Avec un tel intitulé on pourrait penser que ce billet ne vise qu’à réécrire besogneusement une parodie des aventures toujours surprenantes, parfois déstabilisantes du célèbre Chat de Philippe Geluck. D’emblée je précise que ce n’est pas le cas… Mon propos, n’a aucun rapport avec les facéties de l’ineffable matou cravaté du dessinateur belge, en tout cas, consciemment ! Mais je n’ignore pas que les aphorismes du félin philosophe influent nécessairement sur la prose de quiconque s’avise de mettre en scène des greffiers. On ne sort pas psychologiquement indemne des griffes rétractables d’un Chat qui énonce avec componction que « logiquement il devrait dire le double de ce qu’il pense, vu qu’il ne pense pas la moitié de ce qu’il dit » !… Tout en reconnaissant avec modestie « dire parfois des choses tellement intelligentes qu’il ne les comprend pas lui-même »…
Bien qu’on s’en défende, il est donc normal de suspecter, en sous-main, la patte pataude et l’esprit délié du Chat du Geluck, d’autant que l’animal est doté d’une curiosité encyclopédique et qu’étant lui-même un peu timbré, il aurait très bien pu s’intéresser aux « timbres » ! D’ailleurs il l’a fait. Mais, seulement à propos du petit carré dentelé qu’on colle en France – et partout ailleurs – sur les correspondances depuis 1849.
Or, le timbre dont il est question ici, n’a rien à voir avec celui qu’on oblitère à la poste ! Ni avec le timbre du tambour. Pas plus qu’il n’est question du « timbre violet » ce petit champignon mauve de la famille des serpentins décrit par Jean-Jacques Paulet (1740-1826) médecin mycologue réputé en son temps… Ce timbre n’entretient enfin aucun lien de cousinage même lointain, avec le terme technique utilisé par les pelletiers d’antan pour caractériser un ensemble de peaux de martre ou d’hermine.
Non ! Le « timbre » dont il s’agit, doit être compris au sens du « Dictionnaire du Monde Rural et des mots du passé » de l’historien Marcel Lachiver (1934-2008). C’est la « cuve », le « cuvier », le « baquet » ou la grande auge en pierre qui servait à faire boire le bétail au pâturage. Ce mot aujourd’hui oublié était d’usage courant dans les campagnes d’Anjou, de Touraine et du Poitou depuis le 15ième siècle. Ainsi, pour signifier que Gargentua était un enfant boulimique, François Rabelais écrivait en 1532 dans Pantagruel: » Aussi luy bailloit-on ladicte bouillie en un grand timbre« .
Dans ce contexte, « le timbre des chats », c’est tout simplement une mangeoire en pierre. L’histoire qui s’y rapporte eut lieu, il y a fort, fort … longtemps, en Pays de Gâtine, au cœur du Haut Poitou à quelques lieues, au septentrion de Parthenay. Une bien étrange histoire, en vérité, peut-être révélatrice et déterminante de ce qui suit! Nous en reparlerons…
Le « Chat » de Geluck est donc totalement étranger à cette histoire. D’ailleurs, on se demande ce que pourrait faire ce matou d’Outre-Quiévrain en pays de Gâtine !
La genèse de ce papier – qu’un chat ne prendrait même pas pour litière – est en réalité assez banale. Tout procède de l’idée ou du constat trivial qu’au lieu de répartir les gens entre ceux qui se réclament de la « droite » et ceux qui idolâtrent la « gauche », on peut obtenir une représentation tout aussi pertinente de la société en définissant deux autres groupes « antagonistes » irrémédiablement non miscibles et non superposables aux précédents: celui des « félinophiles » qui vouent une dévotion exclusive aux chats, et celui des « félinophobes » qui, à l’inverse, se méfient des minets, leur prêtant toutes les tares de la terre et leur imputant une grande part de leurs malheurs !
Tout compromis entre ces deux groupes semble difficile. Il est même admis qu’ils sont, par nature, inconciliables. Les uns prétendant en effet qu’ils ne peuvent jouir d’un sommeil réparateur qu’à côté d’un chat ronronnant, les autres au contraire verrouillant systématiquement tous les huis de leur maison pour interdire l’irruption nocturne – voire diurne – de tout importun pelage, au motif d’une prétendue allergie aux poils ! Ils accusent alors les minous de mille maux ! Et que sais-je encore ? Evidemment entre ces deux coalitions il existe, comme dans le cas de la « gauche » et de « la droite », des conciliateurs, voire des transfuges qui, selon les époques, deviennent renégats ou visionnaires, et s’efforcent en vain de faire cohabiter tout le monde sous un même toit ! Parfois, il le faut bien, ne serait-ce que pour satisfaire aux exigences de la reproduction sexuée commune à tous les mammifères!
Cette « fracture » traverse presque toutes les familles et est fréquemment la source de conflits intimes ou de sourdes mais profondes frustrations…Cette rivalité binaire -bipolaire – est tantôt à la mesure de l’aversion, tantôt à celle des relations de proximité affective que chacun des membres d’une même famille noue, consciemment ou non, avec le ou les chats domestiques du foyer…Et ce quel que soit le croisement dont est issu le chasseur de souris! Un lecteur vigilant aura noté que même au sein de l’espèce « chat », je me garde de parler de « races » pour ne pas froisser les susceptibilités en usant d’un mot qui fait aujourd’hui débat dans notre pays et que certains proposent même de bannir du vocabulaire ! En ces temps troublés où les milices de la pensée sanctionnent le moindre dérapage verbal, il vaut mieux s’abstenir d’user de termes ambigus…
D’ailleurs, dans mon quartier, alors que j’observe un taux croissant de chats de haut lignage au détriment des matous de gouttière, je me garderais bien, par exemple, de dresser des statistiques sur les proportions respectives des uns et des autres, pour ne pas subir les foudres des ligues de défense des droits félins! A coup sûr, elles ne manqueraient pas de qualifier mes innocents comptages d’inventaires « ethniques », ce qui, dans le cas d’espèce, serait une erreur ontologique, s’agissant d’approximatifs dénombrements de baroudeurs solitaires n’aimant pas chasser en meute ou de pauvres hères en quête d’amours furtives, ne cultivant ni l’instinct grégaire, ni l’esprit communautaire ! Encore moins l’esprit d’équipe…
Cette fracture entre « félinophiles » et « félinophobes » existe aussi – donc – dans ma propre famille. Ainsi, ma grand-mère maternelle Adrienne Venault – épouse Turbelier – (1894-1973) qui n’appréciait guère la présence de chats dans son environnement et qui jamais n’en adopta, serait plutôt à classer dans la gent des « félinophobes », alors que ma grand-mère paternelle, Marguerite Cailletreau – épouse Pasquier – (1897-1986) devrait figurer en bonne place dans l’autre clan. Jusqu’au terme de son existence elle vécut en leur compagnie et se levait même presque chaque nuit, pour permettre au minou qui dormait à ses pieds d’aller courir la gueuse dans le jardin de son immeuble.
A proprement parler, Adrienne Venault n’avait pas d’animosité agressive à l’égard des chats mais elle n’entretenait avec eux aucune connivence. Elle s’en méfiait, ne leur concédant au mieux qu’une fonction utilitaire de chasseurs de petits animaux nuisibles. A ses yeux, la traditionnelle « tapette à souris » et son appât au fromage remplaçaient avantageusement et à moindre frais, le prédateur attitré des rongeurs!
D’où lui venait cette réticence ? Peut-être d’un lointain passé, où on lui aurait imputé à tort des vols de nourriture, commis par des chats en goguette dans la cuisine de ses patrons ! A tout le moins une surveillance inefficace. Peut-être aussi, garda-t-elle à l’esprit, sa vie durant, la vision résiliente et horrifiante de pauvres chats happés par des trains au passage-à-niveau tenu par sa mère à Soulièvres ou à Saint-Varent(79) ! Peut-être enfin que les légendes et les jeteurs de sorts du Pays de Gâtine y sont pour quelque chose ! N’est-ce pas dans cette région autour de Parthenay, région d’origine de la famille de ma grand-mère maternelle, que les farfadets se querellaient la nuit au travers des haies bocagères? N’est pas là aussi que sévissaient la méchante fée Mélusine, ainsi que le diabolique Cheval Mallet qui, la nuit, faisait disparaître ceux qui le montaient, ou encore la Galipote qui, autrefois, terrorisait les veillées campagnardes en Poitou?
Mes parents ayant reproduit, chacun de leur côté, la même inclination ou hostilité à l’égard des chats, que leurs parents respectifs, la tentation est forte d’en conclure que ces comportements sont hérités, sans que les circonstances de la vie ou les contraintes spécifiques de chaque époque les aient substantiellement modifiés!
Evidemment, il m’est impossible de trancher quoi que ce soit. Toutefois, pour ce qui est de la défiance marquée d’Adrienne Venault vis-à-vis des greffiers de tous poils, plusieurs éléments troublants me conduisent à l’imputer au premier chef, au Pays de Gâtine, où superstition et religiosité se faisaient mutuellement la courte échelle…Je les livre à la sagacité de ceux qui voudront bien me lire…
Tout d’abord, il convient de rappeler qu’Adrienne Venault, à laquelle j’ai consacré ici plusieurs chroniques, est née le 10 février 1894 à Saint-Loup-sur-Thouet – aujourd’hui Saint-Loup-Lamairé – petite cité médiévale au cœur de la Gâtine « deux-sèvrienne » , sur le périmètre de laquelle s’élève un château édifié au onzième siècle. Ce château, un des plus beaux du Poitou, aurait inspiré à Charles Perrault (1628-1703) le décor du Chat Botté.
Ayant vu le jour à proximité de cet édifice et ayant été employée, quelques années plus tard, dans une gentilhommière voisine – le Château de Repéroux – Adrienne ne pouvait évidemment pas ignorer ce conte. Elle ne pouvait donc méconnaître ni l’astuce, ni les multiples facéties de ce chat singulier, certes fidèle à son maître désargenté, mais trop intelligent pour être honnête ! Un peu voyou en somme, il s’était promis de lui offrir le pouvoir, la richesse et la main d’une princesse. Et ce, en usant de tous les moyens justifiant cette fin heureuse, à savoir la ruse, le mensonge, la fourberie et la mystification. Adrienne, en tira t’elle des enseignements implicites pour l’avenir de ses relations avec la gent féline ? Nul ne le sait…
Une autre légende de la région est plus probante encore quant à la méfiance que nourrissaient peut-être les villageois des siècles précédents – et donc ma grand-mère alors enfant – à l’égard des chats, ces êtres ambivalents et énigmatiques. Une légende qui conforte cette image, d’animaux à la fois câlins et cruels, madrés et imprévisibles, dont il faudrait par conséquent se défier ou se méfier! Cette autre légende, c’est celle du « Timbre aux chats », qui postule qu’on a affaire à des créatures du « diable » qui viennent troubler la quiétude des humains, certains jours de l’année, notamment la nuit du Mardi-Gras…
Plusieurs narrations circulent de cette fable effrayante dans les chemins creux du bocage. Elles convergent toutes. Ignorant l’identité de celui qui, du fond des âges, a pris le premier la plume pour la raconter,et ne souhaitant pas « bricoler » ma propre version en plagiant les récits de mes prédécesseurs, j’ai décidé de reprendre textuellement celle figurant dans un ouvrage de C. Puichaud – un historien régional et avocat à la cour d’appel de Poitiers – édité en 1897…
Voici ci-dessous, un extrait de ce livre « La tradition en Poitou et Charentes », rapportant l’insolite histoire du « Timbre aux Chats » :
« … Le soir du Carnaval, ce sont les chats, qui se réunissent à l’Ormeau Robinet, nœud de routes plus connu sous le nom de Timbre aux Chats, parce qu’il y a dans cet endroit pour l’usage des chats, un timbre, c’est-à-dire une auge. Elle est en granit. L’Ormeau Robinet est au croisement, sur la route de la Chapelle-Saint-Laurent à Moncoutant, de l’ancien chemin de Pugny et de celui qui lui faisant face va se perdre dans les terres.
Le soir du Carnaval donc, le Timbre aux Chats, cadeau du diable, sert à leurs diaboliques agapes. Chacun des félins de la région y dépose les reliefs qu’il a su dérober à ses hôtes. Le lutin fournit le complément du festin. Toute la nuit l’air frémit de leurs miaulements effrayants, du bruit de leurs mâchoires. Malheur à qui les dérangerait ; en un clin d’œil, leurs griffes aiguës déchireraient l’imprudent, leurs dents acérées le dévoreraient.
Maints fermiers dont le timbre a tenté la cupidité l’ont emporté chez eux. Ils ont dû le retourner. Tant qu’ils l’ont conservé, leur maison était hantée. Des animaux inconnus rôdaient autour, interdisant, par leurs cris épouvantables, à ses habitants de retremper dans un sommeil réparateur leurs forces épuisées, bouleversant les travaux de la journée, dévastant les cultures, salissant l’herbe des prés. Les animaux domestiques mouraient d’un mal mystérieux. La ruine arrivait à grands pas. Devant cette malédiction, le coupable réintégrait le timbre à sa place primitive et retrouvait la tranquillité perdue. Le bétail prospérait, les prés verts se couvraient d’une herbe luxuriante, les moissons, merveilleusement, se chargeaient du grain de vie. La ferme revenait au bonheur des vieux … »
Devant de tels méfaits ressassés depuis toujours dans les campagnes poitevines, comment ne pas concevoir à l’égard de ces « petites bêtes » un certain sentiment de phobie? Surtout dans l’esprit des enfants d’autrefois qui n’avaient guère d’autre occasion que l’école pour découvrir – finalement mais relativement tardivement – la rationalité d’un autre discours…Il n’est donc pas improbable que ces légendes du bocage qui forgèrent la réputation de chats malfaisants, aient influencé durablement les comportements futurs de ceux ou celles qui les entendaient au berceau…
En me relisant, je m’aperçois que moi-même, je finis pas douter de l’amitié de la petite chatte qui me regarde en ronronnant , en minaudant aussi, confortablement installée sur la tablette de la petite commode située à côté de mon ordinateur près du radiateur. Je la suspecte de me surveiller avec duplicité, bien qu’elle n’ait pas exigé, pour l’heure, de relecture de mon texte !! Je crois que je prendrais alors la liberté de lui refuser…Quitte à ce qu’elle souffle méchamment à mon adresse.
Diable, on n’est jamais assez prudent avec les vieilles superstitions…Elles finiraient par nous foutre la trouille. Mais le doute bénéficiant à l’accusé, je persiste, malgré tout, à me déclarer « félinophile »… Du moins pour le moment!
PS: Sur la fin de sa vie, j’ai surpris à maintes reprises, Adrienne Venault sommeillant devant une télévision « noir et blanc » avec un chat noir dormant sur ses genoux. Comme quoi on peut moduler et modérer des avis initialement trop tranchés… Ce chat qui s’appelait curieusement « Mao », du nom d’un « grand timonier » aujourd’hui disparu, lui a t-il, ultérieurement, porté malchance? N’étant pas superstitieux, je ne veux pas y croire car ça porte malheur…