Depuis quelques temps, de « grands » stratèges, officiers supérieurs en réserve de l’armée française, désormais « demi-solde », ont tendance à arrondir leurs fins de mois en nous gratifiant, avec plus ou moins de pertinence, de leurs analyses géostratégiques sur les médias d’infos en continu. Ils remplacent ceux qui tenaient jusqu’alors le haut du pavé du fait des circonstances épidémiques et climatologiques, à savoir les experts – parfois autoproclamés – de l’épidémiologie ou encore les chantres écologistes du développement durable, de la biodiversité et de la transition énergétique, accessoirement prophètes du suicide annoncé de l’espèce humaine.
Ce qu’il y a de paradoxal dans les discours de ces flopées d’experts, c’est le recours d’une part, à de multiples euphémismes ou litotes pour dédramatiser une réalité souvent sombre et d’autre part – dans le même temps – à des prévisions inquiétantes sur « notre planète », à savoir le pire du pire, c’est-à-dire une « nouvelle extinction des espèces vivantes ». Le tout étant assorti d’accusations ciblées sur les excès coupables du libéralisme débridé et surtout de dénonciations de la rationalité occidentale responsable, selon eux, d’une modernité destructrice. Bref, nous sommes en permanence confrontés à des figures oxymoriques déroutantes, propres à accentuer nos tendances schizophréniques !
S’agissant précisément des retraités galonnés de la République, qui peuplent les plateaux télévisuels depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie de Poutine, il n’est pas inintéressant d’observer que ces spécialistes qui ont troqué leurs rangers pour des charentaises et des cols ouverts ainsi que leurs fusils d’assaut pour des microphones, n’usent plus que très rarement du mot « guerre » pour caractériser la situation. Victimes ou acteurs consentants d’une sorte de déni de réalité, ils se comportent – peut-être à leur corps défendant – à la manière du tyran russe qui masqua l’agression d’un pays souverain en l’affublant initialement du nom « d’opération militaire de dénazification ».
Ainsi en lieu et place de la « guerre » réservée plutôt aux affrontements sanglants du passé, nos savants experts militaires préfèrent employer, selon les circonstances, les termes « conflit de haute intensité » ou encore « opérations militaires extérieures de la France ». Ces dernières sont même identifiées par un petit nom qui ne signifie rien pour le commun des mortels mais qui présente l’avantage d’évoquer précisément la guerre d’un corps d’armée expéditionnaire sans la citer ni la localiser avec précision.
Ainsi les opérations en Lybie en 2011 s’appelaient Harmattan, au Mali en 2013 c’était Serval, Sangaris en République centrafricaine en 2013 et finalement Barkhane au Sahel en 2014 et ainsi de suite. Actuellement en 2022, le renforcement du dispositif militaire effectué pour le compte de l’OTAN par l’armée française en Roumanie est crédité du joli nom d’Aigle. Il s’agit sûrement d’un clin d’œil à la Grande Armée de Napoléon. Lequel à son retour victorieux de l’Ile d’Elbe au printemps 1815 prononça ces mots: » L’aigle avec les couleurs nationales volera de clocher en clocher jusqu’aux tours de Notre-Dame ». Bon ou mauvais présage: c’est selon…
Quoiqu’il en soit, on hésite aujourd’hui à désigner un affrontement armé entre belligérants par le mot « guerre ». Probablement parce la notion même de belligérant est désormais réfutée, sauf par ceux qui en sont directement les victimes innocentes comme aujourd’hui les ukrainiens.
Une opération militaire de dénazification russe en Ukraine en 2022
La guerre est ainsi devenue virtuelle. Plus exactement elle s’apparente pour ceux qui ne sont pas sous les bombes, aux épisodes quotidiens d’une série télévisée. En tout cas, elle ressemble de plus en plus et de manière addictive aux jeux vidéo dont raffolent les préadolescents manipulant de manière compulsive les manettes des Playstation ou des consoles Switch.
Formellement, quelle différence y-a-t ‘il en effet entre la vraie guerre et un jeu vidéo, puisque dans la plupart des cas, il s’agit de tuer un maximum d’adversaires et que les résultats sont comptabilisés sur des écrans?
La réalité devenue fiction ne peut donc plus être définie autrement que par des concepts flous. La notion de « conflit de haute intensité » relève de cette ambiguïté. Laquelle constitue évidemment une entrave à la compréhension d’une situation conflictuelle par le citoyen et donc à sa résolution.
« Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement, et les mots pour le dire arrivent aisément » disait en son temps Boileau …
Qu’est-ce donc au juste qu’un « conflit de haute intensité » en ce premier quart de siècle? Est-ce simplement un affrontement qui ferait appel à des armements de haute technologie numérique, cybernétique, aéroportée ou nucléaire?
Si les moyens modernes de l’artillerie, des transmissions ou de transport de troupes sont effectivement mobilisés ou inclus dans la notion de » conflit de haute technologie », la définition est plus politique. Plus technocratique si l’on ose dire, car ce ne serait pas tant les techniques utilisées que le contexte qui permettrait de qualifier de conflit de haute intensité, des face-à-face guerriers vieux comme le monde mais de plus en plus violents.
Selon le Centre Français de Recherche sur le Renseignement, groupe de réflexion stratégique indépendant, on parle de « conflit de haute intensité », quand « cela implique des affrontements dans lesquels l’existence même des Etats belligérants peut être remise en cause. Ce sont donc des guerres qui mobilisent l’ensemble des moyens humains, matériels, financiers et industriels d’un Etat »!
A cette aune, les deux guerres mondiales du siècle dernier étaient manifestement des conflits de haute intensité. Elles l’étaient comme la prose de Monsieur Jourdain. Néanmoins, une telle définition, un tantinet alambiquée qui fleure bon l’énarchie, aurait-elle été suffisamment explicite en 14-18 pour exacerber le patriotisme de nos poilus jusqu’à mourir pour la France? On peut en tout cas s’interroger…
C’est cette interrogation qui me traversait l’esprit lorsque récemment, assistant à la commémoration de l’armistice du 11 novembre 1918 dans ma commune, un officiant citait la longue liste des soldats tués aux cours de la Première Guerre mondiale. Ils étaient presque tous paysans et pour accepter l’ultime sacrifice, il fallait qu’on leur indique clairement qui était l’ennemi et pourquoi on les envoyait dans une vraie guerre qui devint rapidement une boucherie!
Telles étaient les questions que je me posais, alors que des gerbes de fleurs étaient déposées au pied du monument aux morts du cimetière communal pour honorer la mémoire des millions d’hommes sacrifiés. Questionnement sans réponse satisfaisante alors que la guerre est de nouveau présente sur le sol européen, avec la même sauvagerie qu’il y a un siècle avec son lot de destructions, de charniers et de bombardements de populations civiles. De quel autre mot faut-il user alors que la nature de la guerre demeure cruelle et aveugle, destructrice?
La foule n’était pas massivement présente au rendez-vous de cette cérémonie citoyenne. A sa décharge, on en est à la quatrième génération après les combattants de 14-18 et la dernière, celle des enfants des écoles n’entrevoit plus les horreurs de la guerre qu’au travers d’une périphrase, d’hominidés se battant à mort sur des tablettes et ignore une histoire qui n’est plus officiellement enseignée et qui, faute d’être transmise, ne la concerne pas.
Il va donc falloir que nos stratèges tous issus de l’élite technocratique réfléchissent sérieusement aux mots qu’ils emploient pour enthousiasmer, s’il y a lieu, les futurs soldats de l’an II! L’usage abusif des périphrases et celui des litotes arrangeantes ou encore des métaphores approximatives et trompeuses devraient être bannis. A moins que l’intention soit, à l’exemple des dictatures, d’égarer et d’embrouiller le citoyen.
Une guerre c’est une guerre! Toujours tragique. Rien d’autre… Les dégâts sont de la même ampleur dans le Donbass ou sur le front de Verdun.
Destructions 14-18 : Guerre, Grande Guerre ou conflit de haute intensité?
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PS : Cet article est dédié aux soldats de 14-18 de ma famille ou de relations proches, qui ignoraient sûrement qu’on les avait mobilisés dans un « conflit de haute intensité ». Mais dans une guerre sans merci. J’en ai croisé certains.
Les « morts pour la France:
- Albert Venault (1893-1918) adjudant du 6ème Régiment du Génie – grand oncle maternel
- Alexis Turbelier (1897-1918), caporal du 135ème RI – grand oncle maternel
- Marcel Maurice Pasquier (1895-1915) soldat du 135 ème RI – cousin de mon grand-père paternel
- Léon Elie Toulemon (1889-1914), soldat du 9 ème RI – demi-frère de sang du grand-père de mon épouse
- Georges Duguet (1895-1914), soldat du 32 ème RI –un ami et voisin de mes grands-parents maternels
- Léon Antoine Chauviré (1880-1914) : un cousin éloigné sur la branche maternelle et voisin
- Les frères Paul et Henri Barbin du Lion d’Angers, morts des suites de la guerre: employeurs d’un de mes arrière-grand-pères paternels ,
Les « blessés ou mutilés »
- Marcel Emile Pasquier (1892-1956) cavalier, chasseur d’Afrique, mon grand-père paternel
- Gustave Firmin Debenay (1889-1951) soldat du 125 ème RI grand père de mon épouse
- Lucien Montazel (1898-1989) soldat, blessé de guerre, trépané, cousin du père de mon épouse
- Gustave Boussemart (1891-1938) soldat du 148 ème RI grand-oncle maternel
- Michel Joseph Gallard (1896-1962), sous-lieutenant du 135 ème RI. grand-oncle maternel
Les autres mobilisés
- Auguste Cailletreau (1892-1975), soldat « poilu d’Orient »;grand oncle paternel
- Joseph Cailletreau (1888-1973), soldat prisonnier de guerre; grand oncle paternel
- Ernest Cragné, instituteur, soldat mon premier instituteur
- Albert Théophile Debenay (1894-1975) grand-oncle de mon épouse
- Baptiste Pasquier (1890-1937) cousin de mon grand-père
- Paul louis Joseph Delhumeau (1888-1945), aumônier militaire, cousin
- Louis Turbelier (1899-1951), mon grand-père maternel
Fusillé pour l’exemple
- Maurice Beaury (1892-1915) soldat angevin victime de la bêtise/cruauté de l’état major de son régiment