Feeds:
Articles
Commentaires

Posts Tagged ‘éducation’

Ce n’est pas une mince affaire que de ressusciter quelqu’un qui croyait à la vie éternelle, surtout si on ne lui offre qu’un ersatz, à savoir un petit blog, comme substitut à la félicité des élus. C’est sans doute rageant pour celui qui espérait siéger à la droite du Père !  Mais c’est mieux que rien.

Lisant le titre de mon billet, le bon révérend père Jean-Marie Turbellier y aurait certainement vu une certaine forme d’humour complice, avec un zeste d’amicale admiration et de respect distant mais bienveillant. Il aurait raison: c’est le cas et je mise sur son intelligence pour me donner l’absolution! En outre, lui qui connaissait ses classiques aurait sûrement ajouté en latin  « Redde caesari quae sunt caesaris, et quae sunt Dei Deo ». Phrase tirée de l’Evangile de Saint Matthieu qu’on peut traduire en français par « Rendez à César ce qui appartient à César, et à Dieu ce qui appartient à Dieu ». Peut-être même, qu’il l’aurait énoncée en anglais, compte tenu de son séjour à Cyrville près d’Ottawa au Canada, comme titulaire d’une chaire théologie aux alentours des années 1900 !

Quelle que soit la langue, il faut en effet rappeler ces règles de bienséance en matière de propriété « littéraire » car, pour ce petit billet, je me suis largement inspiré – pour ne pas dire plus – d’un article publié dans le numéro 3 d’avril 1981 d’une revue malheureusement disparue, « La Chronique des Turbelier ». Sa rédactrice, responsable de la publication était également la présidente d’une association aujourd’hui dissoute, rassemblant « les amis et descendants de François Turbelier », dont la revue était le bulletin de liaison. Il résulte que les informations que je livre, ce jour, sur Jean-Marie Turbellier ne sont pas tout-à-fait originales : elles sont juste traitées (maltraitées) à ma manière ! A ma manière, car il serait injuste d’imputer à la rédactrice d’alors, qui m’a fourni la quasi-totalité de la documentation et de l’iconographie, mes mauvaises intentions qui ne sauraient être suggérées que par le « Malin » en personne !

A ma décharge, je me dois aussi d’invoquer le fait que « la Chronique des Turbelier » n’étant tirée qu’à soixante-dix exemplaires, n’a certainement pas suffi en dépit de sa qualité, à assurer une notoriété posthume, durable et méritée à cet ecclésiastique, dont je ne doute pas qu’il fut certainement un saint homme, même si cet aspect de sa personnalité n’est pas celui qui me motive le plus ! Reprenant les éléments collectés en cette époque « antédiluvienne » précédant l’Internet, je ne fais finalement que contribuer à extraire du purgatoire, ou plus modestement à sortir de l’anonymat médiatique, quelqu’un avec lequel je partage quelques gènes, sinon un certain goût pour l’écriture. Quelqu’un qui fut réputé en son temps comme un exemple d’élévation spirituelle. Elévation à laquelle, ainsi que chacun le sait, je n’aspire aucunement, la considérant plutôt comme un parasitage d’une « nature » digne d’intérêt sans qu’elle ait à s’élever.

Pour autant, ma réserve dirimante à l’égard du fait religieux (en général), ne doit pas être un motif pour renier ou ignorer, ceux qui ont servi leur cause en s’efforçant « honnêtement » de rendre service à leurs semblables, de les instruire ou encore de les soulager de leurs angoisses et de leurs misères. Je pense que le révérend-père Jean Marie Turbellier joua cette partition là, avec talent et désintéressement. Accessoirement, c’est un cousin éloigné du côté de ma mère. Tellement éloigné d’ailleurs qu’à l’instant où j’écris ces lignes, je me demande encore, si, ce lointain cousinage justifie ma démarche. Ce qui est certain, c’est que son seul statut d’ecclésiastique ne m’aurait pas poussé spontanément à m’intéresser à lui ! Mais à l’inverse, ce qui est également patent, c’est que s’il n’avait pas été missionnaire, donc grand voyageur devant l’Eternel, son lointain apparentement à ma famille n’aurait pas suffi pour attirer mon attention. Comme quoi, rien n’est jamais trivial !

A mes yeux, il présentait a priori certains handicaps: d’abord, en ce dix-neuvième siècle où les grandes puissances européennes cherchaient à exercer leur influence sur l’ensemble du monde, l’œuvre des missions, sous des dehors religieux, avait souvent tendance à se confondre avec la conquête coloniale. L’Eglise catholique adhérait globalement à ce projet militaro-économique, et dans son sillage, la plupart de ses fidèles serviteurs, dont probablement « notre » Jean Marie, que je crédite malgré tout d’avoir été de « bonne foi ». Il était juste dans l’air du temps, en croyant aux bienfaits d’un prosélytisme rédempteur au service de Dieu. De nos jours, cette tendance au mysticisme agressif est redevenue une mode que les voltairiens de mon espèce déplorent, sans pouvoir s’y opposer ! Le phénomène est même de nature sociétale comme au bon vieux temps d’avant 1905. Je pense même qu’il est plus dangereux que jadis face à l’activisme extrémiste d’un obscurantisme moyenâgeux de religions nouvellement implantées en France, qui, bien que peinant à se séculariser, maîtrisent les technologies modernes de la communication et de la destruction massive! Le phénomène s’est, lui aussi, mondialisé !

Mais, pour l’heure, je me contente de m’intéresser à Jean-Marie Turbellier et contrairement aux régressions idéologiques contemporaines, la lecture des rares écrits de Jean Marie Turbellier, auxquels j’ai pu accéder, me fait découvrir un homme paisible, sensible et cultivé. Pour tout dire, j’y retrouve dans le style et la saveur des paysages décrits, la même douceur, la même justesse et la même bienveillance que celles qui m’avait frappé dans le passé à la lecture du seul livre que ma grand-mère maternelle m’ait transmis. A savoir un ouvrage intitulé « Mes paysans chinois » rédigé dans les années 1920 par un missionnaire, le père Hugon. Dans une langue magnifique, le prêtre tué en Chine en 1930 par les seigneurs de la guerre, y décrivait la vie à la campagne du côté de Hai-Tchéou dans le Kiang-Sou septentrional et son récit dégageait une étonnante saveur d’humanité et d’authenticité dans le décor pour le moins trouble de la Chine ancestrale.

La lecture de la prose de Jean-Marie m’a produit la même sensation d’efficacité dans la simplicité, que celle du missionnaire sinologue, mais à une différence notable près : son récit se situait au Canada dans la région d’Ottawa et portait sur la montée du printemps en avril 1898. Je ne résiste pas à l’envie d’en reproduire ici un extrait :

«  … Le printemps commence à nous envoyer les doux rayons de son soleil, bienfaisant. Les arbres reverdissent et la terre desséchée fait germer les semailles déposées en son sein. Aussi il faut voir, depuis une quinzaine de jours, l’activité de nos braves jardiniers canadiens. C’est à qui aura les premières primeurs. Les châssis s’étendent au soleil du midi, cachant dans leurs couches chaudes, les plans de concombres, melons, salades, poireaux, choux, tomates etc. déjà bons à transplanter. C’est la fortune et  par conséquent le sourire de nos gens. Pendant l’hiver, ils ont dépensé dans leur « at home » (maison) l’argent gagné à la belle saison, maintenant ils attendent la bourse vide qu’une bonne récolte vienne la remplir. »

Jean-Marie dans l'hiver canadien

Jean-Marie dans l’hiver canadien

Il poursuit : « Si je ne craignais de ne passer pour un démodé, je vous reparlerais des plaisirs et des amusements de l’hiver ; de mes courses en traineau à travers des chemins impossibles, ou si vous le voulez mieux, à travers des montagnes de neige et de glace. Mais vraiment, parler de ces choses en plein soleil, c’est bon pour donner des frissons et pour s’exposer à faire fondre des gens debout ; c’est pourquoi j’aime mieux renvoyer à plus tard ce récit quand la saison en sera revenue … »

Une telle virtuosité dans l’écriture d’une lettre adressée à sa « très chère et bien-aimée mère » n’est pas le fait d’un moine-soldat colonisateur mais d’un homme de culture, tout à la fois ingénu et ébloui par la beauté de la nature et de ses variations. Aussi, en dépit de sa qualité de prêtre et de missionnaire et donc de son profil assez différent de ceux que, d’ordinaire, j’ai plaisir à croquer, j’ai pensé qu’il ne fallait surtout pas l’exclure de mes modestes chroniques. Lesquelles n’ont pas pour finalité d’instruire des procès en sorcellerie ou en béatification : c’est hors de mon propos !

D’ailleurs, plusieurs hommes ou femmes d’église, dignes d’intérêt à divers titres sont déjà venus égayer mes articles, en particulier la très pieuse Marie Turbelier (1854-1926) la sœur de mon arrière-grand-père Alexis Turbelier, qui entra en religion à vingt-deux ans au sein de la communauté de Saint-Martin-la-Forêt sous le nom d’Anne de Jésus – voir mon billet du 16 novembre 2012 – et le chanoine Felix Fruchaud (1856-1954) l’emblématique curé de la Madeleine d’Angers au début du siècle dernier – voir mon billet du 7 novembre 2011. Avec délice, pour compenser ces excursions cléricales catholiques, je commenterai sûrement ici un jour les quatrains ou robaïyat d’Omar Khayyam, le « Gainsbourg persan » des débuts du deuxième millénaire, paradoxalement nourri de la philosophie islamique d’Al-Fârâbî et d’Avicenne !

Présentement, il s’agit de Jean-Marie Turbellier, notre cousin dont la vie fut un perpétuel grand écart entre les siècles et les civilisations ! Cousin certes, mais très éloigné, puisqu’il semblerait que les plus proches de nos ancêtres communs remontent à la charnière des 17ème et 18ème siècle, en l’occurrence à François Turbelier (1653-1743), journalier dans la région des villages de la Rouxière et de Saint Herblon sur la rive droite de la Loire près d’Ancenis, et à son épouse Jacquinne Joubert (1664-1740). Nos branches familiales se sont séparées depuis – grosso modo- le début du 18ième siècle, tout en restant géographiquement très proches. Nos histoires respectives durant les deux siècles qui suivirent, se jouèrent cependant à moins de trente kilomètres de distance de part et d’autre de la Loire. Dans ces conditions, il n’est pas impossible que quelques maillons baladeurs de ces deux branches, constitutifs de bouts de génomes encore inexplorés, rajoutent quelques éléments de consanguinité…

Outre la pureté du style de son écriture, qui, je le reconnais, m’a séduit d’emblée, et qui atteste d’une grande clarté de la pensée, deux aspects de sa personnalité ont particulièrement suscité mon intérêt. Tout d’abord, son attrait indiscutable pour les voyages lointains et pour l’aventure, qu’il a satisfait en partie à travers sa vocation de missionnaire, ce qui, au 19ème siècle, n’allait pas sans prendre quelques risques personnels et sans un certain courage. Cet appétit d’horizons nouveaux se doublait d’une soif de connaissances d’autres civilisations, qu’il observait, semble-t-il, avec des lunettes modernes d’un ethnologue d’avant l’apparition du structuralisme mais avec le recours de la théologie de son temps.

En second lieu, ce qui semble identifier – caractériser- Jean-Marie Turbellier, c’est l’absence d’ambition personnelle autre que celle d’accomplir son « devoir » à l’égard des hommes et donc, selon lui, à l’égard de Dieu, omniprésent dans ses pensées. Ainsi, en témoigne le fait qu’à la fin de sa vie, il a refusé « pour rester dans le rang » d’être nommé évêque. Ce désintérêt affiché pour le pouvoir et les honneurs n’impliquait pas qu’il renonce aux responsabilités : bien au contraire, nombreuses furent celles qu’il assuma au cours de sa vie ecclésiastique, sociale et familiale, mais toujours, avec en arrière-plan, le dévouement à la cause qui l’habitait. Jamais, semble-t-il, il n’envisagea de contrepartie pour lui-même … Ceux qui l’ont côtoyé soulignaient sa grande modestie. Elle fut confirmée par certains de ses proches, petits neveux ou petites nièces, interrogés en 1981.

Pour toutes ces raisons, qu’on soit ou non aux antipodes de ses options confessionnelles, l’homme mérite qu’on lui consacre un chapitre, en évitant de tomber dans le travers politiquement correct des imprécations de ces procureurs moralisants, confortablement installés dans leur fauteuil, qui réécrivent l’histoire de ces missionnaires évangélisateurs en analysant leur épopée à l’aune des critères postcoloniaux d’aujourd’hui.  Je suis farouchement anticolonialiste et, pourtant, je ne m’associe pas à ceux qui crient « haro » sur ces hommes et ces femmes téméraires qu’on assimile parfois et honteusement à des tortionnaires en soutane, suppôts des esclavagistes !  De ce que je sais, Jean-Marie Turbellier n’avait rien à voir avec ces exécuteurs de basses œuvres : il était modestement de la trempe des grands aventuriers des temps modernes.

Mais, il est temps de dévoiler qui était concrètement Jean Marie Turbellier !

Né le 2 mai 1868 au lieu-dit le Grand-Boulay sur la commune de Mésanger, un village de « Loire Inférieure », situé sur la rive droite du fleuve au nord d’Ancenis, Jean Marie Turbellier voit le jour dans une famille terrienne modeste mais disposant tout de même de moyens pécuniaires, intellectuels et culturels significatifs. Son père Pierre Turbellier, laboureur appartenait vraisemblablement à la classe moyenne paysanne qui vit le jour au 19ième avec l’explosion de la mécanisation agricole. Sa mère Perrine Lambert n’exerce pas de profession déclarée mais elle sait lire car c’est à elle qu’il adressera trente ans plus tard de longues lettres sur sa vie dans les missions. Sa déclaration de naissance à la mairie de Mésanger est effectuée par son père qui est accompagné pour la circonstance par deux de ses voisins et collègues laboureurs. A noter que la belle signature du père au bas de l’acte d’état-civil n’est pas celle, hésitante, de quelqu’un qui n’aurait appris qu’à apposer un paraphe sur un papier officiel. Il sait lire et écrire. On peut, de plus, supposer que ses parents, héritiers de la culture des Guerres de Vendée sont des catholiques pratiquants de tendance traditionnaliste, comme c’était souvent le cas dans les provinces de l’ouest.

Jean-Marie Turbellier est le septième enfant du couple, après Pierre-Etienne (1859-1879),  Prosper-Edouard (1860), Marie-Mélanie épouse Joufflineau (1862-1963), Justine-Ernestine épouse Carry (1864-1941),  Alexandre-Pierre décédé à un mois en 1865,  Philomène-Marie épouse Auneau (1867). Après lui, la famille aura encore deux garçons, Toussaint-Julien (1869-1878) et Constant-Alexandre-Joseph (1879-1917). Au total, le couple Pierre Turbellier-Perrine Lambert aura mis au monde neuf enfants, dont deux au moins décéderont en bas âge.

Le plus jeune de ses frères, Constant Turbelier deviendra sabotier et même marchand de sabots à l’enseigne du « Cap Horn » sur le quai de la Fosse à Nantes : mobilisé au 81ième Régiment d’infanterie territoriale à trente-cinq ans passés, en 1914, il sera tué le 28 septembre 1917 en Forêt de Parroy en Meurthe-et-Moselle. Jean-Marie Turbellier, alors âgé de 49 ans, deviendra le tuteur des trois enfants de son frère.

Constant devant son magasin

Constant devant son magasin

De la jeunesse de Jean-Marie, on sait juste qu’il fit ses études secondaires au collège Saint-Joseph d’Ancenis, sûrement à partir de la fin des années 1870 jusqu’à la fin des années 1880, période à partir de laquelle il se destine probablement à la prêtrise en entrant dans la Compagnie de Marie, celle des missionnaires monfortains fondés au 17ème siècle par Saint Louis-Marie Grignion de Montfort (1673-1716).

Pour la « petite histoire » – la « toute petite histoire » – il se trouve que j’ai effectué ma scolarité primaire dans les années 50, à l’école Saint-Augustin d’Angers dirigée par les « frères de Saint Gabriel », branche éducative des montfortains, et qu’à l’époque la « vie édifiante » de Saint-Louis-Marie Grignon de Montfort était enseignée au même titre que la lecture, l’écriture et le calcul : j’en ai gardé un souvenir ému, mais ce me fut honnêtement moins utile, par la suite, au lycée d’Etat David d’Angers que les disciplines fondamentales. Pendant longtemps, je n’ai donc plus guère évoqué le « grand homme de Saint-Laurent-sur-Sèvre » que pour épater les copains à la fin d’un repas aviné, en le citant avec d’autres stars de la religiosité du Grand-Ouest comme Sainte-Marie-Euphrasie Pelletier, fondatrice de l’institution des « filles perdues » du Bon Pasteur d’Angers ! Aujourd’hui, je suis content de retrouver, le bon père de Grignion, ce vieux comparse un peu chahuté de mon enfance et de ma  jeunesse estudiantine, grâce à mon regretté cousin Jean-Marie Turbellier

La Compagnie de Marie dans laquelle se rend Jean-Marie à l’issue de son cursus secondaire comprend à la fois des « pères » et des « frères ». Au moins dans un premier temps, il  semble qu’elle l’ait accueilli dans un des hauts lieux de la congrégation, à Pontchâteau (Loire-Atlantique) où le fondateur de l’ordre avait fait édifier un calvaire monumental, objet de pèlerinages christiques annuels réputés dans tout l’Ouest de la France. C’est probablement ici qu’il effectua une partie de son noviciat et qu’il suivit sa formation de séminariste. Mais l’ordre des montfortains, conformément à l’esprit de son fondateur, est d’abord un ordre missionnaire, dont la finalité est de porter assistance aux pauvres et aux malades, et, par l’instruction dispensée auprès des jeunes partout dans le monde, de diffuser la doctrine chrétienne. Outre sa foi – dont il n’est pas question ici de douter – cette ouverture vers d’autres pays et les civilisations « exotiques » sur tous les continents est certainement un des facteurs qui a motivé Jean-Marie à intégrer cet ordre.

Bien qu’il demeure quelques périodes d’incertitudes ou des imprécisions, il est possible de décrire les principales étapes de son « apostolat » . Après son passage à la maison des montfortains de Pontchâteau, on le retrouve en Hollande où il est ordonné prêtre en 1893, là où il a certainement perfectionné ses connaissances en théologie dans un centre de la congrégation des Pères du Saint-Esprit, arborescence éducative de la Compagnie de Marie. Cette congrégation des Pères donnera naissance à partir de 1910 aux Frères de Saint-Gabriel, qui m’ont appris dans leur école du chemin du Colombier à Angers entre 1956 et 1959, pleins de choses « pertinentes » et d’autres moins, que j’ai cru longtemps inutiles, et dont je me sers présentement avec impertinence et compréhension pour rédiger cet article.

RP Jean Marie Turbellier

RP Jean Marie Turbellier

Après son ordination, alors qu’il est encore novice, il est affecté successivement à Saint-Laurent-sur-Sèvre au siège de la congrégation, puis à Liège et enfin à Tourcoing. Une fois ses vœux définitifs prononcés dans la communauté des Pères du Saint-Esprit, il est envoyé au Canada où il occupe la chaire de théologie de Cyrville près d’Ottawa. Les rares témoignages de sa part, dont nous disposons, ont été écrits pendant cette période en Amérique du Nord : il s’agit de courriers adressés à ses proches, parfois rédigés sur des feuilles de bouleaux ! C’est peu mais suffisant pour juger de la sensibilité du personnage. Nul doute que beaucoup d’autres correspondances ont dû être envoyées vers la France. Ne serait-ce que pour rendre compte de sa mission auprès de ses supérieurs. Malheureusement aucune n’est en notre possession.

Dommage, car Jean Marie a par la suite fait le tour du monde des implantations missionnaires de sa congrégation, presque toujours à des fonctions de direction dans des endroits difficiles où il s’était porté volontaire : en Colombie où il créa une fondation de l’ordre des Pères du  Saint-Esprit dans le district Médina aux pieds de la Cordillère des Andes, puis à Madras en Inde où il fonde plusieurs dispensaires et hôpitaux : son abnégation et son dévouement lui assureront une certaine notoriété et parviendront même à la connaissance de Winston Churchill, un grand connaisseur de l’Inde qui, peu de temps avant d’être nommé premier Lord de l’Amirauté, le rencontrera.

En 1909, alors qu’il n’est âgé que de 41 ans, sa santé donne de sérieux signes de faiblesse, par suite des efforts intenses consentis dans les dix dernières années, des privations subies notamment alimentaires, des conditions d’hygiène parfois rudimentaires et de la rudesse des climats qu’il a des difficultés à supporter.  « Il est (alors) rapatrié en France où il subit des opérations délicates » (article de 1981). On ignore de quelles interventions il s’agit, dont, apparemment, il se remet, mais sans être en capacité de postuler à un retour dans les missions du bout du monde.

« Après une convalescence active », il est nommé aumônier de Notre Dame de Larnay à Poitiers, institution gérée par les Sœurs oblates de la Sagesse, fondée par l’abbé de Larnay pour s’occuper des petites filles sourdes-muettes. Il exerce cette fonction jusqu’à la fin de la première guerre mondiale, qui l’affecte durement par la mort de son frère Constant. Ce drame le conduit à s’occuper des trois enfants orphelins en bas âge de son frère. Parallèlement, au sein de sa congrégation, « on lui confie la formation des futurs missionnaires ». Est-ce vers cette époque qu’il refusa d’être consacré évêque ?

En tout cas, en raison d’un diabète probablement ancien et s’aggravant, couplé peut-être à une cataracte, il devint progressivement aveugle, malgré un répit en 1923 à la suite d’une intervention d’« habiles » ophtalmologistes. Mais sa santé continua de se dégrader et il décède le 16 mai 1928. Il n’est alors âgé que de 60 ans mais il était usé. Certains soulignèrent intentionnellement que c’était la veille de l’Ascension…

Il est difficile de conclure une telle trajectoire d’excellence dans un contexte qu’il est presque impossible aujourd’hui d’envisager sereinement:  celle d’un intellectuel français, brillant, pragmatique et imaginatif, totalement habité par sa mission et qui consacre sa vie à une cause que le temps a rendu discutable. Ne partageant pas les motivations de Jean-Marie, je ne formulerai évidemment aucun jugement de valeur sur ses choix de vie, pour moi, difficilement compréhensible !  Sauf pour dire qu’il fut cohérent et que je suis admiratif de son parcours ! Peu importe d’ailleurs, il suffit de dire « Chapeau cousin ».

Je ne regrette pas d’avoir un peu dépoussiéré sa mémoire, avec le concours actif de MTG, ma complice habituelle que je remercie chaleureusement pour ses conseils – que je n’ai pas toujours suivis – et pour ses données biographiques et photographiques qui me furent précieuses.

JM Turbelier - Photo Transmise nov.2014 - MH Sire et MTTG

JM Turbelier – Photo Transmise nov.2014 – MH Sire et MTTG

 

Read Full Post »

Camille Pagé est – si j’ose dire – entré dans ma vie, il y a peu, et de surcroit par un chemin détourné. Pour être honnête, je n’avais jamais entendu parler de lui avant de m’intéresser à l’histoire des couteliers de Châtellerault et de découvrir qu’il avait été l’auteur en 1896 d’un ouvrage sur « la coutellerie depuis l’origine jusqu’à nos jours ». Et si soudainement, devenu sexagénaire, je me suis enthousiasmé pour cette histoire d’un artisanat et d’une industrie quasiment disparus du Châtelleraudais à la fin de la première moitié du 20ème siècle, c’est que plusieurs de mes parents du 17ème au 19ème siècle ont été maître couteliers dans les faubourgs de la ville. Certains y ont même exercé des responsabilités dans la « gestion » de la toute puissante corporation des couteliers avant la Révolution. Je ne reviens pas sur ce récit qui peut être consulté sur ce blog dans un billet du 30 octobre 2012 sous le titre «  La Rouanne  couronnée de François Huau (1697-1744) maître-coutelier à Châtellerault ».

Evidemment, pour écrire cet article, je m’étais beaucoup inspiré du travail considérable de Camille Pagé, considéré, à juste titre, comme la référence incontournable en matière d’histoire de la coutellerie. De fil en aiguille, j’avais découvert qu’il était châtelleraudais, descendant de couteliers et qu’il avait été lui-même, directeur d’une manufacture de couteaux à Domine sur la commune de Naintré, près de Châtellerault…

Camille Pagé

Camille Pagé

Donc, insigne différence avec moi, il savait de quoi il parlait, lui ! Ou plus exactement sur quoi il écrivait. En outre, c’était un intellectuel brillant, un érudit, un historien. Elu conseiller municipal de Naintré en 1881, il en fut le maire de 1889 à 1914. Le personnage fut donc un notable important dans sa ville, mais aussi à Châtellerault qui se trouve à environ sept kilomètres plus au nord et qui a d’ailleurs donné son nom à une avenue, à un centre culturel municipal et à une salle polyvalente, situés en périphérie dans la direction – justement – de Naintré!  Un vrai rêve de narcissique! Donner son nom – post-mortem – à une salle polyvalente, alors que « le commun des mortels », le « vulgum pecus », n’a juste le loisir – l’éternel loisir – que de voir le sien apposé au mieux sur une plaque tombale à usage unique (en principe), et parfois partagée avec d’autres!

Camille était à ce point célèbre à Châtellerault que beaucoup crurent et continuent de penser, à tort, qu’il en fut le premier magistrat !

Je me doutais bien que ce Camille Pagé, un des derniers rejetons d’une des prestigieuses dynasties coutelières qui firent la gloire de Châtellerault et de sa région, devait être notre parent, puisque nous-mêmes, grâce aux remarquables travaux de la plus valeureuse des généalogistes connues, Marie Thérèse G. (MTG), nous savions que beaucoup de nos ancêtres, dans ce coin de France, étaient des artisans couteliers. Nous nous doutions donc de notre parenté avec Camille, dont le grand-père Laurent Pagé était un coutelier de bonne renommée au Carrefour Joyeux à Châtellerault.

Mais nous étions méfiants, échaudés par notre récente mésaventure avec François-René Denou – voir mon billet du 19 janvier 2013 – que nous avions imprudemment adoubé – presque affublé – de notre cousinage, et qu’il nous a fallu, faute de preuves, renier puis adopter ! Ça ne se fait pas en effet d’abandonner des cousins, même des faux, en plein « débat » national sur la famille ! D’ailleurs je m’interroge sur la possibilité de faire déposer par un parlementaire ami, un dix-millième amendement à la loi en cours de discussion, proposant, au nom de l’égalité des droits pour tous les humains à travers les siècles, l’adoption par des quidams actuels de pauvres hères des temps anciens, qui passent pour avoir été sans famille de leur vivant ! Je n’irais toutefois pas jusqu’à préconiser au nom de cette universelle égalité et de la force de l’amour, le « Mariage Transcendant les Siècles »  ( M.T.S. à surtout ne pas  confondre avec M.S.T.). En tout cas, pas tout de suite!

Mais dans le cas d’espèce, notre cousine MTG a fait des miracles. Après avoir consulté et manipulé virtuellement toutes les archives consultables, fait chauffer, jour et nuit, tous les  moteurs de recherche traitant de ces sujets, et enfin activé ses relations généalogiques dans tout l’Ouest de la France, elle a apporté la preuve indiscutable que Camille était bien de la famille !

Et en plus, c’était très simple ! Enfin presque : L’arrière-arrière-grand-père d’une de mes arrière-grands-mères, Augustine Durau (1867-1841), épouse Turbelier – voir mon billet du 19 septembre 2011  – était le cousin germain de l’arrière-arrière-grand-père de Camille Pagé. Cette relation que des esprits chagrins qualifieront de « complexe » peut aussi se formuler de manière plus lapidaire – mais pas nécessairement plus simple – en écrivant que les plus proches de nos ancêtres communs avec Camille Pagé – repérés avec certitude – sont un maître coutelier de Châtellerault, Louis Jean Huau (1661-1741) et son épouse Françoise Denichère,(1656-1722), elle-même fille et petite-fille de couteliers.

Insouciants et ne s’avisant aucunement des conséquences, trois cents trente ans plus tard, de leur engagement marital sur la raison d’un retraité de région parisienne, les deux « tourtereaux » se sont mariés le 5 juillet 1687 à Châtellerault et ont donné naissance à – au moins – deux fils, l’un, Louis Huau (1691-1741) à l’origine de la lignée Pagé, et l’autre, François Huau (1697-1744), à l’origine de la mienne, c’est-à-dire celle de mon arrière-grand-mère Augustine, mais aussi de MTG, notre chère écumeuse de grimoires ainsi que de Françoise F, l’une de mes cousines, « issue de germain et de Germaine ». C’est à la suite d’une promesse, que j’avais contractée auprès d’elles, dans un moment d’égarement, que je me suis mis à rédiger ce petit texte biographique sur cet illustre parent dont j’ignorais l’existence, il y a moins de six mois.

D’où le libellé de mon billet en forme d’oxymore !

Maintenant que je dispose d’une photographie de Camille Pagé – et même de plusieurs car le lascar disparu en 1917, est presque devenu une star d’Internet – je me demande pourquoi j’ai imprudemment postulé que ce visage d’intellectuel âgé au front dégagé, au crâne « en forme de poire » et ressemblant vaguement – non à Eric Saty – mais à Henri Becquerel m’inspirerait ? Pourquoi ai-je imaginé un instant qu’une observation attentive de notre héros me permettrait d’y déceler quelques traits morphologiques communs avec moi ou mes proches, en dépit du nombre appréciable de degrés de parenté qui nous séparent? Pourquoi, alors que nos familles ne se fréquentent plus depuis plus de trois siècles, ai-je pu penser que « Camille » pourrait être honoré d’être reconnu pour « notre Camille » ? Décidément, l’esprit de famille se perd … y compris dans la nuit des temps.

En fait, comme tout mécréant qui se respecte, je suis de ceux que les histoires d’esprits baladeurs impressionnent. J’aime les fantômes auxquels je ne crois pas. En particulier, j’aime bien l’idée suggérée par ma cousine Françoise F – ci-devant châtelleraudaise et ci-devant édile municipale dans l’équipe d’Edith – selon laquelle Camille l’aurait peut-être inspirée « outre-tombe et outre-mairie » pour prénommer sa fille Camille ! J’aime bien cette idée car elle humanise le probablement très sévère patron coutelier, en lui prêtant une certaine influence posthume dans le choix des prénoms des petites filles. Comme si, facétieux et attentif, le vieil intello entrepreneur avec sa moustache broussailleuse en tire-bouchon et son bouc de style Napoléon III ébouriffé à mi-chemin avec la barbe de Victor Hugo, continuait tendrement et à la marge d’influer sur le sort de ses jeunes concitoyens! D’ailleurs, il n’est pas faux de dire que de son vivant, Camille s’intéressait à la jeunesse, à son éducation et à son avenir.

D’ailleurs en septembre 1892, alors qu’il est maire de Naintré dans la banlieue de Châtellerault, c’est le président de la République Sadi Carnot – dont, soit-dit en passant – il avait un peu le look qui, de passage dans la région, lui remet les insignes des palmes d’officier d’académie, comme gage de son engagement pour l’instruction publique.

Sadi Carnot

Sadi Carnot

Camille est non seulement favorable aux réformes de 1882 sur l’école laïque et obligatoire de Jules Ferry, mais c’est en plus un fervent républicain. Ainsi, par les temps qui courent, si j’étais décisionnaire en Poitou, je lui dédierais volontiers une école, et même un collège ou un lycée. En tout cas, plus qu’une salle polyvalente et une avenue! Et j’en ferai un symbole du progrès de la raison contre l’obscurantisme !

Quoiqu’il en soit, je pense, avec d’autres, que les soirs de pleine lune et de conseil municipal, le spectre rigolard de Camille Pagé persiste à hanter les couloirs et les salles de la mairie de Châtellerault  pour instiller l’idée -au demeurant erronée – dans l’esprit des édiles et des émissaires de Wikipédia, qu’il en fut le premier magistrat. Par un procédé paranormal, dont je renonce à expliquer les délicats rouages, il s’amuserait, lorsque l’occasion se présente, à conseiller subtilement l’attribution de son propre prénom à la progéniture des élu(e)s, comme s’il voulait par ce signe, manifester son parrainage « bienveillant ». C’est logique et ce serait justice d’en faire un maire élu à titre posthume. C’est la raison pour laquelle cette croyance merveilleuse, pour étrange qu’elle soit, repose sûrement  sur une vérité, comme celle du petit Chaperon Rouge ! Enfin, moi, j’y crois quand je l’écris et ça m’intrigue d’y croire, alors que je ne me dope ni aux tranquillisants, ni à l’EPO, ni aux herbes, hormis aux  aromatiques de Provence, les soirs de merguez-party !

Mais qui était donc au bout du compte ce Camille Pagé ? Ne voulant ni paraphraser, encore moins, caviarder de savants auteurs qui se sont attelés à sa biographie avec certainement beaucoup plus de talent et de compétence que moi – et avec un fonds documentaire dont je ne dispose pas – je m’en tiendrai à quelques épisodes ou traits que je pense essentiels, en soulignant en premier lieu, sur le fondement de la lecture de sa bibliographie prolixe, que ce devait être un travailleur infatigable. Etant entendu, qu’outre, ses activités intellectuelles, il dirigeait depuis 1867 l’entreprise familiale de coutellerie à Domine sur la commune de Naintré sur les bords du Clain et que durant trente ans, il en fut de directeur.

Camille Pagé était né à  Châtellerault le 14 octobre 1844. Son père François Pagé associé à son frère Eugène étaient les héritiers d’une tradition commerciale et de fabrication de couteaux, notamment de ménage et de cuisine. Mais ils furent aussi des pionniers en matière industrielle en créant les premiers ateliers importants utilisant la force motrice du Clain et des machines à vapeur.

pagé

A la mort de François Pagé, en 1867, son fils, « notre »  Camille prend la direction de l’entreprise paternelle avec son oncle. Selon l’historienne Catherine Falloux qui a écrit une monographie sur cette aventure industrielle, Camille, qui sera bientôt rejoint par ses frères, Gaston, Georges et Jules, est « passionné par son métier, et cherche à améliorer les conditions de production de couteaux en s’efforçant de concilier la recherche de la productivité et l’amélioration des conditions de travail ainsi que la lutte contre l’alcoolisme – combat récurrent de sa vie. Il se préoccupe aussi des méfaits des accidents mortels dus notamment à l’éclatement des meules servant à affûter les lames de couteaux. Mais, en 1898, considérant que l’entreprise familiale est sur de bons rails et qu’elle n’a plus besoin de son concours, il se retire en laissant les clés à ses jeunes frères…et retourne à ses chères études historiques.

Comme beaucoup d’industriels « éclairés » de cette époque – l’entreprise de cordages Bessonneau à Angers est un autre exemple – le souci « social » de Camille de s’intéresser au sort des ouvriers induisit de facto une certaine forme de paternalisme qui le conduisit à s’investir dans des initiatives inspirées des phalanstères, et consistant à prendre en charge, sous le timbre patronal, de nombreux aspects de la vie privée et intime de ses salariés, comme leur logement, leur loisirs ou leur instruction…On comprend mieux dans ces conditions, que plusieurs décennies après sa mort, son ombre persiste à s’intéresser aux prénoms de la famille, cherchant, par là, à sauvegarder son empreinte!

Il meurt à Naintré le 22 juillet 1917 alors que l’issue de la Grande Guerre de 1914-1918 est encore incertaine et que l’hécatombe se poursuit sans relâche, avec son lot de désertions, de trahison et de fusillés innocents sacrifiés « pour l’exemple ». Nul doute que pour ce patriote de soixante-treize ans et malade, cette accumulation de malheurs fut fatale.

D’autant que Camille se revendiqua très tôt patriote : ainsi lorsque survint la guerre de 1870, jeune patron de 26 ans, il se porta volontaire pour combattre l’ennemi, comme lieutenant d’artillerie. Il aurait pu se dispenser de cet « élan du coeur » en prétextant que l’entreprise qu’il dirigeait, travaillait pour l’armée en fabriquant des sabres. Dans les faits toutefois, il ne participa pas à la guerre, bien trop expéditive, pour que les mobilisés de la Vienne aient l’occasion de participer à des affrontements… mais il demeura attaché à la défense nationale, et termina sa vie comme capitaine de réserve.

J’allais oublier le principal : Camille Pagé fit de brillantes études au collège de Châtellerault, où il fut reçu bachelier es-sciences à 17 ans le 31 juillet 1861. Ses « humanités » furent sa fierté. L’instruction pour tous fut d’ailleurs le fil rouge de sa vie, comme en atteste le discours qu’il prononça, en tant que président de l’association d’entraide des anciens élèves de son collège et comme notable local, à la distribution des prix du même collège le 31 juillet 1901. Les larges extraits qui suivent en disent plus long sur lui et sur sa conception de la société, que tout autre commentaire. Ces propos tenus, il y a plus de cent-dix ans témoignent de l’étonnante modernité de la pensée de son auteur et d’un humanisme que personne aujourd’hui ne pourrait désavouer ! Malheureusement, un peu plus de dix ans avant le premier grand massacre collectif de l’histoire de l’humanité, ses vœux – sa prophétie – pour la paix furent loin d’être réalisés !

Écoutons-le : il suffit de se transporter, un après-midi de juillet, dans un « coquet » théâtre en plein air installé dans la cour d’honneur du collège, d’y apercevoir une tribune et une estrade sur laquelle siègent de nombreuses personnalités dont le préfet, le maire et le principal du collège … et des professeurs en toge, et dans la cour, les élèves endimanchés :

« … Il y a quarante ans, j’assistais pour la dernière fois comme élève à la distribution des prix du Collège… C’était une véritable fête à laquelle j’ai souvent pensé dans le cours de ma vie et c’est toujours avec plaisir que je suis retourné voir notre vieux collège pour la distribution des prix, … Aujourd’hui, je dois le très grand honneur de présider cette solennité, dans notre coquet théâtre à mon titre de Président de l’Association amicale des Anciens Elèves du Collège…La pensée qui a donné naissance à notre Association procède du besoin de groupement, du besoin de solidarité, qui est, pour ainsi dire, la caractéristique de notre époque. Il ne faut pas se dissimuler que l’idée maîtresse aujourd’hui, c’est l’idée de solidarité qui sera la loi future des peuples; nous devons être unis dans un même sentiment que l’on peut définir par l’obligation pour chacun d’apporter sa part de travail à l’édifice social.

Le temps n’est plus où ceux qui possédaient, pouvaient se désintéresser de l’avenir, il faut aujourd’hui que chacun contribue au progrès de l’humanité et puisse dire ce qu’il a fait pour le bien de ses semblables, s’il ne veut pas être considéré comme un être inutile.

Vous tous, mes jeunes amis, qui êtes la pépinière d’hommes sur laquelle compte le pays, il faut bien vous pénétrer de cette vérité que l’avenir appartiendra à ceux qui auront le plus travaillé et qui, par suite, seront les mieux armés pour ce combat de tous les jours qu’on appelle : « la lutte pour la vie. » …C’est au Collège que l’on fait cet apprentissage et vous devez voir, (…) combien l’instruction a d’importance. Ce sera l’éternel honneur du Gouvernement de la République (…) d’avoir ouvert toutes grandes les sources de l’instruction et de l’avoir rendue obligatoire. Vous avez vu quel bouillonnement d’idées cela a fait naître. Les anciennes méthodes ont été modifiées, on en a essayé de nouvelles; de là est né l’enseignement moderne. On est cependant divisé sur la manière de l’apprécier, et il est certain qu’il ne peut remplacer l’enseignement classique au point de vue littéraire, mais si notre pays ne peut se passer de poètes et d’orateurs, il a besoin plus que jamais d’industriels et de commerçants qui puissent développer notre commerce et notre industrie et les mettre en état de lutter avantageusement contre la concurrence étrangère. …Vous avez des professeurs dévoués et intelligents (…). Ils feront de vous des hommes dont les talents et la science relèveront encore le renom de la France qui doit rester à l’avant-garde du progrès et de la civilisation. N’avons-nous nous pas pour nous encourager dans cette voie, le souvenir d’hommes comme Gambetta, Jules Ferry, Carnot, Félix Faure et tant d’autres qui, sortis des entrailles de la démocratie, sont arrivés aux premières magistratures du pays et dont les noms sont synonymes d’honneur, de dévouement, d’abnégation, de patriotisme.

Malheureusement, il ne faut pas toujours compter sur la réussite, et c’est pour aider ceux qu’un moment de découragement aura pu abattre ou qui auront été frappés dans la mêlée par les coups du sort que notre Société a, été fondée ; aussi j’éprouve une grande satisfaction d’avoir participé à sa création…

Voilà, mes jeunes amis, des questions bien sérieuses (…) mais au moment où vous allez partir en vacances (…) je veux essayer de vous montrer l’avenir sous des couleurs moins sombres. La science n’a point fait faillite comme l’ont, prétendu certains esprits chagrins; nos savants, les Chevreul, les Pasteur, pour ne citer que les plus célèbres, ont fait sortir de leurs laboratoires les plus grandes découvertes (…); en même temps ils ont fait preuve d’un désintéressement sans bornes en divulguant leurs secrets pour en faire profiter l’humanité entière. Le 19ième siècle dont nous avons vu l’année dernière la triomphale apothéose, a été fécond en découvertes. Pendant toute sa durée, la vapeur, l’électricité, le télégraphe, le téléphone n’ont cessé de nous apporter leurs surprises et leurs bienfaits. Vous verrez certainement des choses surprenantes à la découverte desquelles vous prendrez peut-être part vous-mêmes. L’électricité qui menace de détrôner la vapeur, la télégraphie sans fil, (…) promettent déjà de révolutionner le monde. (Au 20ème siècle) … il est probable que la perfection des engins destructeurs deviendra telle que ceux qui sont maîtres des destinées des peuples reculeront devant la responsabilité des malheurs qu’une guerre pourrait déchaîner…( !)

Dans ce difficile problème de l’assagissement de l’espèce humaine, nous devons chercher notre aide dans la femme et c’est avec plaisir que je vois se répandre l’habitude de la prendre pour symbole dans les manifestations populaires, soit comme muse, soit comme reine; c’est la magicienne qui opérera la transformation tant désirée, aujourd’hui qu’on lui verse à flots l’instruction dont elle avait besoin… ».

Voilà, ma promesse a été tenue : j’ai cherché à raconter Camille Pagé et j’ai découvert un personnage que je ne soupçonnais pas : un cousin, certes, très très éloigné mais dont finalement je me sens assez proche par les idées qu’il professait. J’ai croisé quelqu’un avec lequel il devait être passionnant de converser, un homme de culture classique mais aussi un ingénieur optimiste, confiant dans les progrès de la raison. Un modèle en quelque sorte. Un de ces pionniers de la France moderne et industrielle, bâtisseur d’un patrimoine  qui, malheureusement se délite aujourd’hui, par suite de mauvais choix structurels depuis plusieurs décennies. J’aime le rêve de cet homme qui s’efforça de concilier l’histoire, l’ingénierie et l’entreprise. Et qui, à sa manière, sut relever ce challenge. Ce ne serait pas déchoir que de partager ses utopies, et même de lui ressembler.En revanche, si j’avais le choix, je me dispenserais bien de connaitre, sans doute prochainement, la même calvitie que lui. Ça risque de me donner un air « troisième République » un peu suranné et anachronique! Nous sommes au 21ème siècle et il faut être de son époque! Et ce n’est pas si aisé tous les jours.

Read Full Post »

Il n’est pas certain que, l’ayant connue, j’eusse partagé toutes les convictions de cette arrière-grand-tante, sœur aînée de mon arrière-grand-père Alexis Turbelier, l’organiste et comédien paroissial de la Madeleine à Angers au début du siècle dernier – et auquel j’ai consacré une notice biographique dans ce blog. Seule fille dans une fratrie de sept garçons – sa jeune sœur Adèle ayant vécu moins d’un an – Marie Turbellier devint « bonne sœur », au grand regret , sinon au grand dam, dit-on, de sa mère Marie Fillion (1828-1911), qui  aurait mieux apprécié que sa fille devînt à son tour une classique épouse d’un gars du coin, avec laquelle elle aurait pu partager quelque connivence intime.

En dépit d’une foi sans doute chevillée au corps, la femme du perrayeur de Montjean-sur-Loire, Mathurin Turbelier (1825-1896) avait probablement quelque difficulté ou réticence à envisager que le choix de devenir « l’épouse du Christ » fût un destin enviable !  C’est pourtant celui que fit Marie, la très pieuse Marie ! Le 27 mai 1876, à 22 ans, elle devint religieuse dans la communauté angevine de Saint-Martin-la-Forêt (Filles de la Charité de Sainte Marie) à Angers.

Des quelques correspondances d’une époque tardive (en 1917), dont nous disposons et qu’elle a adressées à sa nièce Germaine  – une des filles d’Alexis – on peut penser qu’elle fit une partie de son noviciat dans le quartier de la Madeleine, car chacune de ses lettres comporte une demande expresse de saluer de sa part ses amies de la Madeleine ! En son nom bien sûr, mais aussi au nom de ses compagnes, qu’elle appelle curieusement « les demoiselles » ! En fait, depuis l’intervention de la loi de 1905 sur la séparation de l’Eglise et de l’Etat, les religieuses portaient des habits civils en ville et n’utilisaient pas leurs noms en religion à l’extérieur de leurs couvents.

Sa vocation fut donc assez précoce. Moins, tout de même que son « illustre cadette » – celle pour laquelle elle eut une véritable dévotion – Marie-Françoise Thérèse Martin,  née en 1873, plus connue sous le nom « Sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus » qui entra au couvent à Lisieux à quinze ans et y mourut à vingt-quatre ans de tuberculose. A la différence de son modèle, Marie Turbellier ne semble pas s’être consacrée de manière exclusive à la contemplation du corps du Christ. Il est à cet égard symptomatique que ses correspondances soient signées, non de son pseudo de religieuse mais simplement d’un ostentatoire «  Marie Turbellier, institutrice libre ».  Ce qui atteste qu’outre les prières dont sa prose était abondamment émaillée, elle enseignait le calcul et l’écriture dans une école primaire confessionnelle catholique. Durant – au moins – les dix dernières années de sa vie, elle fut la directrice d’une école, à Pierrefitte-es-Bois dans le Loiret. Ecole que les descendants des vendéens militaires des régions de l’ouest, comme notre héroïne, avaient une curieuse propension à qualifier de « libre » depuis l’obligation scolaire instaurée par Jules Ferry et depuis l’instauration d’une école laïque dans chaque ville et village de France!

D’ailleurs, on voit que la dame qui peine à rédiger une phrase sans référence religieuse, écrit fort bien : ses lettres bien formées, avec des pleins et des déliés de démonstration, renvoient à l’odeur de l’encre violette des encriers en porcelaine blanche de notre enfance, et aux porte-plumes au manche en bois de noisetier !  Marie non seulement calligraphie joliment son courrier, mais elle rédige élégamment, en adepte certainement éclairée de la grammaire de Malherbe ! Ses phrases comportent toujours un sujet, un verbe et un complément et possèdent cette caractéristique étrange d’apparaître systématiquement inspirées, y compris lorsqu’elles traitent de sujets parfaitement anodins, comme de s’enquérir du sort réservé aux étrennes adressées par elle à tel ou tel de ses neveux ou nièces. On devine que le divin la chatouille sans relâche. Son style et ses bondieuseries sont ceux d’une autre époque! Celle d’une guerre larvée permanente entre les autorités laïques et la religion catholique. C’est en cela que sa correspondance – bien que peu nombreuse – s’apparente à un petit trésor à conserver absolument et précieusement dans le grenier de notre mémoire.

Je ne possède en fait que quatre lettres couvrant un peu plus du premier trimestre de l’année 1917. Elles fournissent quelques clés pour comprendre la cohérence de cette femme, Marie, qui est peut-être à l’époque la supérieure de sa petite communauté à Pierrefitte-es-Bois dans le Loiret et la directrice de l’école. Elle est alors âgée de soixante-trois ans et a acquis une maîtrise parfaite du discours formaté de la bigoterie ambiante ! Mais dans le même temps, ses propos manifestent une grande sensibilité et une sourde inquiétude pour sa famille, c’est-à-dire pour celle de ses frères Alexis, clerc de notaire à Angers et celle de son frère Ernest qui réside à Asnières en région parisienne. Tous les deux ont en effet un fils sur le front, et en ce début d’année 1917, ce qui domine, c’est le pessimisme : le doute contamine aussi bien les tranchées que les villes de l’arrière, sur le sort victorieux de cette guerre qui s’éternise et qui chaque jour amène son lot de morts et de souffrance. Éloignée des combats, Marie est néanmoins bien informée du déroulement des opérations militaires et elle s’en alarme, comme le ferait n’importe quelle tante célibataire se préoccupant de la santé de ses neveux et nièces. Sa contribution à l’effort de guerre, elle l’apporte par la prière, multipliant les neuvaines avec ses compagnes, ainsi que les adorations collégiales de l’hostie, au sein de l’Archiconfrérie de Notre-Dame-du-Sacré-Cœur.

Ainsi, dans ses vœux pour l’année 1917, après avoir souhaité « la cessation (…) de ce terrible fléau qui plane sur notre chère France, depuis 2 ans ½ », elle s’exclame : « Pour cela, prions, prions beaucoup et avec persévérance, sans jamais se lasser, le bon Dieu viendra certainement à notre secours, nous délivrera de nos ennemis et nous sauvera…. ». Suit un discours un peu convenu sur l’intercession de la Vierge Marie  et sur la nécessité de communier fréquemment, plusieurs fois par semaine, et d’adhérer (gratuitement) à la Ligue pour la Conversion des Pécheurs  Avec notre regard moderne, ce type de propos indigeste – et d’autres encore plus surannés – fleure bon l’intégrisme religieux, et d’ailleurs ces organisations, auxquelles se réfère Marie, « ont fait des petits jusqu’à aujourd’hui » en particulier dans la contestation post et anti-conciliaire. Mais dans le contexte de la Grande Guerre, ils montrent au contraire que l’Eglise, y compris dans ses composantes traditionnelles, a choisi la France et a pris fait et cause pour la solidarité avec la République, face à l’ennemi extérieur, en l’occurrence l’allemand ! Marie est patriote et le revendique.

Au-delà de cette posture, on retrouve sans doute aussi un peu une Marie responsable et autoritaire, qui s’insurge du fait que ses neveux ne répondent qu’avec une certaine désinvolture à ses lettres souvent accompagnées de colis de vivres. Le fait qu’ils pataugent dans la gadoue des tranchées n’est pas -à ses yeux- une excuse valable! Non mais! Elle exige au moins des remerciements, comme si ses poilus qu’elle aime bien, passaient un agréable séjour dans des champs de bleuets. Ces passages sont émouvants, car on y détecte aussi beaucoup de tendresse, qu’elle tente vainement de masquer dans une logorrhée de religiosité. La femme aimante transperce sous le voile de la religieuse… Et pas seulement la femme aux sens emprisonnés, qui n’aime son prochain qu’à travers Dieu !

Bien sûr, la lecture de cette correspondance « miraculée du temps » – si j’ose dire – révèle un personnage mystique dont les choix de vie sont aux antipodes des miens. Mais l’époque était culturellement si éloignée de nous et si tragique, qu’il n’est sans doute pas pertinent d’esquisser des comparaisons. Autre temps, autres mœurs ! O tempores, o mores !

Disons que ces lettres fort bien composées – j’allais écrire, « troussées » – sont un précieux et pudique témoignage d’une femme de tempérament, avec laquelle il eût été probablement passionnant d’échanger des arguments et d’entretenir un dialogue à la fois « viril » et tendre. Trop tard, l’aïeule qui signait toujours, en tant qu’ »institutrice libre » a disparu en 1926 !  On ne saura donc jamais rien de ses options pédagogiques. Ni de ce qui la motivait vraiment, une fois enlevé le vernis du missel. Ni même de son visage, car à ma connaissance aucune photographie d’elle ne circule…

Mais si d’aventure, cette vierge putative en habit noir était béatifiée, a fortiori sanctifiée par le pape, l’agnostique que je suis aimerait bien être présent à Rome, pour boire à sa santé et à sa longévité post mortem… L’éternité c’est long, surtout vers la fin !

Qu’elle me pardonne mes quelques saillies impertinentes qui ne sont destinées, si longtemps après, qu’à lui redonner chair! Nous t’embrassons, tantine!

Eglise de Montjean-sur-Loire

PS : Très bientôt, les quatre lettres seront mises en ligne in extenso sur ce blog !

Read Full Post »

 Deux personnages, que j’ai déjà eu l’occasion de mentionner à plusieurs reprises, ont exercé une influence importante sur la vie du quartier de la Madeleine à Angers durant la première partie du 20ème siècle. Leur aura et leur légitimité comme autorités locales ne résultaient pas d’une fonction administrative ou d’un mandat électif, mais d’un magistère à la fois moral, culturel et éducatif. L’un, Félix Fruchaud, fut curé de la paroisse pendant presqu’un demi-siècle, de 1900 à 1945, tandis que l’autre, Ernest-Léon Cragné fut le directeur et l’instituteur emblématique de l’école Saint-Augustin du début des années 1920 jusqu’à la fin des années 1950. C’est d’ailleurs sur l’initiative du curé Fruchaud, fondateur de cette école primaire et chrétienne de garçons que « Monsieur Cragné » y fut appelé comme directeur à la rentrée 1922.

Eglise basilique de la Madeleine à Angers

Le curé et l’instituteur partageaient en gros les mêmes objectifs missionnaires et leurs relations étaient probablement empreintes d’une sorte d’attachement filial car l’un, né en 1856 aurait pu aisément être le père de l’autre né en 1887. Le curé, plus âgé, était natif de Trémentines dans le Choletais non loin de Nuaillé où fut tué en janvier 1794 l’un des derniers chefs mythiques de la révolte vendéenne, Henri de de La Rochejaquelein, « Monsieur Henri », tandis que l’instituteur avait vu le jour à Bourg-Sous-La Roche, banlieue rurale de la ville impériale de la Roche-sur-Yon.  Ils étaient donc tous les deux originaires du périmètre historique des guerres de Vendée et du territoire de la Petite Eglise qui avait refusé le concordat de Bonaparte en 1801. Cette proximité géographique servait de ferment à une connivence naturelle qui ne fut sans doute pas étrangère à leurs convictions politico-religieuses communes, ancrées dans un terroir et une histoire, qui conduisit le curé Fruchaud à s’opposer presque physiquement aux inventaires en 1906 et à la loi de 1905 sur la laïcité. Néanmoins, on peut penser que, dans cet attelage idéologique qui curieusement fait écho au prosélytisme agressif actuel de certains imans de banlieues, Ernest-Léon Cragné a sans doute manifesté un légalisme républicain plus affirmé que celui de l’ecclésiastique.

Si je les évoque ici, c’est que parce que, jusque dans les années soixante, il était presque impossible de résider dans le quartier de La Madeleine à Angers sans que les anciens ne ressassent, admiratifs, les réalisations du curé et ne vantent les méthodes pédagogiques, parfois musclées, de l’instituteur.  Ils demeuraient omniprésents dans les esprits, alors même que Félix Fruchaud avait disparu dans sa 98ème année, le 14 février 1954 et qu’Ernest-Léon Cragné jouissait d’une paisible retraite. Chacun dans son style avait été le porte-drapeaux symbolique d’un catholicisme triomphant et conquérant.

Catholicisme qui, dans les provinces de l’Ouest, persistait à enseigner, une dizaine d’années après la Shoah, et en toute bonne foi, que l’origine de la malédiction des juifs trouvait ses racines dans leur responsabilité dans le calvaire et la mort du Christ ! Félix Fruchaud ou Ernest-Léon Cragné s’étaient sûrement abstenus de tenir de tels discours après la seconde guerre mondiale, mais leur révérence à la tradition d’une église ultramontaine et sulpicienne avait créé les conditions de cet antisémitisme populaire d’entre deux guerres, qui fut le complice passif d’un crime innommable. Après 1945, ce discours était certes mis officiellement en veilleuse, mais je peux attester avoir entendu ce type d’assertion douteuse sur le caractère déicide des israélites dans les propos d’aumôniers des écoles au début des années soixante alors que j’étais âgé d’à peine plus d’une dizaine d’années.

En tout cas, sur la paroisse de la Madeleine, grâce à l’action conjuguée et militante du curé et de l’instituteur, ainsi qu’à celle d’aristocrates angevins et de dames patronnesses, nostalgiques du comte de Chambord et de la duchesse de Berry, et donateurs des bonnes œuvres paroissiales, la religion catholique exerçait une influence sans partage sur une population qu’elle encadrait de la naissance à la mort, en prenant en charge son éducation, sa culture et ses loisirs. Cet impérium qui était hostile à toute autre forme exogène de confessions, perçues comme hérétiques et assimilées à des viviers d’apostats, était mesurable au nombre de communautés religieuses qui s’étaient implantées dans le quartier et aux envolées de cornettes ou de soutanes qu’on croisait sur les trottoirs de la rue Saumuroise. A fortiori, l’engagement politique républicain et radical était considéré ici comme l’expression tangible de l’œuvre du Malin

Je n’ai jamais croisé Félix Fruchaud. Ordonné prêtre en 1879, il avait été professeur à l’externat Saint Maurice et aumônier du Bon Pasteur à Angers, avant d’être nommé curé de la Madeleine en 1900. Ce « Bon Pasteur » où l’on enfermait sous la surveillance de religieuses,dans le but de les « rééduquer » des filles mineures de mauvaise vie ou présumées telles. Tout un programme !  .

J’ai connu en revanche Monsieur Cragné qui fut mon premier instituteur. Je revois avec reconnaissance et attendrissement ce vieux monsieur en cravate et blouse grise, qui nous faisait la classe au premier étage de l’imposante bâtisse de l’école Saint Augustin. L’école qui se trouvait à l’origine rue Saumuroise avait emménagé depuis peu rue du Colombier dans les locaux d’une ancienne congrégation religieuse à proximité du petit séminaire de Mongazon. La rue  longeait le mur d’enceinte des cours de tennis de l’actuel stade Jean Boin, qu’on appelait à l’époque « le stade Bessonneau ».  Monsieur Cragné, âgé,  n’en était plus le responsable.  Le directeur c’était un frère de saint Gabriel, frère Hormisdas dont la calvitie m’impressionnait ainsi et surtout que sa manière très particulière de tenir un stylo entre le pouce et l’index, en raison d’une mutilation ancienne d’un doigt. De cette période, j’ai retenu qu’il était de bon ton de se souvenir que le bienheureux fondateur de la congrégation des frères de Saint Gabriel de Saint Laurent-sur-Sèvres était Saint Louis Marie Grignon de Montfort… J’aimais répéter ce nom, qui résonnait comme le refrain rythmé d’une hypothétique chansonnette … Il était, de même, bien vu de se rappeler les principaux épisodes de la vie de cet homme exemplaire et austère qui vivait, je crois, au 18ème siècle …

Monsieur Cragné et frère Hormisdas

De l’enseignement de monsieur Cragné, qui avait été l’instituteur de mes oncles Turbelier dans les années trente, comme celui de beaucoup de petits garçons du quartier nés entre 1920 et 1940 dans les familles catholiques, il me reste deux souvenirs marquants : l’un d’ordre pédagogique dont la vertu serait aujourd’hui vigoureusement contestée et qui conduirait sûrement l’instituteur devant un tribunal de police pour maltraitance. Qu’on en juge ! Pour faire régner l’ordre dans sa classe et mater les élèves indisciplinés, Monsieur Cragné usait d’un balai qu’il nommait Baptiste, dont les coups assénés sur les fesses montraient la voie du coin de la salle – transformé de facto en pilori – au garçon turbulent qui était inviter à méditer sa faute pendant un certain temps. L’autre souvenir fut certainement à l’origine de mon goût pour l’histoire : l’instituteur consacrait en effet une large part de son enseignement à raconter sa Grande Guerre. Le 11 novembre, il défilait d’ailleurs fièrement avec les anciens combattants qui se rendaient, drapeau en tête, à la rituelle messe solennelle dans la basilique du Sacré Cœur.

En dépit de tout celà, c’était un excellent instituteur, totalement dévoué à ses élèves et à son école.

Le curé Fruchaud, déjà trop âgé n’avait pas été mobilisé en 1914 mais son rôle ne fut pas négligeable pendant cette guerre comme soutien spirituel et moral des familles de la paroisse, notamment lorsqu’il fallait informer de la disparition d’un fils, comme ce fut le cas en mai 1918 pour Alexis Turbelier tué sur le front de la Somme.  Ami presque intime du père – en l’occurence de mon arrière-grand-père  – il avait tenu à être présent au moment de l’annonce du décès officiel par les autorités administratives. Car, il se voulait protecteur et consolateur de ses ouailles!

Personnage complexe, contradictoire, le curé haut en couleur de la paroisse de la Madeleine entre 1900 et 1945 fut en outre chanoine honoraire d’Angers et de Tulle. Prêtre de combat, missionnaire à la mode coloniale, évangélisateur et bâtisseur, on lui doit, non seulement la fondation d’écoles, mais également d’un centre aéré, Saint Gabriel pour occuper les gamins, le jeudi, et pendant les vacances, d’un cercle paroissial et d’un jeu de boule de fort, d’une compagnie de théâtre et même d’une salle de spectacle parmi les plus imposantes du Maine et Loire. C’était en quelque sorte l’archétype de ces hommes d’église, héritiers spirituels des moines défricheurs du Moyen Age et des prêtres réfractaires qui, à la fin du 18ème siècle, enflammèrent les troupes vendéennes ou chouannes contre la Convention en refusant de prêter le serment à la Nation exigé par la constitution civile du clergé.  Avec le même état d’esprit que ses « glorieux prédécesseurs » et malgré un appel à la modération des autorités de l’évêché, le curé Félix Fruchaud n’hésita pas à se barricader dans son église au soir du 1er mars 1906 avec quelques-uns de ses paroissiens, dont Alexis Turbelier,  pour s’opposer aux inventaires de biens de l’église en application de la loi de 1905 sur la séparation des religions et de l’Etat.

Article du Courrier de l’Ouest lors du jubilé du curé Fruchaud en 1949

Désintéressé, cet excellent et tonitruant prêcheur était aussi un remarquable rédacteur et pamphlétaire, qui n’hésitait pas à braver les autorités et à s’affranchir sans état d’âme de la loi, au nom de sa propre conception conquérante et autoritaire de la foi catholique. Il fut souvent victime de son entêtement et de ses excès, comme en 1906 où l’administration plaça son propre presbytère sous séquestre.  Malgré ces errements  qui ne seraient guère admissibles, ni même concevables aujourd’hui, fondées sur certaines pétitions de principe hautement discutables, voire condamnables à la lumière de nos standards modernes, ainsi que sur un sectarisme religieux qui n’est malheureusement pas totalement passé de mode, il serait non seulement vain mais injuste de renier Félix Fruchaud et Ernest-Léon Cragné, qui furent l’un comme l’autre des honnêtes hommes.  Leur temps est certes révolu mais nous sommes leurs héritiers et, malgré tout, il serait malvenu de rougir d’eux au nom d’une interprétation rigoriste et anachronique de leurs agissements . Nous devons les assumer et les considérer sans réticence comme des éléments de notre patrimoine commun. Et c’est pourquoi, j’ai pensé qu’il était utile, de leur rendre un hommage en évitant d’en brosser une image d’Epinal comme ce fut très souvent le cas depuis une quarantaine d’années. Ils n’avaient pas que des idées recevables mais ils en avaient, ainsi que des convictions qu’ils défendaient avec courage et ténacité : la langue de bois dont on fait les pipeaux leur était inconnue… Pourtant, chacun l’a compris, aujourd’hui, je ne serais pas dans leur camp et je combattrais leur influence politique …

Read Full Post »