C’est par ces trois mots – Doléances, Plaintes et Désirs, riches en symboles pour nos modernes sensibilités – que, le dimanche 1er mars 1789 les habitants de Montreuil-sur-Mayenne, appartenant aux trois ordres de la noblesse, du clergé et du tiers état, souhaitèrent introduire leur cahier de demandes et de réclamations à l’adresse du roi Louis XVI, en vue des Etats généraux du royaume convoqués à Versailles le 27 avril 1789.
Ces trois mots résumaient à la fois toutes les secrètes fêlures, les misères et les humiliations accumulées par des siècles de pouvoir féodal et de monarchie absolue, mais ils incarnaient aussi le réveil d’une timide espérance dans un avenir meilleur… Dans un même élan, ces trois mots préfiguraient aussi un bilan jamais encore dressé de mille ans de féodalité et le rêve d’un progrès juste imaginé. Ils montraient la voie à suivre en guise de feuille de route pour un souverain trop lointain et soupçonné d’indifférence , avant la tenue d’Etats Généraux.
La convocation des Etats généraux, décidée deux mois auparavant, apparaissait en effet comme l’ultime recours d’une monarchie fragilisée, pour rassembler un pays divisé et profondément inégalitaire, et pour tenter d’inverser le cours des choses. Une crise financière et de subsistance, gangrenait le pays depuis plusieurs années…
La situation devenait d’autant plus critique, qu’à ce tableau en soi préoccupant, s’ajoutait une crise de confiance dans un régime impuissant, embourbé dans des scandales réels ou supposés jusque dans l’antichambre du roi. Rien ne semblait être en mesure de l’enrayer durablement d’autant qu’elle était alimentée par une bourgeoisie conquérante et industrieuse, éprise de modernité et acquise à la philosophie des Lumières.
Dans ce cadre, le recueil des doléances populaires sur tous les territoires du royaume constituait la première étape d’une procédure assez complexe. Laquelle comportait en outre la désignation de délégués des villes, des bourgs et des villages à des assemblées provinciales, chargées d’établir, pour chaque sénéchaussée, la synthèse des contributions et de mandater des représentants à Versailles.
Pour la sénéchaussée d’Angers, dont dépendait Montreuil-sur-Mayenne, l’assemblée des huit-cents-sept délégués issus de quelques quatre-cents paroisses, se tint au cours de la première quinzaine de mars 1789 dans l’abbatiale Saint-Aubin sous la présidence d’un certain Marie-Joseph Milscent, lieutenant au présidial d’Angers ( il fut par la suite député du Tiers Etats à Versailles avec notamment Volney, La Révellière-Lépeaux et Desmazières) .
A Montreuil-sur-Mayenne – devenu par la suite Montreuil-sur-Maine- cette initiative royale annoncée au prône dominical par l’abbé Blouin curé de l’église Saint-Pierre fut certainement accueillie favorablement. De la nef aux chapelles latérales, des stalles du clergé aux chaises de la noblesse jusqu’aux bancs du peuple, elle diffusa comme un souffle d’optimisme, ou, si l’on préfère, comme un imperceptible sentiment de liberté et d’expression retrouvée. L’intérêt que ce prêche suscita chez les paysans n’était pas feint. Enfin, ils pensaient pouvoir informer directement le roi de leurs difficultés et de leurs misères. Ils croyaient être entendus de lui après l’été pourri de 1788, trop pluvieux et trop froid et les très mauvaises récoltes qui s’ensuivirent.
Ce coup du sort météorologique qui avait accentué la pauvreté et l’indigence dans les chaumières, avait, une fois de plus, rendu problématique l’approvisionnement en nourriture des hommes et des animaux. Il avait non seulement cassé le moral des fermiers et des métayers, mais également, celui des artisans des bourgs, dont ces paysans étaient les clients naturels…
Tous se plaignaient de surcroît de la lourdeur des impôts royaux et des charges féodales, tous considérés comme injustifiés et confiscatoires pour des gens qui ne possédaient pas grand-chose! La « gabelle » l’antique impôt du sel, était l’objet de toutes les protestations. Dans cette région limitrophe de la Bretagne, cette taxation d’un condiment primordial à la conservation des aliments, était qualifiée de profondément injuste à moins de trois lieues de zones franches, et la contrebande qui en découlait et à laquelle se livraient nombre de jeunes gens du Haut Anjou occasionnait continuellement des drames, lors des affrontements sanglants entre les faux-sauniers et les gabelous…
L’abolition de la gabelle était la priorité pour les paroissiens de Montreuil-sur-Mayenne.
Mais ce n’était pas le seul exemple d’exécration fiscale, la dîme issue du Moyen Age féodal n’était également plus guère supportée!
A quel titre – pestaient les paysans – devraient-ils continuer de céder une part de leurs maigres récoltes de blé, de céréales, de lin, de vin, de bois et de légumes à un clergé régulier, monastique et étranger en ces lieux, bien qu’étant « le » grand propriétaire terrien de la région. A quel titre devraient-ils continuer à entretenir à grands frais des seigneurs locaux qui passaient leur temps à faire les beaux, loin d’ici, à la cour du roi? Au nom de quoi, devraient-ils être les seuls à être soumis aux « corvées » pour entretenir les chemins que tous empruntent?
Le clergé séculier, les prêtres de base et les curés des paroisses de campagne – qui ne roulaient pas sur l’or – n’étaient d’ailleurs pas loin de penser de même. Ils adhéraient tacitement à ces doléances, ayant eux aussi, beaucoup de motifs de se plaindre. Ils nourrissaient le sentiment d’être rançonnés et méprisés par une oligarchie diocésaine et capitulaire, perçue comme parasitaire. Les chanoines de la cathédrale Saint-Maurice qui menaient grande vie à Angers et intriguaient dans l’entourage de l’évêque, étaient, à cet égard, leurs cibles privilégiées…
En résumé, le clergé de Montreuil-sur-Mayenne faisait globalement siennes, les récriminations et les aigreurs de ses ouailles, ce petit peuple des chemins creux, qu’il accompagnait dans toutes les épreuves et dans les joies de l’existence, et dont, finalement il partageait le sort misérable.
Dans ce contexte d’inquiétude généralisée, la résolution royale d’entendre les requêtes du peuple – sans distinction de condition – fut appréciée comme une réelle lueur d’espoir! Faisant allusion à cette période pré-révolutionnaire, l’historien Emile Gabory (1872-1954), auteur d’une oeuvre de référence sur les « guerres de Vendée », écrivait, il y a plus de soixante-dix ans que les imaginations « soulevées par un même transport, (…) partirent à tire d’aile pour le beau rêve entrevu. Les déceptions ou les satisfactions viendront (ultérieurement) d’une conception différente du mot liberté« … J’ajouterais, après avoir lu le cahier de Montreuil-sur-Mayenne, que le mot « liberté » ne fut probablement pas le seul dont le sens fut, par la suite, détourné: ce fut également le cas du concept d’Equalitée (Egalité/Équité) devant l’impôt, mentionné à au moins deux reprises dans le document.
A cet égard, il est troublant de lire dans ce cahier rédigé avant la Révolution dans un trou perdu du haut-bocage angevin, que la devise de notre République était déjà en germe dans la réflexion collective… La fraternité n’était pas explicitement mentionnée, mais n’est-ce pas d’elle dont il s’agissait dans la conclusion de la seizième proposition du cahier, lorsque le sort des plus faibles est évoqué: « Il est évident que toute perception de deniers étant simplifiée, le roy triplerait son revenu ce qui soulagerait le pauvre laboureur, la veuve et l’orphelin ».
On notera au passage que l’éternelle préoccupation de simplification du mille-feuille fiscal était à l’ordre du jour en 1789! En 2019, il existe encore de « multiples marges de progrès ».
Quoiqu’il en soit, force est de constater, que dans ce petit secteur entre Oudon et Mayenne, à une lieue au nord du Lion d’Angers, la population se montra favorable à cette consultation voulue par le monarque.
( » Un grand débat avant l’heure, » pourrait-on ajouter si l’on ne craignait pas de chagriner notre actuel souverain qui ne souffre guère qu’on lui rappelle que le monde existait avant lui.)
Cette population fut-elle trop crédule, faute d’une conscience claire de l’enjeu? Fut-elle trop confiante par résignation? A t-elle été abusée? Nul ne sait… On sait juste qu’elle s’est prise au jeu et qu’elle a rédigé son cahier de doléances.
Il est probable que ce grand déballage ait été perçu localement comme une aubaine, car en régime absolutiste, les occasions de s’exprimer et de s’informer n’étaient pas fréquentes et parfois risquées pour les « fortes têtes »! En dehors du curé, il n’y avait guère que les marchands ambulants, les colporteurs, les bateliers de la Mayenne ou de l’Oudon, et les « chemineaux » dont on se méfiait, qui parlaient et qui donnaient des nouvelles de l’extérieur.
C’est pourtant cette (même) population besogneuse, riveraine de deux rivières, qui résolument « acquise » au changement en 1789, se détournera des idéaux républicains et regardera avec bienveillance, quelques années plus tard, la révolte des Chouans du Bas-Maine et des Marches de Bretagne, ainsi que les Vendéens militaires lors de leur Virée de Galerne… La répression sanglante des jacobins parisiens avait, entre temps, retourné l’opinion provinciale.
Quelques-uns dont Pierre Jérôme Pasquier (1773-1829) – mon grand oncle au sixième degré – s’engageront même dans les combats contre les troupes de la Convention (Voir mes billets des 16 et 30 août 2018)!
Mais, en cet hiver 1789, on n’en était pas encore là! Il n’était alors question que de discussion pacifique!
Tout le monde était censé y participer. Toutefois, tous n’étaient pas culturellement gréés pour le faire, ni socialement logés à la même enseigne. Ceux qui savaient lire, écrire et haranguer la foule, autrement dit les notables villageois, leaders naturels du Tiers Etat, bénéficiaient évidemment d’un avantage sélectif sur les bordiers, les journaliers, les « pauvres » laboureurs, les métayers, les closiers et autres garçons de ferme… Les uns menaient la discussion en mettant en avant leurs propres doléances, les autres, selon toute vraisemblance, se contentaient d’écouter et d’approuver par leurs applaudissements… ou de siffler leurs désaccords.
Un débat contradictoire entre un paysan analphabète et un seigneur cultivé, éduqué chez les oratoriens d’Angers et propriétaire des terres, avait évidemment toute chance de ridiculiser le premier au profit du second qui n’avait évidemment pas pour dessein altruiste de consentir à l’abolition de ses privilèges et à la réduction de son train de vie…
En outre, à Montreuil-sur-Mayenne, comme presque partout en Anjou c’est le notaire royal local, qui tint la plume . En l’occurrence il s’appelait ici André Blordier… Certaines similitudes rédactionnelles avec les rédactions des paroisses angevines suggèrent qu’il s’inspirait, avec ses confrères, des mêmes modèles …
N’empêche qu’en dépit de toutes ces réserves sur l’authenticité de la démarche, une cinquantaine d’hommes du village, « convoqués au son de cloche »étaient là, ce dimanche 1er mars 1789 » à l’issue de la messe paroissiale »dans la « grande salle du prieuré » de Montreuil-sur-Mayenne.
« Ils étaient là, là ,là,là » non pas pour « voir la brave Margot dégrafer son corsage et donner la goutte goutte à son chat » comme le chantait Georges Brassens, mais pour discuter « suivant le vœu unanime » (sic) de « tranquillité publique »! Ils représentaient près de 30% des 180 feux de la paroisse.
Une participation remarquable, car l’ordre du jour ne devait pas être très attractif pour ces hommes du terroir peu accoutumés à manier des concepts abstraits et à parler en public… encore moins à développer un discours structuré sur des thèmes comme l’Ordre Public, la gouvernance de la sénéchaussée et les contributions directes ou indirectes…
Pour la plupart d’entre eux, cette séance devait apparaître aussi plaisante (ou rasante) que les fêtes votives obligatoires en l’honneur des saints de la paroisse, auxquels on rendait régulièrement hommage en psalmodiant d’obscures litanies en grégorien… En plus, la présence des jeunes femmes n’étant pas souhaitée, il n’était même pas possible d’en profiter pour draguer la gueuse, ou marivauder en contant fleurette! En effet, seuls les hommes âgés de vingt cinq ans au moins, nés français ou naturalisés et figurant sur les rôles des impositions des habitants Montreuil-sur-Maine étaient conviés à l’exercice.
Un exercice plus rarissime que les passages de la comète de Halley, car le roi de France ne consultait ses sujets, guère plus qu’une fois tous les deux ou trois siècles! C’est dire…
Parmi les hommes présents ce jour-là, « pour obéir aux ordres de sa Majesté », il y avait mon aïeul Charles Pasquier (1758-1811), le frère aîné de Pierre Jérôme, dit Charette dont il fut question plus haut.
C’est d’ailleurs dans cette présence de Charles Pasquier, que le lecteur compréhensif – voire indulgent à mon endroit – mais interrogatif sur ma motivation à poser mon bâton de pèlerin à Montreuil-sur-Mayenne, trouvera l’explication de mon intérêt spécifique pour le cahier de doléances de ce petit village d’Anjou isolé des chemins de la grande histoire.
J’ai porté mon dévolu sur ce petit bled coincé au confluent de la Mayenne et de l’Oudon, à l’exclusion d’autres villages de l’Anjou qui me sont chers, parce qu’à cette époque, une des branches de mes aïeux paternels y résidait. Mais j’aurais pu tout aussi bien m’intéresser au Lion d’Angers tout proche, berceau d’une grande partie de ma famille! Il se trouve que, dans la liste des « séminaristes » lionnais rédacteurs du cahier de doléances, je n’ai pas identifié formellement un des miens!
Appartenant à la lignée « descendante » de ce Charles, je me sens en outre – et sûrement à tort – en situation de saisir ce qu’il a compris ou d’établir avec lui une certaine connivence! Je n’écris pas « complicité d’idées » car j’ignore, au fond, si ce fut le cas!
En d’autres termes, je me crois autorisé à m’approprier un peu de lui-même et évoquer comme si j’y étais, cet épisode de notre histoire commune – surtout la sienne – désormais évanoui dans la nuit des temps! Mais, il se peut aussi qu’ici mon récit fasse écho à une actualité plus prégnante!
J’ai cru entendre que nous étions appelés de nouveau à débattre aux fins de sortir le pays des ornières, ocre-jaune, dans lequel il semble s’être embourbé … Le parallèle est audacieux, mais il se trouve qu’à plus de deux siècles de distance, l’initiative en revient encore au souverain ou à celui qui se croit tel! Rien de nouveau sous le soleil, même s’il est vrai aussi qu’on ne se baigne jamais dans le même fleuve! Les plaintes sont néanmoins et curieusement de même nature: elles disent le mal de vivre…
Au moment où se tenait l’assemblée paroissiale de 1789, mon ancêtre Charles Pasquier était âgé de trente et un ans.
C’était un jeune marié, qui venait de « convoler en justes noces » quinze jours auparavant dans la même église Saint-Pierre. Le 10 février 1789, précisément, avec une cousine éloignée, Françoise Lemesle, d’une quinzaine d’années sa cadette.
Charles résidait à la ferme de Charray sur la rive droite de la Mayenne, où son père était métayer jusqu’à son décès en 1787. Il n’était en fait que le troisième d’une fratrie de dix-sept enfants nés entre 1756 et 1776, de Jean Pasquier (1727-1787) et de son épouse Renée Prézelin…En 1789, plusieurs étaient décédés en bas âge!
Il n’était donc pas le « chef de famille ». Et à l’assemblée paroissiale, il se contentait de représenter son frère aîné Jean Mathurin Pasquier (1757-1821) le métayer exploitant en titre (droit d’aînesse oblige) de la ferme de Charray. Charles n’avait d’ailleurs pas l’intention de demeurer auprès de son frère comme garçon de ferme.
Il fera très prochainement souche ailleurs… Et c’est au Lion d’Angers, qu’on le retrouvera vers 1795 comme closier à la métairie de la Bellauderie sur l’autre rive de l’Oudon.
En attendant, il seconde son aîné d’un an! Et représente la famille Pasquier à l’assemblée paroissiale…
Le cahier de doléances à l’adoption duquel il participait, comportait seize petits chapitres, portant majoritairement sur la fiscalité et la proportionnalité de l’impôt « à raison » des facultés respectives des personnes imposées…et sur l’abolition des privilèges indus!
Charles Pasquier ne fut certainement pas insensible à ces questions qui le concernaient forcément directement…
Certaines problématiques abordées sortaient cependant de ce cadre contributif, notamment celles portant des revendications liées à la sécurité publique. Ainsi les pétitionnaires demandaient un accroissement du nombre de cavaliers de la « maréchaussée de la ville du Lion » pour assurer la police dans les campagnes, et que des moyens nécessaires leur soient alloués pour empêcher « les vagabonds » d’importuner la population…
Qui étaient ces vagabonds et miséreux errants venus d’ailleurs que « la paroisse » s’offrait, malgré tout, de « soulager »?
On se croirait presque au 21ème siècle!
Enfin, une dernière interpellation en forme de quérulence exprimait la modernité et la quintessence de la démarche révolutionnaire d’ouverture au monde: » Qu’il y ait qu’un seul poids et qu’une seule mesure »
Qu’on en finisse, semblaient dire les hommes de Montreuil-sur-Mayenne, avec l’usage simultané et à discrétion de la livre de Paris et des provinces, du quarteron, de l’once locale, du quintal, mais aussi, pour évaluer les grains, du septier ou des boisseaux d’Angers, de Saumur, de Craon, de Baugé etc… toujours défavorables au commerce des plus faibles…
Ici se profilait, au fin fond de l’Anjou, la belle histoire du système métrique et des unités enfin normalisées sur tout le territoire…qu’adopta ultérieurement une grande partie du monde!
J’ignore si « mon Charles », ce héros de circonstance, a compris la portée et l’incidence de cette évolution sur l’avenir du commerce, sur le développement des sciences et des technologies… Peu importe, il était là!
Le « grand débat » en cours portera -t’il autant de fruits? S’en souviendrons-nous encore au 23ème siècle?
PS: à l’issue de l’assemblée du 1er mars 1789 à Montreuil-sur-Maine, deux députés furent désignés pour l’assemblée de la sénéchaussée à Angers le 16 mars 1789: Lezin Boreau de Roincé et Pierre Jérôme Mathurin Moreau