L’effondrement du pont suspendu de Mirepoix-sur-Tarn en Haute Garonne au petit matin du lundi 18 novembre 2019 est un drame qui ne laisse personne indifférent, tout d’abord parce qu’il a provoqué la mort de deux personnes, mais aussi, parce qu’il fait écho à notre propre expérience! En effet, qui n’a pas, un jour, éprouvé des frissons en ressentant les vibrations suspectes d’un tablier de pont suspendu au dessus du vide? Qui n’a pas frémi en circulant sur un pont chahuté par les bourrasques d’un vent violent?
En outre, un tel accident, insolite et effrayant, réveille nécessairement en nous le souvenir d’événements tragiques similaires, vécus par nous mêmes dans un passé lointain ou par nos anciens dans les siècles qui nous précèdent. Comme si, face à son exceptionnelle gravité et à ses conséquences, se rappelait à nous, surgissant du plus profond de nos inconscients, une sorte de traumatisme résilient se transmettant de générations en générations.
Ainsi, dans le drame de Mirepoix, au-delà de l’explication apparemment rationnelle et sans appel, qui, dès sa survenue, a mobilisé les antennes des médias d’information continue dans l’attente d’un autre « scoop » sensationnel, ce qui prime c’est notre compassion sincère et spontanée pour les victimes, auxquelles on s’identifie forcément un peu. Et bien sûr, notre empathie pour leurs proches!
Ces victimes nous ressemblent, tant par leur malchance, leur maladresse ou même par leur insouciance. Voire par leur imprudence coupable. Et peut-être plus encore!
En effet, il s’en est sûrement fallu d’un rien au cours de notre vie, pour que la fatalité ne nous ait mis, un jour, à la place de ces infortunés sacrifiés du hasard, et quelle nous ait broyé, comme eux, sans préavis et sans sommation, dans l’enchaînement tragique et infernal d’un cycle de circonstances, devenu soudainement mortifères.
C’est la raison pour laquelle le chauffeur sans doute fautif, parce qu’il a tenté le diable en franchissant le Tarn avec un camion trop lourdement lesté, mérite finalement autant notre apitoiement, en dépit de sa probable responsabilité, que la jeune adolescente qui, au seuil de sa vie, a péri dans une rivière en crue, prisonnière de la voiture de sa mère qui la conduisait au lycée. Sans même comprendre ce qu’il lui arrivait, elle allait impitoyablement mourir du fait de l’égarement passager et irresponsable d’un conducteur de camion, qui aurait cherché à gagner quelques secondes pour rejoindre un chantier. Tel fut le premier et le seul élément déclenchant invoqué officiellement pour expliquer cet inconcevable drame. N’empêche que les deux victimes sont désormais liées à jamais par la mort qui les a terrassées au même endroit au même moment dans les eaux tumultueuses du Tarn. Elle les a définitivement et prématurément réunies dans la souffrance et par l’impossible travail de deuil que leur disparition a infligé à leurs familles.
Mais, dans le même temps, alors que les autorités publiques venaient de déclarer doctement avec la mine affligée appropriée, que le facteur humain était très certainement à l’origine de la tragédie, elles assuraient, sans doute timorées à l’idée d’être accusées de négligence, que, comme en août 2018 après la rupture du viaduc du Polcevera à Gênes, tous les ouvrages routiers à risque seraient de nouveau contrôlés afin de vérifier leur état de vieillissement.
Les enquêtes judiciaires et administratives ainsi que les expertises techniques détermineront les causes exactes et les responsabilités des différents protagonistes de cette tragédie. Ce n’est pas ici mon propos. D’ailleurs, l’enseignement du passé doit nous inciter à la prudence, car dans ce type d’accidents où l’émotion prend naturellement le dessus dans les toutes premières heures, l’affirmation trop hâtive de causes considérées comme évidentes et univoques, ne constitue généralement pas la seule explication possible.
Près de cent-soixante dix ans après, on ne connait toujours pas avec certitude la cause principale de la catastrophe du pont suspendu de la Basse Chaîne dans ma bonne ville d’Angers, le 16 avril 1850. Était-elle imputable au phénomène de résonance mécanique initiée par le passage au pas cadencé, musique en tête, d’un régiment d’infanterie, ou à l’oxydation des câbles porteurs entraînant la défaillance de leur amarrage au niveau des culées adossées aux berges de la rivière?
En fait, ces deux facteurs se sont certainement conjugués! L’un comme étant la cause première de la moindre résistance du pont, l’autre comme élément précurseur immédiat de ce désastre matériel et humain, au cours duquel deux-cent vingt trois fantassins du troisième bataillon du onzième régiment d’infanterie légère, et deux civils périrent dans la Maine dans des conditions atroces. Selon les témoins, après que les câbles eurent lâché à partir des piles de la rive droite (côté Doutre de ville d’Angers) et que le tablier se fut effondré, les soldats tombèrent les uns sur les autres, dans la rivière, au milieu des gravats et des pavés, en s’embrochant mutuellement avec leurs baïonnettes.
Un troisième facteur doit être aussi être regardé: la fatalité. Pourquoi ce bataillon basé à Rennes et se dirigeant sur Marseille avant d’embarquer pour l’Algérie est-il passé par Angers plutôt que par Le Mans?
En outre, une fois parvenu à Angers en venant probablement de Segré et du Lion d’Angers, pourquoi a-t’il emprunté le pont de la Basse Chaîne au lieu du pont du centre – actuel pont de Verdun – qui avait été entièrement reconstruit après la crue dévastatrice de la Maine de 1843…Ce choix du pont de Verdun aurait été plausible parce qu’il se situait dans le prolongement naturel de la rue venant du Lion d’Angers – la rue LIonnaise – et qu’en outre, le pont de la Basse Chaîne, bien que relativement récent (1839) avait déjà subi de sérieux avatars dès 1841 qui avaient entraîné son interdiction au public pendant deux ans.
Cet exemple montre que « l’arbre des causes » de ces catastrophes présente souvent de multiples arborescences et qu’il est donc beaucoup plus complexe que ne le suggèrent les médias dans les instants qui suivent un drame.
Le fait d’incriminer l’élément le plus aisément identifiable comme étant la seule cause d’un effroyable accident permet en général d’atténuer le sentiment d’irrationalité et d’impuissance qui s’empare des témoins sidérés, et par conséquent de canaliser la fureur populaire vers des présomptions de responsabilité prétendument irréfutables. Pour le pont d’Angers en 1850, c’est le passage au pas cadencé des soldats sur le pont et l’entrée en résonance de l’ouvrage qui servirent d’exutoire momentané.
L’explication paraissait en effet « logique ». Elle fut d’ailleurs la seule pendant longtemps à être retenue. Elle fut même confortée dans l’esprit de la population par une semi-vérité abondement répétée et qui consistait à affirmer que le drame de la Basse Chaîne eut pour conséquence directe l’interdiction pour les armées de défiler au pas sur un pont ! Dans la réalité, cette règle était déjà d’application depuis quelques années. elle fut juste rappelée avec force après l’accident.
Mais les idées reçues ont parfois la vie dure. Je peux, à cet égard témoigner du fait que dans les années soixante du siècle dernier, les professeurs de physique du lycée David d’Angers concluaient leur introduction à la mécanique vibratoire en évoquant le phénomène de résonance et qu’ils illustraient leur propos en citant la tragédie du pont suspendu de la Basse Chaîne. L’exemple local par excellence d’un objet matériel – en l’occurrence un pont suspendu sinistré – excité sur sa « fréquence propre ». En revanche, quand ils abordaient en chimie les questions d’oxydo-réduction, ils ne leur venaient pas à l’idée de faire allusion à la corrosion des ouvrages métalliques, et surtout de prendre un exemple particulièrement suggestif des dégâts que peuvent provoquer l’oxydation et la corrosion…
Disant cela, je ne dis rien car Dieu sait si je les ai appréciés, ces profs de physique-chimie du lycée David, qui ont orienté en grande partie mon destin!
En fin de compte, la mémoire collective n’a retenu de cet épisode douloureux de la Basse Chaîne, que le pas cadencé des militaires faisant vibrer le tablier du pont jusqu’à sa rupture, en oubliant que les câbles ont probablement lâché au niveau des culées d’amarrage oxydées du fait d’un entretien défaillant, avant que le tablier ne fut affecté de soubresauts d’amplitude croissante.
Plus d’un siècle après, ce drame demeurait immanent à Angers.
Pour ma part, c’est ma grand-mère maternelle (Adrienne Turbelier née Venault) qui m’y a sensibilisé et m’en a fait, la première, un récit circonstancié, sans d’ailleurs s’encombrer de considérations techniques qu’elle ignorait. Et ce, dès ma petite enfance alors que je l’accompagnais et que nous déambulions côte à côte à travers les allées du cimetière de l’Est, » le Père Lachaise angevin » (selon la belle expression de Sylvain Bertoldi, conservateur des archives de la ville). Je sus ainsi, très tôt, que nombre de ces malheureux soldats avaient été inhumés ici le 18 avril 1850 en présence de Louis Napoléon Bonaparte.
Bien que n’étant pas elle-même, angevine de naissance, ma grand-mère ne manquait jamais – quand elle allait fleurir la tombe de son époux, mon grand-père – de faire un détour par la colonne commémorative de cette catastrophe érigée en 1852 ou 1853. Je ressentais alors à son écoute un peu de cette émotion éprouvée par les Angevins, mes compatriotes en 1850!
Le drame de Mirepoix-sur-Tarn intervient dans une autre époque.
Les moyens d’investigation pour comprendre ce qui s’est réellement passé, ont considérablement évolué… Demeurent malgré tout des interrogations de même nature sur les causes directes et indirectes de ce drame et sur les motifs de privilégier les unes au détriment des autres…Ou les intérêts de certains à brouiller les cartes!
Demeure également la question de la résonance et de la résilience de ces catastrophes dans notre cœur! Celle aussi du temps long pour accéder à une certaine vérité dans la sérénité et enfin celle de la rémanence et de la persistance des drames dans notre inconscient collectif!
Celle de la justice également… Mais là, il ne s’agit sans doute que d’une illusion, ou à la rigueur d’une utopie!