Deux personnages, que j’ai déjà eu l’occasion de mentionner à plusieurs reprises, ont exercé une influence importante sur la vie du quartier de la Madeleine à Angers durant la première partie du 20ème siècle. Leur aura et leur légitimité comme autorités locales ne résultaient pas d’une fonction administrative ou d’un mandat électif, mais d’un magistère à la fois moral, culturel et éducatif. L’un, Félix Fruchaud, fut curé de la paroisse pendant presqu’un demi-siècle, de 1900 à 1945, tandis que l’autre, Ernest-Léon Cragné fut le directeur et l’instituteur emblématique de l’école Saint-Augustin du début des années 1920 jusqu’à la fin des années 1950. C’est d’ailleurs sur l’initiative du curé Fruchaud, fondateur de cette école primaire et chrétienne de garçons que « Monsieur Cragné » y fut appelé comme directeur à la rentrée 1922.
Le curé et l’instituteur partageaient en gros les mêmes objectifs missionnaires et leurs relations étaient probablement empreintes d’une sorte d’attachement filial car l’un, né en 1856 aurait pu aisément être le père de l’autre né en 1887. Le curé, plus âgé, était natif de Trémentines dans le Choletais non loin de Nuaillé où fut tué en janvier 1794 l’un des derniers chefs mythiques de la révolte vendéenne, Henri de de La Rochejaquelein, « Monsieur Henri », tandis que l’instituteur avait vu le jour à Bourg-Sous-La Roche, banlieue rurale de la ville impériale de la Roche-sur-Yon. Ils étaient donc tous les deux originaires du périmètre historique des guerres de Vendée et du territoire de la Petite Eglise qui avait refusé le concordat de Bonaparte en 1801. Cette proximité géographique servait de ferment à une connivence naturelle qui ne fut sans doute pas étrangère à leurs convictions politico-religieuses communes, ancrées dans un terroir et une histoire, qui conduisit le curé Fruchaud à s’opposer presque physiquement aux inventaires en 1906 et à la loi de 1905 sur la laïcité. Néanmoins, on peut penser que, dans cet attelage idéologique qui curieusement fait écho au prosélytisme agressif actuel de certains imans de banlieues, Ernest-Léon Cragné a sans doute manifesté un légalisme républicain plus affirmé que celui de l’ecclésiastique.
Si je les évoque ici, c’est que parce que, jusque dans les années soixante, il était presque impossible de résider dans le quartier de La Madeleine à Angers sans que les anciens ne ressassent, admiratifs, les réalisations du curé et ne vantent les méthodes pédagogiques, parfois musclées, de l’instituteur. Ils demeuraient omniprésents dans les esprits, alors même que Félix Fruchaud avait disparu dans sa 98ème année, le 14 février 1954 et qu’Ernest-Léon Cragné jouissait d’une paisible retraite. Chacun dans son style avait été le porte-drapeaux symbolique d’un catholicisme triomphant et conquérant.
Catholicisme qui, dans les provinces de l’Ouest, persistait à enseigner, une dizaine d’années après la Shoah, et en toute bonne foi, que l’origine de la malédiction des juifs trouvait ses racines dans leur responsabilité dans le calvaire et la mort du Christ ! Félix Fruchaud ou Ernest-Léon Cragné s’étaient sûrement abstenus de tenir de tels discours après la seconde guerre mondiale, mais leur révérence à la tradition d’une église ultramontaine et sulpicienne avait créé les conditions de cet antisémitisme populaire d’entre deux guerres, qui fut le complice passif d’un crime innommable. Après 1945, ce discours était certes mis officiellement en veilleuse, mais je peux attester avoir entendu ce type d’assertion douteuse sur le caractère déicide des israélites dans les propos d’aumôniers des écoles au début des années soixante alors que j’étais âgé d’à peine plus d’une dizaine d’années.
En tout cas, sur la paroisse de la Madeleine, grâce à l’action conjuguée et militante du curé et de l’instituteur, ainsi qu’à celle d’aristocrates angevins et de dames patronnesses, nostalgiques du comte de Chambord et de la duchesse de Berry, et donateurs des bonnes œuvres paroissiales, la religion catholique exerçait une influence sans partage sur une population qu’elle encadrait de la naissance à la mort, en prenant en charge son éducation, sa culture et ses loisirs. Cet impérium qui était hostile à toute autre forme exogène de confessions, perçues comme hérétiques et assimilées à des viviers d’apostats, était mesurable au nombre de communautés religieuses qui s’étaient implantées dans le quartier et aux envolées de cornettes ou de soutanes qu’on croisait sur les trottoirs de la rue Saumuroise. A fortiori, l’engagement politique républicain et radical était considéré ici comme l’expression tangible de l’œuvre du Malin
Je n’ai jamais croisé Félix Fruchaud. Ordonné prêtre en 1879, il avait été professeur à l’externat Saint Maurice et aumônier du Bon Pasteur à Angers, avant d’être nommé curé de la Madeleine en 1900. Ce « Bon Pasteur » où l’on enfermait sous la surveillance de religieuses,dans le but de les « rééduquer » des filles mineures de mauvaise vie ou présumées telles. Tout un programme ! .
J’ai connu en revanche Monsieur Cragné qui fut mon premier instituteur. Je revois avec reconnaissance et attendrissement ce vieux monsieur en cravate et blouse grise, qui nous faisait la classe au premier étage de l’imposante bâtisse de l’école Saint Augustin. L’école qui se trouvait à l’origine rue Saumuroise avait emménagé depuis peu rue du Colombier dans les locaux d’une ancienne congrégation religieuse à proximité du petit séminaire de Mongazon. La rue longeait le mur d’enceinte des cours de tennis de l’actuel stade Jean Boin, qu’on appelait à l’époque « le stade Bessonneau ». Monsieur Cragné, âgé, n’en était plus le responsable. Le directeur c’était un frère de saint Gabriel, frère Hormisdas dont la calvitie m’impressionnait ainsi et surtout que sa manière très particulière de tenir un stylo entre le pouce et l’index, en raison d’une mutilation ancienne d’un doigt. De cette période, j’ai retenu qu’il était de bon ton de se souvenir que le bienheureux fondateur de la congrégation des frères de Saint Gabriel de Saint Laurent-sur-Sèvres était Saint Louis Marie Grignon de Montfort… J’aimais répéter ce nom, qui résonnait comme le refrain rythmé d’une hypothétique chansonnette … Il était, de même, bien vu de se rappeler les principaux épisodes de la vie de cet homme exemplaire et austère qui vivait, je crois, au 18ème siècle …
De l’enseignement de monsieur Cragné, qui avait été l’instituteur de mes oncles Turbelier dans les années trente, comme celui de beaucoup de petits garçons du quartier nés entre 1920 et 1940 dans les familles catholiques, il me reste deux souvenirs marquants : l’un d’ordre pédagogique dont la vertu serait aujourd’hui vigoureusement contestée et qui conduirait sûrement l’instituteur devant un tribunal de police pour maltraitance. Qu’on en juge ! Pour faire régner l’ordre dans sa classe et mater les élèves indisciplinés, Monsieur Cragné usait d’un balai qu’il nommait Baptiste, dont les coups assénés sur les fesses montraient la voie du coin de la salle – transformé de facto en pilori – au garçon turbulent qui était inviter à méditer sa faute pendant un certain temps. L’autre souvenir fut certainement à l’origine de mon goût pour l’histoire : l’instituteur consacrait en effet une large part de son enseignement à raconter sa Grande Guerre. Le 11 novembre, il défilait d’ailleurs fièrement avec les anciens combattants qui se rendaient, drapeau en tête, à la rituelle messe solennelle dans la basilique du Sacré Cœur.
En dépit de tout celà, c’était un excellent instituteur, totalement dévoué à ses élèves et à son école.
Le curé Fruchaud, déjà trop âgé n’avait pas été mobilisé en 1914 mais son rôle ne fut pas négligeable pendant cette guerre comme soutien spirituel et moral des familles de la paroisse, notamment lorsqu’il fallait informer de la disparition d’un fils, comme ce fut le cas en mai 1918 pour Alexis Turbelier tué sur le front de la Somme. Ami presque intime du père – en l’occurence de mon arrière-grand-père – il avait tenu à être présent au moment de l’annonce du décès officiel par les autorités administratives. Car, il se voulait protecteur et consolateur de ses ouailles!
Personnage complexe, contradictoire, le curé haut en couleur de la paroisse de la Madeleine entre 1900 et 1945 fut en outre chanoine honoraire d’Angers et de Tulle. Prêtre de combat, missionnaire à la mode coloniale, évangélisateur et bâtisseur, on lui doit, non seulement la fondation d’écoles, mais également d’un centre aéré, Saint Gabriel pour occuper les gamins, le jeudi, et pendant les vacances, d’un cercle paroissial et d’un jeu de boule de fort, d’une compagnie de théâtre et même d’une salle de spectacle parmi les plus imposantes du Maine et Loire. C’était en quelque sorte l’archétype de ces hommes d’église, héritiers spirituels des moines défricheurs du Moyen Age et des prêtres réfractaires qui, à la fin du 18ème siècle, enflammèrent les troupes vendéennes ou chouannes contre la Convention en refusant de prêter le serment à la Nation exigé par la constitution civile du clergé. Avec le même état d’esprit que ses « glorieux prédécesseurs » et malgré un appel à la modération des autorités de l’évêché, le curé Félix Fruchaud n’hésita pas à se barricader dans son église au soir du 1er mars 1906 avec quelques-uns de ses paroissiens, dont Alexis Turbelier, pour s’opposer aux inventaires de biens de l’église en application de la loi de 1905 sur la séparation des religions et de l’Etat.
Désintéressé, cet excellent et tonitruant prêcheur était aussi un remarquable rédacteur et pamphlétaire, qui n’hésitait pas à braver les autorités et à s’affranchir sans état d’âme de la loi, au nom de sa propre conception conquérante et autoritaire de la foi catholique. Il fut souvent victime de son entêtement et de ses excès, comme en 1906 où l’administration plaça son propre presbytère sous séquestre. Malgré ces errements qui ne seraient guère admissibles, ni même concevables aujourd’hui, fondées sur certaines pétitions de principe hautement discutables, voire condamnables à la lumière de nos standards modernes, ainsi que sur un sectarisme religieux qui n’est malheureusement pas totalement passé de mode, il serait non seulement vain mais injuste de renier Félix Fruchaud et Ernest-Léon Cragné, qui furent l’un comme l’autre des honnêtes hommes. Leur temps est certes révolu mais nous sommes leurs héritiers et, malgré tout, il serait malvenu de rougir d’eux au nom d’une interprétation rigoriste et anachronique de leurs agissements . Nous devons les assumer et les considérer sans réticence comme des éléments de notre patrimoine commun. Et c’est pourquoi, j’ai pensé qu’il était utile, de leur rendre un hommage en évitant d’en brosser une image d’Epinal comme ce fut très souvent le cas depuis une quarantaine d’années. Ils n’avaient pas que des idées recevables mais ils en avaient, ainsi que des convictions qu’ils défendaient avec courage et ténacité : la langue de bois dont on fait les pipeaux leur était inconnue… Pourtant, chacun l’a compris, aujourd’hui, je ne serais pas dans leur camp et je combattrais leur influence politique …