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Posts Tagged ‘Douille d’obus’

Je savais bien que les deux douilles d’obus en cuivre de la Guerre de 14-18, qui trônaient côte à côte sur la commode de ma grand-mère Adrienne Turbelier (1894-1973) à Angers dans les années soixante, recelaient leur part de mystère…Plus exactement, je me doutais qu’on ne m’avait peut-être pas tout dit à leur propos…

Après la disparition de celle à laquelle elles étaient en principe destinées – justement Adrienne – elles se retrouvèrent au cours des années 70, sur la tablette murale d’un radiateur de la cuisine de mes parents à Massy, juste en face d’une batterie de casseroles en cuivre étamé, propriété dans un passé lointain d’une légendaire « Tante Nini »…

Depuis quarante ans, les douilles siégeaient donc là, silencieuses mais partie prenante d’un décor dans lequel elles n’avaient a priori rien à faire, un peu comme des « soliflores » sans fleur ou des plumiers sans porte-plumes et sans plume!

Tout récemment, par la force des circonstances, les petits tubes cylindriques (9,5 cm de haut au collet) durent, une nouvelle fois, émigrer. Mais cette fois, vers mon bureau de retraité besogneux, où ils cohabitent désormais avec d’autres reliques de la Grande guerre, des photos de « nos » poilus, le livret militaire de tel grand-oncle  – Auguste Cailletreau (1892-1975) – ou encore,  la carte d’état major trouvée sur la dépouille de l’adjudant, Albert Venault (1893-1918), le frère d’Adrienne, tué lors de l’ultime offensive allemande dans la Somme.

Ainsi, depuis au moins 1920 ou 1921, ces deux douilles de même calibre sont devenues des éléments inséparables de la bimbeloterie familiale! Mais, elles n’ont pas, pour autant, livré tous leurs petits ou peut-être, grands secrets…

Ce qui est certain, c’est que ces douilles sont des éléments de cartouches d’obus de canons de 37 mm à tir rapide. Lesquels plus légers que les fameux canons de 75 de l’artillerie lourde, furent utilisés par tous les corps d’armée durant la guerre de 14-18, cette boucherie génocidaire dont le regretté et génial provocateur Georges Brassens disait la « préférer » à toute autre.

Il est vrai, « mon colon », que le poète est mort bien avant de connaitre les exploits barbares du vingt-et-unième siècle, qui n’ont rien à envier aux carnages du monde d’avant!

Montées sur des affûts en forme de trépied, ces armes plus offensives que défensives – qu’on appelait aussi des mitrailleuses – étaient facilement transportables. C’est la raison pour laquelle, elles furent largement mises à contribution par les unités d’infanterie française, à partir de 1916, pour les assauts vers les tranchées adverses. Leur maniement n’exigeant pas un long apprentissage, ni de longs calculs préalables de trajectoire, elles n’étaient pas réservées aux seuls artilleurs issus de Polytechnique.

Leurs obus – dont de nombreuses douilles circulent encore dans les brocantes dominicales et printanières – pouvaient néanmoins percer les blindages peu épais des positions ennemies, après que les « gros calibres » de l’artillerie basée à l’arrière eurent fragilisé les ouvrages les plus robustes et désorganisé les premières et secondes lignes ennemies…

Les hommes de troupe des régiments d’infanterie, comme mon grand-oncle, le caporal Alexis Turbelier (1897-1918) effectuaient régulièrement des stages pour se perfectionner à l’utilisation de ces canons. Ainsi qu’en atteste le cliché ci-dessous, où on le voit assis derrière la culasse en position de « pointeur » la main sur la roue de réglage d’azimut.

La mémoire familiale a conservé la trace de ces périodes de formation car Alexis en informait sa sœur Germaine. Dans ses lettres, il prétendait même se réjouir de ces phases d’instruction comme « servant  » de pièces d’artillerie. De fait, elles l’écartaient, durant quelques jours, des zones de combats proprement dites… Pour lui comme pour la plupart de soldats, cette bouffée d’oxygène était d’autant plus appréciée qu’il ne s’éloigna jamais longtemps de la région de Verdun ou du front de Picardie, entre le printemps 1916 et sa fin tragique au printemps 1918 dans la Somme…

Ces « trêves » formatrices constituaient donc des moments de détente, non hypothéquées par l’omniprésence de la mort imminente. Hors des heures d’instruction, il en profitait donc pour se faire tirer le portrait avec ses potes, ou pour rédiger tranquillement sa correspondance. Mais aussi pour récupérer des douilles en cuivre, qui, une fois les exercices réalisés pouvaient s’apparenter à de beaux objets et se muer en honorables cadeaux pour les planqués de l’arrière, et d’abord pour les petites minettes auxquelles ils rêvaient sous la mitraille. Le poilu en manque d’affection les agrémentait du prénom de l’élue de son cœur ! C’est ainsi qu’un objet initialement destiné à tuer se muait comme par magie en médiateur nostalgique de sentiments amoureux contrariés par la tourmente. Cependant, tous les poilus ne possédaient pas le même talent de graveur… Tous ne parvenaient pas à réaliser leur oeuvre au cours des stages de mitrailleurs … Une fois revenus dans les boyaux de première ligne, ils l’achevaient comme ils pouvaient dans les casemates ou les abris de fortune des tranchées, pour tromper l’attente entre deux attaques. Et pour oublier l’horreur du quotidien.

Dans ces conditions, il était raisonnable de penser que ces « deux douilles de la famille Turbelier » – exhumées d’outre-tombe – aient été récupérées par Alexis au cours de ces pauses réparatrices . Cette hypothèse semblait d’ailleurs confortée par sa correspondance à sa sœur, dans laquelle il évoqua pudiquement et à plusieurs reprises en 1917 son « béguin » naissant pour Adrienne. Les lettres qu’il lui adressait ne nous sont malheureusement pas parvenues.

Mais ce scénario « romantique et inspiré » était toutefois contredit par une tenace tradition familiale, qui postulait au contraire que c’était à son frère cadet Louis Turbelier (1899-1951) que l’on devait ces fameuses douilles, et que c’est lui qui avait gravé le prénom d’Adrienne sur l’une d’elles, au milieu d’un bouquet de tendres « pensées » !

Cette histoire que j’ai longtemps cru « arrangée » avait le mérite de rendre au père de famille que devint Louis, un honneur que personne d’ailleurs ne lui contestait ouvertement! Elle était, en tout cas, la plus familialement correcte, et la plus édifiante aussi. En effet, à la différence de son frère aîné, disparu, Louis avait survécu à la guerre et avait épousé Adrienne en 1921… Ce que d’aucuns auraient pu, par malveillance, lui reprocher en l’accusant implicitement d’avoir un peu pris la place de l’autre.

Pour autant, cette pieuse tradition orale, relayée par les enfants d’Adrienne et de Louis, constituait-elle la seule vérité? N’aurait-t’elle eu au fond pour seule finalité que d’assurer l’équilibre et la paix de la famille durant toute la suite du siècle?

Alexis étant mort au combat, l’aurait-on ressuscité en en faisant un rival malheureux et posthume de son frère?

Le temps s’est écoulé depuis lors, et a fait son oeuvre…Tout enjeu est désormais vain! Plus personne n’a de motif pour se dresser sur ses ergots!

Aussi, n’est-il plus illégitime ou sacrilège de se poser la question de savoir si ces douilles peuvent encore parler? Et si oui, qu’ont-elles à nous dire qui aurait pu, autrefois, froisser quiconque?

Sur le cul de chaque douille, autour de l’amorce, figure son identification. Sous forme codée, y sont indiqués le calibre de la munition, son modèle ainsi que la date de fabrication de l’obus et l’atelier qui l’a produite.

Douille 1 – dont la surface cylindrique comporte le prénom Adrienne 

Douille 2 – sans gravure sur les génératrices du cylindre 

Les mentions figurant sur la douille 1 – celle qui comporte le prénom d’Adrienne sur le cylindre – précisent qu’il s’agit d’un obus de 37 mm du modèle 1885, provenant des ateliers du Parc d’Artillerie De Paris (PDPs). Et qu’elle appartient au lot 386 usiné au premier trimestre 1918.

Celles de la douille 2 (sans ornement sur la surface cylindrique) présentent les même caractéristiques, à ceci près, qu’il s’agit du lot 101 fabriqué au deuxième trimestre 1916.

Toutes deux comportent la petite flamme de l’infanterie.

Qu’en conclure?

Tout d’abord que la tradition familiale ne mentait pas en ce qui concerne la douille « décorée » (1) : c’est bien Louis l’auteur des gravures à l’intention d’Adrienne Turbelier née Venault… En effet, la cartouche correspondante, sortie des ateliers d’artillerie au printemps 1918, ne pouvait pas matériellement – compte tenu des délais d’acheminement des munitions sur le front – se retrouver entre les mains d’Alexis Turbelier, foudroyé par un obus à Ainval près de Montdidier le 16 avril 1918!

En revanche, cette chronologie est tout-à-fait compatible avec l’incorporation de Louis dans l’armée à partir d’avril 1918. En outre, sa profession de ferblantier le prédisposait plus que son frère, employé de banque et musicien amateur, à travailler le métal au ciseau et à la pointe dure!

Pour la seconde douille, le scénario est sensiblement différent: tournée en 1916 dans les ateliers d’armement, il est probable que la paternité de sa récupération soit imputable à Alexis. Louis à l’époque était encore trop jeune pour être mobilisé et les armes de 1916 n’étaient plus sur le terrain en 1918… Sans doute peu doué pour le travail à l’établi, Alexis aurait très bien pu se contenter de l’offrir à Adrienne avec une rose, comme témoignage de son amour tout neuf !

Cette double origine expliquerait qu’Adrienne n’ait jamais voulu dissocier les deux douilles: l’une attestant discrètement d’une première passion brisée par la guerre, l’autre de sa fidélité à celui qui devint son mari et le père de ses enfants! Bon prince, Louis, en souvenir de son frère, aurait toléré ce compromis esthétiquement en sa faveur…

Point n’est besoin comme dans la fable de La Fontaine de désigner qui, dans cette histoire, est le loup, qui est l’agneau!

 » Si ce n’est toi, c’est donc ton frère :
Je n’en ai point. C’est donc quelqu’un des tiens … »

Sur mon étagère, je respecte la tradition: les douilles sont placées côte à côte!

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