui ressemblait pas…Clairement, elle n’avait pas l’intention de fournir d’autre explication que celle du léger tremblotement de ses mains, et ne semblait pas disposée à livrer à quiconque les arcanes de son intimité, de ses contrariétés et de ses sentiments … Et pourtant, dans le cas d’espèce, c’était probablement dans cette voie qu’il convenait de rechercher la clé.

S’il fallait attribuer cette démission à une sorte de fêlure et la comparer à d’autres craquelures ou gerçures de l’âme, on pourrait sans doute la rapprocher de l’embarras éprouvé par de vieux tourtereaux se retrouvant sur la Toile, un demi-siècle après la fin de leur marivaudage adolescent… et qui, au plaisir d’improbables retrouvailles, préfèrent s’abstenir de réveiller d’antiques cicatrices pour ne pas s’effrayer mutuellement de ce qu’ils sont devenus.

Alors, c’est en mémorialistes de leurs vies que les anciens flirts évoquent leur fougue de jadis, en évitant soigneusement d’empiéter sur leurs destinées en cours. Ils savent en effet qu’ils n’ont plus rien à attendre ensemble du présent… Ce comportement répond sans doute au souci d’épargner à l’autre, mais surtout à soi-même dans le regard de l’autre, l’image dégradée que renvoie une actualité qui ne peut plus servir de décor à leurs amourettes passées. D’aucuns y verront une forme revisitée de stoïcisme: une quête nostalgique du bonheur par la tempérance.

C’est sûrement dans cet état d’esprit que ma mère décida un jour d’abandonner sa peinture. Pour ne pas souffrir. Pour ne pas subir la déchéance d’un talent dont elle se créditait sans fausse modestie, mais dont, confrontée à l’érosion du temps, elle mesurait la fragilité,

Ayant perdu une grande partie de son autonomie physique – donc de son indépendance – ma mère ne supportait plus que l’image d’artiste qu’elle était parvenue à imposer à ses familiers, ne fusse irrémédiablement écornée par le spectre d’une vieillesse envahissante et impitoyable. Et ce, d’autant plus que ce statut d’artiste-peintre dont elle jouissait auprès de ses proches et qu’elle ne devait qu’à elle-même, constituait certainement un des principaux marqueurs identitaires de la seconde phase de sa vie. Et probablement celui qui lui tenait le plus à cœur après celui de mère, car il incarnait son émancipation après des années d’oubli de soi-même au profit de ses enfants et de son mari…

Dorénavant, elle ne pouvait se résoudre à produire un travail – à ses yeux – de moindre qualité, dont elle estimait qu’il ne saurait susciter d’autres appréciations que celles dictées par la piété filiale ou la compassion. A quoi bon poursuivre si l’on perd toute aptitude à provoquer l’émotion, à plaire ou à séduire par la seule force de son talent!

Redoutant le naufrage et la médiocrité, et refusant la charité, elle choisissait d’anticiper l’abandon en prenant l’initiative de jeter l’éponge… Elle préférait désormais s’en tenir aux quelques dizaines – voire centaines- de dessins ou toiles effectivement réalisées, dont elle fit son patrimoine présentable.

Rien ni personne ne purent la convaincre du contraire. Ripoliner ou peinturlurer avait été sa manière de tromper le temps. Désormais, ce dernier lui échappait!

En revanche, elle ne dédaignait pas qu’on admirât celles de ses « œuvres » exposées dans son appartement de Massy… Celui qu’elle habitait avec mon père, et qui fut son unique atelier. Mais, dès qu’on tentait de l’inciter à poursuivre son travail, elle détournait la conversation. Si, plaisantant, on insistait en présentant son handicap comme « un atout » pour réaliser des œuvres pointillistes « à la Paul Signac », elle répétait, agacée en perdant tout sens de l’humour, que sa « fichue » ostéoporose à l’origine des raideurs dont elle souffrait, lui interdisait la maîtrise de ses mouvements et une station prolongée à son chevalet ou à sa table de dessin.

Un point, c’est tout! 

Dès lors, sa palette de couleurs devint définitivement orpheline, délaissée et figée sur une étagère du petit meuble vitré, qui faisait office de placard aux peintures, aux huiles, aux brosses et aux pinceaux. Celui-là même où étaient aussi entreposés les cartons à dessins et rangés ses pinceaux!

     Sa palette abandonnée

Lorsqu’elle commentait ses tableaux – exercice auquel elle se livrait volontiers et même avec délectation- elle le faisait à sa manière en s’attardant sur les circonstances, sur son humeur ou sur les anecdotes, qui l’avaient conduite à choisir tel sujet ou à privilégier tel motif ornemental. Mais elle ne s’attardait pas sur la technique qu’elle considérait, à tort ou à raison, comme accessoire, voire dérisoire.

Ce n’est pas en effet, au nom d’une expertise, qu’Adrienne parlait de ses tableaux, car elle connaissait leurs imperfections, mais comme une femme qui avait trouvé dans l’expression picturale, un moyen propre de faire entendre sa subjectivité, de conquérir son autonomie et de faire valoir sa liberté d’être…

Dans ce « domaine réservé » dont elle ne livrait à son entourage que ce qui lui convenait, son mari n’avait guère d’autre option que d’admirer, « encadrer » les œuvres, et, le cas échéant, les suspendre au mur du salon!

Il est symptomatique que dans ce couple, né d’un coup de foudre illuminé par le militantisme jociste dans l’allégresse des mois qui suivirent la Libération d’Angers en 1944, mon père, photographe amateur compulsif, n’ait pris aucun cliché de ma mère à son chevalet, alors qu’il nous a légué des milliers de photographies, dont de très nombreuses d’elle, en noir et blanc ou en couleur, en format 6×9 ou en 24×36 et autant de diapositives! Cette omission n’était probablement pas fortuite!

Pour lui comme pour elle, la manumission par l’art était extérieure à leur contrat de vie en commun… Il n’est d’ailleurs pas exclu que cet affranchissement fût perçu par l’un et l’autre, comme potentiellement destructeur d’un équilibre conjugal adossé à des siècles de tradition. Mais tandis qu’elle y entrevoyait là un enrichissement personnel et une forme de libération, lui se sentant peut-être relégué, en concevait sûrement une sourde crainte.

Lui, il se souvenait qu’une fois pour toutes, lors de leur mariage en décembre 1947, leur amour irréfutable avait été sanctifié, donc par définition déclaré éternel et fusionnel!  » Conventionnellement fusionnel »! Mais au sens où on l’entendait après-guerre dans les provinces de l’Ouest et dans une famille de militants chrétiens de la Jeunesse Ouvrière Chrétienne et ultérieurement de l’Action Catholique Ouvrière…Ce postulat, Maurice aimait le rappeler avec émotion, chaque année, aux dates anniversaires de ce mariage qu’ils conquirent, à l’époque, de haute lutte! …

Un serment qui semble aujourd’hui « très daté » et en décalage avec l’évolution actuelle des mœurs ainsi qu’avec l’objectif d’égalité « réelle » des sexes dans tous les domaines de la vie!

Après les années de pétainisme et d’oppression nazie, la génération de jeunes femmes et de jeunes hommes, assoiffés de liberté, à laquelle appartenait mes parents, était sans conteste, avide de progrès social et perméable aux idées nouvelles du Conseil National de la Résistance, mais elle n’échappait pas, en matière de comportement individuel à la tradition patriarcale, castratrice et conservatrice relayée par une église catholique encore puissante dans ces pays de la Chouannerie et des Guerres de Vendée…

Confortés par un code civil qui qualifiait encore le mari de « chef de famille », les hommes jouissaient du meilleur rôle, tandis que les épouses se perdaient dans les contraintes et les sujétions du mariage et des maternités dont elles assumaient l’essentiel de la charge! La notion de parité des sexes ne relevait pas encore de l’utopie; elle n’était pas du tout  invoquée. Et la majorité d’ailleurs n’y trouvait rien à redire, en particulier de nombreuses femmes dans la classe ouvrière, qui ne concevaient pas la vie autrement que dans le sillage de leur mari. Elles en partageaient leurs luttes lorsqu’ils étaient syndiqués, et subissaient passivement – sans trop s’en formaliser – cet apartheid juridique, politique, économique et social.

Dans ce contexte, peindre sans en référer à quiconque, était, pour ma mère, une manifestation d’indépendance et de reconnaissance, une bouffée d’air frais, et aussi, une contestation « à bas bruit » de l’homme qu’elle n’a jamais cessé d’aimer mais dont elle déplorait tacitement le peu d’enthousiasme à procéder à une sorte d’aggiornamento domestique, alors qu’il était toujours partant, hors les murs, pour faire la révolution sociale ou politique …

L’art dont elle se revendiquait était donc l’exutoire d’un mal-être et l’échappatoire qu’elle avait choisie pour s’affranchir de toute emprise, y compris conjugale. Et c’est sans doute avec un certain contentement, qu’elle portait cet innocent petit « coup de canif » au contrat du bon usage du mariage chrétien contracté dans un passé lointain sous un parrainage christique, dont elle doutait de la bienveillance! Lui au contraire fut habité jusqu’à son dernier souffle de la « foi du charbonnier ».

Je suppose que tous les deux le comprirent ainsi mais ne se l’avouèrent pas.

Dans les dernières années de sa vie, ma mère, devenue exigeante, lui fit d’ailleurs payer « cette dette » dont il ne comprit pas nécessairement la nature et la portée, mais que par amour, il ne discutait pas, acceptant de se muer en serviteur attentionné et repentant de la dépendance de sa femme!

N’empêche, aucun des tableaux d’Adrienne ne fut dédié à Maurice, et aucun n’eut pour thème central, la religion ou la soumission au créateur…

La passion de ma mère pour la peinture ne s’est pleinement exprimée qu’après que les « enfants furent élevés ». Mais, elle ne devint pour elle une impérieuse nécessité qu’au moment où elle s’expatria de son Anjou natale pour suivre Maurice en région parisienne. Ce fut un traumatisme qui la hanta le restant de ses jours, car elle avait sacrifié – une fois de plus – son destin personnel à celui de son mari, en abandonnant une carrière professionnelle renaissante après plus de vingt ans d’interruption… Elle s’était en outre irrémédiablement éloignée de son réseau d’amitiés, souvent très anciennes….

C’est dans la peinture qu’elle noya sa tristesse…

Dans ce contexte, il lui importait peu de respecter les lois de la perspective, d’ignorer les points de fuite ou de se fixer une ligne d’horizon… Son besoin de reconnaissance n’avait nul besoin de s’appuyer sur des règles ou des conventions esthétiques classiques pour clamer ses sentiments sur le papier ou sur la toile.

Peu importe les reproches qui lui étaient adressés de ne recopier que des images de cartes postales ou de contrefaire maladroitement les œuvres des « génies » de la peinture… Elle ne les entendait pas. Elle peignait à sa guise, sans autre considération que de se faire plaisir et d’épancher une soif personnelle de création…

Pour apprécier, peut-être fallait-il s’intéresser aussi à l’envers du décor!

De la sorte, si son  » Paysage de Marcoussis » présente des similitudes avec le chef d’oeuvre éponyme de Jean-Baptiste Corot (1796-1875), dont elle s’est probablement inspirée, il serait vain d’établir une comparaison entre un maître des paysages du 19ième siècle, précurseur de l’impressionnisme, et l’amatrice ingénue qui s’amuse à expérimenter les lavis d’aquarelle sur une campagne d’Île de France.

Tout juste peut-on dire, que les deux peintres avaient le même âge lorsqu’ils réalisèrent le tableau…

Mais moi, dans ce tableau que ma mère m’a offert en 2002, et dont je ne méconnais pas les défauts, je ressens l’expression singulière de sa sensibilité et de sa personnalité, et j’y reconnais aussi un peu de son histoire, donc, de la mienne par ricochet. Ce tableau me parle, tandis que je trouve celui de Corot, magnifique et inégalable, comme s’il avait posé son chevalet dans mon propre jardin

Pour moi, tous deux flirtent avec l’universel, mais à des lieues de distance et dans des cours différentes…

Respectueuse du génie, elle aurait partagé ce point de vue; elle qui collectionnait les ouvrages dédiés aux Impressionnistes, et ne se lassait pas d’admirer leurs œuvres. Elle, qui, du temps où mon père conduisait encore, n’aimait rien tant que de se promener dans les allées de Giverny à la recherche des Nymphéas de Monet.

Elle, qui prit tant de plaisir, il y a une quinzaine d’années, à déjeuner à la terrasse de la Maison Fournaise à Chatou, là où Auguste Renoir composa « le Déjeuner des Canotiers ».

   Son  » Paysage de Marcoussis »

Jamais, elle n’aurait eu l’outrecuidance de se comparer aux grands peintres de l’histoire. Elle apportait sa petite touche personnelle à une épopée qui la dépassait, sans prétendre franchir les limites de son salon.

D’ailleurs, lorsqu’elle faisait cadeau d’un de ses tableaux à l’occasion d’une naissance, d’un anniversaire ou d’une fête, ce n’était pas une oeuvre d’art qu’elle transmettait mais un petit souvenir de la mère, de la grand-mère et de l’arrière-grand-mère!

Peu comprirent qu’à travers ce cadeau souvent perçu comme un fardeau plus ou moins encombrant dans des ameublements conçu par IKEA, elle faisait passer un message sur sa propre conception de la création et de la liberté d’imaginer sa vie… Sur sa vision de la famille, qui ne passait pas nécessairement par le discours réducteur des unions d’un autre siècle …

    Paysage 1995

Les années passèrent. Ses tubes de peinture durcirent dans leur boite…

Puis un jour, elle s’en alla pour ne plus revenir…

Il fallut alors décrocher les tableaux, vider l’armoire aux couleurs, effacer les traces de son atelier… et remonter le temps à contre courant des vents dominants! Tenter enfin de répartir des œuvres dont personne au fond ne voulait plus vraiment s’encombrer! Pourquoi en effet congestionner les greniers de tableaux de grand-mère, dont aucun ne sera jamais vénalement négociable? Pourquoi s’embroussailler la mémoire de souvenirs qui s’accommodent difficilement du « nouveau monde » à des années lumière de la connexion permanente aux innovations de l’intelligence artificielle?

C’est au cours de cet emballage vers une destination incertaine des tableaux de ma mère, qu’on découvrit, parmi quelques rares peintures sur soie de ses débuts, une toile inachevée... Et exceptionnellement, un arrangement qu’elle avait elle-même composé dans sa salle de séjour, qu’elle avait photographié et qu’elle avait commencé à reproduire.

Photographie de la composition projetée

Sur une solide et épaisse table de chêne, encadrée par trois chaises d’ancienne facture, elle avait disposé un vin des « Coteaux du Layon » embouteillé par mon père, un livre ouvert et un verre d’Anjou, à ouverture tronconique, si caractéristique.

Les « Coteaux du Layon »!

C’était le vin incontournable de toutes les fêtes familiales à Massy, le vin blanc du paradis perdu, celui plus ou moins sucré, plus ou moins coloré d’un beau soleil du terroir, qu’on dégustait religieusement et conformément à un rituel scrupuleusement respecté, en apéritif puis au dessert, et toujours, dans des « verres à vin d’Anjou » en cristal fin monté sur une fine colonne, présentes depuis près d’un siècle sur les tables angevines et celles de la diaspora.

Chacun y retrouvait la saveur de la terre patrie… Ma mère, au premier chef !

Elle n’était d’ailleurs pas la dernière à donner son appréciation sur la qualité du dernier crû ouvert! Et à reprendre une petite « lichette » au deuxième service.

Mais un jour, elle est partie sans finir son verre!  

 

Cette esquisse « inachevée » est peut-être l’ultime leçon qu’a voulu dispenser ma mère sur la fragilité du monde réel… mais c’est possiblement aussi l’illustration d’une double exigence qu’elle n’est sans doute pas parvenue à totalement concilier, celle de la fidélité à la tradition de ses aïeux et à leur terroir, et celle de la création en toute indépendance pour témoigner et exister.

Pour ces motifs, ce tableau non concluant qui aurait pu disparaître dans les « encombrants » m’est devenu précieux! Car il introduit le doute… C’est certainement aux pages du livre laissé ouvert par ma mère, qu’on trouve sûrement les fils d’Ariane propres à lever ce doute.

 

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Le 4 décembre 2016, au petit matin, naissait dans une maternité d’Antony, une petite fille que ses parents prénommèrent Emma.

A ce jour, elle est la dernière-née des nombreux arrière-petits enfants de mes parents Maurice Pasquier et Adrienne Turbelier…Du coup, il se trouve que je suis un peu « de famille » avec ce petit bout de chou qui inaugure – avec brio – la saga du temps qui passe ! Comme cette relation est commutative, on peut penser qu’il en est pareillement pour elle, à une différence près tout de même: elle ouvre à peine les yeux, alors qu’en ce qui me concerne, ça fait un sacré bail que j’ai branché le compteur en m’éraflant les genoux sur les branches de notre arbre généalogique commun!

Emma !

Evidemment pour les amoureux des belles lettres et de Flaubert en particulier, ce prénom évoque immédiatement Madame Bovary, mais il n’est pas certain que cet illustre parrainage soit la meilleure aubaine pour une nouvelle née qui ne demande rien d’autre que de l’amour!

Et, à tout prendre, si l’on cherche absolument une bonne fée pour se pencher sur le berceau du bébé, Emma Woodhouse, l’héroïne de la romancière anglaise Jane Austen (1775-1817) est une bonne candidate.

Ecrit en 1815, « Emma » le roman de mœurs sous l’Angleterre de la Régence du futur roi Georges IV -dont elle est le personnage central, met en scène une jeune femme « belle, intelligente, et riche, avec une demeure confortable et une heureuse nature »…

emma
D’autres « Emma » peuplent l’histoire de la littérature et du monde, dont Emma de Gurk (980-1045) – Sainte Emma – patronne tutélaire de Klagenfurt et fondatrice forcenée de monastères en Autriche, en Carinthie particulièrement… A quelques cinquante kilomètres – à vol d’oiseau – de l’autre côté de la montagne du Frioul-Vénétie, berceau italien de nombreux aïeux maternels de la petite « scorpionne » néo-antonienne!

Le plus singulier, et c’est probablement là que le recours à une autre définition de l’espace et du temps, ainsi qu’à une géométrie non euclidienne, s’avère sans doute nécessaire, c’est qu’au jour de l’annonce de la naissance – ce dimanche matin du 4 décembre 2016 – la presse mondiale relayait l’anniversaire de l’actuelle doyenne de l’humanité : Emma Morano qui venait de fêter – le 29 novembre 2016 – son 117 ième anniversaire dans la province du Piémont en Italie…

emma-morano

Son secret ?

Elle l’a révélé aux journalistes : « Je mange deux œufs par jour – crus ou en omelette – et c’est tout. Et aussi des biscuits… » Et du poulet au diner ! Pas beaucoup de légumes…Un conseil déséquilibré de toubib, qu’elle a suivi scrupuleusement depuis plus quatre-vingt-dix ans…et qui a marché !

On dit qu’elle est en pleine forme ! C’est tout ce qu’on souhaite pour les dix prochaines décennies à la petite fille d’Emilie et de Paul…, qui pour l’heure, doit plutôt téter.

Longue vie dans ces conditions à « Emma »…Et surtout, plein de réussites et de bonheur !

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Ce dimanche 10 juillet 1921, il fait une chaleur étouffante sur l’esplanade de la mairie du Lion d’Angers (49), où le thermomètre indique à la mi-journée plus de trente-cinq degrés à l’ombre …Partout en France, c’est la canicule et la sécheresse est telle que dans les campagnes, on craint le pire pour les cultures et pour la survie du bétail. Certains journaux n’hésitent pas à comparer le climat à celui du Sahara septentrional.

En raison de la température exceptionnelle, la Chambre des Députés, sur proposition du député de l’Aveyron, le Général de Castelnau (1851-1944), l’ancien chef d’état-major du maréchal Joffre, a voté à l’unanimité, la suppression des revues militaires du 14 juillet dans tout le pays.

Au Lion d’Angers, pourtant, il ne pouvait être question de reporter les cérémonies d’hommage aux soldats de la commune, morts au combat au cours de la Grande Guerre. Depuis des mois, cette journée symbolique du souvenir s’imposait. Elle était attendue de tous, en particulier des familles des poilus disparus, mais également des rescapés valides ainsi que des invalides et des mutilés! Il y avait urgence, d’autant que chaque semaine désormais, des trains spéciaux en provenance des champs de bataille, ramenaient vers la gare d’Angers Saint-Laud à destination de leur terre natale, les dépouilles de héros, réclamées par leurs familles… Elles étaient ensuite transférées par les chemins de fer locaux – le « Petit Anjou  » notamment – dans les bourgs et les villages. Tel fut le sort réservé en cette année 1921 aux restes de Marcel Maurice Pasquier (1895-1915) – le cousin germain des mes grands-parents – exhumés d’une nécropole provisoire du Pas-de-Calais, où il reposait depuis six ans avec ses camarades du 135ième Régiment d’Infanterie d’Angers!

Cependant, toutes les dépouilles des « poilus » morts au combat, n’étaient pas demandés par leurs proches, ou ne pouvaient pas l’être. Heureusement d’ailleurs, car la tâche eût été démesurée, sauf à imaginer d’incessantes norias de cercueils à travers le pays durant de nombreuses années. Il fallait pourtant rendre les honneurs, sans exclusive, à ces innombrables sacrifiés de la guerre! Il fallait perpétuer leur mémoire au milieu des leurs et glorifier leur exemple à l’intention des générations futures. D’où l’érection dans toutes les villes et dans tous les villages et hameaux de France de « monuments aux morts »!

Ce dimanche 10 juillet 1921, c’est celui du Lion d’Angers qui devait être inauguré par les autorités constituées! Sa réalisation, sur l’initiative de la mairie, avait été financée sur souscription publique et avait été confiée à deux artistes angevins, Ernest Bricard (1876-1966) – l’architecte, qui, quelques années plus tard, réalisera dans le style « Art nouveau » l’école supérieure d’aviation de l’avenue « René Gasnier à Angers – et Eugène-Henri Karcher (1881-1964), un sculpteur

En outre, ce sont à trois manifestations commémoratives, religieuses et patriotiques, que furent conviés les habitants du Lion et des environs…

Le Petit Courrier - 11 et 12 juillet 1921

Le Petit Courrier – 11 et 12 juillet 1921

 » Inauguration de trois monuments » avait en effet titré le lendemain le journal local  » Le Petit Courrier » pour rendre compte de l’importance de cette mémorable journée. Deux colonnes pleines du quotidien angevin lui avaient d’ailleurs été consacrées.

S’agissant d’un rituel républicain, destiné à rompre une période de deuil collectif et entamer celle des commémorations , l’ambiance n’était évidemment pas à la fête. L’émotion et le recueillement primaient au sein de cette foule qui avait envahi, dès potron-minet, les rues de la petite ville! Cette foule grave et digne exprimait à la fois, sa douleur, confrontée à la disparition de quatre-vingt-huit  enfants du village, engloutis dans la tourmente du premier conflit mondial, et sa compassion pour les familles qui avaient été directement éprouvées…

Chacun ici connaissait intimement les disparus. Aucun n’était anonyme, même si, le temps passant, le souvenir de leurs visages poupins s’estompait progressivement, auxquels se substituait la vision obsédante des horribles blessures qu’ils avaient du endurer avant de rendre l’âme. Comment songer à autre chose qu’à leur terreur et à leur souffrance, lorsqu’ils constatèrent, hébétés, seuls et désarticulés par des tirs d’obus dans des tranchées boueuses et nauséabondes, que leurs boyaux sanguinolents s’étalaient devant eux? Comment oublier qu’ils trépassèrent sans autre réconfort que de dédier leur ultime pensée à ceux qu’ils aimaient au pays?…

Aujourd’hui, les « lionnais » sont là, très nombreux, pour témoigner de leur existence et pour dire que ces petits « gâs », broyés par la guerre ont vécu ici, parmi eux, porteurs de tous les projets qu’autorise la jeunesse et qu’ils ne sont pas seulement des soldats immolés de la République… Leurs compatriotes sont présents, pour dire ce qu’ils leur doivent, pour entretenir vivace leur souvenir. Tous sont là, y compris les « expatriés » d’après-guerre, comme mon grand-oncle, Auguste Cailletreau (1892-1975), le poilu d’Orient, angevin depuis sa démobilisation en 1919.

Pour la circonstance, la famille avait battu le rappel. Outre les parents de Marcel Maurice Pasquier « notre » mort pour la France », son frère aîné avait fait le déplacement de Paris ainsi que ses sœurs, ses oncles, ses tantes et ses cousins dont mes grands-parents, Marcel Emile Pasquier (1892-1956), le chasseur d’Afrique devenu cheminot et sa femme Marguerite Cailletreau (1897-1986).

Serrés les uns contre les autres, autour des rescapés de cette inconcevable boucherie, ils espèraient collectivement et symboliquement renouer avec la vie en commémorant « leurs » morts… Car ces morts sont leurs fils, leurs époux, leurs pères, leurs copains ou leurs petits amis! Ce sont ceux avec lesquels, il n’y a pas si longtemps, ils partageaient les mêmes joies et les mêmes peines!

Ce sont leurs compagnons de travail ou d’école, ceux en compagnie desquels ils ont usé leurs fonds de culotte sur les mêmes bancs d’école! Ceux enfin avec lesquels ils chapardaient, gamins, les fruits dans les jardins des « propriétaires », braconnaient dans les bois alentour, et plus tard draguaient les filles dans les bals d’après les foires aux bestiaux! Elles sont là aussi, ces jeunes femmes avec leurs pauvres souvenirs d’étreintes inabouties sous la lune sur les quais de l’Oudon…

Parfois, dans l’assistance, essuyant furtivement une larme, certains anciens soldats, des mêmes unités combattantes que les martyrs, se souviennent avoir été les témoins impuissants de leurs derniers instants!

A l’heure de « faire marienne », en ce dimanche après-midi, des files de personnes endimanchées et silencieuses, suant à grosses gouttes sous un implacable soleil, se dirigent vers les lieux des trois manifestations prévues, l’esplanade de la mairie, la vieille église Saint-Martin-du-Vertou dont la nef est déjà noire de monde, et le cimetière.

Mon arrière-grand-père Joseph Cailletreau (1859-1946), fossoyeur occasionnel de la commune avait été réquisitionné pour canaliser les flux dans le cimetière, mais il se promettait d’assister aussi aux autres cérémonies, notamment aux vêpres solennelles à trois heures (quinze heures). Avec son épouse Anne Joséphine Houdin (1861-1943) – mon arrière-grand-mère – il savait sa chance d’avoir retrouvé ses fils, sains et saufs. Tous deux partageaient la peine de leurs amis endeuillés, de leurs beau-frère et belle-sœur, Baptiste Pasquier et Anne Angèle Houdin, orphelins de leur jeune fils, tué à vingt ans en 1915 sur le front du Nord. Ils s’associaient à la douleur de la famille Barbin, les notables de leur quartier, leurs voisins et patrons respectés, qui virent périr leurs deux fils dans la tourmente. (Voir mon billet du 3 octobre 2011)

Joseph Pierre Cailletreau (1859-1946) dans les années 20.

Joseph Pierre Cailletreau           dans les années 20.

Outre la population lionnaise, il y avait de nombreux invités à ces cérémonies, notamment les maires des villages voisins de Thorigné d’Anjou, Montreuil-sur-Maine, Grez-Neuville etc… Et bien sûr, les personnalités civiles, militaires et religieuses, sans la présence desquelles aucun culte patriotique ne saurait être rendu, au nom de la République ou de l’Eglise catholique et romaine…

Dans ce Haut-Anjou, zone frontière du pays chouan, la religion et la République font plutôt bon ménage, la Grande Guerre ayant en outre, effacé – ou presque – les ultimes cicatrices des guerres de Vendée! Nombre d’élus sont issus de l’aristocratie d’ancien régime, souvent légitimiste, qui s’était repliée sur ses terres ancestrales après la Révolution de juillet 1830 pour fuir la monarchie « régicide » des Orléans. Avec le temps, elle avait fini par s’accommoder de cette République qui n’avait pas trop remis en cause ses prérogatives locales et qui lui avait permis en se faisant élire par le « petit peuple » de maintenir une certaine fiction féodale…Les seigneurs d’antan, propriétaires de la Belle Epoque, s’étaient mus en notables!

Pour l’heure, sous un soleil torride, le maire du Lion d’Angers, Henri Alfred Marie, baron de Cholet (1868-1936), flanqué de ses adjoints et conseillers, faisait nerveusement les cent pas devant l’hôtel de ville, dans l’attente de ses invités de marque. Au premier chef, le sous-préfet de Segré, Pierre Detot, représentant le préfet de Maine-et-Loire retenu par une autre cérémonie, puis le commandant Gendarme du 6ième régiment du génie d’Angers, représentant le général commandant la subdivision militaire, dont dépendait le 135ième Régiment d’Infanterie, celui des angevins et des bretons, si durement éprouvé durant le conflit et auquel furent affectés de nombreux lionnais…Figuraient également au nombre des personnalités, le vicomte Olivier de Rougé (1862-1932) sénateur du Maine-et-Loire, conseiller général et maire de Chenillé-Changé ainsi que les députés Ferdinand Bougère (1868-1932) ci-devant banquier, Jean-Charles Boutton (1883-1927) et Anatole Manceau (1875-1949)…

A trois heures (quinze heures), tous se retrouvèrent dans l’église archicomble pour assister aux « vêpres des morts », présidées par Monseigneur Thibault représentant l’évêque d’Angers! Lequel bénit un autel et une plaque comportant le nom de tous les enfants du Lion d’Angers tués pendant la Guerre de 1914-1918.

Les murs de la nef, dont les bancs avaient été réservés aux autorités, aux familles ainsi qu’aux associations d’anciens combattants et de mutilés, avaient été drapés de noir! Tandis que, dans le chœur, une forêt de drapeaux tricolores et d’écussons patriotiques entouraient les célébrants, dont l’abbé Paul Delhumeau (1888-1945) lionnais de naissance et présentement vicaire de la paroisse Saint-Laud d’Angers. Parmi eux, il y avait aussi l’abbé Joseph Marie Stanislas Panaget (1886-1950) capitaine de réserve et héros de la guerre plusieurs fois cité à l’ordre de l’armée; c’est lui qui prononça, avant l’absoute, l’homélie qu’il dédiera à la gloire du « Soldat Français » à la satisfaction des anciens combattants présents.

« L’abbé » était en effet le mieux qualifié pour cet exercice: outre ses talents d’orateur, c’était à la fois un homme de courage, d’autorité et de conviction! De plus, on prétend qu’il avait fière allure et que son charme ne laissait pas insensibles les dames de la bonne société angevine – j’en ai connu une! Héros de la première guerre mondiale et titulaire de nombreuses décorations françaises et étrangères, il attestera de nouveau de son courage lors de la seconde guerre mondiale. Depuis 1953, une rue d’Angers porte son nom: la rue du « Chanoine-Colonel Panaget ».

Chanoine-Colonel Panaget - Bulletin de l'association des réservistes de l'infanterie

Chanoine-Colonel Panaget – Bulletin de l’association des réservistes de l’infanterie

A l’issue de la cérémonie religieuse – la Fanfare Jeanne d’Arc et les portes drapeaux prenant la tête – un long cortège se forma vers le cimetière à travers les rues du village décorées de « guirlandes de verdure » supportant des croix de guerre et des emblèmes patriotiques. Parmi les personnalités déjà citées, déambulant silencieusement sur les pavés de la Grande Rue puis le long des quais de l’Oudon, le correspondant du Petit Courrier note la présence du « secrétaire particulier » de l’industriel angevin Bessonneau, du président de l’Union Nationale des Combattants, le comte Henri de Trédern, des délégués des sociétés et des cercles locaux ainsi que des sapeurs-pompiers. Et même des vétérans de la guerre de 1870…

Au cimetière, où vont être inaugurés un calvaire en fer forgé et une plaque portant de nouveau le nom des combattants disparus, le maire du Lion d’Angers, monté sur une estrade dressée pour la circonstance, prit alors la parole… Mais ce n’est pas tant l’édile municipal qui s’exprimait alors que le baron Henri de Cholet, qui trouvait là l’occasion de pleurer, sans d’ailleurs le citer, son jeune frère disparu, Bernard de Cholet (1891-1915). Son cadet, presque son fils, qui incarnait, à ses yeux, tous les combattants lionnais morts au combat.

« …Dans les premiers mois de cette guerre atroce, un jeune sous-officier de chasseurs tombait glorieusement au bord de sa tranchée, la tête fracassée par une balle allemande. Il était né au Lion d’Angers, il avait vingt-trois ans. Sur sa tombe, devant ses camarades en larmes, son colonel prononçait les belles paroles que je vous demande la permission de lire. Elles s’appliquent à chacun de vos morts. A chacun d’eux, faisons-en l’hommage:  « Vous tous qui êtes morts au champ d’honneur, vous restez présents dans nos cœurs. Que votre glorieuse phalange se joigne sous l’étendard du régiment aux héros des guerres anciennes. Dormez en paix, mes enfants, c’est la France reconnaissante qui veillera sur votre sommeil. A toi, mon petit que la mort a pris dans l’épanouissement de tes vingt-trois ans, si plein de vie et confiant dans l’avenir, j’adresse l’adieu familial de tous les tiens, l’adieu ému et le souvenir respectueux de toute l’armée….

…Dors, mon enfant, ta tâche est faite, tu as bien rempli ton devoir… » 

monument aux morts du Lion-d'Angers cimetière

Calvaire du cimetière inauguré le 10 juillet 1921

Une fois son discours terminé et les gerbes déposées, la Fanfare joua un air funèbre, avant que le triste cortège ne reprenne son lent cheminement vers la place de la Mairie. C’est là que les cérémonies devaient s’achever par ce qui était le but de la journée, l’inauguration officielle du « Monument aux morts ».  Il s’agissait en fait d’une obélisque de section carrée, surmontée d’un coq gaulois en bronze, comportant sur ses faces, une croix de guerre et des palmes, et des plaques en marbres sur lesquelles étaient gravés les noms des quatre-vingt-huit lionnais « Morts au champ d’honneur ».

Après que la Fanfare municipale eut exécuté le chant de marche du régiment de Sambre et Meuse et que le représentant de l’évêque eut béni le monument, le maire fit de nouveau une allocution de facture très républicaine, cette fois, dans laquelle il incitait ses concitoyens à ne jamais oublier le sacrifice consenti par ces jeunes hommes pour la liberté et pour la patrie. Concluant sur la beauté de la citation « Mort au Champ d’honneur » , il annonça qu’il allait lire solennellement chacun des noms mentionnés sur la plaque. Ce qu’il fit en marquant une pause après chaque nom, le temps pour un ancien combattant mutilé, Monsieur Allard, de déclamer d’une voix forte dans un silence impressionnant « Mort pour la France »

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Un clairon joua alors « La Sonnerie aux Morts qui fut immédiatement suivie d’une minute de silence !

Vint alors le tour des discours du Sous-Préfet, des parlementaires et des présidents d’association d’anciens combattants… Après quoi, des gerbes furent déposées au pied du monument  tandis que la Fanfare joua La Marseillaise avant de « fermer le ban » pour signifier la fin de la cérémonie officielle.

Le jour tombait, la chaleur se faisait plus douce, et un vin d’honneur fut servi en mairie pour conclure cette éprouvante journée…Comme après des funérailles, enfin on put rire un peu!

Quelques années plus tard, à une date indéterminée, le coq « sommital » du monument fut enlevé, sans qu’on en sache le motif! Il ne retrouva jamais sa place… Pas plus que ne fut retrouvé le coq qui servait avant la guerre de girouette sur la flèche de l’église! Au Lion d’Angers, les coqs s’envolent mais ne reviennent plus : c’est toute la différence avec les « cloches pascales »!

Mais le souvenir des poilus demeurent sur le monument de la place, où les cérémonies de commémorations sont chaque année renouvelées comme les « marronniers » dans les journaux!

 

Août 2015

Août 2015

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C’était un samedi d’automne au Lion d’Angers, à quelques jours de la Toussaint. Six ans à peine après l’armistice du 11 novembre 1918. Ce jour-là, le 18 octobre 1924, Clotilde Pasquier (1902-1983) fille cadette de Baptiste Pasquier (né en 1858), et d’Angèle Houdin (née en 1864) épousait Louis Eugène Bioteau. .

Un peu plus d’une trentaine de convives étaient invités à la noce, dont mon grand-père Marcel Pasquier (1892-1956) et ma grand-mère Marguerite Cailletreau (1897-1986). Ils étaient, alors, parents de deux enfants présents au mariage. Curieusement, mon grand-père et ma grand-mère étaient tous les deux – et indépendamment – cousin et cousine de la mariée: le père de Marcel était en effet l’oncle paternel de la mariée, tandis que la mère de Marguerite était sa tante maternelle ! Cette configuration étonnante mais classique excédait pourtant les possibilités de compréhension des agents d’état-civil de la mairie du Lion d’Angers, lorsqu’ils souhaitèrent se marier en 1918. Soupçonnant un lien de consanguinité, le braves préposés contraignirent ainsi mes « futurs » grands-parents à solliciter l’autorisation de convoler auprès du tribunal civil de Segré. Lequel confirma par ordonnance l’absence de parenté préalable!

C’est donc au double titre de cousins par le sang et par alliance que mon grand-père et ma grand-mère paternels furent conviés au mariage de Clotilde… Une fête bien modeste au demeurant, tant par le nombre restreint d’invités que par la sobriété des tenues et des toilettes, et surtout par l’absence apparente d’une quelconque jubilation sur le visage des invités, figé sans sourire et pour l’éternité sur la plaque argentique.

En fait, il ne s’agissait pas d’un de ces « grands » mariages, au sens où l’on entendait autrefois dans les bourgs de campagne, qui drainaient tous les paroissiens à la sortie de l’église! En l’occurrence, sur le parvis de l’église anciennement abbatiale Saint-Martin-de-Vertou, vénérable édifice du onzième siècle, à la nef romane et au chœur gothique, qui, en 1924, était encore amputé de son clocher incendié par la foudre dans la nuit du 4 au 5 mai 1918.

Avant l'incendie du clocher

Avant l’incendie du clocher

A voir aujourd’hui le cliché de famille réalisé par un professionnel local pour tracer l’événement, on imagine ce dernier, armé à la fois de patience et de sa chambre photographique portable, inspirée des premiers daguerréotypes, tentant vainement de susciter quelques esquisses de sourires, faute d’espérer obtenir une seule expression de franche gaieté, qui pourtant aurait été de mise en pareille circonstance! Cette situation pouvait paraître inédite pour un mariage procédant a priori du cœur et non de la raison. Elle n’empêcha pas le photographe d’appliquer toutes les conventions de cadrage en usage à l’époque: les enfants occupaient le premier rang devant des « anciens » assis, qui entouraient le jeune couple. Lequel, naturellement, était placé au centre de la scène.

Tous les autres participants, notamment les « jeunes » de la génération des mariés, se répartissaient de manière quasi-protocolaire  debout au même niveau, ou à l’arrière, grimpés sur un banc, selon leur lien de parenté avec l’un ou l’autre des époux. Une tradition non formalisée voulait en outre que les parents du marié se rassemblent de son côté, et ceux de la mariée de l’autre. Cet usage grosso modo respecté ici permet d’observer que la parentèle de Louis Eugène Bioteau était probablement moins nombreuse que celle de Clotilde, présente quasiment au complet! Son frère Baptiste Pasquier (1890-1937) non repéré sur la photo était sûrement là ainsi que ses sœurs aînées, Angèle (1889-1976) et Marie Louise (1893-1950) ainsi que leurs conjoints, sans omettre leurs enfants respectifs. Et, bien sûr, les cousins d’Angers ainsi que les oncles et les tantes !

Il n'est pas de la noce

Il manquait toutefois quelqu’un ! Un grand absent dont le souvenir interdisait à Angèle Houdin, la mère de la mariée, d’afficher sa joie! Et le fait de devoir se séparer de sa cadette qui convolait en justes noces devant le maire et le curé, n’était certainement pas le motif principal de sa tristesse…Tristesse et mélancolie, qui, d’ailleurs, ne la quittaient plus depuis neuf ans et qui durent être du même ordre en 1918 au mariage de ses aînés!

Ce fantôme, auquel tous songeaient, c’était Marcel Maurice Pasquier (1895-1915) l’autre frère de la mariée. Engagé volontaire dès le 1er août 1914 dans le 135ième régiment d’infanterie d’Angers, il était tombé au champ d’honneur le 22 mai 1915 à Neuville-Saint-Vaast dans le Pas-de-Calais…Or, en cet automne 1924, les cendres du héros reposaient au cimetière du Lion d’Angers, rapatriées à la diligence des autorités, sur l’initiative de ses parents, Baptiste Pasquier et Angèle Houdin! Et comme pour raviver en permanence une douleur toujours vive, le nom de leur soldat sacrifié, inscrit avec celui des autres lionnais « morts pour la France » en 14-18, sur le monument aux morts de la commune, érigé en 1921, se rappelait à eux à chaque passage sur la place de la Mairie…

Comment dans ces conditions, jouir sans réserve des événements heureux? Comment évacuer l’idée obsédante de la mort?

Aussi, le matin du mariage, à moins que ce ne fût le soir, la famille s’était rendue, à la demande expresse des parents,  en cortège sur la tombe de Marcel comme pour l’associer à la fête! Comme si c’était possible d’associer les mânes d’un disparu aux promesses d’avenir!

A soixante ans, Angèle Houdin n’avait, de toute manière, plus le cœur à faire la fête, ni même à faire semblant : sur la photo, assise au premier rang au pied de sa fille en robe blanche, elle apparaît toute menue,rabougrie, accablée et vêtue de noir, tenant la main de son petit-fils, Roger Pasquier, l’enfant de son autre fils rescapé de la Grande Guerre. Aussi ne sut-elle offrir au photographe d’autre visage que celui émacié et torturé par la souffrance d’une mère inconsolable ! Comme tous les jours et toutes les nuits, ses pensées demeuraient monopolisées par le souvenir du fils disparu…

Mon père Maurice Pasquier, né en 1926, petit-neveu d’Angèle raconte que dans sa petite enfance lors des congés d’été chez ses grands-parents Cailletreau, au Lion d’Angers, le rituel exigeait que l’on fleurisse régulièrement la tombe du cousin Marcel. Personne n’était dispensé de cette obligation, pas même les enfants nés longtemps après guerre! Il rappelle aussi ses balades pédestres, seul ou en compagnie de son grand-père Joseph Cailletreau (1859-1946), beau-frère d’Angèle et de Baptiste, sur les chemins conduisant à Thorigné… C’était avant la seconde guerre mondiale.

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En tout état de cause, en dépit du petit nombre d’invités, ce mariage constituait sûrement une charge non négligeable pour les finances très modestes du vieux Baptiste Pasquier et de son épouse Angèle, retraités sans réelle pension d’un commerce de « débitants de boissons ». Ils firent de leur mieux! Le visage de Baptiste que l’on aperçoit assis au premier rang, tenant sur ses genoux un de ses petit-fils, Marcel Beduneau alors âgé de cinq ans, n’exprime pas la même désolation que celui de sa femme. Mais plutôt une sorte de résignation fataliste, peut-être tempérée par l’espoir de voir sa descendance relever un flambeau qu’il n’a pas su ou pas pu porter là où il l’aurait souhaité! D’où la sérénité qu’il affiche en tenant le bras de son petit-fils, l’aîné des trois enfants de sa fille Angèle, comme pour le protéger! Plutôt bel homme, Baptiste s’était même mis sur son trente-et-un, et portait le nœud papillon !

Seul, au dernier rang sur la droite du cliché, l’ancien petit poilu d’Orient – celui que j’ai appelé en d’autres temps « mon » camionneur en ceinture de flanelle – mon grand oncle, Auguste Cailletreau (1892-1975) semble heureux d’être là, au mariage de sa petite cousine Clotilde! Coincé entre sa sœur Marguerite Cailletreau (1897-1986) et l’imposante carrure de son épouse Eugénie Chollet (1897-1979), il sourit répondant ainsi bien volontiers aux ultimes injonctions d’un photographe découragé. Mais pourquoi diable, ce dernier n’a t-il pas su cadrer correctement son fils Henri Cailletreau (1920-1937) debout à gauche de sa grand-mère Anne Houdin (1861-1943)? Ce fils avec lequel il entrevoyait déjà un destin commun dans l’automobile? Faut-il voir dans ce loupé technique, le funeste présage d’une tragédie qui accablera cet enfant unique qui décédera en 1937 d’une méningite! Encore adolescent…

Curieuse fête finalement que ce mariage où tout le monde paraissait peu ou prou s’ennuyer! En harmonie avec l’air du temps! Un jour sans actualité notable, hormis peut-être la préparation des funérailles parisiennes d’Anatole France dont le journal de l’Anjou, Le Petit Courrier, se fit largement l’écho, signalant au passage les cousinages angevins du grand écrivain et humaniste.

Une journée provinciale d’entre les deux-guerres en somme, foncièrement triste et humide, comme si la météo maussade se conformait de bonne grâce, aux standards attendus en automne dans ce haut Anjou, berceau de ma famille paternelle! Et ce, dans une période, où les stigmates de la guerre étaient encore perceptibles, colonisaient les esprits et où l’on pansait comme l’on pouvait les blessures d’un passé si prégnant et pas encore assumé.  Le ciel était naturellement de la partie, brumeux et plutôt froid, ponctué de quelques éclaircies! Vide pour ceux qui n’y croyaient pas! Tels étaient le décor et l’ambiance en ce samedi 18 octobre 1924…Pas de quoi festoyer sans retenue …

En fait, si je m’intéresse à ce mariage pluvieux et qui fut certainement heureux – du moins je l’espère car je n’ai pas connu la suite – c’est au moins pour quatre motifs:

  • Le premier, c’est qu’à ma connaissance, ce fut probablement une des dernières manifestations d’importance où toutes mes lignées paternelles se réunirent dans le Haut-Anjou, terreau depuis des lustres – des siècles – de la plupart de mes aïeux Pasquier, Cailletreau et de leurs alliés !
  • Le second est que je possède une photographie qui en atteste, héritée des archives de mon grand-oncle Auguste Cailletreau (1892-1975), qui m’ont été confiées au décès de son épouse Eugénie Chollet (1897-1979).
  • La troisième est que ce cliché est le seul que je possède, où apparaissent ensemble mes grands parents paternels et deux de mes arrière-grands-parents, Joseph Cailletreau (1859-1946) et  Anne Houdin (1861-1943)…
  • Je m’abstiendrai pour l’heure de disserter sur le quatrième motif: je le déclinerai plus tard! Chaque chose en son temps! Ce sera peut-être l’objet d’une prochaine conclusion…

De nombreuses années plus tard, au milieu des années cinquante, je me souviens avoir rencontré Clotilde au Lion d’Angers sur les rives de l’Oudon, non loin du champ de foire ; elle était de passage dans son village natal, car elle résidait à Angers:  ce fut la seule fois où je la vis, et j’étais enfant, mais l’image qu’elle m’a léguée d’elle, fut celle d’une femme plutôt enjouée!  Volubile aussi… Concierge de la Maison Bleue à Angers, au croisement de la rue d’Alsace et du Boulevard Foch, elle n’était pas avare de confidences sur les personnalités angevines qu’elle côtoyait quotidiennement, et qui résidaient dans ce magnifique immeuble aux façades en  mosaïques. Mon père raconte que, de l’appartement de fonction qu’elle occupait au dernier étage de l’immeuble, la vue panoramique sur Angers était exceptionnelle!

Son fils, Adolphe, l’aîné de ses deux enfants, devint expert comptable et fut conseiller municipal de la capitale de l’Anjou dans les années soixante… C’est tout!

 

Nota 1: 

Identification des invités:

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1- Clotilde Pasquier (1902-1983), fille de Baptiste Pasquier et de Angèle Houdin, 2- Louis Eugène Bioteau, 3-Angèle Houdin(1864-), 4-Baptiste Pasquier (1858-), 5-Anne Houdin(1861-1943) sœur d’Angèle, mon arrière grand-mère, 6-Joseph Cailletreau (1859-1946), mari d’Anne Houdin, mon arrière-grand-père, 7-Marie Louise Pasquier (1893-1950) soeur de la mariée, 8-Joseph Fresnet, mari de Marie Louise, 9-Angèle Pasquier (1889-1976) sœur de la mariée, 10-Eugène Béduneau (1874-1926), mari d’Angèle Pasquier, 11-Marcel Pasquier (1892-1956) cousin de la mariée, mon grand-père, 12-Marguerite Cailletreau(1897-1986), cousine de la mariée, ma grand-mère, épouse de Marcel Pasquier, 13- Auguste Cailletreau (1892-1975) mon grand-oncle, dit « tonton Henri », 14- Eugénie Chollet(1897-1979) épouse d’Auguste Cailletreau, 15-Renée Pasquier épouse Pilet, née en 1922, fille de Marcel Pasquier et de Marguerite Cailletreau, 16- Apolline Marie Joséphine – dite « Paulette » – Angibert, épouse de Baptiste Joseph Pasquier fils, 17-Henri Cailletreau(1920-1937) fils de Auguste Cailletreau et d’Eugénie Chollet, 18-Marcel Pasquier(1920-1999), fils de Marcel Pasquier et de Marguerite Cailletreau, 19-Roger Pasquier fils de Baptiste junior et de « Paulette » Angibert, 20-Anne-Marie Béduneau (1921-2014) fille de Eugène Béduneau et d’Angèle Pasquier, 21-Marcel Béduneau (1919-) fils de Eugène Béduneau et d’Angèle Pasquier…

Les autres invités non indicés ne sont pas formellement identifiés et sont probablement des parents du marié Louis Eugène Bioteau, notamment la femme en coiffe angevine du premier rang qui est certainement sa mère…

Nota 2: Depuis la première mise en ligne de cet article en août 2015, un autre convive a été reconnu (par sa fille): l’homme debout à gauche sur la dernière rangée de la photographie est Baptiste Joseph Pasquier fils (1890-1937), le mari d’Apolline Marie Joséphine Angibert (16) dite « Paulette ».

 

 

 

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Premier acte

Le 1er octobre 1731 naissait dans une métairie du hameau de Chauvon – qui dépendait alors de la « paroisse de Thorigné (d’Anjou) – Renée Prézelin (1731-1791), fille de Jean Prézelin et de son épouse Marie Rougé. Comme il était d’usage alors, la petite fille fut baptisée dès le lendemain en l’église Saint-Martin par l’abbé Pierre Letourneux, vicaire et futur curé du village, en présence de Jean Prézelin son oncle paternel et de Mathurine Rougé, sa tante maternelle, devenus en la circonstance, « parrain et marraine ». Hormis le prêtre, il est précisé qu’aucun ne sait signer!

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Les parents et les témoins sont tous résidents de la « paroisse ». En réalité, ils appartiennent à des familles anciennement implantées dans le Haut Anjou. Le berceau familial se situant dans différentes paroisses avoisinantes du Lion d’Angers…

Au gré des mariages – fréquemment croisés et  « intercommunaux » – dont font état les archives paroissiales, leur présence est attestée depuis, au moins la fin du 16ième siècle dans les communes de Thorigné, mais aussi – dans des proportions comparables – à Montreuil-sur-Maine, Grez-Neuville ou Champteussé-sur-Baconne, et même jusqu’à la Chapelle-sur-Oudon, quelques kilomètres plus à l’ouest…Sans oublier le bourg le plus important, où tous se rencontrent lors des foires et fêtes votives: le Lion d’Angers.

Les rivières d’Oudon et de la Mayenne, dont la confluence se situe au Bec d’Oudon à la pointe de l’Isle-Briand en aval du Lion, sont les deux axes autour desquels se fixèrent, se marièrent, naquirent puis moururent toutes ces familles au cours des siècles.

S’agissant de la petite Renée Prézelin, il faut croire que toutes les fées de la « procréation sans filet » se penchèrent avec bonheur sur son berceau, car elle eut une descendance à ce point prolifique qu’elle aurait aisément pu figurer dans un «livre royal des records de prodigalité ou de fécondité», à supposer qu’un tel document pût être imaginé sous Louis XV, le bien aimé ! Même dans un 18ième siècle, où les familles nombreuses étaient pléthores, le score des maternités de Renée devait impressionner le populo! Mariée en 1755 à Jean Pasquier, elle mit en effet au monde pas moins de dix-sept enfants entre 1756 et 1776. A n’en pas douter, si Fellini avait été son contemporain, il l’aurait « casté » pour Satyricon!

Tous ses enfants naquirent à la ferme de Charray  qui dépendait alors de Montreuil-sur-Maine, à une lieue de Thorigné. Faute d’hygiène plusieurs des enfants décédèrent d’infections en bas âge…Mais la plupart survécut et fit souche localement. Rarement à Thorigné cependant. Sous la Révolution française, un des fils de Renée, Charles Pasquier (1758-1811) devint closier à la Bellauderie sur la commune du Lion d’Angers. Ce Charles est l’arrière-grand-père de mon arrière-grand-père Charles Pierre Pasquier (1855-1931), ainsi que de celui de mes sœurs.

En outre, de tous nos ascendants directs, issus de Renée Prézelin, aucun ne fut après elle, originaire, stricto sensu, de Thorigné d’Anjou…

Syndicat du bassin de l'Oudon

Photo syndicat du bassin de l’Oudon

Deuxième acte …

Presque trois siècles plus tard, ce fil « thorignéen » du temps est renoué. Il aura fallu patienter mais ce fut chose faite, ce 18 octobre 2014  avec la naissance d’Abel F., petit-fils d’une de mes sœurs Françoise et mon (dix-septième) petit-neveu, lointain descendant de Renée Prézelin et résident, dès sa naissance, de Thorigné, village de charme en Haut Anjou…

Ce constat n’est en rien un déterminant de l’avenir. Ni d’Abel, ni de personne. Juste un fait amusant relevant de l’anecdote car Renée Prézelin n’est qu’une parmi les cinq-cent-douze aïeules ou aïeux à la neuvième génération du nouveau-né.  François F. son grand-père, picton de cœur, invoquera sûrement, et à bon droit, ses ascendances poitevines et vendéennes. D’autres chercheront d’autres influences et ressemblances… A tort et à raison, car Abel sera d’abord lui-même! Génétique et épigénétique obligent. Là est sa liberté d’être!

La rumeur dit que le petit garçon si pressé de découvrir les ondes placides de l’Oudon et de la Mayenne aurait anticipé – voire, presque précipité – sa venue sur terre angevine. Juste de quelques semaines « syndicales » sans conséquence, qui eurent néanmoins l’heur de surprendre ses propres parents Xavier et Marie-Charlotte. Sûrement impatient d’en découdre avec la vie aérienne et de saluer sa « désormais » grande sœur, il n’aurait en effet daigné les alerter que quelques heures avant de prendre son premier souffle. Pas le temps de laisser les parents respirer ! Quasiment sur le parking de l’hôpital ! Heureusement qu’en dépit d’un goût précoce pour la facétie, il se soit abstenu de le faire, car l’odeur du bitume n’a certainement pas la même saveur que la douceur angevine du bocage pour s’approprier l’air du temps …

Une seule petite ombre au tableau: voilà qu’à peine né, il doit apprendre qu’en vertu d’une sorte d’égalitarisme de façade, le principe d’égalité universelle des enfants, héritage de la Résistance, n’est désormais plus de mise en France. Il doit par conséquent se prendre à espérer que ses chers parents perçoivent moins de 6000 euros de revenus cumulés mensuels, pour ne pas subir la décote des allocations familiales, décidée par les autorités du pays – prétendument progressistes – mais inféodées aux appétits financiers des investisseurs! Dur, dur de souhaiter si jeune, la pauvreté de ceux qui vous aiment, pour éviter qu’ils ne soient taxés…Cornélien!

Bienvenue en tout cas à ce nouveau petit lecteur putatif de mes innocentes chroniques…et beaucoup de bonheur.

 

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Dans un billet du 28 mars 2013, j’ai évoqué la jeunesse de ma mère, Adrienne Turbelier, qui durant la dernière guerre mondiale était vendeuse et retoucheuse dans un magasin de vêtements de la place du Ralliement à Angers. J’y relatais notamment les difficultés, les vexations et les tracasseries quotidiennes qu’elle et ses « petites collègues de chez Joudon » avaient dû endurer sous l’occupation allemande et les trésors d’ingéniosité qu’elles durent développer pour survivre. Aussi, c’est peu dire qu’elles furent soulagées lorsque la ville fut libérée du joug nazi à l’été 1944.

Après quatre ans de privations multiples et l’horreur des bombardements du printemps, dont celui du 28 mai 1944, au soir de la Pentecôte – qui détruisit une grande partie du quartier de la gare Saint-Laud, occasionnant de nombreuses victimes – la Libération d’Angers, tant espérée, a débuté le mardi 8 août 1944 dans l’après-midi lorsque les avant-gardes américaines venant de Segré, renseignées par des résistants locaux (FFI), se rendirent maîtres du pont ferroviaire du Petit Anjou sur la Maine au niveau de Pruniers en aval du couvent de la Baumette. Le pont fut franchi massivement dès le lendemain matin, permettant ainsi aux alliés de prendre à revers la résistance allemande retranchée sur la rive droite de la rivière angevine, et qui attendait le gros des troupes américaines sur la route de la Meignanne.

Numérisation Archive

Après de durs combats, jusqu’au soir du 9 août du côté du parc de la Garenne, dans la rue Saint-Jacques, et plus généralement dans le quartier de la Doutre, les Allemands furent submergés par la puissance de feu de la troisième armée de Patton. Sur le point d’être encerclés par les unités américaines qui, déjà investissaient,  l’ouest de l’agglomération angevine du côté de « Saint-Laud » et de la Cathédrale, ils se replièrent au cours de la nuit vers les quartiers sud en direction de la Loire. Vers quatre heures du matin, accompagnant leur retraite d’une « débauche de balles traçantes et incendiaires », ils firent sauter les trois ponts sur la Maine 

Il faudra cependant attendre le début de l’après-midi du jeudi 10 août 1944, pour que les forces d’outre-Atlantique concentrées sur la rive droite de la Maine, réussissent à faire taire toutes les poches de résistance ennemie, notamment les mitrailleuses lourdes installées place de la Rochefoucauld et quai Félix Faure. Alors, face à l’usine électrique, une impressionnante armada de fanions étoilés et de sammys  traversa la Maine, tandis qu’à quelques dizaines de mètres les sapeurs du génie US construisaient à la hâte un ouvrage provisoire pour remplacer le pont de Verdun partiellement dynamité. Pont « provisoire » que j’ai moi-même franchi enfant dans les années 1950 avec mes parents.

Photo courrier de l'Ouest

Photo courrier de l’Ouest

Puis, pendant des heures, ce fut un défilé ininterrompu de chars, de véhicules blindés, de camions de matériels, de jeeps et de troupes à pied, qui se déployèrent quai Ligny, rue Baudrière ainsi que vers le Château en direction du boulevard du Roi René et aussi du côté du faubourg Saint Michel, où les pièces d’artillerie allemandes sont une à une réduites au silence.  La population angevine jusqu’alors terrée chez elle, dans les caves, commence à sortir timidement, puis de plus en plus nombreuse, pour acclamer ses libérateurs, n’hésitant plus à manifester ostensiblement sa joie devant cette démonstration de force de la puissance américaine. Beaucoup de jeunes femmes, apprêtées comme pour aller au bal, se bousculaient au passage des G.I. pour ovationner les vainqueurs, les toucher, les embrasser et les couvrir de fleurs, tandis que d’autres, au risque de se blesser, cherchaient à grimper sur les chars en aguichant les soldats. Lesquels, plutôt fiers de leur succès et de l’accueil qu’on leur réservait, ne lâchaient cependant pas leur fusil d’assaut, de crainte que quelque tireur de la milice, embusqué sur un toit, ne se livre à un dernier baroud.  

Mais, ce n’est que dans la soirée de ce jeudi 10 août 1944, que la ville d’Angers put être effectivement considérée comme libérée. Mon père, Maurice Pasquier, alors âgé de dix-huit ans, qui venait juste de rejoindre Angers après son évasion d’un camp de travail allemand en forêt de Chinon raconte que les soldats américains, sereins mais épuisés, dormaient à même les trottoirs du boulevard Bessonneau, en se servant de leurs casques comme d’oreillers, non loin d’une artillerie impressionnante garée place du Pélican.

 » L’ambiance était à la fête » précise-t-il.

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A cet instant, l’armée allemande est pourtant encore présente dans certaines artères de la ville, mais elle avait déjà intégré sa défaite: c’est d’ailleurs ce qu’observa mon oncle Albert Turbelier, qui  passant avenue Jeanne d’Arc dans l’après-midi du 10 août, vit des soldats d’un convoi de la Wehrmacht, à l’arrêt faute de carburant, tirant par dépit sur les pneus de leurs camions. Il ajoutait qu’au cours de cette mémorable journée, son père Louis Turbelier, paisible gardien de la paix municipal – pas vraiment un va-t-en-guerre – réussit sans coup férir à désarmer deux soldats allemands d’origine polonaise et à les livrer aux troupes américaines. Au commissariat de la rue Pasteur, où il était affecté, des SS désemparés mais menaçants s’emparèrent des vélos des policiers pour s’enfuir au plus vite vers la route de Paris

Enfin, lorsque aux alentours de 19 heures, la victoire parut acquise, la population angevine que les combats de la Libération avaient de nouveau plongée dans l’inquiétude, a subitement décompressé. Comme si elle se réveillait d’un mauvais rêve de plusieurs années, elle se porta spontanément et massivement vers la mairie pour constater avec un enthousiasme communicatif que l’occupation nazie avait concrètement pris fin. Et que la Libération n’était pas une illusion comme en attestait le drapeau français hissé au fronton de l’édifice communal sous les acclamations de la foule. L’onde de choc de cette incroyable nouvelle se propagea rapidement de quartiers en quartiers jusqu’aux plus périphériques.

En cette fin d’après-midi du 10 août, Monsieur Joudon, le patron de ma mère, confiant dans l’issue des combats dont on percevait encore quelques tirs lointains, hors du centre-ville, avait rassemblé tout son  personnel au premier étage de son magasin et, sabrant un Champagne soigneusement gardé pour l’occasion, avait invité une de ses employées à entonner une « Marseillaise ». Instant d’intense émotion que l’ensemble des salariés prolongea en reprenant en cœur l’hymne national, premier symbole tangible d’une République restaurée.

Au soir, avec son père Marcel et beaucoup d’autres, Maurice Pasquier traversa en barque la Maine pour aller saluer des amis de la Doutre, où les combats les plus durs avaient été menés la veille…

La nuit qui suivit fut euphorique aux quatre coins de l’agglomération, et parfois copieusement arrosée! Les gens de tous âges et de toutes conditions se congratulaient sans retenue, s’interpellant dans la rue, comme s’ils cherchaient à se convaincre qu’ils étaient désormais heureux. Tous communiaient dans une sorte de patriotisme effréné. Dansant, chantant, ils formèrent d’interminables farandoles qui parcoururent les grands boulevards jusqu’aux plus modestes ruelles. La jeunesse avait enfin le sentiment que la chape d’acier imposée par l’occupant nazi depuis juin 1940 s’était dissipée et que tout redevenait possible, y compris l’impossible: Le bonheur! L’avenir lui appartenait, avec cette République qu’au nom du gouvernement provisoire  l’envoyé du général de Gaulle à Angers, Jacquier-Michel Debré venait de rétablir à 19 heures en abrogeant toutes les lois scélérates de Vichy.

Présentement, les jeunes garçons et filles se devaient de fêter ensemble l’événement, avec ou sans arrière-pensée, selon affinité. Personne, ce soir là ne devait être laissé pour compte et chacun, pour une fois, après une si longue oppression et abstinence, pouvait donner libre  cours à sa soif de vivre, à son instinct de vie, content d’être là et d’avoir survécu… Probablement  que neuf mois après cette soirée de folie, l’état-civil de la ville s’enrichit de quelques unités supplémentaires statistiquement imprévues mais bienvenues! Pas seulement celui de la ville, peut-être aussi ceux du Massachusetts, du Kansas ou de Louisiane, dont étaient originaires ces si séduisants et décontractés G.I, tout auréolés de la gloire des vainqueurs, qui distribuaient sans compter des cigarettes blondes Camel, des bas de soie et des chewing-gums. 

Sacrés magiciens que ces soldats US , qui, à coups de canon, substituèrent à la tragédie de la défaite honteuse de 1940, le plaisir d’une victoire ludique sur le fascisme mortifère de l’Etat français. Effaçant les années noires, ils incarnèrent le rêve américain, aux yeux de toute une génération. Leur courage, leur musique et leurs mœurs furent leurs meilleurs viatiques! Dans leur battle-dress, qu’on s’arracha plus tard dans les surplus américains, ils représentèrent l’idéal d’une Nation généreuse, optimiste et prospère, qui, pour construire son destin, sut surmonter les épreuves avec pragmatisme, confiance en soi et bonne humeur. Sans nullement s’embarrasser des considérations emberlificotées du vieux monde, des mortifications pleurnichardes et du repli timoré sur soi, imposés par un pétainisme liberticide pour s’absoudre d’hypothétiques fautes originelles!

Mon oncle Albert Turbelier se rappelle que les mêmes qui, la veille, combattaient gaillardement l’ennemi, offrirent le lendemain  une aubade sur la place du Champ de Mars et le surlendemain dans le kiosque à musique du jardin du Mail. Beaucoup plus tard, dans les années 1960, on les appela « impérialistes ». Et enfin, ils devinrent les gendarmes du monde, critiqués mais finalement respectés, parfois à contrecœur par nos présidents, y compris par ceux d’entre eux, qui, en campagne électorale,  juraient  leurs grands dieux qu’on ne les prendrait pas à cirer les pompes de l’oncle Sam ! Ils les cirent néanmoins, plus même que d’autres qui n’avaient rien promis…

Et c’est bien ainsi, en souvenir de tous ces soldats du nouveau monde, qui sacrifièrent leur jeunesse à plusieurs milliers de kilomètres de chez eux, au nom de la liberté. Et de surcroît de la notre!

Ainsi va la vie … 

Batterie américaine (courrier de l'Ouest)

Batterie américaine (courrier de l’Ouest)

Au soir du jeudi 10 août 1944, les troupes allemandes avaient, certes, quitté la ville d’Angers, mais, elles n’étaient pas loin, retranchées, quelques kilomètres au sud du côté de Trélazé, où les sourdes détonations des tirs d’artillerie se firent entendre encore plusieurs jours, occasionnant quelques dégâts et d’ultimes victimes dans les périphéries urbaines. Ces escarmouches durèrent jusqu’au lundi 21 août 1944.  A partir du mardi 22 août, les deux rives de la Loire angevine du côté des Ponts-de-Cé furent définitivement considérées comme sûres.

Dans le quartier de la Madeleine où résidaient tous mes grands-parents, la présence de l’armée américaine se fit surtout sentir à partir du 11 au matin.

Au cours de la nuit 10 au 11 août 1944, les divisions américaines qui poursuivaient la Wehrmacht vers Trélazé et les Ponts-de-Cé, avaient emprunté, à grand bruit de chenilles, la rue Volney et la rue Saumuroise, principales artères du quartier. Un canon de gros calibre  avait été installé dans le haut de la rue Desmazières pour tirer en direction de la Loire, sur les arrières de l’armée allemande en pleine débâcle. En outre, une division d’infanterie constituée de noirs de Harlem ou du Bronx, bivouaqua à partir du 11 août au Jardin Fruitier de la société d’horticulture, juste en face du 20 rue Desmazières, où se trouvait l’appartement de mes grands-parents maternels.  Les riverains entendirent tard au cours des nuits suivantes des airs de  jazz et de blues de Duke Ellington, Louis Armstrong et autres Count Basie ou Billie Holiday, musiques insolites pour une France calfeutrée depuis quatre ans par un Pétain certainement plus friand d’un  « Vexilla Régis » orchestré en chant grégorien, que d’un When The Saints Go Marching In, à la trompette!

Dans Angers intra-muros, la ferveur patriotique fut à son comble, le mercredi 23 août 1944 lors du passage du général de Gaulle, chef de la France Libre. Déjà héros de légende, le président du gouvernement provisoire de la République Française était perçu comme un dieu, dont on attendait tout et surtout l’impossible ! Reconnaissable entre tous, alors que peu d’Angevins l’avaient entrevu auparavant, le Général s’exprima dans son style inimitable, à la fois solennel, emphatique et vaguement ampoulé. L’aura de mystère et l’atmosphère irréelle étant amplifiées par de mauvais micros à grenaille de la radiodiffusion, au son nasillard, qui avaient été installés au balcon de l’Hôtel de Ville. Comme il savait le faire, il harangua la foule avec lyrisme sous le regard de Michel Debré, le commissaire de la République récemment investi pour gérer la ville et de Victor Bernier, qu’il allait bientôt être « reconduit » comme maire.

De Gaulle à l'angle de la rue d'Alsace et du boulevard Foch

De Gaulle à l’angle de la rue d’Alsace et du boulevard Foch

Peu importe d’ailleurs ce qu’il disait, car, à cet instant, en habile stratège et tacticien, il était devenu l’incarnation de la Nation et de la République. Et la foule fervente et exaltée ne ménageait ni son bruyant contentement, ni ses applaudissements effrénés. Peu d’hommes sans doute ont suscité de telles manifestations quasi-cultuelles que le « de Gaulle de 1944 » parcourant les villes et les territoires libérés.

Les jeunes vendeurs et vendeuses de chez Joudon participèrent évidemment à ces journées de liesse patriotique, avec d’autant plus d’entrain que les années noires avaient interdit toute manifestation à caractère collectif , privant ainsi toute une jeunesse des banales occasions de se retrouver et de simplement s’étourdir pour oublier la rigueur des temps. Une jeunesse qui initialement était sans doute peu politisée, qui n’était ni spécialement « résistante », ni militante des mouvements pétainistes, mais qui le devint par la force des choses, « par l’horreur des choses ».  Tout la contraignait jusqu’au couvre-feu en vigueur qui n’était guère propice aux tendres rapprochements, le soir, sur un banc public éclairé par un bec de gaz !  Mais en cette fin d’août 1944, tout s’éclairait, et la peur d’être pris par la patrouille s’était évanouie!

C’est dans ce contexte de ferveur nationale, couplé au plaisir de se retrouver sans craindre les bruits de botte des patrouilles allemandes,  que les jeunes angevins  renouèrent immédiatement avec une tradition née en partie du Front Populaire de se promener à pied et en groupe sur les bords de Loire tout proches.

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Devenus nonagénaires, certains se souviennent avec émotion de ces balades dominicales entre copains ou collègues, parmi lesquels se glissaient des couples d’amoureux. Il s’agissait de rattraper le temps perdu d’une adolescence et d’une jeunesse, en partie confisquées par la guerre et, dans le même temps, de fêter une République renaissante mais inconnue de la plupart.

Sous l’occupation, les seuls rassemblements de jeunesse tolérés, voire encouragés,  étaient ceux chaperonnés par le clergé ou ceux parrainés par le régime de Vichy. Faute de mieux, les jeunes forçaient leur dévotion mariale et fricotaient comme ils pouvaient lors de pèlerinages à Béhuard, en se réfugiant sous la cape des curés ! A moins, qu’ils ne se rendent en processions et en faisant pénitence pour le salut de la France au Champ des Martyrs d’Avrillé sur la route de la Meignanne!  Après la Libération, il n’est plus nécessaire de se planquer sous la houppelande mitée d’un ecclésiastique pour « flirtailler » au détour d’un chemin creux, ou encore de mimer la repentance nationale pour retrouver sa copine. La houlette tutélaire du Maréchal félon ou l’ombre complice d’un confessionnal sont désormais superflues et même vivement déconseillées. On peut marivauder sans trop de complexes et si un culte doit être rendu à quelque chose, c’est à la République !

C’est sûrement à quoi songèrent la bande de joyeux drilles de chez Joudon qui se retrouvèrent le dimanche 27 août 1944 au pied du monument républicain de la Roche de Mûrs-Erigné. Par un dimanche ensoleillé d’un été finissant à une dizaine de kilomètres d’Angers au bord d’une falaise dominant un bras de la Loire, le Louet. Dans le lointain, au-delà des Ponts-de-Cé et de Sainte-Gemmes se détachaient les flèches de la cathédrale Saint-Maurice, au dessus des brumes de chaleur qui enveloppaient la masse indistincte de la ville !  

Quoi de mieux que ce promontoire où la République a enraciné son mythe dans le sacrifice des siens,  un siècle et demi auparavant, pour entrevoir un avenir collectif qu’on imagine volontiers radieux après une tragédie dont chacun des randonneurs mesure l’ampleur et sait les cicatrices encore vives qu’elle lui a laissées…

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Elles sont presque toutes là, les « petites vendeuses » de chez Joudon, avec leurs frères, leurs sœurs et leurs copains… ainsi que leurs amours naissantes ! Ravies d’exorciser un passé encore brûlant, de souffrance et d’humiliation, en bravant le photographe d’un salut militaire…et à travers lui, un ennemi, le « boche » qui n’est jamais qu’à quelques dizaines de kilomètres d’ici, où il commet encore nombre d’exactions !

Le choix du monument de la Roche de Mûrs-Erigné, symbole d’une République résistante, n’est évidemment pas le fait du hasard, ni bien sûr étranger au contexte de cet été 1944 en Anjou. Tout s’est passé comme si les jeunes femmes -dont ma mère – majoritaires parmi les randonneurs,  qui étaient encore récemment doublement muselées par l’occupant et par les hommes, inauguraient leur nouveau statut de citoyenne et d’électrice, accordé en avril par de Gaulle. Et ce, en l’inscrivant dans les pas des patriotes de l’an 2!  Une manière aussi d’enraciner la République restaurée de 1944 dans le terreau de la première République de 1793.

Mais que s’est-il donc passé à la Roche de Mûr-Erigné en 1793, pour que la République s’en honore encore des décennies plus tard?

 

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Il y a un peu plus de deux ans, je m’étais intéressé ici à l’enfance vervinoise et à la jeunesse de mon grand-père Marcel Pasquier – voir mon billet du 3 décembre 2011. Pour ce faire, je m’étais appuyé sur les documents et les archives familiales dont je disposais, et en particulier sur une copie de son « carnet de recettes » d’apprenti pâtissier. Cela m’avait permis de préciser les lieux ainsi que la durée de son apprentissage entre 1904 et 1910 dans les Ardennes, en Lorraine – alors annexée à l’Empire allemand – ou encore en Champagne.

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Sur ce cahier, Marcel avait scrupuleusement consigné ce qu’il appelait des « recettes » mais  qui, en réalité, se limitait le plus souvent à la déclinaison des ingrédients nécessaires à la réalisation de gâteaux, galettes, brioches, meringues et autres bavaroises, assortis de leurs proportions respectives. Ces notes à vocation professionnelle, prises probablement sous la dictée de ses maîtres d’apprentissage, n’avaient qu’un rapport lointain avec les guides culinaires richement illustrés, qui inondent aujourd’hui les rayonnages des librairies discount à la période des fêtes, et qui font croire que n’importe qui peut se transformer, à peu de frais, en expert de la cuisine ou de la pâtisserie… Le carnet de Marcel n’avait pas cette ambition subalterne et commerciale: c’était juste – si j’ose dire – mais c’est l’essentiel, la référence austère mais incontournable de son travail quotidien au « laboratoire ».

Selon toute vraisemblance, c’est à Givet dans les Ardennes que Marcel Pasquier est demeuré le plus longtemps et c’est là qu’il s’est familiarisé aux rudiments et aux techniques de son métier, y compris les plus élaborées. Du moins à mes yeux de béotien!

Les autres « maisons » qu’il a fréquentées à la fin de la décennie 1900, à Charleville Mézières, à Sermaize-les-Bains dans la Marne et pour finir à Metz sous occupation allemande, correspondaient plutôt à ses premiers emplois d’ouvrier-pâtissier, couplés à des phases de perfectionnement. Il n’était plus censé alors acquérir les « fondamentaux » mais des savoir-faire spécifiques et complémentaires de sa profession de base. Dans le même temps, il gagnait sa vie!

Relisant ce carnet, j’ai souvent regretté que Marcel qui savait rédiger, n’ait pas été plus disert sur la vie quotidienne ou sur l’atmosphère qui régnait dans ces villes des Ardennes ou de Lorraine, encore traumatisées par la défaite de 1870. L’ambiance au début du siècle dernier, devait y être assez proche de la nostalgie qui transpire des romans patriotiques d’Erckmann-Chatrian.

« Il n’y a pas de honte à être triste ». Mais Marcel trop pudique, ne savait pas  l’exprimer!

C’est ce à quoi je pensais, il y a une vingtaine d’années, alors que, rentrant d’une mission « européenne » à Luxembourg, j’attendais une correspondance pour Paris en trompant le temps dans le buffet de la gare de Metz à l’esthétique massive si caractéristique du style néoroman prussien. Je me disais que Marcel, mon grand-père, l’avait sans doute empruntée, au milieu de la soldatesque prussienne omniprésente. A l’époque, la gare venait à peine d’être inaugurée par les autorités de l’Empire.

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Non loin de là, à Charleville, il a peut-être confectionné des gâteaux pour la mère ou la sœur d’Arthur Rimbaud ! Et, sûrement, il ne le savait pas!

Mais, pour l’heure, ce sont à ses recettes de pâtisserie que je m’intéresse. Celles qu’il a, par la suite délaissées, tout en les conservant précieusement au très-fond d’un tiroir avec d’autres témoins d’un temps définitivement gommé de sa vie après 1919. Au nom de quoi ou pour qui ?  C’est le secret d’un reniement intime dont il faut admettre qu’il ne sera sans doute jamais dévoilé! Pas plus qu’on ne trouvera d’explication à l’étrange destin parallèle de son père Charles qui, quarante ans auparavant, avait lui aussi, subitement renoncé à son métier de boulanger et quitté sa province angevine,  pour fonder une « nouvelle » famille quelques années après et plusieurs centaines de kilomètres plus loin! Peu importe d’ailleurs que ces « gènes » baladeurs demeurent à jamais discrets , car nul n’a finalement de légitimité pour forcer la porte de jardins délibérément dérobés aux regards de tous. A l’inverse de la mode actuelle, je ne suis pas favorable à la transparence totale des cœurs!

Marcel n’a pourtant pas souhaité détruire ce carnet. Sinon, il l’aurait fait! Mais dans le même temps, il n’a fourni aucune clef de compréhension, aucune explication: c’est son droit. Heureusement, il nous reste les recettes à l’état brut. Parmi elles, celles écrites à Givet dans la pâtisserie Charlier-Samaden de la place Carnot, non loin des rives de la Meuse, sont certainement les plus complètes, les plus abouties aussi. Au nombre d’environ soixante-quinze, elles correspondent au cœur de ce qu’il fallait savoir à l’époque – et peut-être encore – pour exercer le métier de pâtissier. 

Les patrons de Marcel devant le magasin

Les patrons de Marcel devant le magasin.
Photo blog de Chantal

Précises sur les produits et les quantités à utiliser, elles sont généralement muettes sur les tours de main. Et bien malin, l’amateur débutant dans mon genre qui, toisant avec mépris le célèbre « Marmiton » d’Internet, s’aviserait de les mettre en œuvre sans autre support que les notes de Marcel…

Débutant de mon genre, car il est vrai que de mon temps, on excluait de l’éducation des jeunes garçons l’apprentissage de la couture ou du repassage et on ne nous enseignait pas les rudiments de la cuisine et de la pâtisserie. Sauf, bien sûr, aux arpettes qui souhaitaient en faire leur métier.

Mon ignorance ne me conduit pas à battre ma coulpe. J’observe simplement que c’était ainsi autrefois, et je m’y résigne sans déplaisir. J’aime même assez l’idée que ma petite provocation rencontre en écho, l’indignation outragée des blondes « Femen » au seins nus, ou mieux encore, celle des tristes pétroleuses, militantes bourgeoises de l’égalitarisme parlementaire…

« Y a pas de mal à se faire du bien » en préambule savoureux à la belle histoire qui suit !

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La pâtisserie à l’époque de Marcel (photo communiquée par l’actuel propriétaire)

L’histoire flirte en effet  avec le merveilleux et se mue en une « belle » histoire, au constat que la pâtisserie dans laquelle Marcel fit timidement ses premiers pas d’apprenti en 1904, à quelques soixante-quinze kilomètres de Vervins, sa ville natale, existe toujours

L’établissement est toujours au même endroit. A sa droite, le vitrier a été remplacé par une librairie qui vend des K7 . A sa gauche, la parfumerie d’antan, amputée de la mercerie attenante, résiste. La pâtisserie, quant à elle,  s’est agrandie d’un salon de thé! 

L’actuel patron pâtissier, Fabrice Léval, un homme sympathique et affable a eu, non seulement l’obligeance de m’écouter sans m’éconduire lorsque je lui ai téléphoné, mais également l’élégance d’adhérer à mon histoire. Il m’a confirmé que son établissement fonctionnait déjà en 1900. Tout en me précisant, qu’il n’avait toutefois aucun lien de filiation avec le patron d’alors , celui de Marcel. Manifestement passionné de son métier et de son histoire, Fabrice Féval m’a confié qu’il avait succédé à son père qui, lui-même, avait acquis la pâtisserie en 1957.

La pâtisserie- salon de thé Féval actuellement

La pâtisserie- salon de thé Féval actuellement

Grâce à lui, qui m’a adressé une photographie de l’établissement au début du siècle dernier, le « fameux carnet de recettes » de Marcel a pu être replacé dans son contexte. Fabrice Féval m’a enfin indiqué qu’il utilisait « toujours un vieux pétrin datant de cette époque ». En outre, l’antique four à charbon -dont mon correspondant m’a transmis un cliché – et dans lequel Marcel Pasquier faisait cuire ses gâteaux existe toujours dans la cave de la pâtisserie, mais il ne fonctionne plus et est aujourd’hui désaffecté. A l’époque de Marcel, été comme hiver, une des tâches des « arpettes » consistait au tout petit matin à l’alimenter en charbon de telle sorte que la température soit stabilisée, à l’aube, au moment de la cuisson des premières viennoiseries.

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J’arrive à la conclusion de ce conte.

Il y a quelques années, je m’étais promis de creuser la question de ce carnet d’apprentissage. C’est le cas aujourd’hui, mais seulement partiellement car de nombreuses zones d’ombre subsistent! Mais je n’imaginais pas un tel épilogue où le passé resurgit sous nos yeux … Je sais cependant que cette conclusion est « provisoire », car il faudra bien qu’un jour, quelqu’un se penche sur les préparations pâtissières proprement dites, consignées par Marcel. Celles que précisément mes compétences propres sont impuissantes à décoder!  Il serait par exemple intéressant de s’assurer que ces insolites appellations qui ne provoquent chez moi que de la curiosité pour des saveurs ou des sensations imaginées d’une Belle Epoque antédiluvienne, peuvent aussi être ressuscitées « en vrai », si toutefois elles ne figurent plus au thésaurus des pâtissiers de notre siècle. Il en est ainsi par exemple des « Patiences royales », des « Os de grenouilles », des « Trois frères » et autres « Palets de dames ». Toutes ces recettes au nom sans doute évocateur d’une époque et d’un métier : d’un métier dans une époque !

Evidemment, il ne peut être question pour moi de me saisir de spatules, de canneleurs zesteurs, de moules à gaufres ou autres ustensiles à main ou à vapeur, pour faire de moi à l’automne de ma vie, un pâtissier émérite. Il m’eût fallu concourir au préalable aux épreuves de « master chef » des fournils d’antan. Ce n’est pas le cas. C’est la raison pour laquelle, en dépit d’une certaine gourmandise à retrouver les parfums du passé, je n’envisage pas de m’y atteler moi-même. Le souhaiterais-je que j’en serais incapable pour les motifs « stéréotypés » rappelés plus haut. Motifs ou fausses excuses que se propose « justement » d’éradiquer l’école publique que les tenants autoproclamés du « camp du progrès » et de la diversité préfèrent désormais appeler, avec une certaine emphase ampoulée,  « l’école de la République ». Si l’histoire ne nous avait pas appris à nos dépens à nous méfier du formatage comportemental impulsé par la loi des incorruptibles redresseurs de tort , donneurs de leçons universelles, j’applaudirais des deux mains cette initiative et je me mettrais sans tarder au travail de reconstruction mentale! Mais la tragédie n’est jamais très loin, quand on cherche à changer l’homme en le rééduquant!

Pour l’heure, en tout cas, je ne saurais faire. Moi, qui, n’ai même jamais espéré savoir, comment confectionner la moindre pâte feuilletée, brisée, à crêpes ou à choux et qui, depuis toujours, s’est contenté d’admirer en écarquillant les yeux, ceux et celles qui élaborent en un tour de main une crème pâtissière. D’une manière générale – et je le déplorerais presque – ma dextérité en ces domaines se cantonne à rompre la chaîne du froid en réglant la température d’un thermostat couplé à un chronomètre d’un four à micro-onde.

Je me demande si finalement Marcel n’avait pas plus ou moins adopté ce point de vue; lui qui a abandonné son métier après la Grande Guerre. Hormis quelques rituels dominicaux dans les années cinquante, rapportés récemment par l’aîné de ses petits-fils, il semble même qu’il n’ait plus guère touché à la pâtisserie, même à titre privé.

A ma connaissance, aucun de ses nombreux petits-enfants n’a repris professionnellement le flambeau.  Au-delà, parmi ses quelques dizaines d’arrière-petits-enfants, je n’en connais qu’un seul – Jérémie B. – qui exerce la profession de pâtissier. Ce serait peut-être à lui – et à d’autres éventuels passionnés inconnus de moi – de s’approprier ces recettes oubliées, à moins que le lointain successeur de son patron à Givet ne s’en charge… Je suis à leur disposition !

En attendant, on peut toujours déguster les préparations pâtissières du lointain successeur givetois du patron de mon grand-père… Elles portent sûrement avec fierté l’arôme du lieu, si ce n’est celui du temps!

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La place Carnot sous un autre angle … en 1900
Photo: blog de Chantal

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En ces temps de néo-mollétisme honteux, où certains énarques de la promotion Voltaire (1980), parvenus au pouvoir – après avoir laissé tomber Voltaire – masquent leurs multiples renoncements en calant leur modèle de société sur la sage et « exemplaire » social-démocratie scandinave, c’est presque indécent de rappeler qu’il y a quarante-cinq ans jour pour jour, on pouvait encore rêver d’un « monde meilleur » ! Jubilatoire!

Il y a quarante-cinq ans on pouvait se dire « enragé » sans être taxé de terroriste. On pouvait s’afficher libertaire sans paraître ringard, de même qu’il était permis de douter des bienfaits du capitalisme sans passer pour un attardé mental ! C’était l’époque où l’on pouvait évoquer les mânes des grands ancêtres de la Révolution française au Front Populaire en passant par la Commune, sans se croire obligé, une fois les lampions éteints, de prêcher le « réalisme économique rigoureux » pour éviter de froisser les marchés.

Il y a quarante-cinq ans, les intellectuels n’avaient pas encore déserté la « gauche ». Dans une société qui gardait le souvenir cuisant du pétainisme et de l’occupation nazie, on savait ce que représentaient le fascisme, les extrémismes de toutes sortes et l’exclusion raciste. On pouvait parler « dru » et sans détour sans être accusé dédaigneusement de populisme. Les « intellos » faisaient figure de remparts contre les dérives de la facilité, mais aussi d’aiguillons et de garants d’une authentique confrontation « démocratique ». Pédagogues de la complexité, ils servaient d’antidotes aux concepts flous comme les prétendus processus de concertation, caricatures de discussions, dont l’unique finalité est simplement de faire entériner des décisions autoritaires déjà prises… La notion d’Etat comme moteur de la redistribution des richesses avait un sens, même si celui en place à l’époque, le gaullisme, était vivement contesté, peut-être trop durement d’ailleurs, quand on connait la suite …

Mais surtout, il y a quarante-cinq ans, un souffle de générosité, d’improvisation, d’ingénuité et de créativité rafraîchissait la société. Avec sans doute un soupçon de naïveté, on pensait que le progrès social, la justice et la prospérité pouvaient cohabiter avec le romanesque, voire le romantisme. On reprenait en cœur « Le temps des Cerises » et on chantait, le poing levé, l’Internationale, là où l’on ne parle plus désormais que de commerce « international », de mondialisation, de délocalisation et de chômage ! Les temps ont changé !

Dans un pays fier de sa laïcité constitutionnelle, on pouvait douter publiquement du ciel sans craindre d’être accusé de xénophobie et d’être traduit pour apostasie, blasphème ou sacrilège devant des tribunaux de la République, à la suite de plaintes confessionnelles. Pauvre République aujourd’hui invoquée par ceux qui l’émasculent ! On n’était pas obligé perpétuellement – et piteusement – de s’excuser de stigmatiser la bêtise et de faire l’apologie de la repentance sélective ainsi que du devoir orienté de mémoire, afin de complaire à tous les obscurantismes et se soustraire aux sottises assassines de fatwas moyenâgeuses ! Notre identité des Lumières ne nous effrayait pas.

Bien sûr cette époque révolue comportait aussi ses excès et ses faiblesses, en particulier de croire que « sous les pavés, il n’y avait que la plage » ou de penser qu’il était « interdit d’interdire ». Mais c’était peu payé en contrepartie de l’épopée qu’elle nous fit vivre et de l’espoir qu’elle suscita. Espoir, en forme de projet de civilisation, qui, à bien des égards, nous habite encore.  Avant d’être social, le mouvement fut avant tout sociétal avec sa part d’imprévisible, de spontanéité et de passion. C’est la raison pour laquelle 1968 nourrit toujours nos regrets, mais jamais nos remords. Sa part de folie nous fait tellement défaut aujourd’hui!

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Tel fut mai 1968  dont nous sommes les acteurs flétris ! De même qu’ont été abandonnées « fissa » par nos  » ambitieux et méprisants voltairiens »   les utopies roboratives qui nous animaient alors, et dont progressivement nous ne sommes plus que les conservateurs fatigués. Car il est désormais de bon ton de brocarder les événements de mai et de n’y percevoir qu’une aimable et puérile parenthèse de défoulement collectif, comme une sorte de carnaval saisonnier, dont plus personne ne songe à rappeler la périodicité.

C’est tout juste si ceux qui en ont revendiqué habilement l’héritage pour le détourner à leur profit – je veux encore parler de la mal-nommée promotion Voltaire – ne viennent pas accuser mai 1968 d’avoir été à l’origine de la dégradation « morale » qu’ils disent observer aujourd’hui ! D’autres l’ont fait avant eux mais on s’y attendait, car on n’attendait rien d’eux ! Des « voltairiens » on est déçu, alors que les autres n’ont jamais fait illusion.

C’est tout juste si cet esprit de 1968, dont nos modernes « techno » firent leur tremplin électoral, ne serait pas désormais, selon eux, la cause première de l’« insouciance » économique coupable qu’on nous reproche indûment. Mai 1968, coupable d’avoir détourné la France de ses devoirs sacrés à l’égard des « marchés »! Coupable d’avoir négligé les diktats de la « finance »! Autant de chantages qu’auparavant nos gouvernants dénonçaient avec vigueur, et dont ils disent qu’il faudrait docilement s’accommoder pour conserver le droit de maîtriser son destin ! Exit mai 1968 ...

Moyennant quoi un soixante-huitard ne peut être qu’ « attardé » !  S’il bouge encore, c’est-à-dire, s’il ose émettre une réserve ou une opinion hétérodoxe par rapport aux bréviaires dominants qui prêchent l’austérité rédemptrice et la moralisation forcenée, ce ne peut être qu’un traître à l’évolution irrémédiable d’un monde qu’il ne comprend plus, ou un réactionnaire passéiste, voire un aigri au cerveau ramolli par l’âge !

 Pourtant … !

« Et pourtant elle tourne » comme murmurait Galileo Galilei, le 22 juin 1633 après avoir été condamné à la prison à vie par l’Inquisition alors qu’il avait abjuré le modèle héliocentrique de Copernic.

N’en déplaise à tous les contempteurs de mai 1968, à ces bourgeois rondouillards, modernes louis-philippards du Paris rive gauche, l’ouvrage de Pierre Bourdieu sur « les « Héritiers, Les étudiants et la culture « ,  qui montrait l’inégalité d’accès à la culture selon les classes sociales, demeure d’une criante actualité près d’un demi-siècle après sa publication, et tous les discours ampoulés sur l’égalité « réelle » n’ont en rien modifié  le règne de l’injustice. Étrangement  ceux qui semblent la dénoncer en sont finalement de purs produits et les vrais bénéficiaires, mieux même,  les profiteurs!

Le coup de génie de « l’élite issue de l’énarchie rosée des années 1980», fut de faire croire qu’elle s’inscrivait dans la continuité du mouvement de mai 1968, pourtant totalement étranger à sa vision conservatrice du monde. Elle s’en servit simplement comme d’un marchepied pour abuser l’électorat populaire et finalement en être le fossoyeur. Elle redoute la rupture car elle ne conçoit le progrès que dans d’habiles compromis et ne vise que la « normalité ». Prétendant réduire les inégalités, elle les exacerbe, faute d’en comprendre les causes. Invoquant la laïcité, elle ne contribue qu’à restaurer un ordre moral, qu’on croyait révolu depuis des lustres. Au moins, ses adversaires qui n’ont pas mes faveurs, ont l’avantage de la cohérence : n’ayant jamais aimé mai 1968, ils n’en revendiquent pas l’héritage pour le dénaturer ou le dilapider. Ils le combattent à la régulière.

Moi, j’ai été soixante-huitard. Je m’y attarde et j’en suis fier !

En mai 1968, j’étais étudiant en « propédeutique », c’est-à-dire en premier cycle universitaire au collège scientifique universitaire (CSU) d’Angers qui dépendait de la faculté des sciences de Nantes. Pour la licence et au delà, il fallait se rendre à Nantes Ce que je fis ultérieurement, puis à Orsay et à Paris. A l’époque, je préparais un diplôme universitaire d’études scientifiques en Physique-Chimie.

Fils d’un ouvrier ajusteur, militant et responsable syndical, c’est donc assez naturellement que, dès le début de mes études universitaires, j’adhérai à la section angevine de l’UNEF – l’Association Générale des Etudiants Angevins – premier syndicat étudiant, idéologiquement assez proche du Parti Socialiste Unifié (PSU), dont j’étais également membre. Or le PSU dirigé par Michel Rocard apparaissait comme une alternative crédible et de gauche, à la vieille SectionFrançaise de l’Internationale Ouvrière (SFIO)  qui, pour les jeunes, n’était guère attirante, gangrénée par son double discours de lutte et renoncement ainsi que de compromission de classe. La SFIO était en outre déconsidérée par ses ambiguïtés condamnables au moment de la guerre d’Algérie et pendant toute la période de décolonisation africaine. C’était bien sûr avant le congrès d’Epinay de reconstruction identitaire du parti socialiste en 1971 !

Militant convaincu mais trop jeune pour être suffisamment expérimenté, je ne figurais pas parmi les dirigeants de l’UNEF, me contentant d’assister aux assemblées générales qui se tenaient dans des locaux attenants du restaurant universitaire près du jardin des Beaux-Arts. Celui-là même où, un peu plus d’un siècle auparavant, avait été obtenue la poire « Doyenné du Comice », par Dhommé et Millet de la Turtaudière…Parfois, on se réunissait aussi au bas de la rue Bressigny dans un appartement surplombant la voie de chemin de fer en approche de Saint-Laud, qu’un des dirigeants de l’AGEA-UNEF, Pierre Lepage habitait en colocation avec d’autres étudiants.

Etudiant de l’Université de Nantes, j’étais un cas à part dans l’assemblée, car la plupart des autres étaient inscrits à l’Université catholique de l’Ouest, la « Catho » . Peu importe  d’ailleurs car dans ces réunions de la rue Bressigny, il régnait une atmosphère particulière qui n’était pas sans évoquer, pour les jeunes gauchistes que nous étions, l’ambiance enfiévrée et enfumée des cercles spartakistes de Karl Liebknecht et Rosa Luxembourg dans le Berlin révolutionnaire de la fin de l’année 1918. Du moins, telle que nous l’imaginions! Pierre Lepage n’avait rien d’un gourou mais c’était un intellectuel brillant qui, avec sa barbe fleurie, s’était donné un look à la Karl Marx !

Bien sûr, l’UNEF s’intéressait aux revendications spécifiquement étudiantes comme les tarifs du restaurant universitaire, les bourses, les conditions d’étude, mais, progressivement au cours de l’année 1968, son discours s’était fortement politisé, notamment à la suite du « mouvement du 22 mars », mouvement d’extrême gauche d’inspiration libertaire, qui était né à Nanterre sur la base d’une revendication initiale de mixité dans les résidences universitaires. Pointait déjà la révolution sexuelle d’après 68!

Parmi les leaders de Nanterre, figurait un certain Daniel Cohn-Bendit ! Face au refus entêté de l’administration universitaire et à la répression policière, le mouvement s’était très rapidement radicalisé élargissant son champ de protestations à la critique du capitalisme sur le fondement d’une analyse marxiste de l’histoire. Mais cette politisation portait également sur la contestation de la morale bourgeoise et de la société consumériste. Les revendications étaient donc tout autant d’ordre sociétal et culturel que social. Après dix ans de pouvoir autoritaire gaulliste, les jeunes, qui n’avaient pourtant pas à se plaindre de la période de prospérité, qui leur avait assuré des conditions matérielles beaucoup plus favorables que celles de leurs parents, se rebellaient précisément contre le système qui leur apparaissait dépourvu de sens. Ils ne connaissaient pas le chômage de masse, mais ils aspiraient à sortir du carcan des convenances et des dogmes d’antan dans lequel ils se sentaient enfermés.

Les étudiants angevins comme les autres ressentaient ce mal-être. Ainsi s’informait-on  quotidiennement des événements de Nanterre, en écoutant la radio, surtout Europe 1, dont on pensait, à tort ou à raison, qu’elle n’était pas aux ordres du pouvoir gaulliste. On lisait également le « Courrier de l’Ouest », et épisodiquement « le Monde ». Insensiblement les esprits s’échauffaient !

Les ouvriers exprimaient aussi un mécontentement, mais sur un autre registre : à Angers, où les grandes entreprises, comme Thomson ou Bull, considérées lors de leur implantation quelques années auparavant,  comme les relais visant à restaurer le tissu industriel après la disparition des corderies Bessonneau, avaient sensiblement réduits leurs effectifs au cours des années 1967-1968, et révisé à la baisse leurs objectifs de développement.

Ainsi, l’agglomération angevine, bien que globalement épargnée de toute crise économique pouvait néanmoins s’inquiéter d’une lente mais perceptible dégradation de l’emploi, accentuée par l’exode de nombreux jeunes agriculteurs, venus des campagnes environnantes et qui gonflaient les cohortes des demandeurs d’emploi. C’était le début de la fin du monde paysan d’avant-guerre, de la France rurale!  A ce tableau, s’ajoutaient les revendications salariales et de conditions de travail des salariés angevins moins payés, à travail égal, que leurs collègues parisiens. Les travailleurs s’estimaient les parents pauvres du régime gaulliste.

Ils avaient le sentiment – justifié – de n’avoir pas été suffisamment intéressés aux fruits de la croissance des Trente Glorieuses, dont d’ailleurs chacun pensait en outre qu’elle arrivait à son terme… Depuis le début de l’année, des débrayages étaient donc régulièrement observés, à Angers et dans ses banlieues, accompagnés de manifestations aux effectifs toujours plus nombreux et aux slogans de plus en plus radicaux.

Dans ce contexte, les événements parisiens de mai 1968, furent accueillis sans surprise à Angers, comme dans tout le Grand Ouest, à Nantes et à Saint-Nazaire, berceaux des mouvements ouvriers anarchistes les plus contestataires. En Anjou, le top départ du mouvement de mai fut la manifestation intersyndicale du 8 mai 1968 qui fit sortir dans la rue plus de dix milles personnes venues de tout le département, y compris des centaines d’étudiants de l’UNEF, dont j’étais.

A partir de ce jour, les défilés succédèrent aux défilés, avec des temps forts comme le 13 mai 1968, où la mobilisation dénonça la répression policière. Sur la place Imbach, devant la Bourse du Travail, les prises de parole des responsables syndicaux constituaient des rituels presque quotidiens. Nombreux étaient les étudiants et les travailleurs qui s’y rendaient, heureux de s’y retrouver dans la chaleur moite de ce printemps particulièrement clément.

Place Imbach - Mai 68

Place Imbach – Mai 68

A partir de la mi-mai, un mot d’ordre de grève générale est lancé, d’abord par les cheminots de la gare Saint-Laud,  puis très rapidement, dans les entreprises, les plus importantes, notamment dans la métallurgie, les transports, la distribution. A Thomson, Bull, Cegedur et d’autres, les grévistes très vite majoritaires mettent en place des piquets de grève et occupent les ateliers, en veillant scrupuleusement à ce que les outils de travail ne subissent aucune dégradation. Des meetings étaient tenus chaque jour au cours desquels les responsables syndicaux rendaient compte des négociations avec le patronat, localement et nationalement. Mais également avec le gouvernement.

A Thomson, en périphérie de la ville, mon père était un des leaders de la CFDT. Avec le représentant de la CGT, il faisait des « points publics » au mégaphone sur le perron de l’entreprise. Les épouses des grévistes, dont ma mère, y assistaient régulièrement. L’ambiance était digne mais également festive et solidaire.  Comme autrefois lors du Front populaire que les plus anciens avaient vécu, une dimension culturelle populaire avait été donnée au mouvement, illustrée en l’occurrence par des représentations théâtrales au sein de l’entreprise par une troupe d’acteurs amateurs de l’université catholique.

Du côté des étudiants, l’on sut, courant mai, que les autorités universitaires avaient reporté les examens en septembre, nous laissant ainsi l’esprit libre pour participer aux assemblées générales ininterrompues dans des amphis enthousiastes et bondés. Dans l’exercice consistant à refaire le monde, chacun pouvait donner libre cours à sa fantaisie et à son imagination. Toute proposition, d’où qu’elle émane et qu’elle que soit sa formulation, était la bienvenue. Prise en considération, elle était immédiatement discutée âprement, par les plus talentueux des orateurs présents, qui argumentaient, clopes au bec, chemises débraillées et cheveux ébouriffés, comme s’il s’agissait; à tous coups, d’enjeux primordiaux, quasi-existentiels.

Les plus érudits évoquaient Marx ou Marcuse, ou parfois Althusser. Engels également cité était plutôt réservé aux cercles scientifiques en raison de sa tentative d’explication des savoirs de la nature par le « matérialisme dialectique » !

On écoutait tout le monde avec respect et tout le monde était pris au sérieux, même ceux dont les doléances apparaissaient farfelues. En tout cas, on s’efforçait de tout discuter dans le détail, y compris les refus de prise en considération après un vote à main levée.  Les débats se prolongeaient parfois fort tard dans la nuit. Il arrivait aussi qu’ils se poursuivent dans les troquets encore ouverts, comme le Café de la Mairie devant une « mousse » et un hot dog!

Jeunes, il nous arrivait aussi de penser à autre chose. Le romantisme révolutionnaire et l’aspiration à la liberté constituaient des aubaines, qui immanquablement favorisaient le marivaudage ! Les barrières d’avant sautaient les unes après les autres! Sais-je vraiment aujourd’hui pour quel motif, je donnais gratuitement des cours de maths à une lycéenne, Marie B., rencontrée dans une manif, un drapeau noir à la main. Elle habitait avec sa mère, dans la maison d’Adam, place Sainte-Croix ?  La maison d’Adam : tout un symbole dans un monde en gestation. En l’occurrence, sa mère faisait complaisamment semblant de l’ignorer. Pour ma part, par convenance,  j’ai oublié le motif de mes visites, qui n’avaient peut-être qu’un rapport ténu avec l’amour de la géométrie euclidienne ! Tout s’est évanoui en juin, y compris son visage poupin devenu obsolescent, hormis le souvenir de m’être parfois attardé.

Bref, le mois de mai avançait, le gouvernement du Général semblait peu ou prou désemparé; et les restrictions diverses de matières premières du fait de la grève générale commençaient à montrer leurs effets. Mais, nous, les étudiants, nous vivions une aventure dont on savait qu’elle serait unique. Nous jouissions sans entrave de la vie, convaincus que nous étions d’assister à l’accouchement d’une nouvelle ère, de félicité durable.

Personne, parmi nous, n’imaginait que nous pourrions un jour être désenchantés ! Mais dans le même temps, c’était vraiment un rêve, qui, par enchantement, avait évacué les contraintes et toutes les contingences de la réalité . Je n’ai su que plusieurs mois après que ma vieille tante Titine – Augustine (1892-1968) , la sœur de mon grand-père Louis Turbelier était décédée le 6 mai 1968 à l’hôpital d’Angers ! Le tourbillon de mai m’ avait accaparé à ce point que la mort de ma grande tante célibataire était passée inaperçue.  J’ignorais même qu’elle fût malade ! Il n’était pourtant pas si éloigné le temps, où je lui rendais visite dans la cave qu’elle habitait avec sa sœur au fond d’une arrière-cour de la rue Saumuroise. Je les revois toutes les deux vivant chichement des travaux de couture qu’elles effectuaient à façon pour le compte d’une société « négrière » du centre-ville!

Il n’y avait pas si longtemps qu’à leur invitation j’avais fêté chez elles ma réussite au bac après qu’elles eurent reconverti les plateaux accolés de leur machines à coudre en table de festin ! Je les avais oubliées et ce n’est que trop tardivement que j’appris les obsèques de « Titine ». Mon seul regret de mai 1968 fut de n’y avoir pas assisté. Nous faisions la révolution et les reste finissait par disparaître de nos radars.

Vers la fin mai, on sentait implicitement que le mouvement s’essoufflait; et ce, en dépit de la poursuite du mouvement de grève et du rejet quasi-unanime par les ouvriers et les étudiants du projet de protocole d’accord entre le gouvernement et les syndicats conclu au petit matin du 27 mai après une nuit de négociations. Malgré même une certaine exportation de la « révolution » en Europe, en Afrique et au-delà. Le général de Gaulle, un instant ébranlé, avait en effet repris son sang-froid, faisant dire par son ministre de l’information qu’il s’adresserait au pays début juin.

C’est dans ce contexte, que s’inscrivit la grande manif du 27 mai 1968, la plus rassembleuse après celle du 13 mai. Celle au cours de laquelle, nous nous emparâmes du Théâtre municipal d’Angers pour en faire une « Maison du Peuple ». La décision de cette occupation avait été prise le matin, lors de l’assemblée générale préparatoire de l’AGEA-UNEF, mais sans concertation avec les organisations ouvrières, notamment la CGT dont nous redoutions la frilosité face aux actions qu’elle qualifiait généralement d’aventureuses et de « gauchistes » . La méfiance était d’ailleurs réciproque, car pour les uns, mai 68 n’était qu’un épisode important de l’action revendicative  alors  les autres y voyaient l’émergence d’une société nouvelle. L’idée était donc un peu de « mettre devant le fait accompli » nos camarades ouvriers, à l’exemple de la prise du Théâtre de l’Odéon à Paris le 16 mai 1968 par le « comité d’action révolutionnaire ».

Le Théâtre municipal d'Angers - avril 2013

Le Théâtre municipal d’Angers – avril 2013

Les étudiants angevins – du moins sa minorité la plus active, à laquelle j’appartenais, voulaient ainsi marquer symboliquement la restitution au peuple de ce lieu, considéré comme « le temple de la culture bourgeoise » et en faire un espace permanent d’échanges et de dialogue.

Concrètement, le plan consistait à détourner le cortège de la manifestation prévue à travers la ville après le meeting tenu  le lundi 27 mai 1968, à partir de quinze heures trente, place Imbach, où d’ailleurs mon père prit la parole, avec d’autres responsables syndicaux dont Jean Monnier, le responsable départemental de la CFDT, futur maire d’Angers. A l’issue des discours, le défilé devait passer par la rue Lenepveu, rejoindre le Boulevard du Roi-René jusqu’au carrefour du Haras et se diriger vers la Mairie par le boulevard Foch pour finalement se dissoudre!

Ce programme fut globalement respecté, et le défilé d’un peu plus de dix-mille personnes encadrées par un service d’ordre syndical relativement musclé, s’est initialement déroulé sans incident notoire, en criant des slogans du type : « de Gaulle démission », « Gouvernement de transition », « Le pouvoir aux travailleurs ». En ce qui concerne les étudiants, drapeaux rouge et noir en tête sous la banderole de l’UNEF, nous donnions de la voix en scandant « Cohn-Bendit avec nous » ou « Laissez-entrer Cohn-Bendit », en référence à son expulsion de France sur ordre du gouvernement, au motif qu’en sa qualité de leader du « mouvement du 22 mars »  portait gravement atteinte à l’ordre public alors qu’il était formellement de nationalité allemande ! Bien qu’ayant vécu en France!

« Nous sommes tous des juifs-allemands » hurlions-nous!

Parvenus à la hauteur de la rue d’Alsace sur le boulevard Foch, alors que la tête de la manif. atteignait la mairie et que la queue du cortège piétinait encore dans la rue Lenepveu, une centaine d’entre nous, bousculant le service d’ordre, provoqua une cassure. Bifurquant sur la gauche, nous déboulâmes sur la rue d’Alsace jusqu’à la place du Ralliement où se trouvait le Grand Théâtre d’Angers.

Créé ici en 1791,son architecture date en réalité de la fin du second Empire et incarne l’opulence de la bourgeoisie arrogante de la révolution industrielle du XIXème siècle, fière de sa réussite et désirant le faire savoir. Sur la façade de l’édifice de facture classique, des colonnes cannelées et des chapiteaux ioniques évoquent l’antiquité grecque, conformément aux standards un peu pompiers de la troisième République, agrémentés de quatre statues de muses, la poésie, la comédie, la tragédie et la musique, tandis que des angelots au fronton incarnent la renommée, l’éloquence, l’histoire, la satire et le drame. Au niveau supérieur, trois bustes des compositeurs, Grétry, Méhul et Lully, rappellent la vocation principale de ce lieu dédié à la musique et l’opérette. En tout cas, tout ici respire ce que nous appelions la « culture bourgeoise » et qu’ingénument  nous voulions « rendre au peuple ». Du lieu un peu compassé et convenu, nous souhaitions faire un espace de jubilation et de bouillonnement d’idées !

La conquête du Théâtre fut cependant acquise sans trop de risque. En passant par la loge du concierge qui se contenta d’informer sa hiérarchie municipale, nous prîmes rapidement le contrôle de la scène et de la salle de sept-cent fauteuils. Notre intention était d’en faire un forum permanent. C’est la raison pour laquelle, les portes de la partie centrale du bâtiment furent immédiatement grandes ouvertes, dans lesquelles s’engouffrèrent la centaine d’étudiants qui avaient déserté la manifestation principale, mais aussi les manifestants qui se trouvaient en queue de cortège et qui,  venant à peine de quitter la place Imbach, étaient encore place du Ralliement ou rue Lenepveu,

27 mai 1968 -Photo Courrier de l'Ouest

27 mai 1968 -Photo Courrier de l’Ouest

Parmi ceux-ci, il y avait mon père Maurice Pasquier et un de ses amis syndicalistes Louis Thareaut, qui se solidarisèrent spontanément avec les étudiants.  Contrairement, à ce prétendit en 1998 Jean Monnier dans un livre  retraçant sa biographie, mon père n’avait pas attendu d’avoir un mandat préalable du secrétaire départemental de la CFDT pour manifester sa présence et exprimer son soutien à l’action des étudiants. Car il n’en avait nul besoin. Assis au premier rang de la scène, il demanda même à monter sur scène et à prendre la parole pour faire part de sa position alors que certains responsables étudiants disaient regretter l’absence de syndicalistes.  Une photo témoigne de cette intervention, qui fut faite avant même que Jean Monnier ne fut informé du détail de ce qui s’était passé.

Maurice Pasquier sur la scène du Théâtre

Maurice Pasquier sur la scène du Théâtre

En réalité, Jean Monnier devenu par la suite un notable angevin important a sans doute occulté cet épisode dans lequel il n’a joué, du moins au début, qu’un rôle subalterne. Rôle, dont le « roi Jean », maire impérial d’Angers s’accommodait avec réticence.  A l’inverse, craignant d’être débordé sur sa gauche, il avait formulé une appréciation plutôt réservée sur cette action, comme en témoignent ses premières déclarations ce jour-là. Les responsables des autres organisations syndicales ouvrières firent d’ailleurs de même!

Le théâtre conquis, il fallait que cela fût visible. C’est la raison pour laquelle, à trois ou quatre, accompagnés d’un reporter photographe du Courrier de l’Ouest, nous décidâmes de hisser les drapeaux noirs et rouge sur la coupole. Sur la photo, prise en la circonstance, publiée à la Une du Courrier de l’Ouest, on m’aperçoit sur la droite du cliché. Le jeune homme au milieu s’appelait Jean-Louis B. tandis que celui qui se trouve à gauche est Patrick L, mon grand pote de l’époque, celui qui m’a fait découvrir Bob Dylan et Léonard Cohen. Après une carrière parisienne, il est revenu vivre à Angers à quelques centaines de mètres du Théâtre.

Tandis que nous amarrions les drapeaux, d’autres copains déroulaient une banderole au premier étage en façade portant l’inscription « Maison du peuple » !

Photo Courrier de L'ouest

Photo Courrier de L’ouest

Dans la soirée, le maire de la ville , Jean Turc, s’est déplacé jusqu’au Théâtre pour nous mettre en garde sur les consignes de sécurité à respecter, nous demandant de cesser le plus rapidement possible l’occupation.

En fait, après une journée et une nuit de débats, la décision fut prise de libérer les lieux…

En juin, le élections législatives renouvelèrent la confiance à De Gaulle. Les accords de Grenelle satisfirent une grande partie des revendications des travailleurs, notamment salariales. Le travail reprit progressivement dans toute la France. Laquelle songeait déjà aux vacances…

Mai 68, c’était fini. Il n’en restait plus que le souvenir nostalgique, jusqu’en 1981 où l’on a bien cru que la magie allait de nouveau opérer. Erreur! Puis, plus récemment, vint la promotion Voltaire pour nous faire croire que la révolution de 1968 était dans son programme. En fait, nous étions déjà vieux et ça nous arrangeait de les croire. Ils avaient l’air sérieux et de bonne volonté. Trop sans doute car ils nous ont trompés. Du moins pour l’instant. Espérons encore!

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PS: dans l’édition du mardi 28 mai 1968 du Courrier de l’Ouest, quelle ne fut pas la surprise de ma mère de découvrir au petit matin la photo de son fils à la Une et celle de son mari en deuxième page. Tous deux sous la rubrique « Révolution » . Ce fut l’unique fois! Pour autant, et à notre manière, nous sommes tous restés fidèles à l’esprit de 1968. Là est l’essentiel et notre principale satisfaction, en dépit du temps qui passe inexorablement.

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