Feeds:
Articles
Commentaires

Posts Tagged ‘Noël de guerre’

C’est ce qu’écrivait le jeune caporal Alexis Turbelier (1897-1918) à sa sœur Germaine dans une correspondance datée du 19 ou du 20 décembre 1916.

Malgré les difficultés dans les zones de guerre, il lui annonçait avoir été chargé d’organiser un réveillon de Noël « épatant » pour les caporaux de son bataillon… Toutes les conditions semblaient réunies, à commencer par la « permission de nuit » accordée par le lieutenant. On pouvait en outre raisonnablement espérer qu’au jour-dit, son régiment, le 135ième régiment d’infanterie d’Angers, ne serait pas engagé dans des combats en première ligne ! Enfin, la collecte pour financer le projet, à laquelle il avait procédé comme trésorier du petit groupe de caporaux, avait permis de recueillir entre cent et cent-vingt francs. Une somme qu’il jugeait honorable pour faire la fête entre camarades autour d’un plantureux repas.

Depuis plusieurs semaines, le régiment durement mis à contribution au début de la guerre, bénéficiait d’une accalmie relative et soufflait un peu. Par conséquent, le moral s’améliorait au sein de la troupe. En cantonnement dans diverses communes de la Somme au sud-ouest d’Amiens, assez loin du front pour ne pas être perturbé par les tirs de l’artillerie ennemie ou les attaques aériennes, le régiment n’avait d’ailleurs subi aucune perte humaine depuis plus d’un mois.

S’il n’avait pas fait si froid et humide en ce début d’hiver, et si les soldats n’avaient pas été soumis aux insipides exercices quotidiens, dont le programme, du réveil jusqu’à l’appel du soir, venait d’être renforcé par une instruction du commandant du régiment, le lieutenant-colonel Ricloux, les « gars » du 135ième se seraient volontiers mis à espérer en des lendemains plus réjouissants. A supposer néanmoins que cet emploi du temps « surchargé » destiné à tuer toute velléité de rêverie, leur en laisse le loisir…

Mais pour l’heure c’est à la préparation de Noël 1916 et du Jour de l’an qu’Alexis s’affairait! Essentiellement par la pensée et par l’écriture. Mais quand même! Tout portait à croire que les fêtes de cette fin d’année 1916, à la différence de l’année précédente où l’on comptait les morts, se présentaient sous les meilleurs auspices. Pour peu, Alexis en aurait oublié la guerre qui, devenue de position, s’éternisait dans la souffrance et dans l’ennui. Pour peu, il aurait fait l’impasse sur l’éloignement des siens… Il ne se révoltait même plus à l’idée que pour la deuxième année consécutive, il serait absent du réveillon familial après la messe de minuit à l’église de la Madeleine…

Pas sûr d’ailleurs, qu’il pourra assister ici à une messe du minuit et chanter comme autrefois « Minuit, Chrétiens » à la cantonade…Pas sûr que ses copains aient d’ailleurs le cœur à fêter le « Divin Enfant » sur un autel improvisé, protégé de la pluie incessante par des bâches de Bessonneau!  D’ailleurs, parmi les conscrits confrontés à l’enfer, beaucoup doutent de la bonté divine. Sans compter les carriers de Trélazé ou les « rouges » de la rue de la Juiverie, qui n’apprécient guère la présence d’aumôniers militaires. Ils ne la tolèrent que lorsque ces prêtres, au coude à coude dans les tranchées, apaisent moralement leurs camarades agonisant en leur donnant les ultimes sacrements!

Malgré tout, malgré ces images horribles de compagnons désarticulés par les obus, Alexis apparaît optimiste en cette fin d’année 1916, presque enjoué et il profite d’être de « garde », donc sans occupation définie, pour répondre à sa sœur qui lui avait donné des nouvelles de la famille, quelques jours auparavant…

En dépit des circonstances, il se dit en forme et entend que sa sœur le sache, non seulement pour rassurer les parents, mais parce qu’il est convaincu que cette confiance en lui-même le protège. Engagé depuis un an et caporal depuis deux mois, Alexis veut faire les choses en grand pour Noël, comme en temps de paix, comme si une trêve des armes, à la suite de celle des confiseurs,avait été miraculeusement décrétée. Il veut croire que Noël incarne la paix, comme on le lui avait  appris autrefois.

Il sait, cependant, que cet état de grâce dans lequel il se complaît présentement , ne peut être qu’une parenthèse, tant que l’ennemi n’aura pas été bouté hors de France. Il sait que le danger de mourir demeure et que les « boches » ne sont jamais bien loin. S’y étant affronté dans les tranchées de première ligne, lors des assauts, il ne parvient sans doute pas à les humaniser, même s’il mesure probablement que leur souffrance est la même que celle de ses potes lorsqu’ils agonisent entre les boyaux… L’Allemand, c’est forcement la référence négative absolue. L’Allemand, par nature, a toujours tout faux, à ses yeux !

Ainsi, Alexis croit bon de préciser à sa frangine, qu’au menu du réveillon, il n’y aura pas de « pain KK » ! Étrange précision, car jamais, les soldats français n’ont mangé de pain KK. Jamais les roulantes de l‘armée de la République n’en ont distribué sur les zones de combat. Étrange précision qu’Alexis s’oblige à donner pour démontrer, par contraste, l’excellence des mets qui seront servis au repas des caporaux, dont il a la responsabilité.

Le pain KK est en effet le pain – de substitution – de l’armée allemande, à base de pomme de terre. Littéralement, c’est un « pain de guerre à la patate » : KartoffelKriegsBrot » ! Un pain réputé infâme dans le camp français.

53128

Dans l’enthousiasme, l’esprit de notre poilu bat la campagne un peu comme celui de la « Perrette » de la fable de La Fontaine. Alexis s’étourdit de ses illusions et perd presque pied avec la terrible réalité. Rien qu’à écrire ce qu’il envisage de mettre au menu, on pressent qu’il se délecte. Manifestement, il salive à l’idée d’annoncer à sa sœur avec un soupçon de provocation enfantine, qu’il va dénicher « une ou deux oies », ou à défaut des poulets. Ainsi que des huîtres – en provenance probable des bassins ostréicoles proches de Manche ou de Baie de Somme. Il espère en faire venir « deux-cents ». Un nombre significatif de bourriches! Dieu sait comment, dans une région en partie dévastée dont la plupart des axes de circulation sont réservés à l’armée!

Et puis, il y aura aussi « de la salade à volonté, du pinard, des vins fins, du jus, et de la « gnaule » de mirabelle et des cigares »… Pourquoi des mirabelles? Et pas des poires « doyenné du Comice!

Manquent juste que les filles !

Seule petite restriction à ce programme alléchant : sa possible remise en cause si, par malheur, son unité était appelée dans les tranchées…Comme pour conjurer le sort, il écrit : « J’en profite pendant que j’y suis, car quand je serai dans les tranchées, je ne pourrai plus guère m’amuser ».

Dans la réalité, on ignore si ces festivités, pourtant bienvenues pour juguler durant quelques heures l’omniprésence de la mort, se sont effectivement déroulées comme prévu. Si tout simplement, elles ont eu lieu! C’est peu probable…

En effet, par le journal du régiment – mis en ligne sur le site « Mémoire des Hommes » – on apprend qu’à la date du 23 décembre 1916 le colonel de son régiment a reçu des « ordres de mouvement et de relève » pour le 25 décembre et qu’il en a informé ses officiers au cours d’une réunion à 15h30. Dans la nuit du 25 au 26 décembre, à l’heure des agapes et des prières de la Nativité, le régiment devra relever en première ligne le 32ième régiment d’infanterie dans le sous-secteur de Bois-l’Abbé du côté de Bouchavesnes dans la Somme.

Dans le rapport de la journée du 25 décembre 1916 – il est indiqué que la « relève a été assez pénible en raison du terrain détrempé par la pluie et du mauvais état des boyaux de communication très boueux.».
De surcroît, le régiment essuie d’emblée les tirs de l’artillerie allemande. Dans les jours qui suivent, les combats s’intensifient et le régiment déplore se premiers blessés et tués depuis un mois…

Au 31 décembre, le journal note que l’ennemi est de plus en plus pressant, que la boue et l’humidité ambiante s’infiltrent partout. « Les hommes n’ont plus le moindre coin de sec à leur disposition ». « Deux patrouilles ont été faites devant notre front avec mission de rechercher nos disparus de la veille » C’est de nouveau la guerre, dans tout sa férocité…

Carte de Noël 1916 d'Alexis (Mémoire des hommes)

Carte de Noël 1916 d’Alexis (Mémoire des hommes)

On peut douter que dans ces conditions, le projet festif d’Alexis ait peu connaitre le moindre début de réalisation…

Le 9 janvier 1917, écrivant de nouveau à sa sœur, il n’y fera même plus allusion. Et se limitera – censure oblige – à décrire les effroyables conditions météo qu’il subissait « Aujourd’hui nous avons de la neige depuis 4 ou 5 jours. Nous n’avons même que de ça, c’est dégoûtant. »

Alexis sera tué sur le front de la Somme au printemps 1918. C’était mon grand oncle.

(Voir à son sujet mon article « Labours d’automne dans la Somme -10 octobre 2011 – Lettres du front mis en ligne dans ce blog).

Read Full Post »