Je ne me souviens pas de la date exacte à laquelle mon grand-père Louis Turbelier (1899-1951) m’a offert le petit camion en bois qui se trouve aujourd’hui sur une étagère de mon bureau, voisinant en bonne intelligence mais sans intention préconçue avec les ouvrages et les biographies de Marie et Pierre Curie, Albert Einstein, Max Planck, Ettore Majorana, Louis de Broglie, ainsi que ceux de Gilles de Gennes (1932-2007), de Roland Omnes ou encore de Vladimir Kourganoff (1912-2006) mes professeurs à la fac des sciences d’Orsay au début des années soixante-dix.
Je sais juste, parce qu’on me l’a indiqué ultérieurement, que le « pépé » l’avait fait lui-même à partir de planches de bois de cagettes de fruits et légumes récupérées en fin de marché à Angers du côté du boulevard Foch.
En réalité, cet oubli n’en est pas un. Il n’est pas imputable à l’obsolescence de mes neurones, qui menace impitoyablement tous les baby-boomeurs de mon acabit. Il est simplement dû au fait que ce cadeau, probablement l’unique jouet que mon grand-père maternel eut le loisir de me fabriquer de ses mains, remonterait à Noël 1950 ou, au plus tard, au jour de mon deuxième anniversaire, en février 1951. Et qu’à cet âge très précoce, la mémoire très sélective fonctionne selon des critères qui échappent à la logique des adultes.
Il se trouve qu’à la charnière des années 1950 et 1951, l’hiver et en particulier le mois de février furent très rigoureux en Anjou. Cela explique en partie que, de cette période lointaine de ma prime enfance, je n’ai guère conservé en mémoire qu’une sensation de froid intense. Presque toutes les autres émotions « inoubliables » s’étant diluées dans d’improbables réminiscences de perceptions réelles ou imaginées à partir de récits postérieurs de ma mère ou de ma grand-mère. Ou des deux conjuguées.
A l’évidence, cette météo exceptionnelle aux antipodes climatiques du réchauffement global aujourd’hui rabâché, m’avait beaucoup plus impressionné que tous les autres évènements de ma vie quotidienne d’alors. Une vie plutôt choyée d’un tout petit garçon, gratifié de l’affection des siens dans une famille modeste, mais ouverte au monde, par les engagements militants de ses parents au sein de la Jeunesse Ouvrière Chrétienne pendant la guerre, puis dans l’action catholique ouvrière et enfin dans le syndicalisme confessionnel.
Dans ce contexte, la rudesse du climat dans les logements ouvriers mal chauffés d’après-guerre n’engendrait pas la tristesse ni d’ailleurs la mélancolie, mais elle laissa durablement des traces dans l’imaginaire des petits enfants. Et ce sont elles finalement qui survécurent à l’usure du temps.
Force est de reconnaitre que le contraste entre le confort spartiate de cette époque et celui dont on bénéficie ‘aujourd’hui est saisissant. Il est même inconcevable pour les générations montantes, addicts aux smartphones, à la télé et aux jeux vidéo, qui d’un « clic » peuvent modifier l’ambiance thermostatée de l’endroit où ils se trouvent.
Jadis, a contrario, en l’absence de chauffage centralisé dans des appartements mal isolés, la lutte contre le froid consistait à vivre calfeutré et emmitouflé dans des pullovers assez raides souvent tricotés avec de la laine récupérée. Restrictions obligent. Et à ne sortir dans les jardins enneigés, que fagotés, de pied en cap, à la manière d’un Paul-Emile-Victor (1901-1995), l’explorateur polaire à la mode du moment.
L’accoutrement composé en outre de la « capuche » et du « cache-nez » de rigueur, était inconfortable mais il fut à l’origine de souvenirs impérissables. Et encore, notre mère étant couturière, les vêtements étaient bien coupés et à notre taille.
En outre, la « bouillotte » de brique chauffée dans le four de la cuisinière à bois et à charbon (boulets) permettait les soirs de trop grand froid d’affronter bravement les draps glacés en attendant que l’édredon de coton, gonflé de plumes, réchauffé à la chaleur humaine ne prenne le relai et n’assure l’équilibre thermique du lit, condition indispensable à une nuit de sommeil paisible…
Ainsi, c’est la température ambiante qui dictait sa loi et c’est elle, qui au détriment de toute autre considération, « imprima » durablement sur nos jeunes cerveaux encore vierges. Dans ces conditions, le jouet du grand-père était sans doute de second ordre.
Confronté à la froidure des temps, tout le reste des sensations voire des émois et des sentiments, y compris ceux considérés légitimement comme essentiels et déterminants pour l’avenir, telle l’affection de nos parents, désertèrent notre conscience instantanée et s’effacèrent dans le bruit de fond des activités obligées donc normales. Comme si ce qui relevait de l’ordinaire était voué à l’oubli dans cet environnement glacial qui mobilisait notre énergie et nous tenait en éveil. Comme si notre regard sur le monde était entièrement circonscrit à la lutte pour se réchauffer.
Un drame, pourtant, bouleversa cet équilibre et rompit cette harmonie précaire. Il endeuilla toute la famille cette année-là et brouilla nécessairement les repères.
A l’automne 1951, ce grand-père bricoleur du dimanche, mourut subitement foudroyé par un infarctus alors qu’il n’était âgé que de cinquante-et-un ans. Je n’avais pas eu le temps de le connaitre, de m’approprier consciemment notre parenté, ni celui de nouer avec lui, les rapports de proximité qu’un petit-fils entretient généralement avec son grand-père!
Louis passa ainsi brutalement du statut de grand-père réel et peut-être de familier attentionné à celui de grand-père virtuel. L’homme théorique supplanta rapidement celui chaleureux de chair, d’os, et de léger embonpoint, auquel le bébé avait dû sourire et babiller. Le garçonnet que j’étais l’effaça de sa mémoire.
Notre connivence mutuelle voire notre complicité naissante s’étaient en fait évanouies au fur et à mesure qu’un autre homme qui, pourtant, lui ressemblait comme un frère, avait pris sa place et comblait le vide de son absence….S’est progressivement dessiné un autre personnage, au travers des histoires bienveillantes et systématiquement édifiantes, qu’on n’a cessé, par la suite, de me raconter à son sujet pour honorer sa mémoire.
De la sorte, je ne saurais plus aujourd’hui identifier le son de sa voix, si jamais on l’avait effectivement enregistrée. Le temps m’avait manqué pour la mémoriser et elle s’était tue pour toujours à l’automne 1951. Sans le recours de la photographie, j’aurais également oublié son visage. Disparurent également du champ de ma conscience, les gestes d’attention qu’il prodiguait au bébé que j’étais.
Enfin, ma bibliothèque olfactive élimina rapidement de son thésaurus, l’odeur de tabac froid qu’en qualité de fumeur de « gris » à rouler il diffusait un peu partout et dont il avait forcément imprégné sa capote et son képi de policier municipal ainsi que son tablier de « petit jardinier de la Treille ».
On m’a raconté qu’il était d’un caractère aimable, paisible, paterne même. Bref, que l’homme était naturellement bon, Je le crois volontiers mais il demeurerait pour moi une sorte d’étranger de ma lignée, en d’autres termes, un inconnu, s’il n’y avait justement ce petit camion verdâtre en bois, confectionné de ses mains qui atteste sans discussion de son existence et de nos échanges d’antan.
C’est sur ce camion que repose désormais la seule certitude dont je puisse me prévaloir à son propos car à travers ce modeste objet qu’il a façonné minutieusement, et auquel il a consacré quelques heures, je sais que c’est à moi qu’il s’adressait et à personne d’autre…
Notre dialogue qui se poursuit en dépit du temps qui passe, emprunte aujourd’hui ce chemin! Et à travers ce lien intemporel – presque charnel – ce petit camion témoigne de notre histoire commune.
Pour autant, Louis a t-il imaginé – intuité – que, par le biais de ce jouet, il continuerait, bien au-delà de sa propre fin, à irriguer ma réflexion et à m’entretenir de notre héritage commun, celui d’une civilisation aujourd’hui en péril?
Pouvait-il concevoir que ce petit camion constituerait pour moi, plusieurs décennies plus tard, un point d’ancrage et une porte entrouverte sur l’insaisissable et énigmatique « légende des siècles » et sur l’origine du monde?
Rien n’est certain! Car dans la durée, tout est mouvement et tout disparait sauf l’éphémère.
Je présume en tout cas, sans pouvoir l’expliquer que le choix de ce petit camion de dix-sept centimètres de long sur huit de large aux roues en pièces de monnaies trouées des années 1920, n’est pas anodin. Ni même innocent! Même si, dans cette France d’après-guerre qui n’avait pas encore franchi le cap de la consommation de masse, l’objectif de Louis était initialement – et probablement avant tout – d’offrir un jouet, absent des rayonnages des magasins ou trop couteux, à l’ainé de ses petits-enfants.
Quoiqu’il en soit, sans peut-être l’avoir clairement anticipé, Louis construisit, une « machine à remonter le temps ». Un cadeau d’autant plus utile et précieux, qu’on engrange les années, qu’elles finissent par peser ostensiblement et que les inconvénients qui en résultent, ont une fâcheuse tendance à se multiplier.
A ce stade de mon récit, une pause s’impose!
A cet instant, j’imagine que les rares lecteurs de ce billet – ceux qui, indulgents, m’ont accompagné jusque là – envisagent sérieusement de quitter le navire, autrement dit de snober leur écran pour passer à autre chose. Je les comprends car moi-même, je me demande où va me conduire cette histoire de grand-père bricoleur qui colonise ma mémoire impudemment à son insu et à la mienne!
A force de circonvolutions autour de ce fantomatique camion, on finirait presque par l’oublier sur son étagère. Un peu comme on oublie Arthur Rimbaud quand on lit Rimbaud dans « Une saison en enfer » ou dans les » Illuminations ». Un peu comme on rate le génie du poète de Charleville-Mézières quand on veut, à toute force, donner sens à sa vie erratique et élucider les motifs qui l’ont poussé à s’égarer à Aden et à Harar avant de mourir, cul de jatte, cancéreux et gangreneux à Marseille…Un peu comme si on le croisait sans suspecter la force révolutionnaire de son écriture et surtout sans percer d’autre secret que ceux dont on est soi-même habités! C’est tout ce qui caractérise mon camion d’enfance, une recherche de réponse à une lancinante interrogation qui n’en exige peut-être pas ….
Peut-être qu’en se baladant un été avec lui, guidé, par exemple, par Sylvain Tesson, ce serait plus clair. Mais rien n’est moins sûr!
Que puis-je écrire concrètement de ce camion?
Que c’est en 1975, au décès d’un mes grands oncles paternels, Auguste Cailletreau (1892-1975), chauffeur dans le service de santé des armées pendant la Première guerre mondiale, que je compris grâce à une photo-carte postale datée d’avril 1916, que mon petit camion en bois était une reproduction bricolée et simplifiée du célèbre camion Berliet « CBA ».
Un de ces camions qui circulèrent en grand nombre sur la Voie Sacrée entre Bar-le-Duc et Verdun au cours de cette terrible année 1916.
Le plus souvent « carrossé en plateau bâché à ridelles », ce camion fabriqué à grande échelle dans les ateliers Berliet de Lyon et Vénissieux était destiné en priorité à l’armée française. « Simple et robuste », il pouvait transporter une charge utile de plusieurs tonnes et être équipé de support de batterie DCA. Il fut donc partie prenante des combats, outre sa participation déterminante à l’approvisionnement de Verdun en 1916…Ce camion contribua ainsi à la victoire de la bataille de Verdun.
En tant que véhicule du service de santé des armées, il pouvait également accueillir un bloc opératoire et des appareils de radioscopie, pour localiser les impacts des balles et les éclats d’obus dans les blessures ensanglantées des poilus.
Marie Curie elle-même qui, avec sa fille Irène Curie, mit son savoir faire au service des blessés de guerre sur le Front, fut d’ailleurs photographiée au volant d’un de ces camions, qualifiés pour la circonstance de « Petites Curie« …
C’est donc assez naturellement que mon grand-père, ancien combattant des derniers mois du conflit trouva là l’inspiration patriotique pour me fabriquer ce petit camion. Le temps aidant, il est devenu, à mes yeux, une sorte d’emblème ou de drapeau d’une Nation française combattante, fière d’elle-même et créative. Une Nation, de nos jours, actuellement controversée dans sa quintessence, sa culture, les principes universels qu’elle donna au monde et son histoire, et dont l’existence même se trouve menacée par des vagues d’obscurantisme importé.
Mon petit camion désormais symbole de résistance nationale, survivra comme il traversa discrètement toutes les périodes parfois dangereusement turbulentes de l’après-guerre et qu’il résista à tous les changements jusqu’à parfois se faire oublier dans un angle mort des rayonnages de ma bibliothèque…
Jusqu’à se réfugier silencieusement et en bonne compagnie auprès de Marie Curie.
Il n’y a pas de hasard!
Quelle est, en effet, la part du hasard dans le fait que ma petite-fille âgée de deux ans et demi – du même âge que celui que j’avais en 1951 – découvrant le camion alors qu’elle joue avec des personnages « Lego », reproduise l’équipage d’une « Petite Curie » en plaçant spontanément et sans incitation de ma part, un infirmier aux commandes du camion?
Dans la foulée, je me suis permis de lui parler des rayons X, de leurs propriétés et de quelques notions sur les rayonnements ionisants … La base, quoi!
Elle n’y a pas prêté la moindre attention. Elle avait évidemment raison! C’était hors sujet.
Alors, je me suis dit que si je cassais ma pipe d’ici quelques mois – hypothèse de moins en moins réfutable avec le temps qui passe – elle ne se souviendrait sûrement que du réchauffement climatique et accessoirement du petit camion de mon grand-père, son arrière-arrière grand-père.
___
PS: Livres évoqués :
L’œuvre d’Arthur Rimbaud (Un saison en Enfer, Illuminations, etc.)
Un été avec Rimbaud de Sylvain Tesson – Editeur Equateurs parallèles- avril 2021