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Posts Tagged ‘Louis Turbelier’

Je ne me souviens pas de la date exacte à laquelle mon grand-père Louis Turbelier (1899-1951) m’a offert le petit camion en bois qui se trouve aujourd’hui sur une étagère de mon bureau, voisinant en bonne intelligence mais sans intention préconçue avec les ouvrages et les biographies de Marie et Pierre Curie, Albert Einstein, Max Planck, Ettore Majorana, Louis de Broglie, ainsi que ceux de Gilles de Gennes (1932-2007), de Roland Omnes ou encore de Vladimir Kourganoff (1912-2006) mes professeurs à la fac des sciences d’Orsay au début des années soixante-dix. 

Je sais juste, parce qu’on me l’a indiqué ultérieurement, que le « pépé » l’avait fait lui-même à partir de planches de bois de cagettes de fruits et légumes récupérées en fin de marché à Angers du côté du boulevard Foch. 

En réalité, cet oubli n’en est pas un. Il n’est pas imputable à l’obsolescence de mes neurones, qui menace impitoyablement tous les baby-boomeurs de mon acabit. Il est simplement dû au fait que ce cadeau, probablement l’unique jouet que mon grand-père maternel eut le loisir de me fabriquer de ses mains, remonterait à Noël 1950 ou, au plus tard, au jour de mon deuxième anniversaire, en février 1951. Et qu’à cet âge très précoce, la mémoire très sélective fonctionne selon des critères qui échappent à la logique des adultes.  

Il se trouve qu’à la charnière des années 1950 et 1951, l’hiver et en particulier le mois de février furent très rigoureux en Anjou. Cela explique en partie que, de cette période lointaine de ma prime enfance, je n’ai guère conservé en mémoire qu’une sensation de froid intense. Presque toutes les autres émotions « inoubliables » s’étant diluées dans d’improbables réminiscences de perceptions réelles ou imaginées à partir de récits postérieurs de ma mère ou de ma grand-mère. Ou des deux conjuguées.  

A l’évidence, cette météo exceptionnelle aux antipodes climatiques du réchauffement global aujourd’hui rabâché, m’avait beaucoup plus impressionné que tous les autres évènements de ma vie quotidienne d’alors. Une vie plutôt choyée d’un tout petit garçon, gratifié de l’affection des siens dans une famille modeste, mais ouverte au monde, par les engagements militants de ses parents au sein de la Jeunesse Ouvrière Chrétienne pendant la guerre, puis dans l’action catholique ouvrière et enfin dans le syndicalisme confessionnel.      

Dans ce contexte, la rudesse du climat dans les logements ouvriers mal chauffés d’après-guerre n’engendrait pas la tristesse ni d’ailleurs la mélancolie, mais elle laissa durablement des traces dans l’imaginaire des petits enfants. Et ce sont elles finalement qui survécurent à l’usure du temps.

Force est de reconnaitre que le contraste entre le confort spartiate de cette époque et celui dont on bénéficie ‘aujourd’hui est saisissant. Il est même inconcevable pour les générations montantes, addicts aux smartphones, à la télé et aux jeux vidéo, qui d’un « clic » peuvent modifier l’ambiance thermostatée de l’endroit où ils se trouvent. 

Jadis, a contrario, en l’absence de chauffage centralisé dans des appartements mal isolés, la lutte contre le froid consistait à vivre calfeutré et emmitouflé dans des pullovers assez raides souvent tricotés avec de la laine récupérée. Restrictions obligent. Et à ne sortir dans les jardins enneigés, que fagotés, de pied en cap, à la manière d’un Paul-Emile-Victor (1901-1995), l’explorateur polaire à la mode du moment. 

L’accoutrement composé en outre de la « capuche » et du « cache-nez » de rigueur, était inconfortable mais il fut à l’origine de souvenirs impérissables. Et encore, notre mère étant couturière, les vêtements étaient bien coupés et à notre taille. 

En outre, la « bouillotte » de brique chauffée dans le four de la cuisinière à bois et à charbon (boulets) permettait les soirs de trop grand froid d’affronter bravement les draps glacés en attendant que l’édredon de coton, gonflé de plumes, réchauffé à la chaleur humaine ne prenne le relai et n’assure l’équilibre thermique du lit, condition indispensable à une nuit de sommeil paisible…   

hiver 1951 Angers

Ainsi, c’est la température ambiante qui dictait sa loi et c’est elle, qui au détriment de toute autre considération, « imprima » durablement sur nos jeunes cerveaux encore vierges. Dans ces conditions, le jouet du grand-père était sans doute de second ordre. 

Confronté à la froidure des temps, tout le reste des sensations voire des émois et des sentiments, y compris ceux considérés légitimement comme essentiels et déterminants pour l’avenir, telle l’affection de nos parents, désertèrent notre conscience instantanée et s’effacèrent dans le bruit de fond des activités obligées donc normales. Comme si ce qui relevait de l’ordinaire était voué à l’oubli dans cet environnement glacial qui mobilisait notre énergie et nous tenait en éveil. Comme si notre regard sur le monde était entièrement circonscrit à la lutte pour se réchauffer.   

Un drame, pourtant, bouleversa cet équilibre et rompit cette harmonie précaire. Il endeuilla toute la famille cette année-là et brouilla nécessairement les repères. 

A l’automne 1951, ce grand-père bricoleur du dimanche, mourut subitement foudroyé par un infarctus alors qu’il n’était âgé que de cinquante-et-un ans. Je n’avais pas eu le temps de le connaitre, de m’approprier consciemment notre parenté, ni celui de nouer avec lui, les rapports de proximité qu’un petit-fils entretient généralement avec son grand-père!  

Louis passa ainsi brutalement du statut de grand-père réel et peut-être de familier attentionné à celui de grand-père virtuel. L’homme théorique supplanta rapidement celui chaleureux de chair, d’os, et de léger embonpoint, auquel le bébé avait dû sourire et babiller. Le garçonnet que j’étais l’effaça de sa mémoire.

Notre connivence mutuelle voire notre complicité naissante s’étaient en fait évanouies au fur et à mesure qu’un autre homme qui, pourtant, lui ressemblait comme un frère, avait pris sa place et comblait le vide de son absence….S’est progressivement dessiné un autre personnage, au travers des histoires bienveillantes et systématiquement édifiantes, qu’on n’a cessé, par la suite, de me raconter à son sujet pour honorer sa mémoire.    

De la sorte, je ne saurais plus aujourd’hui identifier le son de sa voix, si jamais on l’avait effectivement enregistrée. Le temps m’avait manqué pour la mémoriser et elle s’était tue pour toujours à l’automne 1951. Sans le recours de la photographie, j’aurais également oublié son visage. Disparurent également du champ de ma conscience, les gestes d’attention qu’il prodiguait au bébé que j’étais. 

Enfin, ma bibliothèque olfactive élimina rapidement de son thésaurus, l’odeur de tabac froid qu’en qualité de fumeur de « gris » à rouler il diffusait un peu partout et dont il avait forcément imprégné sa capote et son képi de policier municipal ainsi que son tablier de « petit jardinier de la Treille ». 

On m’a raconté qu’il était d’un caractère aimable, paisible, paterne même. Bref, que l’homme était naturellement bon, Je le crois volontiers mais il demeurerait pour moi une sorte d’étranger de ma lignée, en d’autres termes, un inconnu, s’il n’y avait justement ce petit camion verdâtre en bois, confectionné de ses mains qui atteste sans discussion de son existence et de nos échanges d’antan.  

C’est sur ce camion que repose désormais la seule certitude dont je puisse me prévaloir à son propos car à travers ce modeste objet qu’il a façonné minutieusement, et auquel il a consacré quelques heures, je sais que c’est à moi qu’il s’adressait et à personne d’autre…

Notre dialogue qui se poursuit en dépit du temps qui passe, emprunte aujourd’hui ce chemin! Et à travers ce lien intemporel – presque charnel – ce petit camion témoigne de notre histoire commune.

Pour autant, Louis a t-il imaginé – intuité – que, par le biais de ce jouet, il continuerait, bien au-delà de sa propre fin, à irriguer ma réflexion et à m’entretenir de notre héritage commun, celui d’une civilisation aujourd’hui en péril?

Pouvait-il concevoir que ce petit camion constituerait pour moi, plusieurs décennies plus tard, un point d’ancrage et une porte entrouverte sur l’insaisissable et énigmatique « légende des siècles » et sur l’origine du monde?

Rien n’est certain! Car dans la durée, tout est mouvement et tout disparait sauf l’éphémère.  

Je présume en tout cas, sans pouvoir l’expliquer que le choix de ce petit camion de dix-sept centimètres de long sur huit de large aux roues en pièces de monnaies trouées des années 1920, n’est pas anodin. Ni même innocent! Même si, dans cette France d’après-guerre qui n’avait pas encore franchi le cap de la consommation de masse, l’objectif de Louis était initialement – et probablement avant tout – d’offrir un jouet, absent des rayonnages des magasins ou trop couteux, à l’ainé de ses petits-enfants. 

Quoiqu’il en soit, sans peut-être l’avoir clairement anticipé, Louis construisit, une « machine à remonter le temps ». Un cadeau d’autant plus utile et précieux, qu’on engrange les années, qu’elles finissent par peser ostensiblement et que les inconvénients qui en résultent, ont une fâcheuse tendance à se multiplier. 

A ce stade de mon récit, une pause s’impose!

A cet instant, j’imagine que les rares lecteurs de ce billet – ceux qui, indulgents, m’ont accompagné jusque là – envisagent sérieusement de quitter le navire, autrement dit de snober leur écran pour passer à autre chose. Je les comprends car moi-même, je me demande où va me conduire cette histoire de grand-père bricoleur qui colonise ma mémoire impudemment à son insu et à la mienne! 

A force de circonvolutions autour de ce fantomatique camion, on finirait presque par l’oublier sur son étagère. Un peu comme on oublie Arthur Rimbaud quand on lit Rimbaud dans « Une saison en enfer » ou dans les  » Illuminations ».  Un peu comme on rate le génie du poète de Charleville-Mézières  quand on veut, à toute force, donner sens à sa vie erratique et élucider les motifs qui l’ont poussé à s’égarer à Aden et à Harar avant de mourir, cul de jatte, cancéreux et gangreneux à Marseille…Un peu comme si on le croisait sans suspecter la force révolutionnaire de son écriture et surtout sans percer d’autre secret que ceux dont on est soi-même habités!  C’est tout ce qui caractérise mon camion d’enfance, une recherche de réponse à une lancinante interrogation qui n’en exige peut-être pas ….

Peut-être qu’en se baladant un été avec lui, guidé, par exemple, par Sylvain Tesson, ce serait plus clair. Mais rien n’est moins sûr! 

Que puis-je écrire concrètement de ce camion? 

Que c’est en 1975, au décès d’un mes grands oncles paternels, Auguste Cailletreau (1892-1975), chauffeur dans le service de santé des armées pendant la Première guerre mondiale, que je compris grâce à une photo-carte postale datée d’avril 1916, que mon petit camion en bois était une reproduction bricolée et simplifiée du célèbre camion Berliet « CBA ».

Un de ces camions qui circulèrent en grand nombre sur la Voie Sacrée entre Bar-le-Duc et Verdun au cours de cette terrible année 1916.  

Auguste Cailletreau au centre appuyé à son camion

Le plus souvent « carrossé en plateau bâché à ridelles », ce camion fabriqué à grande échelle dans les ateliers Berliet de Lyon et Vénissieux  était destiné en priorité à l’armée française. « Simple et robuste », il pouvait transporter une charge utile de plusieurs tonnes et être équipé de support de batterie DCA. Il fut donc partie prenante des combats, outre sa participation déterminante à l’approvisionnement de Verdun en 1916…Ce camion contribua ainsi à la victoire de la bataille de Verdun.

En tant que véhicule du service de santé des armées, il pouvait également accueillir un bloc opératoire et des appareils de radioscopie, pour localiser les impacts des balles et les éclats d’obus dans les blessures ensanglantées des poilus.

Marie Curie elle-même qui, avec sa fille Irène Curie, mit son savoir faire au service des blessés de guerre sur le Front, fut d’ailleurs photographiée au volant d’un de ces camions, qualifiés pour la circonstance de « Petites Curie« … 

C’est donc assez naturellement que mon grand-père, ancien combattant des derniers mois du conflit trouva là l’inspiration patriotique pour me fabriquer ce petit camion. Le temps aidant, il est devenu, à mes yeux, une sorte d’emblème ou de drapeau d’une Nation française combattante, fière d’elle-même et créative. Une Nation, de nos jours, actuellement controversée dans sa quintessence, sa culture, les principes universels qu’elle donna au monde et son histoire, et dont l’existence même se trouve menacée par des vagues d’obscurantisme importé.  

Mon petit camion désormais symbole de résistance nationale, survivra comme il traversa discrètement toutes les périodes parfois dangereusement turbulentes de l’après-guerre et qu’il résista à tous les changements jusqu’à parfois se faire oublier dans un angle mort des rayonnages de ma bibliothèque…

Jusqu’à se réfugier silencieusement et en bonne compagnie auprès de Marie Curie.

Il n’y a pas de hasard! 

Quelle est, en effet, la part du hasard dans le fait que ma petite-fille âgée de deux ans et demi – du même âge que celui que j’avais en 1951 – découvrant le camion alors qu’elle joue avec des personnages « Lego », reproduise l’équipage d’une « Petite Curie » en plaçant spontanément et sans incitation de ma part, un infirmier aux commandes du camion?  

Avril 2021

Dans la foulée, je me suis permis de lui parler des rayons X, de leurs propriétés et de quelques notions sur les rayonnements ionisants … La base, quoi!

Elle n’y a pas prêté la moindre attention. Elle avait évidemment raison! C’était hors sujet. 

Alors, je me suis dit que si je cassais ma pipe d’ici quelques mois – hypothèse de moins en moins réfutable avec le temps qui passe – elle ne se souviendrait sûrement que du réchauffement climatique et accessoirement du petit camion de mon grand-père, son arrière-arrière grand-père. 

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PS: Livres évoqués  :

L’œuvre d’Arthur Rimbaud (Un saison en Enfer, Illuminations, etc.) 

Un été avec Rimbaud de Sylvain Tesson – Editeur Equateurs parallèles- avril 2021

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C’était il y a exactement quarante six ans!

Ce 13 juin 1973, j’étais loin de l’Anjou, loin de la France. De retour d’une mission océanographique dans l’Océan Indien, j’étais de passage à Djibouti. Je n’appris donc que quelques jours plus tard en débarquant à Orly, le drame qui s’était joué le 13 juin à Beaufort-en-Vallée.

En ce début de matinée grise, ce mercredi-là, Adrienne Clémence Berthe Venault née à Saint-Loup-sur-Thouet, le 10 février 1894 s’éteignait dans l’hospice de la petite ville du Val de Loire, où elle avait été accueillie quelques jours auparavant pour une convalescence à la suite d’une fracture du col du fémur. Laquelle était survenue dans la maison de retraite angevine, où elle résidait depuis le début de l’année…

Adrienne en 1920

Elle mourait, âgée de 79 ans. On nous a dit qu’elle était partie en toute lucidité, consciente de sa mort imminente, et révoltée. Les médicaments qui la maintenaient en vie depuis des années avaient été omis lors de son transfert…

L’heure n’est désormais plus au deuil, ni aux regrets! Encore moins aux remords, s’il tant est qu’il y eut, un jour, matière à en concevoir! Le temps a fait son oeuvre et même un sacré ménage parmi tous ses familiers d’alors. Les derniers de sa génération ne sont plus là depuis une vingtaine d’année et nombreux sont ceux, plus jeunes, qui l’entouraient à l’époque, à l’avoir suivi dans la tombe, en particulier deux de ses trois enfants dont ma propre mère Adrienne Turbelier (1923-2018) et deux de ses petits-enfants, dont une de mes sœurs.

En presque un demi-siècle, le monde qu’elle a connu, a lui-même disparu: c’était avant la crise pétrolière, avant la fin de la guerre froide entre l’Est et l’Ouest et, bien sûr, avant la mondialisation sauvage. La France était encore un pays industriel qui produisait l’essentiel de ses biens de consommation. Le monde paysan existait encore sans être contraint de se transformer en gardien des paysages d’une ruralité en voie de disparition.

La « Communauté Economique Européenne » – qui n’était pas encore une « Union Européenne » – et à laquelle le Royaume Uni venait d’adhérer, était encore circonscrite à ses membres fondateurs!  Aujourd’hui, l’Angleterre a voté le Brexit, mettant fin – ou à tout le moins – semant le doute sur une utopie transnationale, porteuse de paix et, en principe, de prospérité.

C’était enfin, bien avant l’ère du « tout numérique, du téléphone portable, des « tablettes »,  de l’ordinateur familial, mais aussi des grandes peurs et menaces de notre présent siècle! Avant l’apparition du Sida et du terrorisme. Rien ou presque de ce qui fait notre quotidien et que l’on appelle « la modernité » n’existait et n’était même imaginable…Sans parler des mœurs dont l’évolution a bousculé la plupart des standards moralisateurs de jadis, et désorienté tant de bonnes consciences…

Adrienne n’a connu aucun de ces bouleversements qui ont changé la vie sur une planète « terre » désormais regardée dans sa globalité, parcourue en tous sens à chaque instant mais devenue trop étroite pour une population de plus en plus nombreuse, et qui a, en outre, épuisé la plupart de ses ressources aisément mobilisables.

Mais Adrienne a connu d’autres changements, d’autres violences tout aussi redoutables, en particulier deux guerres, dont une qui a profondément pesé sur son destin. Souvent, je me suis exprimé ici sur les malheurs qu’elle dut supporter. Souvent j’ai tenté, et toujours en vain, de comprendre les ressorts intimes qu’elle dut mobiliser pour surmonter la disparition brutale de ceux qu’elle aimait. Pour simplement continuer à vivre après le désastre des deuils successifs qui lui furent infligés à l’aube de l’âge adulte, au moment même, où tout un chacun aborde naturellement la vie avec confiance.

Parce qu’elle incarnait à mes yeux, le drame de toute une génération dévastée par la guerre et meurtrie à jamais, je me suis souvent efforcé de décrypter ses secrètes fêlures. Parce qu’elle était ma grand-mère, je me suis interrogé sur la nature des liens qu’elle tissa avec nous en dépit de la tragédie, et des parades qu’elle dut déployer pour triompher de l’indicible ou de l’inconcevable. J’ai cherché à déceler les pansements qu’elle dut appliquer pour masquer ses cicatrices et donner le change.

Malgré ma proximité affective avec ma grand-mère maternelle, sa trajectoire restera pour moi, et à bien des égards, une énigme. Je l’aimais et je crois qu’elle m’aimait aussi. Malgré tout, je sais n’avoir perçu d’elle, qu’un pan de sa personnalité: l’image rassurante et réductrice d’une grande-mère attentionnée qui s’occupait de ses petits-enfants avec une sorte de bienveillance pudique. Laquelle n’excluait nullement certaines manifestations de tendresse, fussent-elles toujours empreintes de retenue.

Mais sa vision du monde étroitement liée aux malheurs qu’elle avait traversées, de même que ses convictions ou ce qu’elle en laissait entrevoir, demeurent pour l’essentiel incompréhensibles… A notre niveau, ne transparaissait que la résignation d’une veuve qui se plaignait de la solitude et compatissait au sort injuste fait à son mari – son « pauvre p’tit Louis » – trop tôt emporté après guerre, vers un monde prétendument meilleur!

Je ne reviendrai pas sur mes développements antérieurs à ce sujet, renvoyant mes hypothétiques lecteurs aux principaux billets rédigés à sa mémoire ces dernières années…

Je me limiterai ici à souligner la cruauté insigne du destin à l’égard de cette jeune femme – ma grand-mère – qui, en l’espace de six ans – entre 1912 et 1918 – vit disparaître prématurément, un père admiré, fauché par un train de nuit et qui, quelques années plus tard, apprit que son frère aîné ainsi que son ami de cœur – son « petit ami » – avaient été foudroyés sur le front de la Somme au printemps 1918…

Trois ans plus tard, elle épousera par devoir, par nécessité ou par défi pour conjurer le sort et miser sur la vie, le frère cadet de son ami « mort pour la France »… Avec mon grand-père, aimé par défaut, par devoir, elle aura trois enfants. Finalement, à force d’affection mutuellement revendiquée et de respect réciproque, ils se transformèrent en un authentique couple. Ou presque!

Il décédera lui-même d’un infarctus en 1951 à 52 ans.

A cinquante sept ans, elle devint officiellement veuve. Mais ne l’était-elle pas déjà depuis plus de trente ans? Quoiqu’il en soit, elle en adopta définitivement les apparences, comme il était d’usage en ces temps-là ! Sa vie intime devenait invisible…

1951 avec son mari, Louis Turbelier

Une telle accumulation de malheurs interdit à quiconque de jauger son existence à l’aune des critères habituels de la bien-pensance ou des standards conventionnels des donneurs de leçons de vertu. Sa quête du bonheur fut sans doute abandonnée dès 1918. Pour le reste elle s’est débrouillée comme elle a pu, cultivant l’instinct de survie pour elle et pour les siens!

Elle interdit également de porter un quelconque jugement sur tel ou tel de ses comportements ou de ses opinions, qui autrefois auraient nous pu étonner ou qui, encore, pourraient nous interpeller comme du temps où nous étions encore contemporains dans un même espace-temps! Et bien vivants pour nous chamailler …

En 1961, avec ses enfants et petits enfants – 50% ne sont plus

La seule question qui vaille désormais est de savoir ce que finalement, elle nous a légué et ce qui nous reste d’elle.

Pour ma part, je n’oublie pas qu’elle m’a appris à lire avant même que je ne franchisse le seuil de l’école primaire. Je n’oublie pas non plus que c’est elle qui m’accompagna au premier jour de ma scolarité à la « grande école ». C’est un peu grâce à elle, que l’école ne fut jamais pour moi un calvaire.

Sans doute a t’elle cherché aussi à transmettre – sans forcément y parvenir – le sens d’une certaine rigueur intellectuelle dans l’exposé des idées…D’une certaine raideur, diront certains!  S’y tenir en tout cas autant que possible sans en faire un préalable absolu…Sans s’entêter ou s’obstiner face à l’affranchissable mais ruser et contourner. Parfois, les compromis avec le réel sont nécessaires, lorsque la réalité est insupportable.

Peut-être a t’elle cherché à nous inculquer aussi l’idée selon laquelle, pour faire sa place dans la vie, l’ambiguïté peut parfois être une alliée et la clarté une faiblesse. Le doute sur ses propres certitudes et sur celles des autres est une nécessité vitale, surtout si l’on sait jouer des apparences et posséder l’intelligence des situations…

« Sans avoir l’air d’y toucher » (une de ses expressions favorites), elle s’est probablement efforcée enfin de nous enseigner la lucidité sur nous-mêmes et sur les autres… Laquelle n’exclut d’ailleurs pas, l’empathie ou la solidarité, qu’elle n’évoquait d’ailleurs pas en tant que telles, car ces notions ne relevaient pas de son arsenal sémantique politiquement correct, mais elle les intégrait dans une acception plus conforme aux us de l’époque dans les provinces de l’Ouest, la « charité chrétienne ». Pour sa part, elle la pratiquait avec convenance, constance mais aussi avec mesure, sans affect particulier, comme un devoir parmi d’autres, car elle était, avant tout, une femme de devoirs!

Pudique, elle se méfiait en outre des élans trop démonstratifs du cœur… Pour elle, cette réserve était une manière de se préserver des amitiés de circonstances ou des amours artificielles … En ce sens, elle demeura toute sa vie, fidèle à elle-même! Un challenge qu’elle poursuivit avec panache, contre vents et marées. Quitte d’ailleurs à prendre des risques insensés comme celui de rabrouer vertement un galant soldat de la Werhmacht qui se proposait de l’aider à monter dans une barque au passage de la Loire, quelques semaines à peine après la défaite de juin 1940.

Quarante six ans après son départ, saura-t-on si elle aimait qu’on l’aime? Peu importe au fond! On continue de lui donner notre affection et, en dépit d’elle, de lui accorder notre reconnaissance pour avoir contribué avec d’autres à nous apprendre à vivre! Et à lire aussi…

Insatiable lectrice, elle nous donna le goût des livres et de l’Histoire. Et donc de la culture, dont les malheurs de la guerre et la modestie de sa condition initiale de fille de garde-barrière et de poseur de voies, la privèrent pendant toute la première partie de sa vie!

Année 1971 

PS: Quelques articles de ce blog (parmi d’autres où elle est présente) qui lui sont spécifiquement dédiés:

  • Énigmatique photographie – 29 août 2011-
  • Une jeunesse contrariée pour une vie injustement controversée – 19 novembre 2011-
  • Celle que nous appelions aussi « Mémé » – 11 février 2012
  • La femme qui ne souriait pas au photographe – 13 octobre 2014-

A ce bref récapitulatif, il convient d’ajouter deux billets consacrés à son frère:

  • Albert Venault (1893-1918), un frère admiré et trop tôt disparu – 26 novembre 2011-
  • Il y a cent ans tout juste, le 27 mars 1918 dans la Somme – 27 mars 2018

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Il en est des familles, comme des supermarchés. Certains membres font figure de têtes de gondole, alors que d’autres sont invisibles, faute d’offre promotionnelle et ne sont accessibles qu’au prix d’inconfortables contorsions dans les rayonnages ou dans les branches mortes des arbres généalogiques.

Des premiers, on recherche en nous-mêmes, les traces de leur talent, on en vante les mérites qu’on aimerait s’approprier et on les revendique fièrement dans notre parentèle. Des autres en revanche, obscurs demi-soldes du roman familial, on préfère ne pas trop parler. On les gomme purement et simplement de nos annales, comme s’ils n’avaient jamais existé, ou comme s’ils avaient traversé l’existence comme des figurants. Des supplétifs, à peine utiles au décor, privés de toute rôle spécifique et de toute maîtrise de leurs destinées.

Tels des produits bas de gamme, posés sans marque labellisée sur les étagères les plus basses des travées commerciales, ces pauvres hères ne semblent avoir eu, leur vie durant, d’autre fonction que d’attendre un hypothétique regard compatissant, sinon énamouré. Une simple attention ou signe de tendresse qui leur reconnaisse quelque qualité ou attrait. En vain! Car le plus souvent, aucun acheteur, jamais ne se présente, encore moins ne s’arrête, leur fatum final se résumant à une benne ou à une fosse commune! Ou à des actes officiels que personne ne consultera d’ici des lustres.

Malgré tout, il arrive, de temps à autre, presque par mégarde, que ces infortunés parents ou parentes soient extraits des oubliettes, dans lesquelles on les avait égarés sans éprouver de remord et sans même simuler la moindre empathie rétrospective. Ils se rappellent alors brutalement à nos mémoires défaillantes. D’une manière générale, lorsque cette occurrence se présente, tel un fugace regain posthume de notoriété, ils le doivent au hasard, voire à l’acharnement de chercheurs passionnés – plus fréquemment de « chercheuses » – qui, sans relâche, labourent les registres d’état-civil ou les livres de sacrements des paroisses d’ancien régime, en quête justement de ces malheureux fantômes, témoins accusateurs des ratages de notre propre histoire… Cette « exhumation » est rarement imputable aux regrets éternels des vivants oublieux, mais à la combinaison du hasard et de la détermination des généalogistes, authentiques inventeurs de ces improbables résurrections! Rose l’Angevine appartient, pour ce qui concerne notre famille, à cette catégorie si nécessaire de détectives d’un passé embourbé dans les injustices d’antan…

Quoiqu’il en soit, tous les protagonistes de cette « réparation » y trouvent forcement leur compte! D’abord les bénéficiaires de ces tardives réincarnations symboliques, qu’on réinstalle à leur insu au sein de leur famille à la modeste place qu’on leur avait confisquée autrefois. Puis, bien entendu, les lecteurs gourmands de vieux grimoires, qui, par ce prétexte, confortent leur fascination pour le passé de leur tribu, et enfin « les militants de la mémoire » qui y voient là l’expression d’une justice immanente bien que trop lente…Mais d’une justice tout de même!

L’enjeu n’est d’ailleurs pas aussi médiocre qu’il y parait! Il n’est pas que de curiosité intrusive.

Car il s’agit en fait – et le plus fréquemment « seulement » – de révéler deux dates qui bornent la ligne de vie de tout à chacun. Dans le cas qui m’intéresse aujourd’hui, il s’agit de celles d’une presque inconnue des générations familiales d’après-guerre, Marguerite Marie Augustine Turbelier – fille d’Alexis Turbelier (1864-1942) et d’Augustine Durau (1867-1941) – née à Angers le 27 novembre 1903 et décédée, célibataire, dans la même ville le 28 août 1929.

Marguerite dans les années 1920

Ces deux dates – de naissance et de mort – généralement reportées sur la pierre tombale des défunts  – pas sur celle de Marguerite cependant, dont on présume l’emplacement au cimetière angevin de l’Est sans en être certain  – sont primordiales, puisqu’elles constituent pour tout être humain, le seul patrimoine qui demeure pour l’éternité sa propriété incessible et la preuve identitaire qu’il a effectivement vécu.

En ce sens, on peut avancer que la généalogie confine à de l’altruisme et que les cercles du même nom s’apparentent à des ONG! Pendant qu’on y est, on pourrait presque postuler, par référence à la dictature envahissante de l’actualité, que « ces morts disparus des tablettes » sont les « gilets jaunes » du passé!

En tout cas, qu’ils soient contemporains ou qu’ils aient vu le jour, il y plusieurs siècles, l’amnésie collective dont sont victimes ces spectres écartés de nos légendes familiales, procède presque toujours des mêmes inconscientes motivations. Lesquelles ne doivent sans doute rien au hasard mais beaucoup à l’effroi et à la sidération de leurs familles, face à la malédiction qui les a si durement frappés et qui a probablement précipité leur fin prématurée.

Incarnation de la « guigne » ou de la « déveine », on s’empresse en effet, à peine leur cercueil refermé. de les exclure de nos panthéons intimes, De la sorte, en dehors de leurs relations très proches, de leurs frères ou leurs sœurs qui en conservent, quelque temps, un souvenir encombrant et vaguement culpabilisant, ils ou elles disparaissent progressivement mais définitivement des radars familiaux, comme escamotés pour conjurer un mauvais sort que personne ne voudrait partager… La prévention de la contamination du malheur implique pour eux une « éternelle quarantaine ».

Le nécessaire travail de deuil consiste donc alors, non à honorer pieusement leur mémoire et à fleurir leurs tombes, mais au contraire à les effacer plus ou moins intentionnellement de la mémoire collective, pour ne pas hériter de leur poisse et pour éloigner une fatalité mortifère, qui apparaît comme la seule dévolution qu’ils ou elles pourraient éventuellement transmettre. A quoi bon, en effet, rechercher une proximité mémorielle avec des personnes qui risquent de plomber nos propres existences!

Quelques années plus tard, quand tous ceux qui les connurent, se sont eux-mêmes éteints, même la trace de leur discret sillage n’est plus discernable, comme « s’ils n’avaient été rien »!

« Comme s’ils n’avaient été rien »  selon « l’heureuse » expression mise au gout du jour par un brillant produit de notre moderne oligarchie, qui, par comparaison, en se livrant à des exercices de sociologie de café du commerce dans des halls de gare, entendait montrer que, lui, était quelque chose!

Bref, Marguerite comme tous les oubliés du temps, ne fut peut-être rien  au yeux de tous! Du moins, si l’on se réfère aux critères habituels, de réussite, centrés sur la réalisation effective de quelque chose de négociable, d’utile à la postérité, comme une oeuvre, fût-elle modeste, un tricot ou des smocks sur une barboteuse dont on pourrait affubler les nouveaux-nés actuels, voire la construction besogneuse d’un patrimoine transmissible ou, plus prosaïquement, la survie de l’espèce au travers d’une descendance!

De fait, à l’aune de ces conditions, Marguerite ne fut probablement rien, à la différence de ses sœurs qui tantôt connurent l’amour (Germaine et Juliette) , tantôt réalisèrent des « petites merveilles » de couture ( Augustine et Marie)…

A l’aune de la malchance en revanche, elle ne fut pas la moins bien lotie.

C’est d’ailleurs cette mauvaise fortune, qui signe aujourd’hui son appartenance à part entière à la condition humaine. Ce sont ses malheurs qui attestent de la part d’universel de son existence. Par l’état-civil, elle fut sans doute notre grande tante anonyme, par sa souffrance on sait désormais qu’elle est d’abord la sœur de misère de tous les bannis et exclus de la terre!

Dernière née de la famille Turbelier « du quartier de la Madeleine » à Angers, elle naît au domicile de ses parents dans une maisonnette exiguë et sans caractère, située au 21 de la rue Desmazières. L’horloge de la basilique toute proche du Sacré Cœur venait juste de sonner la demi-heure de neuf heures, ce jeudi matin 27 novembre 1903.

Georges, son frère jumeau avait vu le jour, trente minutes avant elle.

Le Petite Courrier – Angers novembre 1903

Le quotidien local, Le Petit Courrier – « organe de l’Union Républicaine » – ne signale aucun événement notable à cette date, ni dans l’actualité nationale ou internationale, ni en Anjou…

Toutefois, pour le fun, je me dois de signaler que deux semaines auparavant, le 14 novembre 1903, Marie Curie, Pierre Curie et Henri Becquerel s’étaient vu décerner le prix Nobel de physique pour la découverte de la radioactivité et du radium! Ces événements presque synchrones ne sont évidemment en rien corrélés! Les révolutions scientifiques en gestation ne suscitent encore aucun frémissement d’intérêt dans les quartiers périphériques angevins de la Belle Epoque, proches des Ardoisières!

Localement, c’est tout juste si on peut noter, à condition d’être friand d’étranges présages, que le « roman de cape et d’épée, feuilleton qui tenait quotidiennement les lecteurs du « Petit Courrier » en haleine, s’intitulait  » La Puissance de la Mort »!

Un titre inquiétant, mais dont personne n’imaginait qu’il fût ici prémonitoire! Surtout pas les parents des deux enfants, qui, appartenant au camp des cléricaux aux sympathies « légitimistes » assumées, n’étaient pas des lecteurs réguliers de ce canard républicain… Son père, clerc chez un notaire ami de l’évêché, comptait parmi ses aïeux – les mêmes que les miens – des soldats de la Vendée militaire, massacrés par la répression féroce de la Convention en 1794!

En tout état de cause, Marguerite, qui était la neuvième enfant et la cadette de la fratrie Turbelier, fut, dès sa plus tendre enfance, confrontée au tragique de la vie avant même d’en avoir connu les joies. Son premier grand traumatisme date en effet, et sans nul doute, du décès brutal de son jumeau et frère de lait, causé par une méningite « tuberculeuse », le 22 août 1904, alors qu’elle n’était âgée que de huit mois et demi! Elle sentit le souffle de la mort, alors que le petit bébé qu’elle était, commençait à peine à regarder le monde, que ses sourires faisaient désormais sens et que sa sensibilité s’éveillait.

Dur, dur! 

Elle ne put sans doute jamais évacuer cette déchirure prématurée, faute de pouvoir exprimer sa détresse. Cette blessure non formulée parce qu’informulable par sa précocité, mais qu’elle partagea probablement et tacitement avec sa mère, fut certainement déterminante dans la construction de sa personnalité! Mais à l’époque, alors qu’elle n’était pas encore sevrée du sein maternel, la pédopsychiatrie n’était pas une discipline médicale, à laquelle on recourait! A supposer même qu’elle existât, en dehors des conseils retors empreints de religiosité pénitentielle des « bonnes sœurs » du quartier. Il ne manquait pas de communautés religieuses dans la rue Saumuroise toute proche!

Elle n’avait pas trois ans, quand une de ses sœurs aînées, Madeleine mourut à quinze ans d’une affection rénale en partie inexpliquée…Bien que très jeune encore, elle vécut certainement ce second drame avec douleur, alors que suppuraient encore les cicatrices incurables provoquées par la mort irréelle de son jumeau.

Enfin, c’est une jeune adolescente d’une quinzaine d’années qui apprit au printemps 1918, qu’un de ses deux frères, Alexis, avait disparu à son tour dans sa vingt-et-unième année, déchiqueté par un obus sur le front de la Somme, lors des dernières offensives allemandes de la Grande Guerre.

Pour elle, comme pour ses sœurs – peut-être plus que pour ses sœurs car elle était la « petite » choyée par son grand-frère – cette mort, la troisième qu’elle dut endurer depuis sa naissance, fut certainement la plus difficile à accepter. Il était en effet sa référence masculine. Plus important sûrement qu’un père souvent absent, peu disponible et ego-centré sur ses activités de comédien, d’amuseur public dans la troupe paroissiale et d’organiste de l’église.

Elle pleura ce frère vénéré, admiré, brillant, volontaire et boute-en-train. Et surtout attentionné! Le seul qui incarnait aux yeux de tous, l’avenir de la famille et qui portait les espoirs de toute la fratrie… De ce jour, la jeune femme cantonnée dans un métier de couturière dont on ne sait si elle le choisit vraiment, ne conçut probablement plus la vie sous le même angle! ,

Accablée par une sombre fatalité qui s’acharnait sur elle, elle eut sûrement le sentiment que le bonheur n’était pas son apanage. Et il n’est pas impossible qu’elle vécut sa dernière décennie, celle de ses vingt ans, comme une longue succession de démissions, de drames personnels et d’abandons… C’était pourtant au cours de cette période qu’elle aurait du connaitre l’amour comme la plupart des jeunes femmes de son âge, comme deux de ses sœurs, Germaine et Juliette.

Quand elle mourut, elle n’était déjà plus qu’une toute petite chose, une « Rosière » de vingt-cinq ans, maigre, sans rondeurs et sans charme, assurément rongée de longue date par une tuberculose non diagnostiquée, qualifiée par le médecin de « phtisie galopante » contractée – a-t’on dit – quelques jours auparavant à la suite d’un « chaud et froid » après des travaux de peinture!

Elle était la plus jeune, mais elle était déjà vieille à vingt-trois ans, si l’on n’en juge par une photo de groupe – retrouvée récemment par Rose l’Angevine dans les archives de sa mère, Germaine, sœur de notre infortunée héroïne.

Marguerite est à droite

Sur ce cliché daté vraisemblablement de 1926, figurent trois de ses sœurs – Augustine, Marie et Juliette  – son frère Louis et son épouse Adrienne, ainsi que trois de ses neveux et nièce. Marguerite offre l’image d’une femme peu soucieuse de son apparence… Déjà, elle semblait s’être installée dans un statut de « vieille fille »! Elle semble résignée à n’être qu’une « tantine » souriante, mais certainement pas une jeune femme cherchant à séduire! Son menton en galoche, imputable certainement à l’absence de soins dentaires à l’adolescence – qu’elle partage avec une de ses sœurs Marie – n’est évidemment pas un atout, encore moins une caractéristique esthétique, qui attire spontanément le chaland même en ces temps reculés! Les ouvrières délurées des filatures angevines Bessonneau étaient à cet égard de sérieuses concurrentes et des partis plus intéressants!

Pauvre Marguerite – mademoiselle  » Pas-de-Bol » – qui trépassa au cœur de l’été. L’année, où, comble d’ironie, Sir Alexander Fleming mit en évidence les propriétés de la pénicilline, le médicament antibiotique qui aurait pu la guérir de sa probable tuberculose! Victime aussi des convenances et de la tradition imposées par une conception archaïque d’un patriarcat qui laissait peu de place à la tendresse, et aucune autonomie aux filles, vouées a priori et presque exclusivement à la maternité et à la broderie à vocation caritative pour les œuvres de la paroisse!

Elle est morte le mercredi 28 août 1929 vers quatorze heures.

On la pleura sans doute. Mais, personne ne s’en formalisa outre mesure.

Pour tous, son décès relevait de la nature des choses, rançon d’une infertilité postulée ou acquise. Ceux qui l’aimaient comme une petite sœur ou une petite fille s’accrochèrent aux deux seules photographies qu’on possédait d’elle et prièrent pour son salut éternel. Puis on l’oublia..,

Personne en réalité ne l’avait vraiment regardée pour ce qu’elle était, une femme! Personne n’avait su la protéger de cet environnement de mort, qui la harcelait depuis toujours. Personne ne sut lui prêter main forte pour la soustraire à la malédiction ou pour l’aider à s’émanciper, comme Germaine ou Juliette d’une tutelle paternelle tyrannique et étouffante…

Elle est morte sans avoir vécue, comme ses frères Georges et Alexis, mais pour des motifs différents!

Elle devint rien, à ses propres yeux.

Sans oser se l’avouer, tout le monde finit par se satisfaire de cette conclusion lapidaire, qui éloigne le mauvais sort par un recours à une sorte de pensée magique! On admit que Marguerite « aimée de Dieu » faute de mieux, ait pu appartenir à cette catégorie de gens énigmatiques qui embrassent la vie comme des ombres, s’en s’y attarder…

Pour ma part, j’ai découvert son existence à l’aube des années soixante lorsque, étant encore enfant, j’allais rendre visite à deux de ses sœurs demeurées célibataires, Marie et Augustine, deux demoiselles adorables qui vivaient dans une sorte de cave semi enterrée, louée à un vendeur de sommeil, bienfaiteur de paroisse et ami de leur défunt père….

Dans une des pièces sans fenêtre de ce taudis, situé à la hauteur de la fosse septique des WC communs des voisins de la cour intérieure de l’immeuble, la photographie encadrée de Marguerite en buste était posée sur une commode perpétuellement dans la pénombre.

Son caractère androgyne m’effrayait un peu! D’autant que ce torse sans bras, lui donnait des allures de suppliciée…

En réparation, je lui devais ce texte, conçu comme une revanche, 90 ans après sa disparition. Sans jamais avoir été son débiteur, je pensais qu’il fallait enfin solder cette dette à son endroit. Mon propos vise non seulement à évoquer sa mémoire, mais aussi à lui rendre un peu de cette respectabilité qui lui a été volée. A rappeler aussi que cette vie gâchée ne lui concéda guère que des épisodes successifs de malheur, entrecoupés – espérons-le- de quelques coins de ciel bleu!

Une réhabilitation dérisoire qui ne sera jamais à la hauteur du dommage…

PS:

  • Merci à Rose l’Angevine pour sa contribution à cette renaissance –
  • Louis Turbelier (1899-1951) – présent sur la photo – frère de Marguerite était mon grand-père maternel. C’est lui qui déclara son décès à la mairie.

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Il était une fois…
Le premier acte de cette histoire se joua – il y a tout juste 380 ans – le lundi 27 décembre 1638 à Châtellerault aux confins du Poitou et de la Touraine…

C’est ce jour-là en effet, que dans le faubourg de Chateauneuf sur la rive gauche de la Vienne, on baptisa Estienne Vallée. La cérémonie se déroula dans l’église paroissiale Saint Jean l’Evangéliste, et comme il était d’usage à l’époque, elle eut lieu (probablement) le jour-même de la naissance du nouveau-né.

AD de La Vienne – 1638 – Châtellerault

Comme l’indique le registre paroissial, le petit Estienne était le fils d’un certain Jean Vallée et de son épouse Gillette Feurgé. Lui était âgé d’environ vingt-cinq ans et elle de vingt-trois. On n’en sait d’ailleurs guère plus sur ce couple si ce n’est que Jean Vallée était batelier « pescheur » et qu’il décéda le 12 avril 1681 une dizaine d’années après son épouse. On ignore en revanche si le petit Estienne fut le premier enfant d’une fratrie qui fut par la suite conséquente!

S’agissant a priori d’une famille sans fortune, la célébration du baptême fut sans doute assez vite expédiée. Mais elle intervint dans les délais les plus brefs. Depuis l’épidémie de peste noire qui avait endeuillé toute la région sept ans auparavant, cette rapidité s’imposait, d’autant qu’indépendamment de ces crises sanitaires effroyables, la mortalité infantile était naturellement un mal endémique. La mort d’un nouveau-né sans être banalisée était néanmoins acceptée avec fatalisme par ces gens modestes, qui la regardaient comme une épreuve supportable dès lors qu’une proportion suffisante de la progéniture survivait durablement au malheur pour assurer la descendance et ultérieurement pour prendre en charge les vieux parents. Mais pour une population traumatisée par la maladie, qui ne concevait de félicité que dans l’Au-delà, il eût été inconcevable qu’un nourrisson disparaisse prématurément sans disposer d’un passeport « à jour » pour l’éternité attestant qu’il appartient bien à la communauté des croyants catholiques et romains…

Ces paysans, petits artisans et même bourgeois de ces villes provinciales, croyaient « dur comme fer » qu’au paradis comme ici-bas, on risque de végéter éternellement l’éternité dans le camp des Innocents ou des ondoyés, et de ne jamais franchir le seuil de la maison du Père, si on ne peut se prévaloir des références religieuses requises !

Avant même de témoigner de la profession de foi des parents, le baptême était d’abord considéré comme un rite initiatique incontournable auquel il convenait de ne pas surseoir trop longtemps. Mieux encore, il était perçu comme une sage précaution garantissant un avenir céleste radieux aux intéressés décédés précocement n’ayant pas encore eu le temps de fauter. Par la force des choses, on se s’enquérait pas de leur consentement avant de les plonger dans l’eau des fonts baptismaux.

Ce réflexe instinctif de prudence a fait école et a traversé les siècles sous différentes formes. Notre modernité, reconnaissant son bien-fondé, l’a même transformé en principe dit de précaution qui privilégie l’assurance sur la prise de risque au détriment du libre arbitre et de la liberté de conscience, toujours suspects ! Le principe s’est certes laïcisé, mais l’aspiration à la « vie éternelle » demeure. Elle s’est juste muée en un hymne à la bienveillance de la Nature, qu’il n’est plus question d’apprivoiser ou de dompter, mais à laquelle nous devons nous soumettre. Et la religion dominante et dominatrice est devenue l’écologie! Le principe est aujourd’hui de portée constitutionnelle, et il nous plonge, comme du temps de nos lointains ancêtres, dans une sorte d’effroi métaphysique dès qu’on y déroge. Comme à leur époque, ceux qui s’en moquent effrontément doivent être considérés comme de dangereux hérétiques attentatoires à l’ordre public qui n’est plus ni catholique, ni romain, ni gallican, mais « altermondialiste » et « multilatéral »!

Alors que la paix religieuse demeurait précaire en dépit de l’Edit de Nantes de 1598, qui sera d’ailleurs révoqué par Louis XIV en 1685, cette pieuse prud’homie de baptiser à l’aube de la vie, offrait en outre l’avantage,  de « marquer » d’emblée le territoire et l’importance quantitative du catholicisme en Poitou, en particulier à Châtellerault. Il fallait contrer l’influence grandissante de l’Eglise Réformée qui faisait de nombreux adeptes depuis la seconde moitié du 16 ième siècle.

Dans le cas de notre Estienne, il n’y avait pourtant pas d’urgence à accomplir cette formalité, car le bambin s’est révélé fort vigoureux et gaillard. Et ce n’est finalement qu’à quatre vingt ans, le 20 février 1719, qu’il « avala son bulletin de naissance » dans sa bonne ville de Châtellerault. A cette occasion, lot commun de toute espèce vivante, il dut sûrement faire état de son visa d’entrée auprès des autorités célestes!

Entre temps, il était devenu pêcheur en Vienne comme son père et avait épousé le 7 juillet 1664 dans l’église de son baptême, Saint Jean l’Evangéliste, Louise Braquier, la fille du sacristain … Il était alors âgé de 26 ans.

AD de la Vienne – Mariage d’Etienne Vallée 

C’est à ce stade de mon récit, jusqu’alors purement factuel (ou presque)  que s’achève le premier acte de cette histoire!

L’acte suivant débute, probablement en 1662 dans les environs de Châtellerault sur les rives de la Vienne, lors du court séjour de Jean de la Fontaine (1621-1695) chez un de ses cousins Pidoux, propriétaires du château du Verger, une maison forte du quatorzième siècle.

Un jour, le célèbre fabuliste qui se promenait sur un chemin de halage au bord de la Vienne, aperçut un jeune pêcheur sur une barque à deux ou trois encablures de la rive. Le gars semblait se battre avec sa ligne, au bout de laquelle frétillait avec vigueur et l’acharnement du désespoir, un poisson qui, de loin, ressemblait à une petite carpe…

Au bout de quelques minutes, le jeune homme qui avait longuement fatigué sa proie, sortit d’un geste vif le « pauvre carpillon » de l’eau et parvint à le hisser sur son frêle esquif. Mais il semblait dépité par sa prise. En effet, l’animal maigrichon ne devait guère peser plus d’une demi-livre…Pas de quoi en faire un festin!

Intrigué, La Fontaine crut même percevoir une sorte de dialogue entre l’homme mécontent et l’animal en voie d’asphyxie… Il crut même qu’un semblant de négociation s’amorçait entre les deux protagonistes aux intérêts antagonistes, en vue d’un éventuel marché. Marché forcément de dupes, aux termes duquel le poisson espérait sauver sa peau en démontrant qu’il n’était qu’une médiocre prise pour qui voulait s’en repaître! …

Le compromis échoua sûrement. C’est du moins ce que pensa La Fontaine en s’éloignant.

Son rêve imagina la suite … et le point de vue pragmatique du pêcheur qui finalement n’accorda pas sa grâce au poisson.

De retour chez son cousin, cette aventure onirique lui inspira une fable, celle du « Pêcheur et du petit poisson » qu’il écrivit d’une traite sur un banc du parc du château…

Elle fut éditée dans un recueil publié en 1668. Sa conclusion était la suivante:

Poisson mon bel ami, qui faites le Prêcheur,
Vous irez dans la poêle ; et vous avez beau dire ;
Dès ce soir on vous fera frire.

Un Tien vaut, ce dit-on, mieux que deux Tu l’auras ;
L’un est sûr, l’autre ne l’est pas. »

En cette date anniversaire de sa naissance, il me plait de gamberger à mon tour sur l’identité de ce pêcheur qui pourrait très bien être le jeune Estienne Vallée, mon aïeul au dixième degré par mon grand-père maternel Louis Turbelier (1899-1951)!

Pourquoi n’y aurait-il que les fabulistes de légende qui puissent élucubrer sur le réel?

 

PS: je remercie Rose L’angevine, qui a exhumé, il y a quelques années et récemment actualisé, la partie généalogique de ce billet!

 

 

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Je savais bien que les deux douilles d’obus en cuivre de la Guerre de 14-18, qui trônaient côte à côte sur la commode de ma grand-mère Adrienne Turbelier (1894-1973) à Angers dans les années soixante, recelaient leur part de mystère…Plus exactement, je me doutais qu’on ne m’avait peut-être pas tout dit à leur propos…

Après la disparition de celle à laquelle elles étaient en principe destinées – justement Adrienne – elles se retrouvèrent au cours des années 70, sur la tablette murale d’un radiateur de la cuisine de mes parents à Massy, juste en face d’une batterie de casseroles en cuivre étamé, propriété dans un passé lointain d’une légendaire « Tante Nini »…

Depuis quarante ans, les douilles siégeaient donc là, silencieuses mais partie prenante d’un décor dans lequel elles n’avaient a priori rien à faire, un peu comme des « soliflores » sans fleur ou des plumiers sans porte-plumes et sans plume!

Tout récemment, par la force des circonstances, les petits tubes cylindriques (9,5 cm de haut au collet) durent, une nouvelle fois, émigrer. Mais cette fois, vers mon bureau de retraité besogneux, où ils cohabitent désormais avec d’autres reliques de la Grande guerre, des photos de « nos » poilus, le livret militaire de tel grand-oncle  – Auguste Cailletreau (1892-1975) – ou encore,  la carte d’état major trouvée sur la dépouille de l’adjudant, Albert Venault (1893-1918), le frère d’Adrienne, tué lors de l’ultime offensive allemande dans la Somme.

Ainsi, depuis au moins 1920 ou 1921, ces deux douilles de même calibre sont devenues des éléments inséparables de la bimbeloterie familiale! Mais, elles n’ont pas, pour autant, livré tous leurs petits ou peut-être, grands secrets…

Ce qui est certain, c’est que ces douilles sont des éléments de cartouches d’obus de canons de 37 mm à tir rapide. Lesquels plus légers que les fameux canons de 75 de l’artillerie lourde, furent utilisés par tous les corps d’armée durant la guerre de 14-18, cette boucherie génocidaire dont le regretté et génial provocateur Georges Brassens disait la « préférer » à toute autre.

Il est vrai, « mon colon », que le poète est mort bien avant de connaitre les exploits barbares du vingt-et-unième siècle, qui n’ont rien à envier aux carnages du monde d’avant!

Montées sur des affûts en forme de trépied, ces armes plus offensives que défensives – qu’on appelait aussi des mitrailleuses – étaient facilement transportables. C’est la raison pour laquelle, elles furent largement mises à contribution par les unités d’infanterie française, à partir de 1916, pour les assauts vers les tranchées adverses. Leur maniement n’exigeant pas un long apprentissage, ni de longs calculs préalables de trajectoire, elles n’étaient pas réservées aux seuls artilleurs issus de Polytechnique.

Leurs obus – dont de nombreuses douilles circulent encore dans les brocantes dominicales et printanières – pouvaient néanmoins percer les blindages peu épais des positions ennemies, après que les « gros calibres » de l’artillerie basée à l’arrière eurent fragilisé les ouvrages les plus robustes et désorganisé les premières et secondes lignes ennemies…

Les hommes de troupe des régiments d’infanterie, comme mon grand-oncle, le caporal Alexis Turbelier (1897-1918) effectuaient régulièrement des stages pour se perfectionner à l’utilisation de ces canons. Ainsi qu’en atteste le cliché ci-dessous, où on le voit assis derrière la culasse en position de « pointeur » la main sur la roue de réglage d’azimut.

La mémoire familiale a conservé la trace de ces périodes de formation car Alexis en informait sa sœur Germaine. Dans ses lettres, il prétendait même se réjouir de ces phases d’instruction comme « servant  » de pièces d’artillerie. De fait, elles l’écartaient, durant quelques jours, des zones de combats proprement dites… Pour lui comme pour la plupart de soldats, cette bouffée d’oxygène était d’autant plus appréciée qu’il ne s’éloigna jamais longtemps de la région de Verdun ou du front de Picardie, entre le printemps 1916 et sa fin tragique au printemps 1918 dans la Somme…

Ces « trêves » formatrices constituaient donc des moments de détente, non hypothéquées par l’omniprésence de la mort imminente. Hors des heures d’instruction, il en profitait donc pour se faire tirer le portrait avec ses potes, ou pour rédiger tranquillement sa correspondance. Mais aussi pour récupérer des douilles en cuivre, qui, une fois les exercices réalisés pouvaient s’apparenter à de beaux objets et se muer en honorables cadeaux pour les planqués de l’arrière, et d’abord pour les petites minettes auxquelles ils rêvaient sous la mitraille. Le poilu en manque d’affection les agrémentait du prénom de l’élue de son cœur ! C’est ainsi qu’un objet initialement destiné à tuer se muait comme par magie en médiateur nostalgique de sentiments amoureux contrariés par la tourmente. Cependant, tous les poilus ne possédaient pas le même talent de graveur… Tous ne parvenaient pas à réaliser leur oeuvre au cours des stages de mitrailleurs … Une fois revenus dans les boyaux de première ligne, ils l’achevaient comme ils pouvaient dans les casemates ou les abris de fortune des tranchées, pour tromper l’attente entre deux attaques. Et pour oublier l’horreur du quotidien.

Dans ces conditions, il était raisonnable de penser que ces « deux douilles de la famille Turbelier » – exhumées d’outre-tombe – aient été récupérées par Alexis au cours de ces pauses réparatrices . Cette hypothèse semblait d’ailleurs confortée par sa correspondance à sa sœur, dans laquelle il évoqua pudiquement et à plusieurs reprises en 1917 son « béguin » naissant pour Adrienne. Les lettres qu’il lui adressait ne nous sont malheureusement pas parvenues.

Mais ce scénario « romantique et inspiré » était toutefois contredit par une tenace tradition familiale, qui postulait au contraire que c’était à son frère cadet Louis Turbelier (1899-1951) que l’on devait ces fameuses douilles, et que c’est lui qui avait gravé le prénom d’Adrienne sur l’une d’elles, au milieu d’un bouquet de tendres « pensées » !

Cette histoire que j’ai longtemps cru « arrangée » avait le mérite de rendre au père de famille que devint Louis, un honneur que personne d’ailleurs ne lui contestait ouvertement! Elle était, en tout cas, la plus familialement correcte, et la plus édifiante aussi. En effet, à la différence de son frère aîné, disparu, Louis avait survécu à la guerre et avait épousé Adrienne en 1921… Ce que d’aucuns auraient pu, par malveillance, lui reprocher en l’accusant implicitement d’avoir un peu pris la place de l’autre.

Pour autant, cette pieuse tradition orale, relayée par les enfants d’Adrienne et de Louis, constituait-elle la seule vérité? N’aurait-t’elle eu au fond pour seule finalité que d’assurer l’équilibre et la paix de la famille durant toute la suite du siècle?

Alexis étant mort au combat, l’aurait-on ressuscité en en faisant un rival malheureux et posthume de son frère?

Le temps s’est écoulé depuis lors, et a fait son oeuvre…Tout enjeu est désormais vain! Plus personne n’a de motif pour se dresser sur ses ergots!

Aussi, n’est-il plus illégitime ou sacrilège de se poser la question de savoir si ces douilles peuvent encore parler? Et si oui, qu’ont-elles à nous dire qui aurait pu, autrefois, froisser quiconque?

Sur le cul de chaque douille, autour de l’amorce, figure son identification. Sous forme codée, y sont indiqués le calibre de la munition, son modèle ainsi que la date de fabrication de l’obus et l’atelier qui l’a produite.

Douille 1 – dont la surface cylindrique comporte le prénom Adrienne 

Douille 2 – sans gravure sur les génératrices du cylindre 

Les mentions figurant sur la douille 1 – celle qui comporte le prénom d’Adrienne sur le cylindre – précisent qu’il s’agit d’un obus de 37 mm du modèle 1885, provenant des ateliers du Parc d’Artillerie De Paris (PDPs). Et qu’elle appartient au lot 386 usiné au premier trimestre 1918.

Celles de la douille 2 (sans ornement sur la surface cylindrique) présentent les même caractéristiques, à ceci près, qu’il s’agit du lot 101 fabriqué au deuxième trimestre 1916.

Toutes deux comportent la petite flamme de l’infanterie.

Qu’en conclure?

Tout d’abord que la tradition familiale ne mentait pas en ce qui concerne la douille « décorée » (1) : c’est bien Louis l’auteur des gravures à l’intention d’Adrienne Turbelier née Venault… En effet, la cartouche correspondante, sortie des ateliers d’artillerie au printemps 1918, ne pouvait pas matériellement – compte tenu des délais d’acheminement des munitions sur le front – se retrouver entre les mains d’Alexis Turbelier, foudroyé par un obus à Ainval près de Montdidier le 16 avril 1918!

En revanche, cette chronologie est tout-à-fait compatible avec l’incorporation de Louis dans l’armée à partir d’avril 1918. En outre, sa profession de ferblantier le prédisposait plus que son frère, employé de banque et musicien amateur, à travailler le métal au ciseau et à la pointe dure!

Pour la seconde douille, le scénario est sensiblement différent: tournée en 1916 dans les ateliers d’armement, il est probable que la paternité de sa récupération soit imputable à Alexis. Louis à l’époque était encore trop jeune pour être mobilisé et les armes de 1916 n’étaient plus sur le terrain en 1918… Sans doute peu doué pour le travail à l’établi, Alexis aurait très bien pu se contenter de l’offrir à Adrienne avec une rose, comme témoignage de son amour tout neuf !

Cette double origine expliquerait qu’Adrienne n’ait jamais voulu dissocier les deux douilles: l’une attestant discrètement d’une première passion brisée par la guerre, l’autre de sa fidélité à celui qui devint son mari et le père de ses enfants! Bon prince, Louis, en souvenir de son frère, aurait toléré ce compromis esthétiquement en sa faveur…

Point n’est besoin comme dans la fable de La Fontaine de désigner qui, dans cette histoire, est le loup, qui est l’agneau!

 » Si ce n’est toi, c’est donc ton frère :
Je n’en ai point. C’est donc quelqu’un des tiens … »

Sur mon étagère, je respecte la tradition: les douilles sont placées côte à côte!

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alexis et adrienne

(archives Rose l’Angevine)

Sur ce cliché pris au printemps 1917, Adrienne Venault (1894-1973) pose en compagnie de son amoureux Alexis Turbelier (1897-1918). C’est la seule photo qui subsiste de ce couple éphémère. Leur liaison demeurera en effet à jamais précaire et mythique, à la fois tolérée et inavouable, dérangeante et subversive pour la paix des ménages. N’en parler jamais, y penser toujours!

La cause de leur séparation n’est pas due au désamour soudain de l’un des tourtereaux, lassé d’une passade sans lendemain prévisible. Elle est à rechercher dans la cruauté de la guerre qui ne badine pas avec les sentiments de ceux qu’elle engloutit. Que serait devenue cette relation si la mort d’Alexis, tué en Picardie au printemps 1918, n’y avait pas prématurément mis un terme?

Adrienne semble sereine sur la photo. Mais elle s’abstient de sourire. Lui non plus, comme si la guerre menaçante demeurait, malgré tout, prégnante. Comme si elle se jouait de ces courts instants de répit accordés à un guerrier réputé d’ordinaire enjoué, brillant et cultivé…

Elle, en revanche, n’a pas laissé le souvenir d’une « gaie luronne » prompte à la plaisanterie. Son alacrité ou sa joie de vivre ne seraient pas les caractéristiques que l’on mettrait spontanément en avant en l’évoquant. Jamais – ou presque – on ne la verra ultérieurement esquisser un sourire face à l’objectif d’un photographe. Personne – ou presque – ne saura jamais la surprendre – jusqu’à son décès en 1973 – dans une attitude rigolarde, pouffant de rire ou plaisantant à l’instant d’une prise de vue, sur laquelle elle serait censée figurer. Seule la photographie numérique moderne, intrusive et productrice inflationniste d’instantanés, qui transforme toute personne en paparazzi, aurait peut-être pu lui voler, au détour d’une salve, une expression de plaisir ou de contentement, en profitant d’un rare moment où elle se serait laisser aller! Néanmoins, aucune technique photographique n’aurait su, même pour la galerie, lui restituer la part de bonheur qu’elle estimait avoir irrémédiablement perdue dans sa jeunesse, du fait de l’action conjuguée de la fatalité et de la malfaisance des « boches »! Elle pardonna à la fatalité qu’elle transforma en épreuve rédemptrice, plus difficilement aux boches.

Alors qu’en ce début 1918, la guerre a déjà emporté plusieurs de ses camarades d’école, pressent-elle que, dans quelques semaines, elle va devoir de nouveau affronter l’horreur, celle de la disparition violente de ceux qu’elle aime… de ceux qu’elle a choisi d’aimer? Sait-elle dans son for intérieur, qu’elle va revivre un drame intime insupportable, parce qu’inhumain, comparable à celui qui six ans auparavant l’avait confronté à la mort brutale de son père ? Jusqu’au soir de sa vie, elle se souviendra en effet de cette nuit du 6 mai 1912, où des compagnons de son père, flanqués de gendarmes à cheval ramenèrent dans la maisonnette de garde-barrière qu’occupait ses parents, le corps désarticulé et ensanglanté de Louis Venault (1861-1912) après qu’il eut été accidentellement broyé par un train, au passage à niveau du Grand-Moiré entre Saint-Varent et Soulièvres dans les Deux-Sèvres. C’était, il y a à peine six ans!

Ne possédant d’autre portrait de son père que la minuscule photo d’identité, très dégradée, de sa carte professionnelle de poseur de voies, elle n’évacuera jamais tout-à-fait de son esprit l’image obsédante de ce corps sans vie, atrocement mutilé, que des voisins et amis,appelés à la rescousse, s’efforçaient de rendre présentable. Elle n’oublia jamais les gestes fantomatiques de ces hommes et de ces femmes, de ces familiers qui tentaient dans la lumière blafarde de la lampe à pétrole, d’apprêter le défunt pour une interminable et improvisée veillée funèbre… Tandis que dans un coin sombre de la pièce, sa mère effondrée et absente était maladroitement réconfortée par des agents la Compagnie de Chemins de fer Paris Orléans, qui représentaient leurs employeurs et qui déjà songeaient à la licencier. Un règlement de la Compagnie précisait en effet que la fonction de garde-barrière ne pouvait être attribuée qu’à un couple… Louis étant désormais mort!…

Cette scène funeste restera gravée dans ses souvenirs. Y compris, en ce jour de 1918, où elle se faisait photographier pour la première fois, en couple, avec Alexis chez un artisan du boulevard de Saumur à Angers. Elle entrevoyait la possibilité d’être prochainement heureuse! Mais l’ombre du malheur planait de manière imperceptible, et tous les deux s’en doutaient…

Dans les semaines qui suivirent, lors de l’offensive allemande dans la Somme, elle perdit coup sur coup, à quelques kilomètres de distance, son frère adoré, son aîné d’une année, l’adjudant Albert Venault (1893-1918), foudroyé par une mitrailleuse alors qu’il conduisait sa section de sapeurs au combat, et le caporal Alexis Turbelier, l’élu de son cœur  atteint par un éclat d’obus au ventre.  L’un décédera dans un hôpital de campagne à Namps-au-Val en secteur britannique le 28 mars 1918 et l’autre le 16 avril 1918 en première ligne dans une infirmerie d’avant-poste du 135ième régiment d’infanterie à Ainval dans la Somme. Après de multiples démarches, Adrienne ne connaîtra le sort de son frère qu’à la fin du printemps. Dans le même temps où presque, où on lui apprendra la mort d’Alexis. On imagine sa douleur et son désarroi.

Adrienne Venault est alors âgée de 24 ans… Qui peut penser qu’une telle suite de calamités puisse s’effacer un jour? Qui peut croire que de tels traumatismes répétés puissent réellement être surmontés? Oubliés? Escamotés?

Adrienne y parvint cependant au yeux de tous! Du moins le laissa-t-elle croire, comme si les plaies qu’elle avaient subies étaient cicatrisables et invisibles pour les tiers … Elle réussit ainsi à donner le change…. Elle simula à ce point la normalité retrouvée, que certains s’autorisèrent parfois à juger ses comportements en s’affranchissant de son histoire douloureuse et à requérir à son encontre, comme si rien ne n’était passé… Sévèrement parfois, injustement souvent, même si, au regard des critères de bonne convenance, politique ou sociétale, elle dépareillait forcément un peu… A quelle normalité, peut-on s’accrocher lorsqu’on est confronté au néant et que tout semble se dérober dans un trou béant de désespérance … Elle-même fut quelquefois inéquitable, ambiguë, comme pour donner acte à ceux qui la critiquaient, parfois la condamnaient pour sa froideur et sa bondieuserie d’opérette… On l’aurait préféré éplorée, mais elle choisit la carapace de la femme sévère, austère et indomptable… On lui en voulut! Moi, je n’ai connu qu’une grand-mère sympa et complice…

Le 29 octobre 1921 à Angers, elle épousa – avec ou sans conviction (nul ne le sait) – Louis Turbelier (1899-1951), le frère de son bien-aimé et infortuné Alexis. On a raconté que ce mariage avait été « arrangé » par son futur beau-père qu’elle tenait en grande estime. Un peu comme une sorte de curieuse compensation!  Elle avait accepté mais sur la photographie de rigueur, elle ne sourit pas. Lui non plus, du reste.

Mariage Adrienne Louis 1921

(archives Rose l’Angevine)

Le couple eut trois enfants.

Faut-il vraiment apporter une conclusion à cette histoire qui incarne les effets dévastateurs des guerres. Le pire de cette histoire, c’est qu’elle demeure d’actualité et qu’elle est transposable à tant de personnes à travers les âges et les continents.

L’histoire du monde est en effet tragique! L’écrire relève du truisme …Après des millénaires de barbarie, le vingtième siècle en a d’ailleurs apporté la démonstration éclatante avec ses deux guerres mondiales où la cruauté et la bêtise ont atteint des sommets inégalés, à la fois suicidaires et génocidaires.

Le vingt-et-unième, dont on aurait pu espérer qu’il marque le retour de la civilisation et de l’intelligence collective, débute, lui aussi, sous de bien sombres auspices. Surpassera-il en sauvagerie celui qui le précède? C’est bien parti pour, lorsqu’on constate chaque jour l’apport d’un nouveau lot d’atrocités, que, dans un monde ultra-médiatisé, plus personne ne peut prétendre ignorer. Quotidiennement les valeurs d’humanité qu’on croyait solidement ancrées dans notre droit, sont bafouées, sans que les dirigeants des Etats du monde s’en offusquent outre mesure et qu’ils attestent d’une quelconque capacité à anticiper, encore moins à endiguer, ces bouffées de bestialité aux formes toujours plus diversifiées et sophistiquées…Et de surcroît amplifiées par les prouesses technologiques.

Dans ces conditions, si l’on garde une aune de lucidité, pourquoi faudrait-il, pour la postérité, sourire au photographe ?

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Comme le soulignait avec justesse en 1988, le chanteur Maxime Le Forestier, on est tous « né quelque part » ! On pourrait ajouter avec la même évidence, qu’on meurt tous quelque part.  De même, poursuivait-il, « on ne choisit pas ses parents, on ne choisit pas sa famille, on ne choisit pas non plus les trottoirs de Manille, de Paris ou d’Alger pour apprendre à marcher. Etre né quelque part, c’est toujours un hasard »…

Mourir « quelque part » peut en revanche être un choix. C’est cependant rarement le cas, sauf pour ceux qui n’aiment pas être « pris de court » ou pour les suicidaires qui veulent tout maîtriser jusqu’au seuil du néant. Mais, lorsqu’on aime la vie, il n’y a guère d’endroit idéal pour la quitter et laisser faire le hasard est finalement le meilleur choix. D’ailleurs, en général, on rend prosaïquement l’âme, sans plaisir excessif, là où l’on se trouve, c’est-à-dire, là où l’on peut…Et aujourd’hui, dans un monde qui peine à se regarder en face et à affronter l’inconcevable, la mort comme la naissance sont deux « événements » qui se déroulent le plus souvent en milieu médical – ou « médicalisé ». Comme si l’on cherchait à évacuer, voire à se débarrasser sans y penser, de cette « ardente obligation » liée à notre condition de mortels. Laquelle suppose qu’un jour on découvre la vie en effectuant le passage dans un sens, et qu’un autre jour, quelques décennies plus tard de préférence, on rebrousse chemin vers un trépas annoncé …Rien de tel alors que de confier son sort à des mains « expertes » auréolées des vertus de l’art médical, pour veiller à ce que tout s’effectue conformément à des protocoles standards, de préférence « consensuels »…

Dans nos époques contemporaines, ce qui est, en revanche, exceptionnel surtout en milieu urbain, c’est lorsque ces deux événements qui bornent toute vie, se déroulent « presque » dans la même unité de lieu. C’est pourtant ce qui est arrivé à mon grand-père maternel, Louis Turbelier qui est né le 23 juin 1899 au 21 rue Desmazières à Angers et qui est décédé au 20 de la même rue, le 9 septembre 1951.  A vol d’oiseau, moins de quarante mètres séparent les deux lieux. D’ailleurs, à y réfléchir, il doit être plus fréquent  – je veux dire, plus probable – bien que rare dans l’absolu, de passer « l’arme à gauche » dans « une » maison de famille où l’on vit le jour, que dans celle d’à côté!  A noter au passage que « l’arme à gauche » est la seule chose « à gauche » qui continue de se porter bien par les temps qui courent ! Aujourd’hui même, on parlerait plutôt de « larmes à gauche ».

Acte de naissance Louis Turbelier (AD 49)

Acte de naissance Louis Turbelier (AD 49)

Louis n’avait évidemment pas choisi de naître au 21, où ses parents étaient locataires d’une maisonnette de ville, mitoyenne d’une salle de conférence de la Société d’Horticulture d’Angers, où il passa toute son enfance et sa jeunesse. Mais il n’avait pas non plus prévu de rendre l’âme dans l’appartement de deux pièces du premier étage du 20 Desmazières, situé en face de l’entrée du « Jardin Fruitier » de ladite Société, où il vécut toute sa vie d’adulte et de père de famille… Traversant la rue, il s’y installa après son mariage le 29 octobre 1921 avec Adrienne Clémence Berthe Venault (1894-1973), qui en était déjà locataire depuis trois ans, avec sa mère Clémence Joséphine Fradin, veuve Venault (1861-1931).

Pareille sédentarité impressionne, d’autant qu’exception faite de sa mobilisation sur le front de la Somme à partir de la fin avril en 1918, suivie après l’armistice d’une brève incursion dans l’armée d’occupation en Rhénanie en mai-juin 1921, et enfin de quelques courts séjours familiaux, à l’occasion de mariages, ou de brèves vacances en Normandie chez le frère cheminot de son épouse, il ne semble pas qu’il ait eu de nombreuses occasions de quitter Angers…

Au moins pourrait-on présumer qu’il eut la liberté d’exercer son libre arbitre à l’occasion de son mariage : en fait, il n’apparaît pas que ce fut vraiment le cas, puisque, c’est probablement sur l’instigation de son père Alexis qu’il épousa Adrienne, auparavant « promise » de son frère aîné prénommé également Alexis, tué le 16 avril 1918 déchiqueté par un obus du côté de Montdidier …

Le personnage de Louis ne manque donc pas d’intriguer, d’autant que, dans ce tableau d’apparence assez terne, tous les témoignages convergent pour dire qu’il était perpétuellement gai, généreux et intrinsèquement « bon » ! Il n’était donc pas du genre à cultiver la nostalgie…

Je veux bien le croire, bien que je n’aie aucun souvenir précis de ce grand-père, mort bien avant que je n’ai pu impressionner dans mon jeune cerveau, une seule anecdote « réellement vécue « .  Devenu vieux, il m’arrive d’éprouver la même difficulté à impressionner des événements mais cela concerne surtout l’endroit où j’ai déposé mes clefs! J’oublie…

En revanche, je dois reconnaître que je me suis beaucoup interrogé à propos de mon grand-père, tantôt l’adulant dans la logique de l’affection et de l’admiration que lui portaient ses trois enfants, tantôt doutant de sa force de caractère en certaines circonstances cruciales de son existence… Ces temps d’interrogations sont désormais révolus (voir mon billet du 14 janvier 2012 « Message imaginaire à mon grand-père Louis »). J’ai fait la paix avec lui, si tant est que je lui fis un jour la guerre.  Il était mon grand-père, et il était logique que j’engage à son propos une certaine forme de réflexion ontologique, et qu’au-delà des panégyriques apocryphes ainsi que des pieuses reconstitutions quasi-cultuelles de ses proches, je m’efforce d’identifier ce qui relevait respectivement de la vérité et de la légende !

La découverte récente de cette étrange proximité géographique – ou si l’on préfère « topographique » – entre son lieu de naissance, de sa mort et le cadre de son existence, relance le questionnement sous un autre angle ! Face à un tel déterminisme de lieux et de contraintes, quels pouvaient être les leviers dont finalement disposa Louis pour exercer sa liberté ?

Bien que n’étant pas le moins du monde, adepte de numérologie – fausse science, s’il en est  qui prétend donner sens à des chiffres en assimilant raison et divination – je me risquerais bien volontiers et pour rire, à évoquer la « conjecture suivante » : Né au 21 d’une rue, le 23 d’un mois, et décédé au 20 de la même rue, Louis échappe au « 22 » que cette curieuse série intime ne semble pas explicitement comporter!  Grossière erreur car, justement, le chiffre « 22 » surgit au détour du 22 juin 1931, lorsque l’ancien ferblantier de l’Usine Bessonneau, recherchant du travail en pleine crise des années trente, intègre la police municipale d’Angers en qualité de « gardien de la paix ».

« 22, v’là les flics ».  Une manière enfin de s’affirmer, hors des sentiers battus de la famille. Et surtout, par rapport à ce frère, ce héros, dont l’ombre oppressante a certainement pesé, sa vie durant, sur ses relations avec sa femme. L’une n’a sans doute jamais oublié Alexis que Louis avait précisément pour mission de faire oublier. Faute de mieux, leur destin commun fut fondé sur le respect réciproque et leur couple résista à l’épreuve du temps et de la mémoire. Mais Louis – « ce pauvre P’tit Louis » comme persistait à l’appeler, des années après sa disparition, sa veuve, ma grand-mère – a certainement souffert de devoir en permanence soutenir la comparaison avec ce frère séducteur aux beaux yeux gris, probablement plus svelte et plus grand que lui. Ce frère, auréolé de la gloire des « morts pour la France » dans la tourmente de la Grande Guerre. La barre était très haute pour espérer concurrencer ce frère préféré du père dont il portait le prénom et qui partageait avec son géniteur, les goûts, la culture et le sens artistique…Ce frère enfin dont la photographie était accrochée au-dessus du lit conjugal…

Pour Louis, l’univers de la police fut le premier choix qu’il fit en toute autonomie sans se référer à l’univers familial de la rue Desmazières, du 21 comme du 20. Sans doute, n’a-t ‘il pas pris cette option dans le dessein de prendre une revanche sur sa famille, contre son père ou son épouse, mais pour asseoir  une autorité qui lui avait été jusqu’alors contestée et à laquelle il donnera des allures débonnaires et humanistes…Toute sa carrière en attestera, y compris dans les périodes dramatiques.

1946

1946

Cette fonction sera fondatrice pour le reste de sa vie, lui ouvrant des espaces de convivialité et une vision de l’intérêt général qui excédait largement les limites un peu exiguës de sa paroisse. Elle lui fournira l’occasion d’exprimer sans complexe une liberté d’aimer qu’on lui avait déniée d’emblée en faisant appel à son sens du devoir. Liberté qui se révélera puissamment dans l’amour qu’il prodiguera à ses trois enfants et qu’en retour, il recevra d’eux…

Demeure cependant la question pendante de son éternelle gaieté. Ce côté « ravi de la Crèche » que tous semblent lui prêter et qu’il donnait le sentiment de cultiver malgré les périodes tragiques qu’il a dû traverser. Périodes dont il fut parfois un témoin privilégié et horrifié…Cette bonne humeur relevait-elle d’une heureuse disposition de son caractère? D’une philosophie de la vie beaucoup plus élaborée qu’on ne l’imagine? Ou d’une certaine forme d’ingénuité? S’agissait-il d’un leurre destiné à masquer un désespoir insondable ou à faire diversion ? Son secret demeure… jusqu’à nouvel ordre.

1951

1951

Quoiqu’il en soit, la bizarrerie d’une trajectoire de vie aussi spatialement réduite, qui en un demi siècle, se limita à traverser une rue, restera aussi une figure d’exception. Une rue où, d’ailleurs, aucun membre de la famille ne possédait de bien foncier, ni d’attaches séculaires particulières. Un endroit, parmi d’autres, sans connotation symbolique ou racinaire!

Je ne connais guère qu’un seul autre exemple qui s’en rapproche: il s’agit du cas du général Barthélémy-Catherine Joubert, ami de Bonaparte, mort à la bataille de Novi en Italie à trente ans le 15 août 1799, qui est inhumé dans une église de l’artère principale de Pont-de-Vaux en Bresse juste en face de sa maison natale!  C’est d’ailleurs en me promenant, il y a deux ans, dans  cette rue de Pont-de-Vaux, en compagnie d’un de ses lointains petits-neveux, qui est aussi un de mes parents par alliance, que je pris conscience du destin singulier de mon modeste grand-père maternel, qui en l’occurrence  avait été l’objet d’une aventure comparable à celle de l’illustre général. Pas identique toutefois, car Louis ne repose pas rue Desmazières dans une chapelle, mais au cimetière de l’Est à Angers. En outre, il n’est pas mort au combat en pensant bêtement à sa bien-aimée, comme le bel officier…

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Ma mère raconte que son père Louis Turbelier (1899-1951), « petit jardinier de la Treille » à Angers dans les années trente et quarante, accordait une attention particulière aux cycles lunaires avant de procéder à ses semis printaniers ou de mettre en place ses oignons, ses plants de salade, de choux ou de poireaux.  Il prenait d’ailleurs les mêmes précautions pour rempoter, ou encore, à l’automne, au moment du bouturage ou de la taille, et a fortiori, de la plantation des arbres fruitiers.

Pour le bouturage, le marcottage ou le greffage, il y avait même,  à ses yeux, des périodes encore plus propices que d’autres – voire des conjectures ou conjonctures fastes et exceptionnelles. C’était le cas lorsque, par exemple, la nouvelle lune tombait un « 25 novembre » fête de la « Sainte Catherine », le jour de l’année où tous les bois sont réputés « prendre racine »… J’ai essayé une paire de fois : ça marche ! Enfin presque et surtout si on multiplie les précautions en protégeant les jeunes boutures des rigueurs de l’hiver qui suit…

Les petits jardiniers de la Treille - Angers années 30

Les petits jardiniers de la Treille – Angers années 30

Cette croyance dans un rôle bénéfique – et le cas échéant  – défavorable des différentes phases de la lune procédait d’une connaissance empirique rodée par des siècles de ruralité, et fondée sur des constats, des observations, des expériences heureuses ou malheureuses de générations de paysans.

Pour les jardiniers d’autrefois, les cultures maraîchères et vivrières n’étaient pas un loisir mais une nécessité vitale, car la survie au quotidien n’était pas un vain mot. C’était une préoccupation constante qui reposait exclusivement sur le succès des récoltes et la conservation des aliments. Aussi valait-il mieux mettre toutes les chances de son côté lorsqu’on souhaitait semer ou planter. D’où aussi la valeur stratégique attachée au sel, constituant principal de la saumure, solution bactéricide naturelle dans laquelle on gardait la nourriture avant l’avènement de la congélation, donc de l’électricité généralisée…

Cette fonction lunaire sur la croissance des végétaux n’est d’ailleurs peut-être pas dénuée d’explication « rationnelle » que je m’abstiendrai ici d’aborder dans le détail, mais dont je présume qu’elle doit être recherchée dans un phénomène de « marée terrestre », lié aux variations gravitationnelles imputables aux mouvements orbitaux de notre plus proche, plus massif et plus familier satellite naturel. Ce phénomène est de même essence, donc très comparable à celui des marées au bord de l’océan, mais beaucoup moins perceptible par nos sens et de moindre amplitude.

Nos anciens, à force d’échecs, de déboires – de disettes aussi – avaient progressivement mis au point une sorte de protocole pour composer avec la lune et espérer, par conséquent, un meilleur rendement de leurs cultures. Ces pratiques ancestrales étaient respectées par tous, quel que soit leur niveau d’instruction, leurs croyances ou leurs superstitions. Du côté de ma famille paternelle, mon père confirme que son grand-père Joseph Cailletreau (1859-1946), petit ouvrier agricole au Lion d’Angers apportait la même attention soutenue aux caprices lunaires que son employeur occasionnel, le pharmacien de première classe et érudit local, Henri Barbin. L’un était lettré, l’autre analphabète, mais sur ce point leur savoir était équivalent et ancré sur les mêmes convictions, parfois pimentées d’histoires de sorcellerie et de légendes du Haut-Anjou.

Que ce soit pour son minuscule lopin de terre, privatif ou pour l’entretien des plantations de la spacieuse propriété de son patron, en face de chez lui, près de la mairie du Lion , Joseph respectait avec un soin vigilant le rythme des saisons et les cycles de la lune, dont il mesurait intuitivement l’influence qu’ils pouvaient exercer sur les cycles biologiques et météorologiques.  La vie villageoise lui avait en effet beaucoup appris  – autant peut-être que l’université dont il ignorait tout – des facéties, des contretemps, des astuces ou des subterfuges imaginés par la Nature pour déjouer les plans de ceux qui cherchaient à la domestiquer… et à s’accaparer ses dons.

Indépendamment de toute influence sur la montée de sève, la lune est, la nuit tombée, l’astre le plus lumineux du ciel, notamment après le premier croissant. Elle est alors ascendante et « gibbeuse » jusqu’à l’apparition de la Pleine lune. C’était la période du mois qu’affectionnait particulièrement mon arrière-grand-père maternel Louis Venault (1861-1912) qui, du côté d’Amailloux ou de Saint-Varent dans ses Deux-Sèvres natales, ne disposait que du clair de lune, le soir très tard, pour cultiver son jardin, le long des remblais que lui concédait « généreusement » la compagnie de chemin de fer Paris-Orléans, pour laquelle il travaillait le jour comme « poseur de voies » ! En tout cas, c’est ce que racontait sa fille, ma grand-mère Adrienne dans un enregistrement réalisé en 1971 !

Depuis le 19ième siècle jusqu’au début du 20ième, on pourrait multiplier les exemples rapportés par la tradition orale familiale et transmise de générations en générations, qui confirmeraient ce rôle prêté à la lune dans le développement des cultures. Rôle qui fut à l’origine de nombreux rites et pratiques, observés scrupuleusement par nos pères, jardiniers ou manouvriers agricoles.

Cette soumission aux rythmes naturels fut partout la règle, jusqu’à ce que les progrès technologiques de la chimie organique généralisent l’usage des engrais, des pesticides et de tout ce qui pouvait améliorer les rendements agricoles, introduisant une certaine forme de déterminisme productiviste dans l’exploitation de la terre, là où auparavant il fallait s’accommoder du caractère aléatoire des déterminants naturels. Dans le même temps, les maigres cultures vivrières de nos ancêtres disparurent et l’exode rural s’accentua, dépeuplant les campagnes de leurs populations autochtones, remplacées quelques décennies plus tard par des résidences secondaires, qui deviennent à leur tour, principales, au fur et à mesure de la croissance des métropoles régionales qui transforment  les landes d’antan en lotissements banlieusards. Renvoyant de facto aux manifestations folkloriques et aux us ancestraux  sans réelle portée, toutes ces « histoires de lune »… Toutes « ces vieilles lunes!

Les engrais artificiels remplacèrent le crottin de cheval et même la bouillie bordelaise, tandis que les substances phytosanitaires et les pesticides chimiques à base notamment d’organophosphorés se subtituèrent à la purée d’ortie ou aux décoctions de marc de café et de mégots…  C’est ainsi que le dernier tiers du 20ième siècle a vu disparaître l’agriculture traditionnelle au profit de l’exploitation intensive des terres les plus fertiles, de l’abandon des autres et au détriment de la santé humaine.

J’ai personnellement en mémoire de riches agriculteurs céréaliers de la Beauce, dont la propriété était mitoyenne d’une fermette achetée par mes parents dans les années soixante-dix, qui disparurent prématurément à la suite d’étranges maladies systémiques dont les premiers symptômes se manifestaient par l’apparition de  taches sombres et rougeâtres sur leurs avant-bras qui desquamaient en permanence. Les mêmes montraient avec fierté de monstrueux engins agricoles avec lesquels ils pouvaient épandre et vaporiser des engrais et des pesticides sur des centaines d’hectares en quelques jours! Et ce, dans un paysage totalement remembré, d’où toute haie ou boqueteau avait pratiquement disparu.

Le vent a fini par tourner et – si j’ose dire – la lune et « ses vieilles lunes » reviennent à la mode !

Moins sous l’effet de Savonarole illuminés de l’écologie – qui depuis se sont sagement assis sur des strapontins ministériels – que sous celui d’une prise de conscience collective des méfaits à long terme d’un forçage sans lendemain de la nature, l’opinion publique inquiète et nostalgique d’un passé inconsidérément idéalisé, manifeste un intérêt accru pour les pratiques traditionnelles de culture. La lune est de nouveau dans le télescope des cadres moyens qui souhaitent jardiner le weekend selon les méthodes d’autrefois… D’habiles éditeurs, reprenant et copiant les almanachs et les encyclopédies populaires de l’entre deux-guerre,  proposent aujourd’hui de magnifiques bouquins savamment illustrés dans les libraires spécialisées des jardineries et des magasins de bricolage. Ils nous apprennent ou réapprennent comment cultiver derechef en se calant sur le calendrier lunaire.

almanach

J’ai même failli acheter un de ces guides, dimanche dernier, un peu par hasard, alors que je me rendais dans une grande enseigne de bricolage de la région parisienne pour simplement signer une pétition de solidarité avec tous les travailleurs et étudiants privés bêtement d’un « travail du dimanche » rémunérateur, du fait d’une incompréhensible interdiction des pouvoirs publics et judiciaires, complices de certains apparatchiks syndicaux ! Et ce au nom du principe d’un « repos dominical » dont chacun sait qu’il n’est rien d’autre qu’une concession faite en 1905 par la République laïque aux « saintes écritures »! En dépit du « dialogue approfondi » voulu par le Premier d’entre eux, l’actuel et condescendant ministre du travail, issu de la fameuse promotion Voltaire de l’ENA de 1980, tient à son « repos dominical »…

A titre de contribution au débat, je souhaite incidemment rappeler au ministre fonctionnaire que le « travail du dimanche » comme le travail de n’importe quel jour de la semaine est toujours « contraint » dès lors qu’on est tenu pour vivre de vendre sa liberté de mouvement et de se placer sous l’autorité d’un employeur donneur d’ordres ! Ni plus, ni moins! Tout le monde n’est pas haut fonctionnaire du début à la fin de sa carrière politique… Evidemment, la crise, le chômage et la baisse du pouvoir d’achat ne frappent pas les chouchous de la République de la promotion Voltaire…Eux, ils se sont contentés de promettre la lune!

Enfin, ce ministre, si soucieux de respecter les horaires des messes, devrait aussi savoir qu’en matière de pénibilité, ce n’est pas tant le jour de travail qui compte que la variabilité perpétuelle des horaires, la sollicitation physique insupportable ou morale incessante, l’exposition à des agents ou produits dangereux, les trajets interminables dans des wagons saturés, et bien sûr, la durée hebdomadaire du travail ainsi que le nombre d’années nécessaires pour accéder à une  retraite pleine ! Sur tous ces points, on peut espérer que notre brillant professionnel de la politique et haut fonctionnaire fasse aussi la fine bouche, avant de procéder avec ses compères à des réformes qui ressemblent de plus en plus, à une sorte d’aggiornamento « molletiste » du code du travail… En d’autres termes, à sa remise en cause sous le prétexte fallacieux d’une sécurisation de l’emploi, donc de « l’intérêt à long terme » d’hypothétiques travailleurs si bien décrits dans les manuels de l’ENA ou dans les motions des gens de Solférino ! Dans cette affaire, le repos dominical  apparaît de plus en plus comme un voile de brouillard – voire un cache-sexe – sur une « vieille lune cléricale » , destiné à masquer l’opération généralisée qualifiée indûment de « progressiste » de casse méthodique de droits ouvriers acquis depuis plus d’un siècle …

Automne en Anjou. Photo Maurice Pasquier

Automne en Anjou. Photo Maurice Pasquier

En attendant, pour revenir à mon sujet, je signale que la prochaine « Nouvelle Lune » se pointera le 5 octobre 2013 à 2h34 et qu’elle achèvera son cycle, le 27 octobre à 1h42.

Pour les jardiniers de la nuit et des ténèbres, le meilleur moment pour cultiver sera probablement celui de la « Pleine Lune », à savoir, le 19 octobre à 1h 37. Auparavant – la veille par exemple – ils auront pu s’assurer des conditions météorologiques raisonnablement prévisibles ! Pour ce faire, rien ne s’oppose, après avoir consulté les almanachs d’antan, à ce qu’en complément de leurs bulletins télévisuels préférés, fondés sur des données satellitaires doublées de calculs modélisés, ils pointent le bout de leur nez dehors afin de s’enquérir de la direction du vent.

L’anticyclone des Açores sera toujours positionné – tel un insupportable moustique virtuel – sur l’aile gauche de leur nez ,  » pif au vent »…

De la sorte, si leur nez est orienté nord, nord-nord-ouest, il faudra s’en réjouir car c’est plutôt un bon présage météorologique. Les hautes pressions atmosphériques sur l’Atlantique repousseront en effet les pluies vers le nord car les masses d’air dans notre hémisphère tournent toujours et imperturbablement autour des anticyclones dans le sens des aiguilles d’une montre.  

J’y peux rien, c’est comme cela depuis la nuit des temps.

Les plus courageux ou les plus empressés des jardiniers du dimanche – encore le dimanche ! – pourront donc sûrement bêcher et biner en paix! Surtout, si simultanément, leur bon vieux baromètre au mercure « Torricelli » leur indique une évolution lente de la pression atmosphérique locale au dessus de 1013 millibars…

Je sais, c’est un peu technique… mais j’ai connu des anciens qui ne se déterminaient que sur ces indices objectifs… A un endroit donné, le diagnostic s’avère d’ailleurs assez pertinent et fiable, même avec un baromètre à ressort, car le mercure est devenu scabreux et prohibé pour les intégristes de l’écologie…

Mais attention quand même: c’est l’automne. Il vaut mieux éviter de procéder, dans un excès d’enthousiasme, aux premiers semis de printemps…même en usant de protections appropriées !

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Adrienne Venault-Turbelier (1894-1973) ne fut pas seulement la fille d’une garde barrière et d’un poseur de voies de la Compagnie Paris Orléans, ou la jeune femme ambitieuse et délurée d’avant 1914, si durement éprouvée par la guerre. Elle ne peut pas non plus se résumer à l’épouse présentée comme autoritaire de « ce pauvre P’tit Louis ». Ce fut  aussi notre grand-mère maternelle.

Nous l’appelions « Mémé ». En apparence, elle n’avait sûrement plus grand-chose de commun avec la jeune femme d’antan car la vie avait fait son œuvre et lui avait prodigué son lot de souffrances et de tragédies intimes. Par un travail de sape, le temps l’avait transformée en une veuve respectable et respectée, qui semblait ne trouver réconfort que dans le renoncement aux plaisirs et dans la prière. Il ne s’agissait probablement que d’une composition, conforme à l »image qu’elle souhaitait peut-être transmettre à la postérité. Certes, elle correspondait sans doute à une réalité mais pas vraiment à la grand-mère que nous connaissions, qui savait aussi rire.

Fondamentalement, elle n’était pas si triste! Il est vrai cependant que dans ses perpétuels vêtements de deuil, la jeune fille révoltée d’autrefois avait progressivement laissé la place à une dame soucieuse de l’ordre établi, volontiers distante et peu amène avec les tiers, mais pas avec ses petits-enfants. Bien que non engagée politiquement, elle s’était construite un profil de gaulliste ne reniant rien de l’admiration que son frère, disparu en 1918, portait au Pétain de la Grande Guerre. D’une moralité revendiquée comme exigeante, presque ascétique, elle se montrait volontiers critique à l’égard des notables cléricaux locaux du quartier de la Madeleine, en qui elle croyait déceler des jouisseurs et des profiteurs hypocrites. Mais Mémé n’avait pas la fibre militante et personne ne l’a jamais vue porter publiquement le flambeau d’une contestation quelconque. En revanche, elle n’aurait jamais raté la messe dominicale dans la basilique du Sacré Cœur, ni court-circuité le chemin de croix du Vendredi Saint.

Assidue à la confession dans la petite chapelle annexe de Saint Joseph, elle n’appréciait que moyennement les manifestations festives, y compris religieuses comme Pâques ou Noël. Encore qu’il lui arrivait parfois au début des années soixante de réunir pour un déjeuner dominical tous ses enfants, leurs conjoints et ses petits-enfants. Mais, en dépit de ces rares instants de convivialité familiale, elle semblait plutôt développer une conception spartiate et janséniste de la foi catholique, inspirant une existence rythmée par la dévotion des saints, de leurs reliques et la glorification de l’usage de la mortification. Bien que d’ordinaire assez chiche, elle faisait régulièrement des dons pour les œuvres de la police, en souvenir de son défunt mari, et pour la fondation des orphelins d’Auteuil du bienheureux père Brottier, dont elle portait des reliques. Elle rendait également de menus services à quelques très vieilles dames du quartier comme Melle Derval dont elle pansait chaque semaine les ulcères, ou encore Madame Duguet, ancêtre incommode, incontinente, borgne et édentée auprès de laquelle elle tenait un rôle de dame de compagnie quasi bénévole. Toutefois, Ces taches peu valorisantes étaient en fait conçues comme des exercices de charité chrétienne, marchepieds vers le paradis.

Dans cet édifiant tableau, il faut ajouter ses fréquentes visites dominicales et pédestres au cimetière de l’Est à Angers. Etant gamin, il m’est assez souvent arrivé de l’accompagner, via le chemin des Noyers et le chemin de la Maitre Ecole. Ensemble, nous nous recueillions sur la tombe commune de Louis,son mari et mon parrain et de Clémence sa mère. C’est là qu’elle repose aujourd’hui. Nous y plantions des pensées. Et systématiquement, des petites pensées sauvages tricolores à dominance violette!

Après deux ou trois prières hâtivement récitées, ces visites sépulcrales nous offraient l’occasion de revisiter l’histoire d’Angers au hasard des stèles ou des sépultures d’anciens édiles de la ville. Nous faufilant de carrés en carrés à travers les sépultures, les ifs et les sapins, notre balade n’était guère troublée que par les sauts furtifs des écureuils qui nous narguaient de branche en branche.  Et dans ce lieu de repos où les bruits de la ville parvenaient assourdis, seul le sifflet lointain des locomotives arrivant sur la gare de la Maitre Ecole en approche d’ »Angers Saint Laud », rompait périodiquement le silence.

Cette promenade intemporelle d’un petit garçon et d’une vieille dame finalement assez joyeuse avait quelque chose d’insolite. Souvent, nous nous attardions  jusqu’à la fermeture du cimetière, chinant ici ou là un épisode marquant de l’histoire de la ville, admirant la facture d’un buste, d’une statue ou tout simplement, nous remémorant les frasques d’un familier défunt, retrouvé au hasard d’une allée.  Ce plaisir de vivre qu’elle semblait se refuser, elle le retrouvait dans ce Père Lachaise angevin. Il fallait voir l’excitation juvénile qu’elle manifestait lorsqu’elle découvrait au détour d’une stèle d’un personnage sûrement important mais méconnu de nous, l’explication du nom d’une rue : ainsi, j’ai pu apprendre devant la colonne commémorative, le détail de la  catastrophe du pont de la Basse-Chaîne le 16 avril 1850, au cours de laquelle périrent, victimes d’un phénomène de résonance, 225 soldats du 11ième Léger.

C’est ainsi qu’elle me fit admirer la chapelle funéraire de la famille Cointreau, créatrice au 19ième siècle de la liqueur du même nom ou encore l’étonnant monument à la gloire de Jules-Eugène Lenepveu (1819-1898), artiste peintre et créateur des plafonds de l’Opéra de Paris et du théâtre d’Angers. Et tant d’autres encore !  Si j’évoque ces souvenirs, ce n’est pas tant pour signifier que « Mémé » cultivait une sorte de goût morbide pour le culte des morts,  mais plutôt pour assurer une transition avec un aspect trop méconnu de sa personnalité : sa soif de culture et de connaissances. Une sorte de libido sciendi

Après son certificat d’études primaires qu’elle passa brillamment et que j’ai évoqué dans un billet du 19 novembre 2011, elle aurait, dans un autre milieu que le sien, poursuivi des études au lycée. Aussi, son placement comme « bonne » chez les autres fut à l’origine d’une frustration qu’elle éprouva sa vie durant et s’efforça de surmonter en profitant de toutes les occasions pour se cultiver. Le cimetière et ses monuments en constituaient une, certes déconcertante mais réelle.

Bien entendu, elle avait aussi le goût de la lecture et de l’écriture. Mais, sans grand moyen financier et sans doute échaudée par l’arnaque dont elle avait été victime en souscrivant aux emprunts de guerre garantis sur l’or entre 1915 et 1918, elle n’a jamais pu ou ne s’était jamais autorisée à se payer les livres dont elle rêvait. Aussi, elle récupérait et lisait avec gourmandise tous les textes qu’elle pouvait se procurer, peu regardante sur les sujets développés, pourvu que cela fût lisible. Les quelques livres qu’elle possédait étaient disposés dans une petite bibliothèque, elle-même récupérée de seconde main.

Mémé, par souci d’économie plus que par désintérêt, n’achetait, ni journaux, ni magazines mais elle attendait avec impatience la visite hebdomadaire de Germaine Gallard, sa belle sœur, qui lui apportait de vieux numéros de Paris Match, de Mode &Travaux, de l’Echo de la Mode et de Point de Vue, Images du Monde. Germaine, grande lectrice de revues traversait la ville en bus du chemin des Muses près de la Baumette où elle demeurait jusqu’à la rue Desmazières pour visiter presque chaque semaine Adrienne. Parfois Germaine qui aimait voyager allait chez ses enfants, à Belle Ile en Mer, par exemple, et c’est avec impatience qu’Adrienne attendait son retour!

Vers la fin des années soixante, Mémé posséda un vieux poste de radio à lampes, qu’il m’arrivait empiriquement de « dépanner » : en dépit d’un son nasillard, elle se régalait d’écouter la musique mais aussi  les informations politiques dont elle était avide. Dans la dernière phase de son existence, elle découvrit et apprécia la télévision. 

Ainsi, Mémé habite mon enfance, mon adolescence et le début de ma vie de jeune homme. Celle de mes soeurs également, mais probablement avec un autre regard. Si nos plus anciens souvenirs d’enfance ont d’abord pour acteurs nos parents, elle est également très souvent présente. D’ailleurs, il me semble l’avoir toujours connue, et toujours connue veuve alors qu’elle ne le devint qu’en 1951 : j’avais alors deux ans! 

Le souvenir qu’elle m’a laissé n’est pas celui d’une personne tourmentée et retorse, fidèle à la caricature que  l’on fit parfois d’elle. Il est vrai que nos relations n’étaient que celles, classiques, d’un petit-fils et d’une grand-mère. Lorsque les autres l’appelaient avec une déférence mâtinée d’ironie  « Madame Turbelier » par allusion à sa rigueur et à son conservatisme affiché, moi, je savais la part de simulation amusée qu’elle cultivait. J’ai assez vite compris qu’elle n’ était « bigote » que pour survivre dans un quartier – celui de la Madeleine – où l’emprise cléricale était incontournable. En outre, si elle avait la réputation, en partie justifiée, d’être assez pingre, il faut rappeler à sa décharge, que l’époque était financièrement difficile pour une mère de famille sans fortune. Le salaire de son mari, policier municipal était modeste et les aléas de la vie n’étaient couverts ni par la sécurité sociale, ni par des assurances abordables. Le tout, dans le contexte de la crise économique des années trente, immédiatement suivi d’une occupation allemande particulièrement éprouvante. En tout cas, je n’ai pas connu cette avarice postulée car ses rapports avec moi n’étaient pas d’ordre monétaire. Ce qu’elle me donnait produisait presque toujours l’émerveillement escompté, non en raison de sa valeur marchande mais des explications qu’elle fournissait à l’appui. Peu importe, que son cadeau fût le plus souvent recyclé, c’est précisément ce qui lui donnait de la densité, en cette époque où le consumérisme n’était pas roi. Le fait de jouer au meccano avec des pièces manipulées vingt ans auparavant par mes oncles constituait une porte ouverte à l’imagination, encouragée par l’anecdote qu’elle savait opportunément distiller, ajoutant encore au mystère de cette mécanique rouillée.

C’est à ce type d’ambiance chargée d’émotions que j’attribue ma conviction du lien intime existant entre le passé et le présent. Je me revois, attablé au milieu d’assemblages d’un vieux meccano au centre de l’unique pièce de vie de l’appartement du 20 rue Desmazières. Ces souvenirs d’un monde à jamais englouti, dont témoignaient ces vieux jouets, ont contribué à forger mon goût pour l’histoire. C’est au gré de ces circonstances qu’est née entre Mémé et moi, une sorte de « complicité de soldat de plomb » qui m’a fait découvrir une personnalité, parfois discutable voire contestable, mais toujours singulière, exigeante et beaucoup plus complexe que ne pouvaient le laisser supposer les apparences.  Je pense aujourd’hui, sans prétendre avoir élucidé toute sa vérité, qu’il y avait une continuité – j’oserais même dire une « unité » entre la jeune femme mélancolique de la photographie de 1920 et celle perpétuellement vêtue de noir, qui me confectionnait un chocolat au lait en grattant avec le couteau de son défunt mari, une tablette de pâtissier.

Premier né de ses cinq petits enfants, et de surcroît, premier garçon, je ne conteste pas qu’elle ait manifesté à mon égard – et aussi à l’égard de ma cousine C. –  une certaine préférence par rapport à mes sœurs et aussi par rapport à mes cousins. S’agissant de ces derniers, il est vrai que l’éloignement géographique en était certainement la cause car elle les voyait moins souvent. En outre, conforme aux standards de sa génération qui honorait la force virile des combattants de 14, elle favorisait les garçons. En tout cas, c’est à elle que je dois d’avoir su lire et écrire très jeune, avant même d’avoir atteint l’âge de l’école primaire. En convalescence chez mes parents – au 49 avenue René Gasnier à Angers – après une intervention chirurgicale à la thyroïde à la suite d’une maladie de Basedow, elle occupait pour partie son désœuvrement forcé à me familiariser à la lecture, chaque fin d’après-midi après mon retour de l’école maternelle tenue pas Soeur Elisabeth.

Ses efforts furent couronnés de succès puisque je fus d’emblée intégré au cours élémentaire et donc dispensé de la classe préparatoire. C’est d’ailleurs elle qui m’accompagna lors de la rentrée des classes en 1955 à l’école primaire Saint Augustin, rue du Colombier à Angers, où mon premier instituteur, Monsieur Cragné fut celui là même, qui vingt cinq ans plus tôt avait enseigné à mes oncles Albert et Georges. J’ai déjà évoqué ici cet instituteur « libre » assez atypique et vieillissant, qui se définissait lui-même comme un ancien de 14-18 et  qui prenait prétexte de toute discipline scolaire pour nous raconter sa guerre …

Outre ces anecdotes, le souvenir de Mémé ressuscite toujours, comme surgissant d’une vieille boîte de Pandore, un monde aujourd’hui totalement disparu, fait de sons familiers, de parfums tenaces d’un autre temps, de lieux désormais introuvables et de fantômes, « figures » familières du quartier  de la Madeleine comme la mère Duguetqui tint un bistrot rue Desmazières jusque dans les années cinquante, Mademoiselle Derval qui vivait dans une saleté repoussante au milieu de meubles de style, ou encore « Nathalie » sa méchante et laide propriétaire qui, dans ce milieu clos, tenait le rôle de la sorcière invisible et maléfique.

Lorsque mes parents s’installèrent au 6bis rue de Messine en 1955 , la maison qu’ils avaient fait construire, se trouvait « à vol d’oiseau » à environ 500 mètres de chez Mémé. Ainsi, durant une grande partie des années de mon enfance et de mon adolescence, elle vint presque quotidiennement l’après-midi chez sa fille, où elle occupait son temps en tricotant et en bavardant. Bavardage auquel il m’arrivait de m’associer de retour du lycée. Je me souviens qu’elle s’éclipsait lorsque l’heure approchait, où, en principe, mon père rentrait à vélo de son travail chez Thomson-Houston. Du moins lorsqu’il n’avait pas de réunion syndicale en ville, ce soir-là!

Plus tard, adolescent, je me rendais fréquemment chez elle. Dans ce petit appartement qu’elle louait depuis 1920, au premier étage d’un petit immeuble. On parvenait chez elle par un sombre et froid escalier d’ardoise. Et là, on discutait de tout et de rien  mais Mémé ne fut jamais la confidente de mes premiers émois amoureux. Sa conception puritaine de la vie m’interdisait d’aborder devant elle mes premiers flirts. Pour elle, je demeurais le petit garçon auquel elle enseignait la lecture dix ans plus tôt. Aussi m’arrangeais-je toujours pour qu’elle ignorât ou qu’elle fît semblant d’ignorer mes amours adolescentes, quitte à faire un détour de plusieurs centaines de mètres pour éviter de passer sous ses fenêtres en tenant innocemment une jeune fille inconnue par la main.  

Plus tard encore, alors que j’étais étudiant, elle se retrouva dans une maison de retraite à Angers après un court séjour à Massy, nous nous écrivîmes régulièrement. Mais, là encore, en s’abstenant de susciter des confidences intimes. Je ne crois pas en effet qu’elle ait une seule fois évoqué devant moi ses sentiments pour Alexis Turbelier, tué en 1918, ni d’ailleurs pour son mari Louis Turbelier, qu’elle appelait « ce pauvre petit Louis ».  Parler d’elle, n’était pas dans sa culture. Faire part de ses émotions était encore moins dans l’air du temps… C’était l’époque du sexe honteux, banni, refoulé et coupable, hors de toute visée procréative. Mémé pouvait à la rigueur se plaindre de sa santé, qui le temps passant, devenait précaire, mais elle évitait soigneusement de pleurer sur ses malheurs, ou si elle le faisait, c’était de manière conventionnelle en regrettant la rigueur et la cruauté de la vie.

L’ultime lettre qu’elle m’adressa le 9 mars 1973, écrite d’une main qu’on imagine tremblante, fait toutefois un peu exception à cette règle. Encore qu’elle recèle probablement beaucoup de fausses confidences arrachées à sa pudeur face au désespoir d’une existence dont elle avait conscience qu’elle s’étiolait. Entrevoyant la fin, elle devenait un tout petit peu plus diserte :   

«  Oui, j’attendais avec impatience de tes nouvelles. Ici les jours sont longs et les nuits aussi.  Je ne vais pas te dire que je suis habituée mais je me résigne à mon sort puisque je ne peux pas faire autrement. Il faut bien s’incliner. C’est triste de vieillir. J’ai côtoyé la mort bien des fois dans mon existence, mais la mauvaise herbe ne se détruit pas facilement.

Ici, je suis très bien : on m’apporte mon petit déjeuner tous les matins, la cuisine est bonne, le personnel gentil, j’ai des voisines de chambre charmantes.  Je circule dans l’ascenseur, toute  seule comme une Grande. Tous les jours, je vais dire bonjour à tante Marie (une de ses belles-soeurs célibataires)…  »

 » Hier j’ai vu également Louise (une de ses amies). Elle a passé tout l’après-midi avec moi. Nous avons parlé de notre jeunesse, puisqu’elle était femme de chambre en même temps que moi chez Madame Lafourcade. J’ai fait quelques connaissances, entre autres, la caissière de chez Joudon  (magasin de vêtement situé Place du Rallliement à Angers, dans lequel ma mère a travaillé comme vendeuse dans les années 1940) . »  

« Tous les dimanches, j’assiste à la messe à la télé. Le samedi et le dimanche, Albert vient me chercher. Dimanche dernier, nous sommes allés à Villevêques. Ca m’a fait grand plaisir et je rentre pour 7 heures : c’est le règlement. … »

« Je n’aurais jamais du quitter ma maison. Fallait-il que je sois sotte, mais voilà, j’étais malade… Je termine en te souhaitant une bonne réussite pour ton voyage dans l’Océan Indien. Peut-être, pourras-tu m’envoyer de tes nouvelles : ca m’aidera à vivre!»

En juin 1973, Adrienne « Mémé » se fracture le col du fémur … Sa convalescence exige un milieu médicalisé. C’est à l’hospice de Beaufort-en-Vallée dans le Val de Loire, qu’elle fut placée. Malheureusement  les médicaments qu’elle prenait quotidiennement depuis des années pour réguler son « taux de prothrombine » ne la suivirent pas. Et, elle meurt seule le 13 juin 1973 à 8h45 à l’hospice dépendant de l’hôpital de Beaufort en Vallée (49), des suites probables d’un accident de coagulation.   

Il semblerait qu’elle ait eu conscience de ce qui lui arrivait car les derniers mots qu’on m’a rapportés d’elle, auraient été : « Je meurs, je meurs … ». J’aimerais que ce témoignage de ses derniers instants fût authentique. Il serait en cohérence avec sa conception lucide de l’existence et prouverait qu’elle est demeurée consciente jusqu’au bout  ! Maitresse, malgré tout, d’un destin qui lui échappait.

Pour la jeune femme de 26 ans, économe de l’hôpital qui a fait la déclaration de décès, le lendemain à la mairie de Beaufort, elle n’était qu’une vieille femme de 79 ans. Une quasi-inconnue de plus qui disparaissait. Dans les jours qui suivirent, sa dépouille fut rapatriée à Angers. Au moment de sa disparition, je rentrais d’une campagne océanographique dans l’Océan Indien et ce n’est qu’à Orly, le jour de ses obsèques, qu’un ami m’apprit l’événement. Un chapitre important de ma vie se refermait brutalement dans la salle des pas perdus de l’aéroport . On m’informa plus tard qu’elle avait lu mes courriers de l’Ile Maurice et de la Réunion et qu’elle en fut heureuse. Ce n’est que récemment, en août 2009 que je me suis rendu avec mon épouse à Beaufort-en-Vallée, pour découvrir les lieux sur lesquels se portèrent ses derniers regards. En ce début d’après-midi ensoleillé, j’ai arpenté, venant d’un centre ville sans grand caractère, une rue sans vie à l’ombre de hauts murs de tuffeau et d’ardoise, assimilables à ceux d’une prison ou d’une caserne…

Normal qu’elle ait voulu en faire le tremplin de son ultime pirouette et qu’elle s’en soit évadée !  Que faire d’autre que mourir à l’hospice de Beaufort-en-Vallée ?


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