Ce n’est pas une mince affaire que de ressusciter quelqu’un qui croyait à la vie éternelle, surtout si on ne lui offre qu’un ersatz, à savoir un petit blog, comme substitut à la félicité des élus. C’est sans doute rageant pour celui qui espérait siéger à la droite du Père ! Mais c’est mieux que rien.
Lisant le titre de mon billet, le bon révérend père Jean-Marie Turbellier y aurait certainement vu une certaine forme d’humour complice, avec un zeste d’amicale admiration et de respect distant mais bienveillant. Il aurait raison: c’est le cas et je mise sur son intelligence pour me donner l’absolution! En outre, lui qui connaissait ses classiques aurait sûrement ajouté en latin « Redde caesari quae sunt caesaris, et quae sunt Dei Deo ». Phrase tirée de l’Evangile de Saint Matthieu qu’on peut traduire en français par « Rendez à César ce qui appartient à César, et à Dieu ce qui appartient à Dieu ». Peut-être même, qu’il l’aurait énoncée en anglais, compte tenu de son séjour à Cyrville près d’Ottawa au Canada, comme titulaire d’une chaire théologie aux alentours des années 1900 !
Quelle que soit la langue, il faut en effet rappeler ces règles de bienséance en matière de propriété « littéraire » car, pour ce petit billet, je me suis largement inspiré – pour ne pas dire plus – d’un article publié dans le numéro 3 d’avril 1981 d’une revue malheureusement disparue, « La Chronique des Turbelier ». Sa rédactrice, responsable de la publication était également la présidente d’une association aujourd’hui dissoute, rassemblant « les amis et descendants de François Turbelier », dont la revue était le bulletin de liaison. Il résulte que les informations que je livre, ce jour, sur Jean-Marie Turbellier ne sont pas tout-à-fait originales : elles sont juste traitées (maltraitées) à ma manière ! A ma manière, car il serait injuste d’imputer à la rédactrice d’alors, qui m’a fourni la quasi-totalité de la documentation et de l’iconographie, mes mauvaises intentions qui ne sauraient être suggérées que par le « Malin » en personne !
A ma décharge, je me dois aussi d’invoquer le fait que « la Chronique des Turbelier » n’étant tirée qu’à soixante-dix exemplaires, n’a certainement pas suffi en dépit de sa qualité, à assurer une notoriété posthume, durable et méritée à cet ecclésiastique, dont je ne doute pas qu’il fut certainement un saint homme, même si cet aspect de sa personnalité n’est pas celui qui me motive le plus ! Reprenant les éléments collectés en cette époque « antédiluvienne » précédant l’Internet, je ne fais finalement que contribuer à extraire du purgatoire, ou plus modestement à sortir de l’anonymat médiatique, quelqu’un avec lequel je partage quelques gènes, sinon un certain goût pour l’écriture. Quelqu’un qui fut réputé en son temps comme un exemple d’élévation spirituelle. Elévation à laquelle, ainsi que chacun le sait, je n’aspire aucunement, la considérant plutôt comme un parasitage d’une « nature » digne d’intérêt sans qu’elle ait à s’élever.
Pour autant, ma réserve dirimante à l’égard du fait religieux (en général), ne doit pas être un motif pour renier ou ignorer, ceux qui ont servi leur cause en s’efforçant « honnêtement » de rendre service à leurs semblables, de les instruire ou encore de les soulager de leurs angoisses et de leurs misères. Je pense que le révérend-père Jean Marie Turbellier joua cette partition là, avec talent et désintéressement. Accessoirement, c’est un cousin éloigné du côté de ma mère. Tellement éloigné d’ailleurs qu’à l’instant où j’écris ces lignes, je me demande encore, si, ce lointain cousinage justifie ma démarche. Ce qui est certain, c’est que son seul statut d’ecclésiastique ne m’aurait pas poussé spontanément à m’intéresser à lui ! Mais à l’inverse, ce qui est également patent, c’est que s’il n’avait pas été missionnaire, donc grand voyageur devant l’Eternel, son lointain apparentement à ma famille n’aurait pas suffi pour attirer mon attention. Comme quoi, rien n’est jamais trivial !
A mes yeux, il présentait a priori certains handicaps: d’abord, en ce dix-neuvième siècle où les grandes puissances européennes cherchaient à exercer leur influence sur l’ensemble du monde, l’œuvre des missions, sous des dehors religieux, avait souvent tendance à se confondre avec la conquête coloniale. L’Eglise catholique adhérait globalement à ce projet militaro-économique, et dans son sillage, la plupart de ses fidèles serviteurs, dont probablement « notre » Jean Marie, que je crédite malgré tout d’avoir été de « bonne foi ». Il était juste dans l’air du temps, en croyant aux bienfaits d’un prosélytisme rédempteur au service de Dieu. De nos jours, cette tendance au mysticisme agressif est redevenue une mode que les voltairiens de mon espèce déplorent, sans pouvoir s’y opposer ! Le phénomène est même de nature sociétale comme au bon vieux temps d’avant 1905. Je pense même qu’il est plus dangereux que jadis face à l’activisme extrémiste d’un obscurantisme moyenâgeux de religions nouvellement implantées en France, qui, bien que peinant à se séculariser, maîtrisent les technologies modernes de la communication et de la destruction massive! Le phénomène s’est, lui aussi, mondialisé !
Mais, pour l’heure, je me contente de m’intéresser à Jean-Marie Turbellier et contrairement aux régressions idéologiques contemporaines, la lecture des rares écrits de Jean Marie Turbellier, auxquels j’ai pu accéder, me fait découvrir un homme paisible, sensible et cultivé. Pour tout dire, j’y retrouve dans le style et la saveur des paysages décrits, la même douceur, la même justesse et la même bienveillance que celles qui m’avait frappé dans le passé à la lecture du seul livre que ma grand-mère maternelle m’ait transmis. A savoir un ouvrage intitulé « Mes paysans chinois » rédigé dans les années 1920 par un missionnaire, le père Hugon. Dans une langue magnifique, le prêtre tué en Chine en 1930 par les seigneurs de la guerre, y décrivait la vie à la campagne du côté de Hai-Tchéou dans le Kiang-Sou septentrional et son récit dégageait une étonnante saveur d’humanité et d’authenticité dans le décor pour le moins trouble de la Chine ancestrale.
La lecture de la prose de Jean-Marie m’a produit la même sensation d’efficacité dans la simplicité, que celle du missionnaire sinologue, mais à une différence notable près : son récit se situait au Canada dans la région d’Ottawa et portait sur la montée du printemps en avril 1898. Je ne résiste pas à l’envie d’en reproduire ici un extrait :
« … Le printemps commence à nous envoyer les doux rayons de son soleil, bienfaisant. Les arbres reverdissent et la terre desséchée fait germer les semailles déposées en son sein. Aussi il faut voir, depuis une quinzaine de jours, l’activité de nos braves jardiniers canadiens. C’est à qui aura les premières primeurs. Les châssis s’étendent au soleil du midi, cachant dans leurs couches chaudes, les plans de concombres, melons, salades, poireaux, choux, tomates etc. déjà bons à transplanter. C’est la fortune et par conséquent le sourire de nos gens. Pendant l’hiver, ils ont dépensé dans leur « at home » (maison) l’argent gagné à la belle saison, maintenant ils attendent la bourse vide qu’une bonne récolte vienne la remplir. »
Il poursuit : « Si je ne craignais de ne passer pour un démodé, je vous reparlerais des plaisirs et des amusements de l’hiver ; de mes courses en traineau à travers des chemins impossibles, ou si vous le voulez mieux, à travers des montagnes de neige et de glace. Mais vraiment, parler de ces choses en plein soleil, c’est bon pour donner des frissons et pour s’exposer à faire fondre des gens debout ; c’est pourquoi j’aime mieux renvoyer à plus tard ce récit quand la saison en sera revenue … »
Une telle virtuosité dans l’écriture d’une lettre adressée à sa « très chère et bien-aimée mère » n’est pas le fait d’un moine-soldat colonisateur mais d’un homme de culture, tout à la fois ingénu et ébloui par la beauté de la nature et de ses variations. Aussi, en dépit de sa qualité de prêtre et de missionnaire et donc de son profil assez différent de ceux que, d’ordinaire, j’ai plaisir à croquer, j’ai pensé qu’il ne fallait surtout pas l’exclure de mes modestes chroniques. Lesquelles n’ont pas pour finalité d’instruire des procès en sorcellerie ou en béatification : c’est hors de mon propos !
D’ailleurs, plusieurs hommes ou femmes d’église, dignes d’intérêt à divers titres sont déjà venus égayer mes articles, en particulier la très pieuse Marie Turbelier (1854-1926) la sœur de mon arrière-grand-père Alexis Turbelier, qui entra en religion à vingt-deux ans au sein de la communauté de Saint-Martin-la-Forêt sous le nom d’Anne de Jésus – voir mon billet du 16 novembre 2012 – et le chanoine Felix Fruchaud (1856-1954) l’emblématique curé de la Madeleine d’Angers au début du siècle dernier – voir mon billet du 7 novembre 2011. Avec délice, pour compenser ces excursions cléricales catholiques, je commenterai sûrement ici un jour les quatrains ou robaïyat d’Omar Khayyam, le « Gainsbourg persan » des débuts du deuxième millénaire, paradoxalement nourri de la philosophie islamique d’Al-Fârâbî et d’Avicenne !
Présentement, il s’agit de Jean-Marie Turbellier, notre cousin dont la vie fut un perpétuel grand écart entre les siècles et les civilisations ! Cousin certes, mais très éloigné, puisqu’il semblerait que les plus proches de nos ancêtres communs remontent à la charnière des 17ème et 18ème siècle, en l’occurrence à François Turbelier (1653-1743), journalier dans la région des villages de la Rouxière et de Saint Herblon sur la rive droite de la Loire près d’Ancenis, et à son épouse Jacquinne Joubert (1664-1740). Nos branches familiales se sont séparées depuis – grosso modo- le début du 18ième siècle, tout en restant géographiquement très proches. Nos histoires respectives durant les deux siècles qui suivirent, se jouèrent cependant à moins de trente kilomètres de distance de part et d’autre de la Loire. Dans ces conditions, il n’est pas impossible que quelques maillons baladeurs de ces deux branches, constitutifs de bouts de génomes encore inexplorés, rajoutent quelques éléments de consanguinité…
Outre la pureté du style de son écriture, qui, je le reconnais, m’a séduit d’emblée, et qui atteste d’une grande clarté de la pensée, deux aspects de sa personnalité ont particulièrement suscité mon intérêt. Tout d’abord, son attrait indiscutable pour les voyages lointains et pour l’aventure, qu’il a satisfait en partie à travers sa vocation de missionnaire, ce qui, au 19ème siècle, n’allait pas sans prendre quelques risques personnels et sans un certain courage. Cet appétit d’horizons nouveaux se doublait d’une soif de connaissances d’autres civilisations, qu’il observait, semble-t-il, avec des lunettes modernes d’un ethnologue d’avant l’apparition du structuralisme mais avec le recours de la théologie de son temps.
En second lieu, ce qui semble identifier – caractériser- Jean-Marie Turbellier, c’est l’absence d’ambition personnelle autre que celle d’accomplir son « devoir » à l’égard des hommes et donc, selon lui, à l’égard de Dieu, omniprésent dans ses pensées. Ainsi, en témoigne le fait qu’à la fin de sa vie, il a refusé « pour rester dans le rang » d’être nommé évêque. Ce désintérêt affiché pour le pouvoir et les honneurs n’impliquait pas qu’il renonce aux responsabilités : bien au contraire, nombreuses furent celles qu’il assuma au cours de sa vie ecclésiastique, sociale et familiale, mais toujours, avec en arrière-plan, le dévouement à la cause qui l’habitait. Jamais, semble-t-il, il n’envisagea de contrepartie pour lui-même … Ceux qui l’ont côtoyé soulignaient sa grande modestie. Elle fut confirmée par certains de ses proches, petits neveux ou petites nièces, interrogés en 1981.
Pour toutes ces raisons, qu’on soit ou non aux antipodes de ses options confessionnelles, l’homme mérite qu’on lui consacre un chapitre, en évitant de tomber dans le travers politiquement correct des imprécations de ces procureurs moralisants, confortablement installés dans leur fauteuil, qui réécrivent l’histoire de ces missionnaires évangélisateurs en analysant leur épopée à l’aune des critères postcoloniaux d’aujourd’hui. Je suis farouchement anticolonialiste et, pourtant, je ne m’associe pas à ceux qui crient « haro » sur ces hommes et ces femmes téméraires qu’on assimile parfois et honteusement à des tortionnaires en soutane, suppôts des esclavagistes ! De ce que je sais, Jean-Marie Turbellier n’avait rien à voir avec ces exécuteurs de basses œuvres : il était modestement de la trempe des grands aventuriers des temps modernes.
Mais, il est temps de dévoiler qui était concrètement Jean Marie Turbellier !
Né le 2 mai 1868 au lieu-dit le Grand-Boulay sur la commune de Mésanger, un village de « Loire Inférieure », situé sur la rive droite du fleuve au nord d’Ancenis, Jean Marie Turbellier voit le jour dans une famille terrienne modeste mais disposant tout de même de moyens pécuniaires, intellectuels et culturels significatifs. Son père Pierre Turbellier, laboureur appartenait vraisemblablement à la classe moyenne paysanne qui vit le jour au 19ième avec l’explosion de la mécanisation agricole. Sa mère Perrine Lambert n’exerce pas de profession déclarée mais elle sait lire car c’est à elle qu’il adressera trente ans plus tard de longues lettres sur sa vie dans les missions. Sa déclaration de naissance à la mairie de Mésanger est effectuée par son père qui est accompagné pour la circonstance par deux de ses voisins et collègues laboureurs. A noter que la belle signature du père au bas de l’acte d’état-civil n’est pas celle, hésitante, de quelqu’un qui n’aurait appris qu’à apposer un paraphe sur un papier officiel. Il sait lire et écrire. On peut, de plus, supposer que ses parents, héritiers de la culture des Guerres de Vendée sont des catholiques pratiquants de tendance traditionnaliste, comme c’était souvent le cas dans les provinces de l’ouest.
Jean-Marie Turbellier est le septième enfant du couple, après Pierre-Etienne (1859-1879), Prosper-Edouard (1860), Marie-Mélanie épouse Joufflineau (1862-1963), Justine-Ernestine épouse Carry (1864-1941), Alexandre-Pierre décédé à un mois en 1865, Philomène-Marie épouse Auneau (1867). Après lui, la famille aura encore deux garçons, Toussaint-Julien (1869-1878) et Constant-Alexandre-Joseph (1879-1917). Au total, le couple Pierre Turbellier-Perrine Lambert aura mis au monde neuf enfants, dont deux au moins décéderont en bas âge.
Le plus jeune de ses frères, Constant Turbelier deviendra sabotier et même marchand de sabots à l’enseigne du « Cap Horn » sur le quai de la Fosse à Nantes : mobilisé au 81ième Régiment d’infanterie territoriale à trente-cinq ans passés, en 1914, il sera tué le 28 septembre 1917 en Forêt de Parroy en Meurthe-et-Moselle. Jean-Marie Turbellier, alors âgé de 49 ans, deviendra le tuteur des trois enfants de son frère.
De la jeunesse de Jean-Marie, on sait juste qu’il fit ses études secondaires au collège Saint-Joseph d’Ancenis, sûrement à partir de la fin des années 1870 jusqu’à la fin des années 1880, période à partir de laquelle il se destine probablement à la prêtrise en entrant dans la Compagnie de Marie, celle des missionnaires monfortains fondés au 17ème siècle par Saint Louis-Marie Grignion de Montfort (1673-1716).
Pour la « petite histoire » – la « toute petite histoire » – il se trouve que j’ai effectué ma scolarité primaire dans les années 50, à l’école Saint-Augustin d’Angers dirigée par les « frères de Saint Gabriel », branche éducative des montfortains, et qu’à l’époque la « vie édifiante » de Saint-Louis-Marie Grignon de Montfort était enseignée au même titre que la lecture, l’écriture et le calcul : j’en ai gardé un souvenir ému, mais ce me fut honnêtement moins utile, par la suite, au lycée d’Etat David d’Angers que les disciplines fondamentales. Pendant longtemps, je n’ai donc plus guère évoqué le « grand homme de Saint-Laurent-sur-Sèvre » que pour épater les copains à la fin d’un repas aviné, en le citant avec d’autres stars de la religiosité du Grand-Ouest comme Sainte-Marie-Euphrasie Pelletier, fondatrice de l’institution des « filles perdues » du Bon Pasteur d’Angers ! Aujourd’hui, je suis content de retrouver, le bon père de Grignion, ce vieux comparse un peu chahuté de mon enfance et de ma jeunesse estudiantine, grâce à mon regretté cousin Jean-Marie Turbellier
La Compagnie de Marie dans laquelle se rend Jean-Marie à l’issue de son cursus secondaire comprend à la fois des « pères » et des « frères ». Au moins dans un premier temps, il semble qu’elle l’ait accueilli dans un des hauts lieux de la congrégation, à Pontchâteau (Loire-Atlantique) où le fondateur de l’ordre avait fait édifier un calvaire monumental, objet de pèlerinages christiques annuels réputés dans tout l’Ouest de la France. C’est probablement ici qu’il effectua une partie de son noviciat et qu’il suivit sa formation de séminariste. Mais l’ordre des montfortains, conformément à l’esprit de son fondateur, est d’abord un ordre missionnaire, dont la finalité est de porter assistance aux pauvres et aux malades, et, par l’instruction dispensée auprès des jeunes partout dans le monde, de diffuser la doctrine chrétienne. Outre sa foi – dont il n’est pas question ici de douter – cette ouverture vers d’autres pays et les civilisations « exotiques » sur tous les continents est certainement un des facteurs qui a motivé Jean-Marie à intégrer cet ordre.
Bien qu’il demeure quelques périodes d’incertitudes ou des imprécisions, il est possible de décrire les principales étapes de son « apostolat » . Après son passage à la maison des montfortains de Pontchâteau, on le retrouve en Hollande où il est ordonné prêtre en 1893, là où il a certainement perfectionné ses connaissances en théologie dans un centre de la congrégation des Pères du Saint-Esprit, arborescence éducative de la Compagnie de Marie. Cette congrégation des Pères donnera naissance à partir de 1910 aux Frères de Saint-Gabriel, qui m’ont appris dans leur école du chemin du Colombier à Angers entre 1956 et 1959, pleins de choses « pertinentes » et d’autres moins, que j’ai cru longtemps inutiles, et dont je me sers présentement avec impertinence et compréhension pour rédiger cet article.
Après son ordination, alors qu’il est encore novice, il est affecté successivement à Saint-Laurent-sur-Sèvre au siège de la congrégation, puis à Liège et enfin à Tourcoing. Une fois ses vœux définitifs prononcés dans la communauté des Pères du Saint-Esprit, il est envoyé au Canada où il occupe la chaire de théologie de Cyrville près d’Ottawa. Les rares témoignages de sa part, dont nous disposons, ont été écrits pendant cette période en Amérique du Nord : il s’agit de courriers adressés à ses proches, parfois rédigés sur des feuilles de bouleaux ! C’est peu mais suffisant pour juger de la sensibilité du personnage. Nul doute que beaucoup d’autres correspondances ont dû être envoyées vers la France. Ne serait-ce que pour rendre compte de sa mission auprès de ses supérieurs. Malheureusement aucune n’est en notre possession.
Dommage, car Jean Marie a par la suite fait le tour du monde des implantations missionnaires de sa congrégation, presque toujours à des fonctions de direction dans des endroits difficiles où il s’était porté volontaire : en Colombie où il créa une fondation de l’ordre des Pères du Saint-Esprit dans le district Médina aux pieds de la Cordillère des Andes, puis à Madras en Inde où il fonde plusieurs dispensaires et hôpitaux : son abnégation et son dévouement lui assureront une certaine notoriété et parviendront même à la connaissance de Winston Churchill, un grand connaisseur de l’Inde qui, peu de temps avant d’être nommé premier Lord de l’Amirauté, le rencontrera.
En 1909, alors qu’il n’est âgé que de 41 ans, sa santé donne de sérieux signes de faiblesse, par suite des efforts intenses consentis dans les dix dernières années, des privations subies notamment alimentaires, des conditions d’hygiène parfois rudimentaires et de la rudesse des climats qu’il a des difficultés à supporter. « Il est (alors) rapatrié en France où il subit des opérations délicates » (article de 1981). On ignore de quelles interventions il s’agit, dont, apparemment, il se remet, mais sans être en capacité de postuler à un retour dans les missions du bout du monde.
« Après une convalescence active », il est nommé aumônier de Notre Dame de Larnay à Poitiers, institution gérée par les Sœurs oblates de la Sagesse, fondée par l’abbé de Larnay pour s’occuper des petites filles sourdes-muettes. Il exerce cette fonction jusqu’à la fin de la première guerre mondiale, qui l’affecte durement par la mort de son frère Constant. Ce drame le conduit à s’occuper des trois enfants orphelins en bas âge de son frère. Parallèlement, au sein de sa congrégation, « on lui confie la formation des futurs missionnaires ». Est-ce vers cette époque qu’il refusa d’être consacré évêque ?
En tout cas, en raison d’un diabète probablement ancien et s’aggravant, couplé peut-être à une cataracte, il devint progressivement aveugle, malgré un répit en 1923 à la suite d’une intervention d’« habiles » ophtalmologistes. Mais sa santé continua de se dégrader et il décède le 16 mai 1928. Il n’est alors âgé que de 60 ans mais il était usé. Certains soulignèrent intentionnellement que c’était la veille de l’Ascension…
Il est difficile de conclure une telle trajectoire d’excellence dans un contexte qu’il est presque impossible aujourd’hui d’envisager sereinement: celle d’un intellectuel français, brillant, pragmatique et imaginatif, totalement habité par sa mission et qui consacre sa vie à une cause que le temps a rendu discutable. Ne partageant pas les motivations de Jean-Marie, je ne formulerai évidemment aucun jugement de valeur sur ses choix de vie, pour moi, difficilement compréhensible ! Sauf pour dire qu’il fut cohérent et que je suis admiratif de son parcours ! Peu importe d’ailleurs, il suffit de dire « Chapeau cousin ».
Je ne regrette pas d’avoir un peu dépoussiéré sa mémoire, avec le concours actif de MTG, ma complice habituelle que je remercie chaleureusement pour ses conseils – que je n’ai pas toujours suivis – et pour ses données biographiques et photographiques qui me furent précieuses.