Gabrielle-Emilie le Tonnelier de Breteuil, marquise du Châtelet-Lorraine (1706-1749) traversa son siècle comme une étoile filante. Une star aimée et respectée des plus grands, mais tellement étincelante qu’elle faillit disparaître à jamais dans un de ces trous noirs de l’Histoire, réservés, de toute éternité, par une société d’hommes aux femmes de talent . Du moins à celles qui revendiquent leur libre arbitre et leur condition, et qui ne sont ni courtisanes, ni sottes mais inventives et décomplexées …
Victime de l’action conjuguée de ceux qui voulurent la réduire au rôle de maîtresse de plusieurs « grands » hommes, dont Voltaire, mais aussi de la jalousie des dames de son époque qui enviaient son intelligence et sa bonne fortune, elle doit, en grande partie, sa renaissance, plus de deux siècles après sa mort, à une autre femme, Elisabeth Badinter, qui lui a consacré un ouvrage et quelques études, lui rendant ainsi justice et renvoyant d’elle l’image d’une femme exceptionnelle, indomptable et passionnée, mais aussi « exclusive et tyrannique »…
A la différence de l’illustre philosophe féministe, ma rencontre avec Emilie ne résulte pas d’un engagement militant pour la cause des femmes dans l’Histoire. Je n’ai d’ailleurs découvert qu’après coup les éléments biographiques d’Elisabeth Badinter. De même, je n’ai pas succombé à une sorte de coup de foudre post-mortem pour cette femme, dont je ne me serais probablement jamais épris si j’avais été son contemporain. Je n’en aurais pas eu l’occasion, car, en toute logique, étant issue de la grande noblesse française, elle n’aurait même pas remarqué le paysan dépenaillé et en galoches tout juste bon à décrotter les sabots de ses chevaux. Comme mes aïeux, je n’aurais pas osé la regarder de peur des représailles. L’aurais-je fait dans un moment d’égarement que j’aurais sûrement été déçu, car selon les témoignages confirmés par ses portraits pourtant « arrangés », elle n’était pas d’une beauté renversante, selon les critères de son temps comme selon nos modernes standards.
C’est le hasard qui m’a conduit vers elle. La curiosité aussi ! Et c’est en amoureux des sciences et de la philosophie, beaucoup plus qu’en esclave de la testostérone que je me suis intéressé à son sort et à ses travaux! Emilie, issue d’une famille de la haute aristocratie française, plutôt bienveillante pour les idées nouvelles, a manifesté, très jeune, une vive intelligence et d’incroyables dispositions pour les études. Son père, homme influent à la cour du roi, ne la découragea pas et, fait remarquable, lui fit donner une éducation en langues, en littérature et en sciences en tous points comparable à celle de ses frères. Emilie était douée en tout et elle montra une précocité étonnante dans presque toutes les disciplines y compris artistiques…
Adolescente sous la Régence libertine, elle s’initia aussi très tôt aux plaisirs de la chair et attesta, de ce point de vue, d’une virtuosité qui compensait sans doute de maigres atouts physiques et un charme, de prime abord, discret. Hormis le marquis du Châtelet, le mari de raison qu’on lui attribua d’office en 1725, qui fut perçu par la postérité comme un brave militaire à la fois peu regardant sur les aventures de son épouse et piètre partenaire conjugal, mais qui lui fit tout de même trois enfants, les amants d’Emilie étaient tous des intellectuels de premier plan, et souvent des scientifiques…
Et forcément des « mecs en état de marche », car la marquise avait – dit-on – du tempérament et ne se cachait pas d’apprécier les manifestations concrètes d’une sensualité exigeante, bien que domestiquée. Son « Discours sur le Bonheur » est à cet égard un véritable traité d’hédonisme, dont la lecture devrait être conseillée comme substitut à nos modernes antidépresseurs.
Elle ne confondait d’ailleurs pas la satisfaction de ses instincts avec la recherche du bonheur, auquel elle disait accéder par l’étude et la réflexion personnelle. Dans cette perspective, ses compagnons s’apparentaient à des facilitateurs, ou encore à des médiateurs ou des passeurs d’idées. Plus précisément des « catalyseurs » de sa propre pensée. Parmi les premiers qui comptèrent – excusez du peu ! – Pierre Louis Moreau de Maupertuis (1698-1759), célèbre philosophe, mathématicien, physicien, astronome et naturaliste. Elle en fut également l’élève aux alentours des années 1730 et fut à bonne école car Maupertuis fut de ceux qui, parmi les premiers, formula, le « principe de moindre action », un des plus féconds de la physique contemporaine. Principe fascinant qui postule que la loi du moindre effort est toujours celle « choisie » par les corps en mouvement ! Comme si le penchant de la Nature était en quelque sorte d’être paresseuse! (Que les physiciens me pardonnent cette figure pédagogique un peu facile et osée, qui m’évite « maladroitement » de poser une intégrale!)
Mais un jour de 1734, exit Maupertuis ! Et c’est au tour de Voltaire (1694-1778) de partager sa vie. Un intellectuel, banni pour ses écrits, qu’elle accueille dans son lit, avec la neutralité passive – complice? – d’un mari accommodant. Voltaire n’est pas un scientifique mais il prétend le devenir, grâce à Emilie. Leur union se transforma progressivement en un jeu égalitaire de deux êtres, – de deux duettistes – spéculant conjointement et concurremment sur les secrets de Nature. Une sorte de collaboration de type « gagnant-gagnant ». Et le moins qu’on puisse dire, c’est que le courant passa entre ces deux-là, puisque leur liaison durera quinze ans.
Leur amitié et complicité se prolongeront même au-delà, jusqu’à ce que la mort les sépare. François-Marie Arouet ne l’oubliera jamais et s’efforcera de faire connaitre – et reconnaître – l’œuvre d’Emilie après son décès prématuré à quarante-trois ans, le 10 septembre 1749 à Lunéville des suites d’une septicémie après un accouchement. Voltaire n’était pas le père…
Après elle, Voltaire ne remettra plus le nez dans les éprouvettes!
Pour Emilie comme pour Voltaire, cette union fut donc une aubaine et ce fut aussi la période la plus féconde de l’existence scientifique de celle qui sous le regard bienveillant de son amant, devint la savante la plus douée du 18ième siècle. La seule peut-être ! C’est en tout cas au cours de cette phase que se révélera son génie, favorisé par un dialogue critique permanent avec celui qu’elle aime et admire. Voltaire ne se remettra jamais tout-à-fait de la mort d’Emilie!
Pour la société « savante » de cette première moitié du 18ième siècle, cette alliance de Voltaire et d’Emilie était intellectuellement logique. Au-delà des différences de conditions, elle n’apparaissait pas incongrue car la philosophie et la science faisaient encore bon ménage. Ainsi la plupart des philosophes rêvait de devenir savants tandis que les physiciens et les mathématiciens recherchaient dans les lois de la nature la « patte » du Créateur! Comme si la science et la métaphysique constituaient les deux facettes d’une même réalité. Comme si, surtout, il était imaginable d’apporter la preuve par un raisonnement scientifique rigoureux de l’existence d’un suprême horloger de l’Univers!
Du coup, les controverses sur la transcendance alimentaient les soirées mondaines à la cour du Régent…Mais il s’agissait surtout de débats d’hommes, dont les femmes étaient largement absentes, cantonnées dans le marivaudage ou les jeux, peu ou prou, pervers de « liaisons dangereuses »… Après la mort du vieux roi Louis XIV en 1715 et la fin de l’influence castratrice de la pudibonde et bigote marquise de Maintenon, la régence fut une période de libération des mœurs, où la haute société se livra à un libertinage débridé. Parfois insensé…
Cette libération des idées et de la parole n’alla toutefois pas jusqu’à remettre en cause les principes de la monarchie absolue ! C’est dans ce vivier propice aux débordements et aux excès – y compris d’intelligence et de création – qu’Emilie évolua jeune femme (elle était née à Paris le 17 décembre 1706). Ce contexte, pas plus d’ailleurs que la généalogie impressionnante quelle pouvait revendiquer, n’aurait néanmoins suffi pour que je m’intéresse spécifiquement à elle…
De prime abord, j’aurais pu penser qu’il ne s’agissait que d’une noble richissime, oisive et débauchée, qui, dans l’esprit du temps, avait conduit sa vie, à la manière d’une perverse marquise de Merteuil narrant ses exploits sexuels à un immoral vicomte de Valmont. Cette fable eût été crédible car manifestement Emilie collectionna au cours de sa vie de nombreuses aventures sentimentales, quelquefois simultanées. Sa fin tragique et prématurée aurait pu néanmoins m’émouvoir. Elle m’émut certes. Mais pour ce seul motif, je n’aurais pas su prendre la plume pour écrire quoi que ce soit sur elle.
D’autres plus prestigieux et habiles que moi, plus féministes aussi, s’y sont exercé avec bonheur, dont justement Elisabeth Badinter…
J’en arrive à mon histoire avec elle… Notre rencontre est en fait assez récente, car Emilie de Breteuil, contrairement à la communarde Louise Michel ou d’autres égéries de la Révolution, comme Charlotte Corday ou Madame Roland, ne fut jamais un sujet de discussion dans les cercles post-soixante-huitards, ou dans ceux plus convenus du « défunt » parti socialiste d’après Epinay.
Il n’y avait d’ailleurs aucune raison.
Ce qui est plus surprenant en revanche et injuste, c’est qu’Emilie de Breteuil ait été snobée, voire carrément ignorée des inventaires des grands scientifiques français. Et là, il s’agit d’une faute d’ignorance ! J’aurais donc très bien pu, moi aussi, la méconnaître!
J’avais pourtant visité dans les années 1980, le Château de Breteuil, à Choiseul dans la vallée de Chevreuse, propriété de sa famille depuis le début du 18ième siècle. J’avais certainement frôlé son portrait en majesté dans une des pièces du premier étage. Pourquoi ne l’avais-je pas remarquée? Peut-être tout simplement, parce qu’elle nous fut présentée à l’époque comme l’une des filles de la famille, guère plus illustre que les autres. Peut-être parce que les précisions qu’on nous prodiguait sur son destin, intervenaient alors que notre regard était déjà saturé et que notre attention se relâchait …
Ma vraie rencontre date de l’automne 1999 au lycée Emilie de Breteuil de Montigny-le-Bretonneux dans les Yvelines, où, es qualité d’expert – autodésigné – en radioprotection, j’étais venu préparer avec des élèves de classes volontaires, une campagne de mesures de la radioactivité dans l’environnement du centre nucléaire CEA de Saclay, situé, à vol d’oiseau, à moins d’une dizaine de kilomètres ! A une de mes questions préalables sur les raisons du nom du lycée, la proviseure de l’époque, probablement avec malice car je n’ai jamais douté de son érudition, se contenta de me répondre qu’Emilie de Breteuil avait été la maîtresse de Voltaire !
Evidemment, cette explication m’apparut largement insuffisante, car si la fréquentation du lit d’un grand homme est certainement respectable et peut-être enviable, elle ne saurait être retenue comme critère par l’Education Nationale pour parrainer symboliquement un établissement scolaire. Cette petite provocation de la responsable du lycée m’incita à approfondir. Aujourd’hui, le site Internet du lycée fournit les bonnes explications…
Rapidement, donc, j’appris qu’à l’instigation de Voltaire, Emilie réalisa la première traduction française des » Principes mathématiques de la philosophie naturelle » – Philosophiae Naturalis Principia Mathématica – d’Isaac Newton – autrement dit la théorie de la gravitation universelle, qui « jette les bases de la mécanique classique » et rend compte de l’orbite des planètes!
Il faut préciser ici que Voltaire qui avait été proscrit du royaume de France à la suite de la publication de ses « Lettres Philosophiques », avait été accueilli par Emilie au château de Cirey en Haute-Marne, construit quelques années auparavant par le mari cocu et consentant. En tout cas, hors de portée des mousquetaires du roi car le château dépendait du duché de Lorraine ! Voltaire y résidera entre 1734 et 1749.
A Cirey, les deux amants s’installent confortablement et transforment les lieux en une sorte de centre de recherche scientifique et culturel avant la lettre, où de nombreux « grands esprits » de l’Europe des Lumières étaient régulièrement invités…
Théoricienne de la physique, Emilie est aussi une expérimentatrice… C’est en particulier au château de Cirey qu’elle démontra expérimentalement que l’énergie cinétique – l’énergie due au mouvement d’un corps – était proportionnelle, non seulement à la masse de l’objet, mais, comme le pressentait Leibniz, au carré de sa vitesse… A l’inverse de ce que pensait Newton, qui ne retenait qu’une fonction de la seule vitesse. Aujourd’hui, cette loi semble relever de l’évidence. Il suffit d’observer les accidents de la route pour noter que les dégâts occasionnés lors d’un choc frontal à la vitesse X sont bien plus importants que ne laisserait prévoir une loi linéaire dépendant de la vitesse!
Pour obtenir ce résultat, Emilie fit construire un dispositif visuellement proche d’un valet de nuit (à vêtements) duquel elle faisait tomber une bille de plomb dans de l’argile molle à partir de hauteurs variables. Selon la hauteur, elle calculait la vitesse d’impact. L’énergie cinétique aux différentes vitesses étant rigoureusement égale à celle dissipée dans l’argile, était donc proportionnelle à l’enfoncement . Ainsi elle put mettre en évidence qu’un doublement de la vitesse conduisait à un trou quatre fois plus grand …
Ainsi, elle fut « la première » à écrire l’équation de l’énergie cinétique en mécanique classique.
Équation ou formule que tous les lycéens apprennent au cours de leur scolarité. Mais, comble d’injustice, aucun manuel de physique ne mentionne, qu’il s’agit de la loi ou de la formule d’Emilie de Breteuil…
J’ai personnellement pu voir et toucher et même frauduleusement photographier le dispositif expérimental d’Emilie qui se trouve toujours dans le « Salon/ Laboratoire/Cabinet de travail » d’Emilie de Breteuil et de Voltaire, au Château de Cirey. Château que j’ai visité lors de ma retraite en juillet 2011, grâce à de jeunes collègues féminines (essentiellement mais pas seulement) qui m’avaient payé le voyage, probablement gavées par cette histoire d’Emilie, que je leur avais ressassée devant la machine à café, à côté des ascenseurs du pallier …
Car cette histoire ne s’achève pas avec la formule de l’énergie cinétique. Elle connut, elle aussi, une sorte de résurrection lorsque Albert Einstein conçut la plus « célèbre équation du monde » (E=mC2) où la vitesse de la lumière intervient au carré dans l’équivalence de la masse et de l’énergie…. Elle eut une autre suite inattendue. Elle permit de trancher définitivement une controverse d’ordre métaphysique entre Newton et Leibniz..
Newton, partisan d’une énergie cinétique strictement proportionnelle à la vitesse, estimait que lorsque deux corps de même vitesse se percutaient frontalement, l’énergie disparaissait ( +V-V=0). En conséquence, selon lui, le grand horloger céleste (Dieu) devait nécessairement remettre en permanence de l’énergie pour que l’Univers fonctionne… Il y voyait la preuve de l’existence de Dieu. A l’inverse, Leibniz pensait que le choc frontal n’annulait pas l’énergie, mais la démultipliait. En conséquence, Dieu n’était pas indispensable pour maintenir le système en marche! Au moins pour des questions d’énergie. Emilie montra avec brio que le second avait raison… Moi, je n’ai rien prouvé mais je suis OK ! Ça tombe bien. Si j’ose dire.
A l’issue de cet exposé, dont je concède qu’il est parfois un peu abscons, on comprendra que je sois devenu un fan d’Emilie…
Je suis retourné à plusieurs reprises au château de Breteuil, non loin de mon domicile… Avec un autre regard sur l’héroïne des lieux… qui est désormais présente sous forme de personnage en cire… C’est d’ailleurs la seule vraie héroïne de ces lieux, car les autres ne sont que des notables d’ancien régime… C’est tout de même à voir! et à revoir…