Il était 21h30 ce vendredi 31 juillet 1914, lorsqu’un individu passant sa main armée au travers du rideau du café du Croissant, rue Montmartre à Paris, assassina Jean Jaurès (1859-1914) d’une ou de deux balles dans la tête! Un instant auparavant, les témoins virent un éclair, entendirent deux coups de feu et aperçurent un homme attablé, le dos à la fenêtre doucement s’affaisser sur l’épaule d’un de ses compagnons de table. Une femme hurla alors ; » Jaurès est tué, ils ont tué Jaurès »
Je ne mentionnerai pas ici le nom du tueur, pas plus que celui des douze jurés qui au printemps 1919 acquittèrent ce salopard, et qui, comble de cynisme et d’injustice, condamnèrent « les parties civiles » aux dépens, en l’occurrence, la veuve du tribun socialiste.
On apprit par la suite que parmi ces douze « bons Français » qui portaient leur patriotisme de façade en bandoulière en tirant à titre posthume sur un corbillard, onze avaient été des planqués pendant la guerre. Un seul avait reconnu le meurtrier coupable; probablement le seul ouvrier membre du jury, le seul aussi qui avait été un authentique poilu ayant connu l’enfer des tranchées!
Dans sa grande majorité, le peuple français s’indigna du meurtre de Jaurès, dernier rempart de la paix avant la boucherie qui s’annonçait. L’histoire est bien connue. Et la presse de l’époque ne s’y est pas trompée en affichant en ‘Une » la nouvelle de l’assassinat et l’imminence de la guerre!
Tous n’étaient pas socialistes parmi ceux qui manifestèrent leur peine et leur colère. Loin de là.
Quelques propos déshonorants et indignes furent néanmoins tenus par des personnalités ou des intellectuels de premier plan, généralement proches des nationalistes intégristes de l’Action Française, l’extrême-droite de l’époque, autrement-dit, par les détracteurs habituels du député de Carmaux!
Mais aussi parfois dans les rangs d’anciens amis très proches, tels que Charles Péguy (1873-1914) son « petit » frère en politique et en socialisme, celui qui, à ses côtés et avec Zola, s’engagea sans ambiguïté dans la défense du capitaine Dreyfus à la charnière du siècle.
S’agissant de Péguy, on ne parvient d’ailleurs toujours pas à comprendre, plus d’un siècle après, comment, bien qu’il se soit éloigné de Jaurès depuis quelques années, il ait pu publiquement jubiler à l’annonce de son assassinat. On continue de s’interroger incrédules sur les motifs qui ont conduit ce grand écrivain mystique à l’indiscutable talent, ce philosophe proche de Bergson, cet humaniste et enfin ce patriote courageux, à se fourvoyer à ce point en déclarant que la mort de Jaurès avait suscité chez lui, « une exultation sauvage ». Etre devenu le procureur implacable de la pensée jauressienne ne suffit pas à expliquer!
A t’il regretté ses propos? On ne le saura jamais car, un peu plus d’un mois plus tard, le lieutenant Péguy qui vouait peut-être encore une incompréhensible haine envers celui qu’il avait aimé jadis, périra lui-même courageusement sur le front, lors de la bataille de l’Ourcq à quelques encablures de Paris. Quelques heures avant la première bataille de la Marne. C’était le 5 septembre 1914. Foudroyé comme Jaurès d’une balle dans la tête, Péguy eut-il le temps de se réconcilier avec les mânes du fondateur de L’Humanité?
D’autres adversaires résolus de Jaurès adoptèrent, en revanche, une attitude plus digne: ce fut le cas de Maurice Barrès (1862-1923) pourtant aux antipodes politiques et philosophiques de Jean Jaurès (et très modestement des miennes) qui vint s’incliner devant la dépouille de Jean Jaurès et qui écrivit dans ses Cahiers » Quelle solitude autour de celui dont je sais bien qu’il était (…) un noble homme, ma foi oui, un grand homme! Adieu, Jaurès, que j’aurais voulu pouvoir librement aimer »
D’une manière générale, la France entière pleura Jaurès. Plus de cent-cinquante mille personnes » se rassemblèrent place Victor Hugo, un dimanche d’avril 1919, pour se rendre square Lamartine où fut dressée un buste de Jaurès ». Le peuple imposa finalement qu’il fût inhumé au Panthéon où il repose depuis le 23 novembre 1924.
Atteste d’ailleurs de cette immense et quasi-unanime tristesse nationale pour le héros disparu, cette anecdote du jour du drame, rapportée par Max Gallo (1932-2017) dans la biographie qu’il a consacré au « Grand Jaurès » en 1984. » Dans les minutes qui ont suivi l’attentat, alors que Jaurès était encore étendu, mort, dans le Café du Croissant, un officier, le capitaine Gérard, qui se trouvait là en tenue de campagne décrocha sa Légion d’Honneur et la posa sur la poitrine du supplicié, tandis que la foule dans la rue Montmartre criait son désarroi et sa peine.
» Chaque choix de Jaurès fut en effet du côté de la démocratie, de la liberté individuelle et collective, de ce qu’il appelait la République » (Max Gallo). Militant de la paix, il combattit toute sa vie contre les inégalités de naissance, contre toutes les formes de sectarisme et pour la liberté.
Pour ma part, j’aime à lire et relire son œuvre toujours inspirante et ses discours, non seulement pour leur portée philosophique et politique, toujours actuelle mais aussi pour sa manière d’écrire et de développer des idées. J’aime son style, y compris dans ses anachronismes.
Plus d’un siècle après sa disparition dans une époque où l ‘individualisme, les replis identitaires de toutes sortes, les communautarismes y compris religieux, les intolérances généralisées et les réflexions étriquées, ainsi que les nationalismes agressifs, tiennent le haut du pavé, la parole de Jaurès, passionné de justice, demeure d’une étrange modernité et de clairvoyance.
Son avant-dernier discours prononcé à Vaise le 26 juillet 1914 sur la situation internationale et sur les menaces de guerre est à cet égard un modèle du genre.
A titre plus personnel, je n’oublie pas que Jaurès fut l’exemple de vertu que ne cessait de citer mon père, de conserve avec Eugène Varlin (1839-1871) un communard massacré par les Versaillais. Et si je nourris aujourd’hui un regret, c’est celui de n’avoir pas pris le temps ou trouvé l’occasion de me rendre avec lui, rue Montmartre au Café du Croissant, pour rendre un hommage privé à Jaurès. Mon père en avait exprimé le souhait à maintes reprises dans son grand âge.
Pour lui, l’ancien syndicaliste angevin, l’ancien militant socialiste, l’ancien ouvrier ajusteur-outilleur, ce « pèlerinage » s’apparentait à un devoir, non de mémoire, mais de reconnaissance à l’égard de quelqu’un qu’il percevait comme un des phares indépassables de la libération de l’humanité et de ce qu’on appelait alors « la classe ouvrière ». Une démarche conclusive d’une vie de militantisme et de convictions, qu’il pensait accomplir.
Je partage ce point de vue, mais j’en ajouterai quelques autres…
Malheureusement la mort de mon père, Maurice Pasquier en 2017 nous a pris, tous les deux, de court. J’espère qu’il ne m’en a pas trop voulu!