C’est à la fin du mois de novembre 1835 qu’Alfred de Musset (1810-1857) écrit « La nuit de décembre ». C’est probablement le plus original de ses quatre poèmes « nocturnes » ( Nuit de mai, d’aout et d’octobre), le plus lisible aussi pour le regard d’un « moderne » lecteur qui n’adhère que modérément aux envolées lyriques parfois outrancières du romantisme théâtral de certaines des autres productions littéraires de l’auteur.
Quand il rédige » La nuit de décembre » Musset est alors âgé de vingt-cinq ans et il vient de rompre avec Georges Sand qui fut sa compagne durant quelques mois entre la fin de l’année 1833 et 1834. Une rupture douloureuse bien qu’ils se soient mutuellement trompés. Mais à la différence des trois autres poèmes de « ses saisons de cœur » qui expriment la souffrance affective, réelle ou simulée du poète éconduit – souffrance d’ailleurs passée à la moulinette des standards d’un lyrisme d’époque désormais daté – le propos du poète n’est pas tant de se complaire de sa propre douleur et de ses pleurs que de procéder avec un réalisme saisissant à une sorte de revue de détail des différents épisodes de sa jeune vie.
Rien ne permet d’ailleurs d’imaginer à la lecture des nombreuses strophes de sizains aux rimes riches finement ciselées que l’homme n’en est encore qu’à l’aube d’un parcours de vie qui s’est jusqu’alors incarné dans le dandysme. Il pourrait tout aussi bien avoir l’âge canonique de quelqu’un qui a beaucoup vécu et qui s’efforce, à l’approche de l’échéance fatale, de dresser la chronique passionnelle d’une vie et de ses déboires.
Ce très long poème que je traine avec moi depuis mes premiers Lagarde et Michard, est troublant à de multiples titres. D’une part parce qu’il fait écho, presque deux siècles après avoir été rédigé, à l’expérience de chacun et qu’il exprime un mal-être que tout le monde connait toujours à un moment ou à un autre de son existence. Il étonne d’autre part, par la forme que l’auteur a privilégiée, celle d’un dialogue entre lui-même et un fantôme qui l’accompagne en toutes circonstances, misérable comme lui, malheureux comme lui, généralement vêtu de noir et « qui lui ressemble comme un frère »!
Il s’agit en fait de son double imaginaire, un autre lui-même solitaire. Celui aux multiples visages, qui, à y réfléchir plus avant, escorte et même chaperonne chacun d’entre nous! C’est ce qui nous rend cette poésie si proche et nous émeut!
En ces temps incertains et collectivement suicidaires, où, faute de perspective réjouissante, tout nous pousse au pessimisme, il semble en outre que cette élégie de Musset, empreinte de mélancolie à l’approche d’un hiver qui n’est ici que symbolique, soit de brulante actualité. Le poète tourmenté nous offre l’occasion de nous interroger sur le sens de notre propre condition, sur la solitude mais aussi sur notre capacité à rebondir et à rompre avec l’impérium de l’individualisme agressif, hors de toute injonction métaphysique.
Désormais, plutôt que de commenter, le mieux est de lire d’en larges extraits ! Car que faire d’autre que de se laisser bercer par la quête perpétuelle de soi-même qu’incarnent les errances poétiques de Musset et de s’en imprégner au fil des multiples renoncements et douloureuses séparations auxquelles le poète comme chacun d’entre nous doit finalement s’accommoder pour survivre, à défaut d’y consentir?
« LE POÈTE.
Du temps que j’étais écolier,
Je restais un soir à veiller
Dans notre salle solitaire.
Devant ma table vint s’asseoir
Un pauvre enfant vêtu de noir,
Qui me ressemblait comme un frère.
Son visage était triste et beau ;
À la lueur de mon flambeau,
Dans mon livre ouvert il vint lire.
Il pencha son front sur sa main,
Et resta jusqu’au lendemain,
Pensif, avec un doux sourire.
Comme j’allais avoir quinze ans,
Je marchais un jour, à pas lents,
Dans un bois, sur une bruyère.
Au pied d’un arbre vint s’asseoir
Un jeune homme vêtu de noir,
Qui me ressemblait comme un frère.
Je lui demandai mon chemin ;
Il tenait un luth d’une main,
De l’autre un bouquet d’églantine.
Il me fit un salut d’ami,
Et se détournant à demi,
Me montra du doigt la colline.
À l’âge où l’on croit à l’Amour,
J’étais seul dans ma chambre un jour,
Pleurant ma première misère.
Au coin de mon feu vint s’asseoir
Un étranger vêtu de noir,
Qui me ressemblait comme un frère.
Il était morne et soucieux ;
D’une main il montrait les cieux,
Et de l’autre il tenait un glaive.
De ma peine il semblait souffrir,
Mais il ne poussa qu’un soupir,
Et s’évanouit comme un rêve.
À l’âge où l’on est libertin,
Pour boire un toast en un festin,
Un jour je soulevais mon verre.
En face de moi vint s’asseoir
Un convive vêtu de noir,
Qui me ressemblait comme un frère.
Il secouait sous son manteau
Un haillon de pourpre en lambeau,
Sur sa tête un myrte stérile.
Son bras maigre cherchait le mien,
Et mon verre, en touchant le sien,
Se brisa dans ma main débile.
Un an après, il était nuit ;
J’étais à genoux près du lit
Où venait de mourir mon père.
Au chevet du lit vint s’asseoir
Un orphelin vêtu de noir,
Qui me ressemblait comme un frère.
Ses yeux étaient noyés de pleurs ;
Comme les anges de douleurs
Il était couronné d’épine ;
Son luth à terre était gisant,
Sa pourpre de couleur de sang,
Et son glaive dans sa poitrine.
Je m’en suis si bien souvenu
Que je l’ai toujours reconnu
À tous les instants de ma vie.
C’est une étrange vision,
Et cependant, ange ou démon,
J’ai vu partout cette ombre amie.
Lorsque plus tard, las de souffrir,
Pour en vivre ou pour en finir,
J’ai voulu m’exiler de France ;
Lorsqu’impatient de marcher,
J’ai voulu partir, et chercher
Les vestiges d’une espérance ;
………..
Partout où le long des chemins,
J’ai posé mon front dans mes mains,
Et sangloté comme une femme ;
Partout où j’ai, comme un mouton
Qui laisse sa laine au buisson,
Senti se dénuer mon âme ;
Partout où j’ai voulu dormir,
Partout où j’ai voulu mourir,
Partout où j’ai touché la terre,
Sur ma route est venu s’asseoir
Un malheureux vêtu de noir
Qui me ressemblait comme un frère.
Qui donc es-tu, toi que dans cette vie
Je vois toujours sur mon chemin ?
Je ne puis croire, à ta mélancolie,
Que tu sois mon mauvais Destin !
Ton doux sourire a trop de patience,
Tes larmes ont trop de pitié.
En te voyant, j’aime la Providence.
Ta douleur même est sœur de ma souffrance ;
Elle ressemble à l’Amitié.
Qui donc es-tu ? — Tu n’es pas mon bon ange ;
Jamais tu ne viens m’avertir.
Tu vois mes maux (c’est une chose étrange !)
Et tu me regardes souffrir.
Depuis vingt ans tu marches dans ma voie,
Et je ne saurais t’appeler.
Qui donc es-tu, si c’est Dieu qui t’envoie ?
Tu me souris sans partager ma joie,
Tu me plains sans me consoler !
Ce soir encor je t’ai vu m’apparaître.
……
J’enveloppais dans un morceau de bure
Ces ruines des jours heureux.
Je me disais qu’ici-bas ce qui dure
C’est une mèche de cheveux.
Comme un plongeur dans une mer profonde,
Je me perdais dans tant d’oubli.
De tous côtés j’y retournais la sonde,
Et je pleurais, seul, loin des yeux du monde,
Mon pauvre amour enseveli.
….
Mais tout à coup j’ai vu dans la nuit sombre
Une forme glisser sans bruit.
Sur mon rideau j’ai vu passer une ombre ;
Elle vient s’asseoir sur mon lit.
Qui donc es-tu, morne et pâle visage,
Sombre portrait vêtu de noir ?
Que me veux-tu, triste oiseau de passage ?
Est-ce un vain rêve ? est-ce ma propre image
Que j’aperçois dans ce miroir ?
Qui donc es-tu, spectre de ma jeunesse,
Pélerin que rien n’a lassé ?
Dis-moi pourquoi je te trouve sans cesse
Assis dans l’ombre où j’ai passé.
Qui donc es-tu, visiteur solitaire,
Hôte assidu de mes douleurs ?
Qu’as-tu donc fait pour me suivre sur terre ?
Qui donc es-tu, qui donc es-tu, mon frère,
Qui n’apparais qu’au jour des pleurs ?
LA VISION.
— Ami, notre père est le tien.
Je ne suis ni l’ange gardien,
Ni le mauvais destin des hommes.
Ceux que j’aime, je ne sais pas
De quel côté s’en vont leurs pas
Sur ce peu de fange où nous sommes.
Je ne suis ni dieu ni démon,
Et tu m’as nommé par mon nom
Quand tu m’as appelé ton frère ;
Où tu vas, j’y serai toujours,
Jusques au dernier de tes jours,
Où j’irai m’asseoir sur ta pierre.
Le ciel m’a confié ton cœur.
Quand tu seras dans la douleur,
Viens à moi sans inquiétude.
Je te suivrai sur le chemin ;
Mais je ne puis toucher ta main,
Ami, je suis la Solitude.
PS
1- Le tableau de l’homme solitaire sur un banc, qui illustre le poème, est une œuvre du peintre américain Edward Hopper (1882-1967) considéré comme le peintre de la solitude.
2- Il y a près d’une vingtaine d’années, j’ai eu l’occasion de lire quelques passages de ce poème, à une députée de ma circonscription devenue ensuite ministre avant de s’évanouir vers d’autres horizons. Elle avait souhaité me rencontrer et m’avait surpris dans la salle d’attente de sa permanence de Longpont-sur-Orge, lisant « La nuit de décembre ». Finalement on n’avait pas vraiment abordé le sujet qui justifiait ma présence et qui avait motivé sa demande.