Sur la rive gauche de l’estuaire de la Vie, des bornes de bronze, supportant de petits panneaux, disposées le long de la promenade bordant le chenal d’accès au port de Saint-Gilles-Croix-de-Vie, signalent au randonneur quelques-uns des épisodes les plus marquants de l’histoire parfois tragique des marins du crû. Ces hommes courageux, qui, durant des siècles, du printemps à l’automne, bravèrent l’océan pour pêcher le thon ou l’emblématique sardine dont se revendique toujours la cité maritime.
Nul doute que cette initiative destinée à déniaiser l’estivant sur les malheurs, les coutumes et les activités d’antan du village côtier, devrait être de nature à intéresser le chaland parisien, doré à point, si d’aventure, par un jour pluvieux ou brumeux, il se détournait ponctuellement des « bains de mer » ! Si, lassé de lire le dernier « Guillaume Musso », ou trop ébloui par le soleil et l’imprévisible intrigue du romancier, il éprouvait l’irrésistible besoin de suspendre momentanément son « lézardage » sur la plage, pour se dégourdir les jambes et les avant-bras, victimes, à des degrés divers, des crampes provoquées par la tenue prolongée d’un épais livre, allongé sur le ventre, les coudes enfoncés dans le sable.
Pour ma part, promeneur solitaire d’un petit matin, seulement accompagné par le cri éraillé des mouettes rieuses en quête de nourriture et du bruit assourdi des vagues déferlant sur la plage voisine, sur l’autre versant de la dune, j’ai d’autant plus apprécié ces rappels discrets et évocateurs de l’histoire locale, qu’ils compensaient ma vaine recherche, depuis la Jetée de la Garenne, d’un « passeur » sans barque pour franchir la Vie et rejoindre le village. De belles légendes à portée de sandales, comme une sorte de viatique à ma déception de devoir prolonger, de façon imprévue, un parcours pédestre, devenu initiatique par la force des choses!
« Franchir la Vie » sans passeur : impossible gageure ou exercice d’endurance ? Les deux, selon les cas…Besogneux et prudent, j’ai choisi le second.
Contraint de contourner le port jusqu’à l’écluse qui régule en amont le niveau du petit fleuve côtier, j’ai ainsi pu me plonger dans certains événements d’une époque, en partie révolue, où la pêche au large, associée au cabotage dans les pêcheries, rythmait – avec ses traditions festives mais aussi ses drames – la vie du pays de Saint-Gilles-Croix-de-Vie et du littoral atlantique! Une époque oubliée, où la navigation de plaisance, désormais chasse gardée de marins du dimanche, riches et ventripotents, flanqués de rombières, bronzées à la lampe, et liposucées à l’excès, ne colonisait pas encore la quasi-totalité des pontons et des quais, verrouillés par des grilles…Un temps où la criée n’évoquait pas une chaîne de restaurants de fruits de mer …
Ainsi, grâce à ces bornes pédagogiques encore gratuites, ai-je pu apprendre, au détour du chemin, les circonstances au cours desquelles, dans les années cinquante du siècle dernier, l’équipage du « Berger de l’Océan » un thonier de Croix-de-Vie, sur le point de sombrer dans une tempête au larges des côtes d’Irlande fut sauvé in extremis, après des heures de combat contre les éléments en furie et dans l’incertitude du sort tragique qui lui semblait réservé, par les matelots d’un autre thonier.
Un bateau de l’ile d’Yeu, « La Jeanne de Vannes », qui avait entendu son signal de détresse !
Il n’y a pas à dire : le récit des tempêtes, ouragans au milieu de l’océan ou autres tornades ou typhons en mer par des nuits sans lune, ainsi que les naufrages qu’ils causent, persistent à frapper l’imagination, et à nous plonger, mieux que ne saurait le faire la plus « authentique » des crêperies bretonnes – qui aujourd’hui livrent aussi des pizzas – dans l’univers envoutant de la culture des gens de mer et de leur légendaire solidarité…
Une fraternité naturelle, responsable, agissante mais sans autre contrepartie ou remerciement qu’une bourrade amicale et virile sur l’épaule, sans commisération larmoyante lorsque le malheur frappe ! Cette fraternité des gens de mer, c’est celle justement qui, trop souvent, nous fait cruellement défaut sur terre dans nos banlieues gavées de plans d’urgence et d’assistance institutionnelle sans effet. Le marin en péril sait que sa survie et celle de ses compagnons dépendent, à parts égales, de son sang-froid et de l’abnégation des autres, mais il sait aussi que l’inverse est vérifié. L’entraide n’est pas ici un concept dénué de sens et d’expression concrète, comme partout ailleurs, mais une réalité qui s’apparente à une obligation morale, plus et mieux que juridique. C’est cette réalité qu’impose simplement la conscience de l’humanité, qu’on a souvent omis de transmettre aux jeunes désorientés des « quartiers » en leur inculquant dès le plus jeune âge une culture de victime et en leur faisant miroiter des droits citoyens, disjoints de leurs corollaires incontournables en termes de civilités et de devoirs civiques librement consentis et pratiqués…
Parmi les petits cailloux de mythes et légendes, semés avec intelligence par l’office du tourisme gillocrucien, sur ce qui fut peut-être autrefois un chemin de halage – précurseur de l’actuel chemin de bronzage – un panneau a particulièrement attiré mon attention, tant par son intitulé qui est, en soi, tout un programme – « Gare à la Presse » – que par l’histoire qu’il rapporte, qui a trait aux pratiques « discutables » dont usait le roi de France pour recruter des marins pour ses navires de guerre !
En tant que tel, le slogan m’agrée et m’inspire, presque intimement, car comme tous ceux qui, à un moment où à un autre, ont eu à assumer des responsabilités au nom de l’intérêt général – fût-ce à un niveau modeste en ce qui me concerne – je sais qu’il faut se « garer de la presse », c’est-à-dire s’en méfier. Il est de notoriété publique, que la presse est nécessaire à l’exercice de la démocratie, mais il est non moins avéré que de médiocres journalistes, parmi parfois les plus adulés médiatiquement, servent en priorité leur image, plutôt que d’honorer un statut qui devrait les obliger au respect d’exigences déontologiques élémentaires… Les exemples sont malheureusement multiples de ces rédacteurs de presse qui n’hésitent pas à diffuser délibérément des contrevérités ou des vérités déformées, aux seules fins d’apparaître comme des chevaliers blancs, des révélateurs de « faux » scandales prétendument tus par les pouvoirs en place, ou comme des défenseurs de la veuve et de l’orphelin !
Retrouver mon mot d’ordre « Gare à la Presse » sur un chemin de randonnée du port de Saint-Gilles-Croix-de-Vie m’a réjoui, comme si j’y voyais une allusion réconfortante et réparatrice à ma propre expérience de ces sinistres personnages, d’autant plus dangereux qu’ils avancent généralement masqués, parés du devoir sacré d’informer qu’ils détournent au seul profit de leur carrière, de leur propre renommée et d’une communication partisane…
Evidemment, le syndicat d’initiative n’a pas songé à alerter le passant sur cette acception moderne et honteuse du journalisme, lorsqu’il a érigé ce panneau : pourtant, l’affaire qu’il relate ne l’est pas moins (honteuse), puisqu’il s’agit de l’enrôlement forcé des jeunes gens des ports de l’Atlantique dans la marine royale sous l’ancien régime, avant que Colbert (1619-1683) n’y mette fin au début du règne de Louis XIV. En réformant de fond en comble l’administration de la marine royale, Colbert institua en effet « l’inscription maritime » pour les marins susceptibles d’être appelés à servir sur les vaisseaux du roi de France. Cette « inscription maritime » concernait les jeunes des villes et villages côtiers et se substitua donc à cette pratique scandaleuse du rapt des hommes, perpétré « légalement » par les soldats de sa Majesté !
Saint Gilles-Croix-de-Vie qui à l’époque était constitué de deux paroisses a gardé un très mauvais souvenir de ces enlèvements, dont on ne pouvait guère se soustraire qu’en fuyant ! D’où le mot d’ordre « Gare à la Presse » – du nom donné à cette exaction royale – hurlé, avec angoisse, par une population épouvantée. Répercutée de rues en ruelles de la petite cité maritime, l’alerte était donnée dès qu’on apercevait sur la mer, du côté de Pilhours dans l’axe du port, une nef royale au mouillage, entourée de chaloupes et de canots, chargés de soldats en armes, qui prenaient la direction du chenal…
Avant que les envahisseurs n’accostent, les hommes de cette communauté de pêcheurs s’efforçaient de disparaître, ne laissant au village que des vieilles femmes et des enfants en bas âge…Néanmoins, une cinquantaine d’entre eux était en moyenne attrapés à chaque rafle, qu’on ne revoyait jamais ou seulement des années plus tard, vieillis et affaiblis… L’inhumaine « Presse », privant la population endeuillée d’une partie de ses hommes générait la misère et suscitait la terreur…
Rien à voir bien sûr avec les débordements narcissiques et tendancieux de la Presse actuelle qui ne réquisitionne pas manu militari la population adulte pour le compte des armées de la République mais qui prétend simplement l’informer de manière impartiale! Néanmoins, comme les vaisseaux de sa majesté, la presse d’aujourd’hui réquisitionne les esprits et les manipule. Elle s’auto-investit trop souvent de prérogatives qu’elle n’a pas, en diffusant de fausses nouvelles et en « pillant » la réputation et l’honneur de ceux qu’elle cloue au pilori et dont elle fait ses proies! Et ce, au nom d’une mission hypothétique de « redresseuse » de torts! Ce postulat auquel certains journalistes en mal de notoriété adhèrent, introduit une conception erronée de l’information, qui ne vise en fait qu’à asseoir d’avantageuses positions personnelles de prétendus investigateurs, et surtout à renforcer l’assujettissement moutonnier des citoyens, dans un contexte où les principaux organes de presse, soit-disant indépendants, en particulier ceux se réclamant ostensiblement de positionnements « progressistes » fidèles à l’esprit des Lumières, sont financés, de fait, par des banques d’affaires ! Il n’y a guère qu’en matière sportive où les journalistes diffusent les scores réels. Et encore!
Finalement, j’ai bien aimé mes courtes vacances à Saint-Gilles-Croix-de-Vie…pour des palanquées d’autres motifs que la vue réjouissante de ces bornes d’information historique. Saint-Gilles, c’est aussi, « un » des jardins de mes souvenirs…
Juin-juillet 2015