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Posts Tagged ‘Bataille de la Somme’

Je savais bien que les deux douilles d’obus en cuivre de la Guerre de 14-18, qui trônaient côte à côte sur la commode de ma grand-mère Adrienne Turbelier (1894-1973) à Angers dans les années soixante, recelaient leur part de mystère…Plus exactement, je me doutais qu’on ne m’avait peut-être pas tout dit à leur propos…

Après la disparition de celle à laquelle elles étaient en principe destinées – justement Adrienne – elles se retrouvèrent au cours des années 70, sur la tablette murale d’un radiateur de la cuisine de mes parents à Massy, juste en face d’une batterie de casseroles en cuivre étamé, propriété dans un passé lointain d’une légendaire « Tante Nini »…

Depuis quarante ans, les douilles siégeaient donc là, silencieuses mais partie prenante d’un décor dans lequel elles n’avaient a priori rien à faire, un peu comme des « soliflores » sans fleur ou des plumiers sans porte-plumes et sans plume!

Tout récemment, par la force des circonstances, les petits tubes cylindriques (9,5 cm de haut au collet) durent, une nouvelle fois, émigrer. Mais cette fois, vers mon bureau de retraité besogneux, où ils cohabitent désormais avec d’autres reliques de la Grande guerre, des photos de « nos » poilus, le livret militaire de tel grand-oncle  – Auguste Cailletreau (1892-1975) – ou encore,  la carte d’état major trouvée sur la dépouille de l’adjudant, Albert Venault (1893-1918), le frère d’Adrienne, tué lors de l’ultime offensive allemande dans la Somme.

Ainsi, depuis au moins 1920 ou 1921, ces deux douilles de même calibre sont devenues des éléments inséparables de la bimbeloterie familiale! Mais, elles n’ont pas, pour autant, livré tous leurs petits ou peut-être, grands secrets…

Ce qui est certain, c’est que ces douilles sont des éléments de cartouches d’obus de canons de 37 mm à tir rapide. Lesquels plus légers que les fameux canons de 75 de l’artillerie lourde, furent utilisés par tous les corps d’armée durant la guerre de 14-18, cette boucherie génocidaire dont le regretté et génial provocateur Georges Brassens disait la « préférer » à toute autre.

Il est vrai, « mon colon », que le poète est mort bien avant de connaitre les exploits barbares du vingt-et-unième siècle, qui n’ont rien à envier aux carnages du monde d’avant!

Montées sur des affûts en forme de trépied, ces armes plus offensives que défensives – qu’on appelait aussi des mitrailleuses – étaient facilement transportables. C’est la raison pour laquelle, elles furent largement mises à contribution par les unités d’infanterie française, à partir de 1916, pour les assauts vers les tranchées adverses. Leur maniement n’exigeant pas un long apprentissage, ni de longs calculs préalables de trajectoire, elles n’étaient pas réservées aux seuls artilleurs issus de Polytechnique.

Leurs obus – dont de nombreuses douilles circulent encore dans les brocantes dominicales et printanières – pouvaient néanmoins percer les blindages peu épais des positions ennemies, après que les « gros calibres » de l’artillerie basée à l’arrière eurent fragilisé les ouvrages les plus robustes et désorganisé les premières et secondes lignes ennemies…

Les hommes de troupe des régiments d’infanterie, comme mon grand-oncle, le caporal Alexis Turbelier (1897-1918) effectuaient régulièrement des stages pour se perfectionner à l’utilisation de ces canons. Ainsi qu’en atteste le cliché ci-dessous, où on le voit assis derrière la culasse en position de « pointeur » la main sur la roue de réglage d’azimut.

La mémoire familiale a conservé la trace de ces périodes de formation car Alexis en informait sa sœur Germaine. Dans ses lettres, il prétendait même se réjouir de ces phases d’instruction comme « servant  » de pièces d’artillerie. De fait, elles l’écartaient, durant quelques jours, des zones de combats proprement dites… Pour lui comme pour la plupart de soldats, cette bouffée d’oxygène était d’autant plus appréciée qu’il ne s’éloigna jamais longtemps de la région de Verdun ou du front de Picardie, entre le printemps 1916 et sa fin tragique au printemps 1918 dans la Somme…

Ces « trêves » formatrices constituaient donc des moments de détente, non hypothéquées par l’omniprésence de la mort imminente. Hors des heures d’instruction, il en profitait donc pour se faire tirer le portrait avec ses potes, ou pour rédiger tranquillement sa correspondance. Mais aussi pour récupérer des douilles en cuivre, qui, une fois les exercices réalisés pouvaient s’apparenter à de beaux objets et se muer en honorables cadeaux pour les planqués de l’arrière, et d’abord pour les petites minettes auxquelles ils rêvaient sous la mitraille. Le poilu en manque d’affection les agrémentait du prénom de l’élue de son cœur ! C’est ainsi qu’un objet initialement destiné à tuer se muait comme par magie en médiateur nostalgique de sentiments amoureux contrariés par la tourmente. Cependant, tous les poilus ne possédaient pas le même talent de graveur… Tous ne parvenaient pas à réaliser leur oeuvre au cours des stages de mitrailleurs … Une fois revenus dans les boyaux de première ligne, ils l’achevaient comme ils pouvaient dans les casemates ou les abris de fortune des tranchées, pour tromper l’attente entre deux attaques. Et pour oublier l’horreur du quotidien.

Dans ces conditions, il était raisonnable de penser que ces « deux douilles de la famille Turbelier » – exhumées d’outre-tombe – aient été récupérées par Alexis au cours de ces pauses réparatrices . Cette hypothèse semblait d’ailleurs confortée par sa correspondance à sa sœur, dans laquelle il évoqua pudiquement et à plusieurs reprises en 1917 son « béguin » naissant pour Adrienne. Les lettres qu’il lui adressait ne nous sont malheureusement pas parvenues.

Mais ce scénario « romantique et inspiré » était toutefois contredit par une tenace tradition familiale, qui postulait au contraire que c’était à son frère cadet Louis Turbelier (1899-1951) que l’on devait ces fameuses douilles, et que c’est lui qui avait gravé le prénom d’Adrienne sur l’une d’elles, au milieu d’un bouquet de tendres « pensées » !

Cette histoire que j’ai longtemps cru « arrangée » avait le mérite de rendre au père de famille que devint Louis, un honneur que personne d’ailleurs ne lui contestait ouvertement! Elle était, en tout cas, la plus familialement correcte, et la plus édifiante aussi. En effet, à la différence de son frère aîné, disparu, Louis avait survécu à la guerre et avait épousé Adrienne en 1921… Ce que d’aucuns auraient pu, par malveillance, lui reprocher en l’accusant implicitement d’avoir un peu pris la place de l’autre.

Pour autant, cette pieuse tradition orale, relayée par les enfants d’Adrienne et de Louis, constituait-elle la seule vérité? N’aurait-t’elle eu au fond pour seule finalité que d’assurer l’équilibre et la paix de la famille durant toute la suite du siècle?

Alexis étant mort au combat, l’aurait-on ressuscité en en faisant un rival malheureux et posthume de son frère?

Le temps s’est écoulé depuis lors, et a fait son oeuvre…Tout enjeu est désormais vain! Plus personne n’a de motif pour se dresser sur ses ergots!

Aussi, n’est-il plus illégitime ou sacrilège de se poser la question de savoir si ces douilles peuvent encore parler? Et si oui, qu’ont-elles à nous dire qui aurait pu, autrefois, froisser quiconque?

Sur le cul de chaque douille, autour de l’amorce, figure son identification. Sous forme codée, y sont indiqués le calibre de la munition, son modèle ainsi que la date de fabrication de l’obus et l’atelier qui l’a produite.

Douille 1 – dont la surface cylindrique comporte le prénom Adrienne 

Douille 2 – sans gravure sur les génératrices du cylindre 

Les mentions figurant sur la douille 1 – celle qui comporte le prénom d’Adrienne sur le cylindre – précisent qu’il s’agit d’un obus de 37 mm du modèle 1885, provenant des ateliers du Parc d’Artillerie De Paris (PDPs). Et qu’elle appartient au lot 386 usiné au premier trimestre 1918.

Celles de la douille 2 (sans ornement sur la surface cylindrique) présentent les même caractéristiques, à ceci près, qu’il s’agit du lot 101 fabriqué au deuxième trimestre 1916.

Toutes deux comportent la petite flamme de l’infanterie.

Qu’en conclure?

Tout d’abord que la tradition familiale ne mentait pas en ce qui concerne la douille « décorée » (1) : c’est bien Louis l’auteur des gravures à l’intention d’Adrienne Turbelier née Venault… En effet, la cartouche correspondante, sortie des ateliers d’artillerie au printemps 1918, ne pouvait pas matériellement – compte tenu des délais d’acheminement des munitions sur le front – se retrouver entre les mains d’Alexis Turbelier, foudroyé par un obus à Ainval près de Montdidier le 16 avril 1918!

En revanche, cette chronologie est tout-à-fait compatible avec l’incorporation de Louis dans l’armée à partir d’avril 1918. En outre, sa profession de ferblantier le prédisposait plus que son frère, employé de banque et musicien amateur, à travailler le métal au ciseau et à la pointe dure!

Pour la seconde douille, le scénario est sensiblement différent: tournée en 1916 dans les ateliers d’armement, il est probable que la paternité de sa récupération soit imputable à Alexis. Louis à l’époque était encore trop jeune pour être mobilisé et les armes de 1916 n’étaient plus sur le terrain en 1918… Sans doute peu doué pour le travail à l’établi, Alexis aurait très bien pu se contenter de l’offrir à Adrienne avec une rose, comme témoignage de son amour tout neuf !

Cette double origine expliquerait qu’Adrienne n’ait jamais voulu dissocier les deux douilles: l’une attestant discrètement d’une première passion brisée par la guerre, l’autre de sa fidélité à celui qui devint son mari et le père de ses enfants! Bon prince, Louis, en souvenir de son frère, aurait toléré ce compromis esthétiquement en sa faveur…

Point n’est besoin comme dans la fable de La Fontaine de désigner qui, dans cette histoire, est le loup, qui est l’agneau!

 » Si ce n’est toi, c’est donc ton frère :
Je n’en ai point. C’est donc quelqu’un des tiens … »

Sur mon étagère, je respecte la tradition: les douilles sont placées côte à côte!

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Au printemps 1918, la guerre s’éternise. Pire, on n’en voit pas l’issue et la situation de l’armée française et de ses alliés est très préoccupante. L’Entente, à laquelle se sont joints les Etats-Unis depuis avril 1917 est en infériorité numérique par rapport à l’armée allemande. En effet, après la signature du traité de Brest-Litovsk, le 3 mars 1918, entre l’Empire allemand et les bolcheviks, les combats ont cessé à l’Est et ont permis à de nombreuses divisions de l’armée de Guillaume II de rejoindre le front de l’Ouest. Lequel s’étirait de la mer du Nord à la Suisse, des limites de la Somme à la Champagne en passant par Verdun jusqu’aux confins sud de la Lorraine. Au total quatre millions et demi de soldats se faisaient face dont un peu plus de deux millions et demi dans l’armée allemande, renforcée depuis peu d’une quarantaine de divisions.

Clémenceau dans les tranchées

Clémenceau dans les tranchées

Certes, en mars 1918, on pouvait penser que ce déficit serait comblé par l’arrivée progressive et massive des troupes américaines. Mais ce mouvement engagé dès la fin 1917 n’avait pas encore produit le résultat escompté. L’inversion attendue des rapports de force – déjà l’inversion promise ! – n’interviendra en fait qu’à l’été 1918. Elle donnera l’avantage aux alliés qui bénéficieront de surcroît de deux éléments nouveaux déterminants : la désignation à la présidence du Conseil du « Tigre » Georges Clemenceau, farouche patriote déterminé à forcer la victoire, et la nomination en mars 1918 du général Foch – bientôt maréchal – comme généralissime de l’ensemble des troupes alliées (belges, françaises, anglaises et américaines) qui donnera de la cohérence au dispositif allié – déjà la cohérence affichée !

C’est la raison pour laquelle, l’état-major allemand qui mesure parfaitement que sa supériorité n’est que transitoire, décide l’offensive à outrance pendant qu’il est encore temps. Son objectif est de forcer le destin le plus vite possible et de frapper les esprits en s’emparant de Paris qui ne se trouve qu’à quelques dizaines de kilomètres de la ligne de front. Une ligne de front dont on sait qu’elle était globalement stabilisée depuis la bataille de la Marne à l’automne 1914 et depuis celle de Verdun de juin à octobre 1917. L’idée de l’Allemagne était clairement de passer d’une guerre de position à une guerre « victorieuse » de mouvement en asphyxiant l’adversaire par des vagues successives d’offensives.

La période printanière 1918 fut donc caractérisée par plusieurs attaques allemandes d’une extrême violence, toujours précédées de déchaînements d’artillerie portant la mort de plus en plus loin en arrière des lignes, et suivis d’assauts ou de corps à corps sanglants à la baïonnette aussi meurtriers et rugueux qu’au Chemin des Dames ou au fort de Douaumont en 1916 et en 1917.

C’est au cours d’une de ces grandes offensives allemandes en Picardie et dans la Somme, en particulier l’offensive « Michel » lancée le 21 mars 1918, que périrent deux de mes grands oncles, l’adjudant du génie, Albert Venault le 28 mars 1918  – voir mon billet du 26 novembre 2011 – et le caporal Alexis Turbelier le 16 avril 1918  – voir mon billet du 10 octobre 2011 « Labours d’automne dans la Somme ».

Alexis Turbelier appartenait au 135ième régiment d’infanterie d’Angers, comme l’aspirant Michel Joseph Gallard (1896-1962), son futur beau-frère et aussi son ami. (Et aussi mon grand-oncle!). Michel Joseph Gallard fut d’ailleurs appelé à reconnaître le corps mutilé de son ami, lors de sa première inhumation à Septoutre (80) à proximité du champ de bataille. Puis plus tard lors de son transfert dans la nécropole nationale de Montdidier. Cruelle coïncidence, le 22 avril 1918, soit moins d’une semaine après le décès d’Alexis, son frère cadet Louis Turbelier (1899-1951) – mon grand-père maternel – fut incorporé comme soldat de 2ième classe au sein du 155ième régiment d’infanterie, alors cantonné à moins de quinze kilomètres de l’endroit où son frère avait été foudroyé. Il l’ignorait probablement !

L’offensive « Michel » et ses prolongements à partir du 9 avril, au nord de La Bassée le long de la Lys dans un secteur tenu par les anglais, furent d’envergure. Ils ne furent contenus que très difficilement au prix de très lourdes pertes humaines ainsi que de la destruction de nombreux villages. Comme prévu, ils permirent à l’armée allemande de progresser de près de soixante-dix kilomètres vers Paris et de faire des dizaines de milliers de prisonniers, sans cependant offrir la victoire décisive au stratège allemand Ludendorff, qui ne réussit, même pas, à occuper Amiens. « Mieux »! Un fragile répit des combats donna la possibilité au général Foch de reconstituer un front solide entre la Somme et l’Oise afin de barrer la route de la capitale.

Cette rémission ne fut toutefois que passagère, car la situation des alliés devint de plus en plus critique face aux vagues d’assaut répétées qui parvinrent presque partout à bousculer les lignes de défense. Le comble de l’angoisse fut atteint fin mai 1918 du côté du Chemin des Dames, au sud-ouest  du front de la Somme, où un déluge d’obus toxiques submergea la résistance acharnée de l’armée française commandée par Pétain. L’armée allemande progressait en prenant Château-Thierry et s’approchait de Paris. Mais Reims ne tomba pas entre ses mains.

La poussée s’accentua encore dans la région de Compiègne du 9 au 12 juin 1918, du côté du Matz, petite rivière picarde, affluent de l’Oise. La bataille titanesque qui eut lieu ici, franchira les décennies sous le nom de « bataille du Matz » et c’est au cours de cette bataille que Michel Joseph Gallard fut grièvement blessé.

L’histoire retiendra que la région concernée, au sud-est de Montdidier du côté de Ressons-sur-Matz, fut noyée sous les obus, tirés par des centaines de batteries allemandes, dotées de canons de gros calibres, aptes à développer des puissances de feu impressionnantes et à pilonner sans relâche les lignes françaises et même très largement au-delà.

Bataille du Matz juin 1918

Bataille du Matz juin 1918

Au moment de l’offensive du Matz, le 135ième régiment d’infanterie dans lequel sert l’aspirant Gallard, est établi depuis quelques jours entre Montgerain et Maignelay, presqu’à l’épicentre de la bataille, à une quinzaine de kilomètres au sud de Montdidier et à vingt kilomètres au nord-ouest de Compiègne. Hormis quelques stages de perfectionnement technique réservé aux sous-officiers et de rares permissions, Michel Joseph Gallard combat sur le front avec sa section depuis la fin de l’été 1917. Pour lui, cette bataille du Matz n’est donc pas le « baptême du feu ». Mais ce sera sûrement le combat le plus éprouvant qu’il aura à subir au cours de la Grande Guerre. C’est celui qui lui laissera des stigmates, sa vie durant.

A vingt-deux ans, le jeune aspirant a fait du chemin depuis son ajournement en 1915 à la suite d’un classement en 5ième partie de la liste de recrutement pour « faiblesse » de constitution. Classé dans la 1ère partie de la liste dès 1916, il est devenu immédiatement mobilisable et fut donc incorporé à compter du 9 août 1916 dans le 135ième régiment d’infanterie, « le régiment des angevins ». Normal, il est angevin !

En fait, alors que le premier mois aux armées est d’ordinaire consacré aux « classes »,  Michel Joseph Gallard l’a passé avec le peloton des candidats élèves aspirants de Tours, auquel il a été admis à postuler. Très probablement après avoir obtenu d’excellents résultats aux tests de culture générale du conseil de révision. Classé troisième de sa promotion de quatre-vingt bidasses, il est alors détaché au centre d’élèves-aspirants à Saint-Maixent dans les Deux-Sèvres du 6 septembre 1916 au 30 avril 1917.

A sa sortie de l’école militaire, le 1er mai 1917, « l’ancien » employé de banque, titulaire du certificat d’études primaires, a le grade d’aspirant officier, après avoir été successivement caporal puis sergent. En mai 1917, il suivra en outre un stage de mitrailleurs à Poitiers, puis au mois d’août 1917, un cours de « chef de section ». Depuis lors, il participe au commandement dans un régiment qui est très fréquemment à la peine, notamment sur le front de Lorraine au cours de l’automne 1917 jusqu’à la fin mars 1918.

A partir d’avril 1918, le 135ième régiment d’infanterie combat sur le front de la Somme, où sa mission hautement stratégique consiste à empêcher l’ennemi de s’infiltrer entre la première et troisième armée française.

C’est donc un jeune guerrier chevronné qui, dans la nuit du 8 au 9 juin 1918 vers minuit voit les bombes éclairantes du violent bombardement qui s’annonce et qui entend, les premiers tirs d’obus.  Un véritable déluge d’acier s’abat sur les soldats se trouvant au sud de Montdidier. Déluge auquel s’activent des centaines d’artilleurs allemands déployés « sur tout le front de la 3ième armée ». Et donc, sur le 135ième Régiment d’infanterie qui se trouve, alors, en deuxième ligne.

Commandé par le Lieutenant-colonel Régnier-Vigouroux, le régiment se compose de trois bataillons placés respectivement sous l’autorité du commandant Chateignon (1er bataillon), du capitaine de La Rocque (2ième bataillon) et du capitaine Holl (3ième bataillon). Chaque bataillon comprend quatre compagnies, qui elles-mêmes sont organisées en sections de combat.  Il échoit à Michel Joseph Gallard de diriger l’une de ces sections. Avant l’épreuve, les effectifs du régiment étaient de l’ordre de deux mille deux cents soldats, dont une cinquantaine d’officiers.

Cette première nuit de la bataille du Matz et la journée qui suivit, furent un cauchemar pour les soldats soumis à un bombardement ininterrompu, sans avoir les moyens de répliquer. Du moins à la hauteur de l’enfer qu’il subissait, qui déjà se soldait par des morts et des blessés en grand nombre et atrocement mutilés. Le choc physique confronté à l’horreur d’attendre la mort dans un vacarme épouvantable et dans un état d’impuissance, était à ce point insupportable qu’au soir du 9 juin 1918, le général Pétain dans son message quotidien à Foch s’attendait manifestement au pire et l’informait qu’il faisait venir en toute hâte des renforts.

C’est dans ce contexte dramatique qu’à partir du 10 juin, dans un ultime sursaut, l’état-major de Foch décide de reprendre l’initiative et de préparer la contre-attaque. Le régiment de Michel Joseph Gallard fut ainsi regroupé autour du village de Montgerain, tandis que la riposte s’organisait tout au long des trente kilomètres du front d’attaque entre Montdidier et Noyon.

Dans la soirée du 10 juin, le général Mangin sous l’autorité duquel est placé le 135ième RI, lançait un mot d’ordre pour le lendemain qui ne masquait rien de l’enjeu de la bataille: « L’opération de demain doit être la fin de la bataille défensive que nous menons depuis plus de deux mois, elle doit marquer l’arrêt des Allemands, la reprise de l’offensive et aboutir au succès. Il faut que tout le monde le comprenne » !

Une copie de cet ordre fut remise à tous les régiments et unités dépendant du général Mangin, ainsi qu’à tous les chefs de bataillons. Elle fut en outre consignée dans le journal de marche de chaque régiment… Tous sont aujourd’hui consultables sur Internet. Destinés à rendre compte quotidiennement du déroulement des opérations et des incidents d’ordre disciplinaire ou hiérarchique ponctuant la vie des régiments, ces documents furent d’abord conçus comme des relevés les plus fidèles possibles des faits notables d’une journée et des positions des unités. Mais très souvent, au-delà de la sécheresse du style délibérément aseptisé, et en dépit de la technicité des observations ou de la description des assauts, le rédacteur laissait entrevoir son émotion devant la mort de ses camarades qu’il avait  aussi pour mission de recenser…

S’agissant du journal du 135ième régiment d’infanterie pour la journée du 11 juin 1918, on peut, par exemple, lire, après une description de l’assaut engagé à 10 heures à la lisière du bois de Montgerain sur la croupe de Méry-la-Bataille, que  « peu après le passage de la voie ferrée, l’ennemi qui aperçoit notre progression (…) commence un tir de CPO (contre-préparation offensive) sur la sucrerie et sur la région comprise entre la voie ferrée et la route Tricot-Méry d’une extrême violence. Nous subissons nos premières pertes…. »

Au paragraphe suivant, le rédacteur observe encore que « les pertes du régiment sont sévères » … Plus loin, de nouveau, il note après la prise d’assaut d’un bastion ennemi que « la plupart des occupants (sont) tués, sauf une cinquantaine de prisonniers ».

Les officiers eux-mêmes sont touchés :

« … Le 3ième bataillon reprend sa progression mais à ce moment le commandant Holl tombe atteint à la poitrine par un éclat d’obus. Le capitaine Havard commandant la 9ième compagnie le remplace ; il est blessé lui-même dix minutes après et le lieutenant Martin commandant la dixième compagnie qui se trouvait à proximité prend le commandement du bataillon. Les tanks violemment pris à partis depuis le passage de la route Tricot-Mery flambent successivement. La progression du régiment continue plus lentement en raison des nombreuses résistances trouvées sur la route. Les mitrailleuses se réveillent de plus en plus violentes au fur et à mesure que les tanks sont immobilisés et cessent le feu. Mais nos hommes, malgré les pertes subies, donnent sans cesse de magnifiques preuves de courage. Les résistances sont vaincues. A 13 heures 55, le bataillon de tête arrive dans le chemin creux Méry-Mortemer. Le lieutenant Derreumeaux prend le commandement du 3ième bataillon en remplacement du lieutenant Martin tué…. »

A partir de 14 heures, les troupes françaises ont la maîtrise des opérations et les contre-attaques allemandes se brisent sur les barrières désormais infranchissables de l’armée de Mangin. Paris est sauvé !

La position est ensuite consolidée et « malgré les tirs ininterrompus de mitrailleuses et d’artillerie » les bataillons d’assaut sont relevés dans la soirée sans avoir perdu le terrain repris… La bataille se poursuivra néanmoins pendant les jours suivants, mais sans Michel Joseph Gallard, évacué blessé vers une ambulance.

Le bilan est terrible. En trois jours, du 11 au 13 juin 1918, le 135ième régiment d’infanterie aura perdu 4 officiers tués, 14 officiers blessés, 1 officier disparu, 57 hommes tués, 337 blessés, 65 disparus. Mais à aucun moment, il n’a failli à sa mission, et dans les jours qui suivirent, de nombreuses propositions de citations à l’ordre de l’armée, du corps d’armée, de la division ou du régiment parviendront aux autorités civiles et militaires. Dont celle, à l’ordre de la division de Michel Joseph Gallard, rendue officielle le 24 juin 1918, et qui était ainsi libellée :

«  A conduit sa section le 11 juin 1918 avec la plus grande bravoure. Est tombé grièvement blessé au cours de la progression. Ne s’est laissé emporter qu’après avoir donné le commandement de sa section à son sous-officier le plus ancien. »

Citation 1918

La citation ne précise pas la nature de la blessure ni l’heure exacte à laquelle elle est intervenue. A la lecture des demandes de réparation de l’intéressé, en vue d’une reconnaissance pour invalidité par la commission de réforme de Tours en 1924,  on peut penser que Michel Joseph Gallard aurait pu être blessé par des éclats métalliques d’obus ou par des balles de mitrailleuses, disséminés dans l’épaule et l’hémithorax gauches...En réalité, croit-on, ce fut une balle qui frôla le cœur sans commettre l’irrémédiable!

Il est plausible qu’il ait été foudroyé vers le milieu de la journée du 11 juin 1918, au moment où l’issue de la bataille qui faisait rage, était incertaine. Selon le journal du régiment, le combat des fantassins au corps à corps, soutenus par les tanks, était apocalyptique sans concession de part et d’autre; et donc particulièrement coûteux en vies humaines.

Partiellement remis de sa blessure à l’automne, Michel Joseph Gallard rejoindra son corps à la fin de l’année 1918 et participera à l’occupation de la Rhénanie en 1919. Mais c’est un autre récit ! Élevé au grade de Sous-lieutenant en 1919, il sera promu lieutenant de réserve en 1924 et sera de nouveau mobilisé au cours du second conflit mondial. Décoré de la Croix de guerre « étoile d’argent » puis avec palme, il sera finalement fait chevalier de la Légion d’honneur…

A l’instant de conclure, non sur la vie de Michel Joseph Gallard,  qui ne saurait se résumer à cette journée du 11 juin 1918, et dont j’ignore l’essentiel – car je l’ai seulement croisé dans ses dernières années –  ,  je  forme l’hypothèse que ce combat qui faillit le briser net et où il fit preuve d’un courage « indomptable » – comme de nombreux poilus à ses côtés ce jour-là – fut certainement « fondateur » pour la suite de son existence. Forcément, il y eut un « avant » et un « après », comme lors de toutes les catastrophes, qui subitement font vaciller en quelques secondes, toutes les certitudes et tous les paradigmes, auxquels on s’accrochait « dur comme fer » auparavant. Avant l’épreuve brutale – en l’occurrence celle du feu, irrationnelle et incompréhensible – l’absurde de l’existence peut être momentanément gommé. Après, plus difficilement car la mort omniprésente, dépourvue de sens peut en effet tout remettre en cause d’un projet de vie qui se dessinait.

Au-delà des cicatrices qui, toute sa vie, témoignèrent dans sa chair de cet assaut inhumain, on peut penser qu’il ne put guère oublier cette tragédie qui fit disparaître nombre de ses camarades confrontés au paroxysme de la souffrance physique et morale. Probablement qu’il n’a jamais pu, ni su, distraire complètement de son esprit, cet instant où, sous la mitraille, il ressentit une violente douleur au côté gauche, dont il ignorait la gravité. Lui serait-elle fatale, alors qu’il ne distinguait que le sang qui maculait sa vareuse et se répandait en une tache qui s’élargissait lentement mais inexorablement? Titubant, le regard embué, il cherchait à passer le relais du commandement  de sa section… Longtemps, il a du se remémorer ces secondes qui ont précédé le drame. Longtemps, il a dû s’interroger sur sa témérité. Et sur les réserves de courage qu’il a dû mobiliser pour surmonter la peur d’être englouti dans la tourmente ! Pourquoi lui n’est-il pas mort alors que d’autres à ses côtés sombrèrent dans le néant? 

Comment l’homme qui redevint civil quelques années plus tard, qui reprit son travail et qui fonda une famille, pouvait t-il oublier la terreur qui l’envahit à l’instant où il pensait qu’il allait trépasser sous les balles allemandes, comme Alexis, le frère de Germaine, sa bien-aimée…Comment accepter cette injustice de quitter la vie si jeune?  Sans avoir fait ses preuves!

Probablement que ce souvenir qu’il n’a sans doute jamais communiqué à quiconque dans sa dimension de drame intime, car fondamentalement indicible, a guidé de manière peu ou prou consciente, ses choix ultérieurs. Personne ne peut en effet sortir indemne d’un tel traumatisme. Héros pour les autres, le fut-il à ses propres yeux?

En tout cas, « Chapeau Monsieur Gallard », pour ce que vous fîtes ce mardi 11 juin 1918! 

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Je n’ai rencontré qu’une seule fois mon grand-oncle Joseph (Pierre Paul André) Cailletreau. C’était au tout début des années 1970 dans son appartement de Suresnes en région parisienne. Peu de temps avant son décès. Le souvenir que j’ai conservé de ce frère aîné de ma grand-mère paternelle et d’Auguste Cailletreau, dit « tonton Henri » est donc assez vague. L’éloignement géographique en est probablement la principale cause. Mais ce ne peut être le seul motif, car entre l’Ile-de-France et l’Anjou, la distance n’excède pas 300 kilomètres et même avant l’ère du TGV, il ne fallait guère plus cinq heures pour relier Paris-Montparnasse à Angers-Saint-Laud.

Mais, quoiqu’on puisse invoquer, la réalité est incontournable : alors que le « tonton Henri », le poilu d’Orient et camionneur en ceinture de flanelle » a habité toute mon enfance, je n’ai entretenu aucune complicité avec son frère Joseph, l’ainé des enfants de Joseph Cailletreau (1859-1946) et d’Anne Houdin (1861-1943), mes arrière-grands-parents.

Lors de notre première et unique entrevue, deux traits m’avaient toutefois particulièrement frappé : d’une part une étonnante ressemblance physique avec son frère cadet et d’autre part une évidente autorité naturelle, gage d’un caractère « bien trempé ». Pourtant,  le vieillard déjà largement octogénaire et passablement diminué que je découvrais, n’avait pas quitté son fauteuil dans lequel il semblait reclus. Et en dépit de cela, il s’exprimait encore avec précision et clarté, comme s’il passait quelques consignes techniques à du personnel sur lequel il aurait eu autorité!

Cette indiscutable personnalité était troublante parce que, précisément, elle contrastait avec la discrétion timide de son frère. La différence était de taille, dans tous les sens du terme d’ailleurs, car sous la toise, on concédait à l’ainé 1,65 mètre et au cadet, 1,59 mètre. Je n’ai en revanche aucun souvenir de son épouse, Germaine Pelgrin, qui devait être aussi présente, ce jour-là. On m’a rapporté qu’elle était parfois condescendante à l’égard de la famille angevine de son mari.

De même, je ne me rappelle plus les circonstances exactes qui m’avaient conduit chez eux, certainement accompagné de mes parents installés depuis peu à Massy. Ou les accompagnant. Pour ma part, j’étais à l’époque étudiant en physique à la faculté des sciences d’Orsay.

Sur l’intérieur de leur appartement situé dans un immeuble de bonne facture d’un quartier calme de Suresnes -rue de Nanterre – dominant la Seine en contrebas du Mont-Valérien, je ne saurais pas m’étendre, si ce n’est pour préciser qu’il m’était apparu bien tenu et meublé de manière cossue. Presque trop, dans un style Henri II en usage, dans ces temps-là, chez ceux qui avaient acquis une certaine aisance et entendaient le montrer. Rien à voir en tout cas avec les meubles bricolés de son frère rue Dupetit-Thouars à Angers.  Pourtant, ne connaissant pas Joseph Cailletreau auparavant, bien que n’ignorant pas son existence, je découvrais curieusement un homme dont je savais d’emblée qu’il était des miens.

Qui était-il au juste ?

Comme son frère Auguste (1892-1975) et sa sœur Marguerite (1897-1986), il était né au Lion d’Angers le 25 février 1886. Mais il semble que dès la fin de son service militaire en 1909, il ait tenté l’aventure à Paris. Vivant hors de l’Anjou, ses liens avec sa famille se sont donc progressivement distendus, sous l’influence présumée et possible de son épouse peu encline à fréquenter la « province ». A ma connaissance, Joseph n’est donc que très rarement revenu au Lion d’Angers, le pays de son enfance et de ses pères ! En tout cas, il ne figure pas sur les photographies des grandes manifestations familiales d’après la guerre de 14, comme les mariages.

Il avait coutume de se dispenser d’assister aux évènements heureux et, peut-être, à ses yeux, dérisoires. A quelques exceptions près cependant, dont une en 1932 ou 1933 lors de la « communion solennelle » de Renée Pasquier, fille de Marguerite, où les trois frères et sœur Cailletreau, leurs épouses et époux ainsi que leurs enfants respectifs s’étaient réunis pour fêter l’évènement au cours d’un plantureux repas au 65 rue de la Madeleine à Angers. Hélas ! La gouaille et le goût manifeste de la provocation de Nini, la femme d’Auguste, confrontés à la forte personnalité de Joseph, attisée probablement par sa femme, transforma ce banquet convivial en un pugilat verbal, qui se termina par le départ prématuré et précipité des parisiens, au grand dam des hôtes interloqués…En fait le mélange était par nature détonnant – sans être étonnant -, car que pouvait-il y avoir de commun entre une fille des Mauges sentimentalement proche des révoltes vendéennes de 1793 et l’ouvrier métallo parisien ? Outre ce voyage raté « au pays des indiens » on se souvient que, juste après la seconde guerre mondiale, Joseph alors âgé d’une soixantaine d’années vint à vélo à Angers pour visiter sa sœur, ma grand-mère…

On peut supposer qu’il fit le déplacement pour certains épisodes douloureux de la vie familiale, comme le décès de ses parents dans les années quarante, ou même de son neveu Henri en 1937. Mais ces circonstances laissent rarement des traces. En tout cas, assez étrangement, je n’ai pas su mettre la main sur un seul portrait de lui, y compris dans les quelques archives photographiques de son frère, que j’ai pu consulter après son décès ! Il en existait sûrement dans celles de son fils Jean, aujourd’hui disparu, et dans celles de son éventuelle descendance, inconnue de moi ! Si un jour quelqu’un lisant ces lignes se souvient en posséder une, je lui serai donc vraiment reconnaissant de m’en adresser une copie…

Au sein de sa famille à Angers, Joseph Cailletreau jouissait d’une réputation de grand professionnel de la mécanique. De fait, il avait effectivement réussi, par son travail et son talent, à se faire une situation enviable « à Paris » dans l’industrie automobile et dans celle des camions. Sans ostentation, l’intéressé n’a jamais, ni démenti, ni confirmé cette ascension sociale mais il a laissé dire et imaginer. Disons simplement qu’il n’a pas cherché à cultiver des rapports étroits avec ceux qui étaient restés au pays. Ainsi aux noces de sa cousine Clotilde Pasquier (1902-1983), le 18 octobre 1924, au Lion d’Angers, qui fut certainement un des premiers grands événements familiaux d’après-guerre de 14, une opportunité pour toutes les branches de la famille de communier symboliquement au renouveau dans la paix et la joie des retrouvailles, lui était absent ! Il ne participait pas à ses rituels, à la fois fédérateurs et libérateurs où l’on conjurait ensemble les malheurs et les deuils endurés pendant l’atroce conflit qui venait de s’achever, comme la disparition des  amis d’autrefois, les frères Barbin du Lion d’Angers, par exemple : « morts pour la France » de même que le cousin Marcel Maurice Pasquier, frère de la mariée, tué sur le front en 1915 et dont la dépouille venait juste d’être rapatriée au Lion d’Angers !

Joseph Cailletreau (junior) faisait donc défection! Et son absence était d’autant plus remarquée, que tous les autres étaient de la fête, même les petits enfants de son frère et de sa sœur, nés après-guerre, Henri, Marcel, Renée. Sur la photographie de groupe, on les reconnait tous, ma grand-mère Marguerite et Marcel Emile Pasquier mon grand-père, l’ex-chasseur d’Afrique, ainsi qu’Auguste Cailletreau, accompagné de son épouse précitée, Eugénie Chollet dite « Nini ». Ses parents aussi étaient présents de même que l’oncle Baptiste Pasquier et la tante Angèle Houdin.

A force, on l’avait donc un peu oublié ! Joseph! Sans qu’il y eut vraiment de fâcherie dirimante, hormis quelques incidents explosifs, tel celui rappelé plus haut ! Ayant peu ou prou disparu des écrans radars familiaux, les épisodes les plus marquants de son histoire furent évidemment ignorés avec lui, sinon occultés. Lorsqu’on l’évoquait de temps en temps, c’était plutôt pour rappeler son ancrage généalogique et préciser que le « tonton Henri » avait un frère. Que ce frère, comme le « tonton » était un passionné d’automobiles, et même un professionnel féru de mécanique. Qu’il avait fait une brillante carrière professionnelle dans l’industrie automobile et des camions au sein des établissements Unic à Puteaux en bord de Seine. On disait aussi que pendant la grande guerre de 1914-1918, il avait été fait prisonnier et qu’il s’était évadé d’Allemagne: rien de plus que cette demi-vérité, car s’il a, sans doute, tenté de le faire, il a échoué…

Homme, foncièrement gentil, son frère cadet, Auguste « tonton Henri », parlait toujours de Joseph avec beaucoup d’admiration. Sensible, il déplorait timidement d’être si éloigné de lui. Il évoquait son frère avec un soupçon de nostalgie sur son propre sort, regrettant de n’avoir pas eu le même destin professionnel. Les deux frères nourrissaient en effet le même amour de la mécanique, ils avaient débuté leur vie professionnelle à peu près dans les mêmes circonstances, juste avant ou juste après la première guerre mondiale, et en outre, ils avaient effectué leur apprentissage de « galochier » à la fin du 19ème et début du 20ème siècle dans la même entreprise lionnaise de fabrication de sabots ! « Galochier » ! C’est la première profession indiquée sur le « registre de matricule militaire » de Joseph Cailletreau. Suivie quelques années plus tard, alors qu’il est devenu réserviste de l’armée d’active, d’une mention de « metteur au point d’automobiles ».

Ayant la même passion pour la mécanique, le destin des deux frères furent, à la fois parallèles et pourtant si différents sans être divergents : l’un devint chauffeur de camions et mécanicien, l’autre « metteur au point de moteurs » et cadre supérieur chez un constructeur. Question de personnalité sans doute !

Faute de disposer de témoignages directs en nombre suffisant sur l’homme « Joseph Cailletreau », hormis la lumière vacillante et fuligineuse de ma mémoire et de mon imagination, la mise en ligne sur Internet par les archives départementales de Maine-et-Loire , des registres de matricules militaires, constitue une précieuse opportunité pour accéder à des données biographiques factuelles, qui confrontées aux bribes de souvenirs redonnent un peu de souffle de vie à des personnes sur lesquelles on ne sait finalement pas grand-chose ! Elles permettent d’établir des chronologies fiables et de replacer les jeunes soldats fichés par l’armée dans le contexte de leurs familles et de leurs régions d’origine.

Faute d’approcher le citoyen Joseph Cailletreau, le père de famille, le cadre d’entreprise métallurgiste ou encore l’ami, au moins peut-on, par l’intermédiaire de son matricule militaire, appréhender le « conscrit » durant toute la période entre son conseil de révision et sa mise en réserve définitive de la République. Lorsqu’il s’agit, comme ce fut le cas pour mon grand-oncle, d’un poilu de 1914-1918, les différentes affectations portées sur le registre, fournissent non seulement de précieuses indications sur les théâtres d’opération où il fut engagé mais permettent aussi d’éclairer certains aspects de sa vie professionnelle future. Dans le prolongement de sa vie militaire !

Ces mentions ne concernent d’ailleurs pas que les états des services pour la France : à une époque où les photographies individuelles n’étaient pas généralisées, le physique du militaire – de la classe 1907 en l’occurrence – était « assez » précisément décrit : outre sa taille, on y apprend que Joseph Cailletreau avait le front bas, les cheveux et les sourcils châtains, le nez « aquilin » le visage ovale et le menton « rond ». Evidemment, ce portrait-robot, assez sommaire, ne permettrait pas de l’identifier à coup sûr, si d’aventure, on le croisait dans la rue ! Hypothèse plaisante bien que fantaisiste car il nous toiserait du haut de ses 127 ans ! Néanmoins, on peut trouver dans cette description, certaines similitudes physiques avec son frère, qui confirment l’impression de parenté morphologique que j’avais ressentie lors de notre unique rencontre.

Joseph était de la classe 1906 mais il fut en fait intégré à la classe 1907 (1ère partie). Et il effectua son service militaire à partir du 7 octobre 1907 dans le 20ième régiment d’artillerie de Poitiers, comme deuxième canonnier conducteur. Le 1er octobre 1908, il devint « premier canonnier conducteur ». Cette fonction était certainement due au fait qu’il possédait un permis de conduire les automobiles. Ce qui, au début du 20ième siècle n’était pas franchement fréquent !  Le 25 septembre 1909, son service militaire achevé, il rejoignit ses foyers avec un « certificat de bonne conduite » en poche et fut placé dans la réserve. A la suite de quoi, il effectua régulièrement des « périodes militaires » dans son corps d’artillerie. De manière suffisamment probante sûrement,  pour que le 14 août 1912, il soit élevé  au grade de « brigadier d’artillerie », c’est-à-dire l’équivalent de caporal dans l’infanterie. Il n’est d’ailleurs pas impossible qu’au cours de ces périodes de formation militaire dans l’artillerie, discipline très technique, truffée d’ingénieurs des grands corps de l’Etat, comme ceux de l’armement, issus de Polytechnique, certains lui aient fait entrevoir les ressources de Paris et l’aient convaincu des débouchés professionnels possibles dans industrie automobile naissante…

Depuis le 23 octobre 1911, il habite d’ailleurs à Paris, 4 rue du Cotentin dans le quartier de la gare Montparnasse. Et de fait, c’est ici que se joue, à l’époque, le progrès technique. Pour qui souhaite faire carrière dans le secteur de la construction automobile, le 15ième arrondissement de Paris est une terre d’élection, en pleine expansion industrielle et artisanale. Y résider est donc un choix judicieux. Car c’est là que se sont implantés de nombreux ateliers de constructeurs automobiles, comme celui du « polytechnicien » André Citroën, quai de Javel, mais également l’usine de Maurice Sizaire admirateur inconditionnel de Dion-Bouton, et d’autres encore comme Louis Naudin ancien tourneur ! Du grain à moudre et beaucoup de perspectives pour un jeune ambitieux, une sorte de « Rastignac de la mécanique ». Il est probable que Joseph Cailletreau en fut un : il avait sûrement compris très vite que l’avenir dans sa branche professionnelle se situait plutôt en région parisienne que dans la sympathique saboterie du Lion d’Angers.

C’est donc à Paris, qu’il apprit l’ordre de mobilisation générale affiché sur tous les panneaux de la capitale à partir du 2 aout 1914. De la famille, il est le seul à avoir vécu l’ambiance parisienne et l’enthousiasme des foules des grands boulevards, excitées d’en découdre avec l’ennemi allemand héréditaire et de reconquérir l’Alsace et la Lorraine. Nul ne sait cependant si Joseph, qui est alors âgé de 28 ans, participa à la liesse patriotique et s’il adhéra sans réserve à l’Union sacrée face à l’agresseur prussien !

Rappelé officiellement le 1er août 1914, il part le 2 aout au soir, de la gare Montparnasse, noire de monde et encombrée de réservistes mobilisés, prenant d’assaut les trains pour rejoindre leurs unités en province. Joseph parvient à Poitiers le 3 août 1914 où il intègre son corps d’affectation, le 20ième régiment d’artillerie, quitté cinq ans auparavant. A compter de cette date jusqu’à la fin de l’année 1915, il participe à toutes les opérations de son régiment poitevin. Lequel entre en campagne dès le début des hostilités, avec ses batteries, ses pièces d’artillerie et ses obusiers, en appui de l’infanterie.

Le 23 août 1914, il est engagé dans la bataille des Ardennes puis, après une opération de repli sur la Marne, il participe à la couverture de la retraite de l’armée française face à la pression allemande, puis à la « victoire de la Marne », ultime rempart avant Paris. A l’automne 1914, on le retrouve avec son régiment dans la région d’Ypres, pour assurer la défense de la ville menacée d’encerclement. Puis à partir de 1916, c’est dans les combats de Verdun que Joseph s’embourbe comme tous les poilus.

Le 11 janvier 1916, Joseph Cailletreau est transféré au 83ième régiment d’artillerie lourde. Peu de temps d’ailleurs, car le 26 février 1916, il est affecté au 12ième régiment d’artillerie. Puis de nouveau muté à partir du 25 mars 1916 au 21ième régiment d’artillerie. Ces changements incessants visent à reconstituer des unités sinistrées, décimées par suite de pertes humaines massives dans l’enfer de Verdun, où toutes les forces, tous les moyens défensifs ou offensifs sont mis dans la bataille pour faire barrage à la formidable concentration de l’armée allemande. Dans ce contexte l’horreur est permanente. L’artillerie qui est constamment mise à contribution, joue un rôle stratégique essentiel, en particulier dans le « marmitage » méthodique des batteries ennemies, préalable aux offensives hors des tranchées. Elle constitue donc une cible privilégiée pour les artilleurs d’en face guidés par les zeppelins. Et elle subit de lourdes pertes. Par miracle, Joseph s’en sort sans la moindre égratignure, alors qu’il est de tous les combats de l’hiver 1916 dans la région de Verdun.

A partir du 2 avril 1916, après une courte période de repos à côté de Montdidier, le 21ème régiment d’artillerie arpente de nouveau avec batteries et bagages dans les paysages dévastés des alentours de Verdun. Dans le vacarme assourdissant et continuel des bombardements diurnes et nocturnes. Bruit infernal qui rend à la fois sourd et fou ! Les batteries du 21ième prennent position, au gré des relèves de troupes épuisées, tantôt au bord du canal de la Meuse, tantôt sur les crêtes ou sur les hauteurs de Douaumont, de Fleury et près des forts. Dans ces campagnes vallonnées désormais déchiquetées par les obus et les mortiers, les canonniers – dont Joseph Cailletreau – s’accommodent comme ils peuvent des emplacements qu’on leur désigne parmi les vestiges fantomatiques et noircis des arbres. Tandis que les fantassins terrifiés par ces visions d’apocalypse et ces paysages lunaires et défoncés se terrent dans les cuvettes boueuses creusées par les obus ennemis. Derrière leurs batteries fumantes, les artilleurs regardent s’entasser avec fierté des milliers de douilles en attente d’évacuation vers l’arrière, et simulant le calme dans la tourmente, ils continuent d’effectuer imperturbablement des réglages et des calculs de trajectoire, en fumant « tranquillement » leur bouffarde ! Plus rien n’existe qui ressemble à autrefois !

Joseph a vécu cela. Entend-il seulement encore le cri lugubre des rares charognards qui osent s’aventurer dans ces enchevêtrements de chair et de ferraille tordue ? Y fait-il attention, lorsqu’on sait qu’entre avril et juin 1916, son régiment a dû tirer quelques 500 000 obus sur les lignes ennemies. Le 23 juin 1916 enfin, son régiment est relevé et sera dirigé vers l’Aisne et vers la Somme, où les combats intenses sont tout de même moins violents qu’à Verdun.

Un répit relatif que Joseph dut, malgré tout apprécier!

En fait, à partir de fin octobre 1916 dans la Somme, c’est de nouveau la terreur de combats inhumains, auxquels s’ajoutent à partir de novembre et décembre, la pluie, le froid, la neige et le gel. Le brouillard qui reporte les offensives n’empêche pas les marmitages.

Dès le début 1917, Joseph et son régiment se retrouvent en Champagne, là où précisément ils passèrent leur premier hiver de guerre en 1914-1915 : les conditions météorologiques demeurent les mêmes, épouvantables mais en plus ils subissent pour la première fois les gaz de combat…Lors d’une violente attaque allemande au Chemin des Dames, il est fait prisonnier le 4 avril 1917 à Sapigneul, village martyr situé à l’extrémité Est du Chemin des Dames, entre le canal de l’Aisne à la Marne et la route nationale au nord de la Marne. Ce village, qui a été entièrement détruit en 1916, ne fut jamais reconstruit.

On n’entendra plus parler de Joseph Cailletreau jusqu’à la fin de la guerre et de sa captivité en Allemagne, le 4 janvier 1919! Le bruit court qu’il aurait tenté de s’évader. De retour en France, il est affecté dans un régiment angevin, le 33ième d’artillerie jusqu’au 4 avril 1919, date à laquelle il est mis en « congé illimité de démobilisation » et placé dans la réserve du 22ième régiment d’artillerie. Il indique alors vouloir rejoindre le Lion d’Angers mais son séjour dans son village natal fut sans doute de très courte durée ! A supposer même qu’il s’y rendit ! Quelques jours à peine, pour embrasser ses parents …

Car, bizarrement, sans que l’on en sache le motif, le 15 mai 1919, juste un mois après la fin de son service actif, il déclare résider à Perpignan, route de Prades. Très peu de temps d’ailleurs, là encore, puisque dès le 2 aout 1919, il retrouve enfin son domicile parisien de la rue du Cotentin, cinq ans exactement après l’avoir quitté !  A l’issue de ce périple militaire et guerrier de près d’une douzaine d’années, on lui décerne la Médaille de la Victoire et la Médaille commémorative de la Grande Guerre… Rien d’autre ne lui est attribué . Si ce n’est et c’est le moins qu’on puisse faire: lui reconnaitre, « des droits reconnus » pour obtenir une carte de combattant

Le « registre de matricule » indique, presque en guise de conclusion, que le 11 mars 1924, il est classé « affecté spécial à la société anonyme des automobiles UNIC à Puteaux ». Et ce, en application de la « loi Dalbiez » du 17 aout 1915, qui autorisait le ministre de la guerre à « affecter aux établissements, usines et exploitations travaillant pour la défense nationale les hommes appartenant à l’une des classes mobilisées ou mobilisables, chefs d’industrie, ingénieurs, chefs de fabrication, contremaîtres, ouvriers, qui justifieront avoir, pendant un an au moins, exercé leur profession, soit dans lesdits établissements, usines et exploitations, soit dans des établissements, usines et exploitations similaires. ».

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Cette affectation spéciale prend fin le 10 novembre 1927, mais il restera salarié des établissements UNIC à Puteaux où il poursuivra toute sa carrière jusqu’au début des années 1950. Metteur au point des moteurs, et même pilote essayeur de voitures sur l’autodrome de Montlhéry, il sera même victime dans les années trente d’un assez grave accident. Il deviendra par la suite cadre et responsable d’un service. Il se retirera, là où il a toujours vécu depuis 1925 avec son épouse et son fils : à Suresnes, rue de Nanterre et décédera le 7 juillet 1973 à Boulogne-Billancourt.

Il prend probablement sa retraite au début des années cinquante. Dans les années soixante-dix, les usines UNIC de Puteaux furent transférées à Trappes. Joseph Cailletreau qui habitait toujours à proximité à Suresnes, fut certainement affecté du déclin manifeste des usines de bord de Seine à partir des années soixante. Je l’imagine, retraité, traînant sur des quais de Seine déserts et pestant de la disparition d’un monde dans lequel il avait probablement cru et pour lequel il s’était investi certainement au-delà du raisonnable!  Je l’imagine dans la même posture que son frère Auguste qui n’a jamais pu céder son automobile « 4 chevaux Renault », y compris lorsque le grand âge venu, il n’espérait plus la reconduire un jour. Il écoutait le bruit du moteur… .

Le 6 janvier 2013, me promenant Quai Gallieni à Suresnes, je fus moi-même envahi par l’émotion lorsque, dans cette fin d’après-midi froide et brouillardeuse d’hiver parisien, j’observai qu’hormis l’écluse de Suresnes, rien de subsiste de ce quartier que j’ai connu moi-même industriel au début de ma carrière professionnelle en 1974 ou 1975. Quartier entièrement loti aujourd’hui d’immeubles de standing (incertain). Malgré tout, les municipalités de Suresnes et de Puteaux – à moins que ce furent les promoteurs en application d’un cahier des charges – ont apposé des panonceaux, matérialisant l’emplacement des usines d’autrefois. A l’intention des flâneurs nostalgiques ou de ceux qui accompagnent leurs chiens dans leurs errements hygiéniques.

Puteaux 2013

Puteaux 2013

Je me suis dit que mon oncle Joseph Cailletreau– notre soldat inconnu – n’aurait sans doute pas aimé ce paysage d’où tout a disparu des vestiges du progrès qu’il avait aimé. Même le bar des éclusiers n’est plus là, où, en 1976 encore,  je sirotais mon « petit noir » avant d’aller au turbin! La voie sur berge n’avait alors que deux voies, comme du temps de Joseph! Tout a disparu de ces fleurons de l’industrie française du 20ième siècle, comme à Verdun en 1916 !  L’actuel ministre du redressement productif a du pain sur la planche…

Écluse de Suresnes

Écluse de Suresnes

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En 1971, Adrienne Venault, veuve de Louis Turbelier évoque la dernière permission en 1915 de son frère Albert à Saint Varent. A cette occasion, elle ne put que l’entendre sans le voir. Par la suite, Albert est retourné à Saint Varent chez sa mère, mais Adrienne travaillait alors à Angers. « Cette dernière permission », qui fut sûrement un des motifs de la démission d’Adrienne de chez son premier patron, le marchand de biens Vigond, eut probablement lieu vers le milieu de l’année 1915.  Plus d’un demi-siècle plus tard, elle évoque avec une grande émotion, cet épisode qui demeure encore douloureux:

 » Mon frère Albert était venu en permission, c’était sa dernière permission et je ne l’ai même pas vu puisqu’ils m’en ont empêchée. J’ai pourtant demandé à aller voir mon frère – Ah ! Il vient d’avoir la scarlatine, vous savez comment elle est Hélène  – la fille du patron – elle a eu la typhoïde …».

 » Déjà quand je recevais des lettres de mon frère, ils me les faisaient brûler ou il les faisait passer dans le sublimé. Il n’avait pas souvent de permission !  Je monte à l’étage, j’écris quelques mots et je guette un gosse qui passe dansla rue.  Juste, il en passe un ! Je lui dis – tu voudrais pas donner ça à Madame Venault ?  Presque aussitôt mon frère est arrivé. C’est Monsieur Vigond qui a répondu – Monsieur Venault, excusez nous, on n’a pas voulu qu’Adrienne aille vous voir. Vous savez, ma fille comment elle est ! Elle a peur de tout.

 » Mon frère lui a alors répondu : Si vous avez peur que votre fille attrape la scarlatine avec moi, j’ai grand peur que ma sœur attrape la maladie de la folie chez vous – Puis, il est parti. Je me suis dit – Oh, là, là qu’est que je vais prendre ? –  Et bien non ! Ils ne m’en ont jamais reparlé par la suite.

« J’ai tout entendu de la cuisine mais je ne l’ai pas vu. Je ne l’ai jamais plus revu, du reste!  »

Effectivement, elle ne revit plus jamais ce frère qu’elle chérissait et admirait.  Cette complicité et cette relation privilégiée avec son frère Albert, Adrienne les a toujours revendiquées : c’était logique car ils n’avaient que treize mois de différence d’âge.  Albert Pierre LouisVenault était né le 5 janvier 1893 à Saint Loup sur Thouet (79). Cette proximité se nourrissait aussi d’une certaine ambition partagée de gravir des échelons de l’échelle sociale. Cette volonté du frère et de la sœur de prendre en main leur destin n’allait pas jusqu’à remettre en cause l’ordre établi ou prétendre se substituer aux « élites naturelles » de la société qu’incarnaient les patrons, les aristocrates et à un degré moindre, le clergé, mais elle s’inscrivait dans une perspective d’un progrès illustré par la montée en puissance de l’industrie et par la confiance qu’inspirait l’instruction publique comme ascenseur social. Les circonstances ont évidemment contrarié ce projet porté solidairement par l’un et l’autre. Le frère et la sœur étaient à la fois des alliés mais aussi des concurrents dans cette volonté d’émancipation sur le terrain de la réussite sociale : en témoigne cette réflexion d’Albert en 1906 – déjà rappelée dans ce blog – qui contestait à sa sœur le projet d’entrer en apprentissage de couturière alors qu’un an auparavant on lui avait refusé le métier de forgeron.

Sergent -1913-1914

Comme sa sœur, Albert avait obtenu un certificat d’études primaires. Peut-être plus, dans l’armée.  En tout cas, lorsqu’elle parlait de son frère, Adrienne, soulignait « qu’il était très instruit ». De fait, lorsque la guerre a été déclarée en 1914, Albert qui achevait son service militaire au titre de la classe 1913, était sergent. Adrienne aimait aussi rappeler le culot de son frère, ainsi que son courage pendant la guerre. De plus, Albert ressemblait physiquement à leur père, Louis Venault, décédé accidentellement en 1912.

Avec la « bonne amie » d’Albert, dont le nom ne nous est pas parvenu, elle veillait sur lui. Priait-elle pour lui ? Ce n’est pas certain, car, en dépit des apparences de bigote qu’elle se donnait volontiers à la fin de sa vie, Adrienne ne semble pas avoir été pieuse au-delà du socialement nécessaire. Juste ce qu’il faut pour occuper la place qui lui revenait au sein d’une famille Turbelier assez conventionnelle à cet égard. Elle n’était guère toumentée par des angoisses métaphysiques. Elle avait même tendance à railler ceux qui fréquentaient trop assidument les prêtres de la paroisse dela Madeleine. C’était le cas d’une petite vieille dela rue Desmazières, la « mère Jean » qui lavait le linge des curés dans les années soixante. Adrienne ne se cachait guère pour dire le peu de considération dont elle la créditait.

Ligne de tramway Angers-Erigné aux Ponts-de-Cé

  » Mademoiselle – lui avait écrit le 12 avril 1918 le chef de bureau de comptabilité du dépôt du 9ième génie basé aux Ponts-de-Cé (49) et correspondant des familles – Comme suite à votre demande verbale du 11 courant, j’ai le regret de vous informer que je ne possède encore aucun renseignement sur la situation actuelle de votre frère l’Adjudant Venault Albert de la Compagnie 6/5. Il m’est seulement signalé blessé le 27 mars 1918 et évacué, mais le lieu d’hospitalisation m’est inconnu, ainsi que la nature dela blessure. Veuillez agréer, mademoiselle, l’assurance de mes sentiments respectueux. »

Cette lettre adressée à Adrienne domiciliée « Chez madame Bréon, rue de Châteaugontier à Angers, prouve qu’elle s’était déplacée jusqu’aux Ponts-de-Cé, probablement en tramway, pour demander des nouvelles de son frère, mais qu’elle n’avait été reçue que par un sous-fifre qui s’était contenté d’en rendre compte à sa hiérarchie locale qui répond par courrier. Cette lettre atteste aussi de la désinvolture de l’armée à l’égard des familles car au moment où cette réponse était transmise à Adrienne, Albert était décédé depuis près d’une quinzaine de jours (28 mars 1918) et la nature de sa blessure ainsi que les circonstances de son décès étaient parfaitement connues des autorités militaires puisqu’elles figuraient explicitement dans le journal de son unité à la date du 27 mars 1918.  Il faudra attendre le mois de mai 1918 pour que la famille en soit officiellement avisée, et le 18 juillet 1918 pour que la notification du ministère de la guerre parvienne à la mairie de Saint Varent où résidait Clémence Fradin, leur mère. Ce n’est finalement que le 26 juillet 1919 que la Mairie de Saint Varent adressera à la famille un duplicata ainsi rédigé :

 » L’adjudant Venault Albert Pierre LouisCompagnie 6/5 du 9ième génie, fils de feuLouis François et de Fradin Joséphine Clémence, né le 5 janvier 1893 à Saint Loup Deux Sèvres est signalé aux archives de la guerre comme étant décédé le 28 mars 1918 de blessures de guerre à Namps au Val (Somme). Mort pourla France. Pour le Ministre signé illisible. Pour copie conforme. Aux Ponts-de-Cé. Le 18 juillet 1918. Signé illisible. »

En fait, la famille – dont Adrienne, sa sœur –  apprit le décès d’Albert au moment (11mai 1918 et 30 juin 1918) où lui furent attribuées à titre posthume, la croix de guerre avec palme et la médaille militaire.  Croix de guerre et médaille militaire qui furent ultérieurement ajoutés à son portrait en uniforme d’adjudant par un photographe habile, car il n’a jamais pu porter ces décorations de son vivant. 

Malgré l’épilogue tragique, il est indiscutable que c’est la guerre qui a révélé les qualités de meneur d’hommes d’Albert et son courage exceptionnel. Les citations à l’ordre de son régiment ou de sa compagnie en attestent. Mais il n’a pas eu le temps de faire ses preuves en dehors des combats. Pour lui rendre justice, il faut donc entrer un peu plus dans le détail de « sa guerre ».

Comme je ne dispose d’aucune de ses correspondances de guerre, les seules données sur lesquelles je puisse me fonder sont celles relatives aux mouvements de sa compagnie émanant du journal quotidien de son unité, qui – comme tous ceux des armées de 1914-1918 – a été rendu public par le ministère de la Défense et est consultable sur Internet. On dispose aussi des copies des ordres de citation le concernant, qu’Adrienne conserva pieusement jusqu’à la fin de ses jours.

Croix de guerre - plaque d'identification - insignes d'Albert Venault (Photo JPh T)

Croix de guerre – plaque d’identification – insignes génie d’Albert Venault (Photo JPh T)

La guerre d’Albert

Appartenant à la classe 1913, Albert terminait son service militaire lorsqu’en août 1914, la guerre fut déclarée. Sergent du 6ième régiment du génie d’Angers, il fut affecté dans la réserve au 9ième régiment du génie, compagnie 6/5. Durant la Grande Guerre, le statut de réserviste n’avait d’ailleurs pas d’autre signification que de rendre compte que l’intéressé avait déjà accompli ses obligations militaires. Mais, dans la pratique, le réserviste était un soldat comme les autres et ne bénéficiait d’aucune prérogative tendant à moins l’exposer au combat.

Dans une guerre de positions comme celle de 14, les régiments du génie furent particulièrement sollicités, notamment pour renforcer les positions prises et construire les tranchées ainsi que pour ériger les lignes de défense ou protéger les replis stratégiques des troupes. Les missions des sapeurs du génie, d’ordre technique en soutien des unités offensives ou défensives, consistent non seulement à combattre mais également à construire des ouvrages comme des ponts ou des tranchées, et en cas de repli à les détruire. Enfin en toutes circonstances à assurer la protection de l’infanterie.

Le 9ième régiment du génie a été créé en 1914 et la compagnie 6/5  à laquelle est affectée Albert, comprend environ 250 hommes dont deux officiers et  une quinzaine de sous officiers. Elle comprend  84 réservistes dont Albert. Opérationnel dès le début du conflit, le régiment est tout de suite engagé dans de rudes combats ; et ce jusqu’à l’armistice de novembre 1918, notamment dans la bataille de Montdidier en 1918, au cours de laquelle Albert fut tué. Cette implication constante et la rudesse des interventions firent que les pertes des régiments du génie furent sévères : il fallait en effet non seulement se battre mais aussi procéder à des travaux de terrassement, de construction et de consolidation, le plus souvent sous le feu ennemi ou de nuit. Ainsi, « l’historique » de la compagnie 6/5 d’Albert fait état pour toute la guerre de 65 tués, 16 disparus et 298 blessés, soit plus que l’effectif initial. Le journal de marches et des opérations confirme que la compagnie 6/5 a manifesté une « grande vaillance et un esprit de sacrifice au dessus de tous éloges. Dans les combats, elle se fait remarquer par son ardeur et surtout par son mépris du danger ».

Albert au centre, allongé

Cette caractéristique collective de la compagnie peut être attribuée individuellement  à Albert. Pour être plus précis sans trop se focaliser sur des détails dont chacun peut prendre connaissance aujourd’hui dans les journaux des unités, la Compagnie 6/5 d’Albert fut respectivement engagée dès 1914 dans des combats en Champagne Ardenne, puis les Eparges de mars à juillet 1915, Verdun de juin à septembre 1916,  la Somme de septembre à décembre 1916, la bataille de l’Aisne en avril 1917, les Vosges de juillet à janvier 1918 et enfin la bataille de Montdidier en mars 1918. Albert a combattu sur tous ces théâtres d’opération, dont les simples noms évoquent encore les sommets de la souffrance, de la peur et de l’angoisse. Et de privation aussi pour les soldats.

A plusieurs reprises, Albert fut cité soit à l’ordre de sa compagnie, soit de son régiment ou de sa division :

  • Ordre du régiment n°6 du 4 novembre 1915 établi par le Colonel Lefèvre, commandant du Génie : « Venault Albert, sergent Compagnie 6/5 du 9ième régiment du génie. Excellent sous-officier se dépensant sans compter. Par son exemple en face du danger a su obtenir de ses hommes en un terrain bouleversé par l’artillerie lourde de l’ennemi, l’exécution rapide d’un travail important pendant la période du 10 au 22 octobre (1915) ».
  • Ordre de la division établi le 2 janvier 1917 par le Général Brissaut-Desmaillet :   « Venault Albert, sergent, matricule 3529, 9ième régiment du Génie, Compagnie 6/5 : Sergent aussi intelligent que brave remarqué pour son intrépidité à Verdun, où il a su obtenir de ses hommes les meilleurs rendements sous les plus violentes attaques, notamment le 23 juin (1916), malgré l’avance des forces ennemies jusqu’à proximité des chantiers, a su maintenir ses hommes au travail leur cachant le danger par sa tranquillité voulue »
  • Ordre de la Compagnie établi le 6 mai 1917 par le capitaine Desouches commandant la compagnie 6/5 : «  Venault Albert, sergent à Compagnie 6/5 : Excellent sous-officier, qui a participé aux affaires des Eparges, de Champagne, Verdun et la Somme ; s’est distingué le 18 avril (1917) dans l’aménagement de la piste d’accès au pont, entrepris malgré le bombardement ennemi. Le soir, a montré une grande activité dans la construction d’un pont sur une rivière encore partiellement tenue par l’ennemi » … « le capitaine Desouches lui adresse ses félicitations ».

Les derniers jours d’Albert lors de l’offensive de Picardie en mars 1918

Après quatre ans de guerre et plus de cinq d’armée, Albert est mort le 28 mars 1918 de ses blessures, lors de l’offensive allemande de Picardie, conduite par le général Von Below. Cette offensive – comble d’ironie ! –  fut une des dernières d’importance de la guerre de 1914-1918, engagée par les allemands pour tenter de percer le front allié et s’ouvrir la route de Paris. Elle a même failli réussir car les allemands avaient déployé de formidables moyens. Connue aussi sous le nom d’offensive « Michel » elle fut lancée le 21 mars 1918 et mobilisa du côté allemand trois armées correspondant à 63 divisions appuyées par 6200 pièces d’artillerie : autrement dit l’enfer ! L’armée anglaise qui tient la région d’Amiens est rapidement submergée tandis que les armées françaises situées du côté de Montdidier reçoivent l’ordre de Foch qui vient d’être nommé généralissime, de défendre Amiens à outrance. Elles n’y parviendront pas.

Les 25 et 26 mars 1918, l’offensive allemande a progressé de 65 km faisant quelques 90000 prisonniers français: la situation est à ce point critique que Foch décide de lancer dans la bataille trente divisions supplémentaires –dont celle d’Albert – pour combattre au coude à coude avec les anglais et inverser le rapport de force. Durant les journées des 26, 27, 28 et 29 mars 1918, la compagnie d’Albert est engagée à fond dans la région de Becquigny (Somme) au nord-est de Montdidier et assure la liaison entre deux compagnies du 26ième bataillon de chasseurs à pied. Elle est chargée de couvrir la retraite des chasseurs en soutenant le choc formidable de l’ennemi. Durant ces quatre jours, il y aura 25 tués et blessés. Grâce au journal de son unité, il est possible de suivre les derniers épisodes, les derniers jours et les dernières heures de la courte vie de l’adjudant Albert Venault.

En janvier 1918, sa compagnie est dans les Vosges à Gérardmer, à Remiremont et à Plombières où elle effectue des travaux de consolidation sur les lignes du front. Du 28 janvier jusqu’au 23 mars 1918, elle est cantonnée à Port-sur-Saône située à l’arrière du front où règne un calme relatif. L’essentiel des activités consiste à procéder à des exercices militaires et à des revues. On en profite aussi pour se perfectionner dans la construction de ponts sur la Saône, de tranchées ou dans le maniement d’armes comme les grenades. Cette accalmie est enfin mise à profit pour construire une piste d’aviation. Loin du front, le rythme est quasi normal comme en témoigne le respect du repos dominical systématiquement mentionné dans le journal de bord.

Le 23 mars 1918,  la situation change radicalement : la compagnie est informée qu’elle doit se préparer au départ pour monter en ligne. Chaque soldat ou sapeur est invité à préparer son sac en vue d’un rassemblement prévu à 23h45. A minuit, elle quitte Port-sur-Saône pour se rendre en colonne et de nuit à Vesoul, distante d’environ 11km. Là, elle est embarquée dans des camions à destination du petit village de Tricot dans la Somme à10 km au Sud de Montdidier.

Ce trajet d’environ350 km dura près de deux jours et le 25 mars au soir, la compagnie établit son cantonnement à Tricot où elle fut mise au repos jusqu’au 26 mars 1918 en début d’après-midi. Mais, vers 15 heures, ce 26 mars 1918, c’est l’alerte, ce qui oblige à avancer l’heure de la soupe qui est mangée « de suite ». A 17 heures, la compagnie reçut l’ordre de se diriger vers Assainvillers, 7km plus au Nord, à proximité immédiate de Montdidier et des premières lignes du front. Cet ordre de marche était complété à 18 heures 50, par des instructions. En vertu de ces dernières, dès leur arrivée à Assainvillers où resteront unités de transmissions, les compagnies du génie continueront leur mouvement en avant vers Faverolles (4 km au nord d’Assainvillers), l’une se portant à Laboissière-en-Santerre pour se mettre à la disposition du colonel, commandant le 106ième régiment d’infanterie et l’autre – celle d’Albert – à Becquigny  (5 km au Nord de Faverolles) pour soutenir le 10ième bataillon de chasseurs à pied (BCP). Ces deux compagnies aideront à l’organisation des positions tenues et leurs commandants précéderont leurs unités sur Laboissière et Becquigny pour prendre les instructions sur place.

La Compagnie 6/5 d’Albert se dirige donc sur Becquigny pour se mettre à la disposition du Colonel, commandant le 10ième groupe de BCP. Et, dans son rapport du 27 mars 1918, le capitaine qui la dirige, rend compte des positions de ses différentes sections :

  • la section Chevallier est à la disposition du commandant du 65Ième BCP à Lignières,
  • la section Fouret à la disposition du 1er Bataillon du 106ième RI, bois à l’Est de Fignières,
  • les sections Venault et Lefèvre sont à Becquigny,

Il précise que les sections Venault  et Lefèvre sont sous son autorité directe et qu’elles sont positionnées au PC du colonel commandant le BCP.

La section Venault, arrivée à Becquigny vers 1heure le 27 mars 1918 s’est mise en chantier dès 6 heures pour réaliser des travaux de génie civil, le long du ravin au Sud de Becquigny, à l’est de Fignières, à l’Ouest de la cote 104 « par embrigadement ». « Dix huit tôles cintrées remarquées en différents points de la route sont avancées en mobilisant les chevaux des voitures de section et des voitures de réquisition ». Vers 12 heures, elle est mise en alerte et les hommes sont aussitôt ramenés du chantier tandis que le capitaine fait entreprendre des travaux de défense en lisière Est du village de Becquigny. Vers 16h30, le regroupement du peloton est opéré.

De son côté la Section Lefèvre qui arrive également à Becquigny vers 1 heure du matin, se met également en chantier vers 6 heures en vue d’assurer la défense de l’Arve entre Becquigny et la fin du secteur du 49ième bataillon de chasseurs à pied à l’ouest de Warsy. Vers 12heures, au moment de l’alerte, elle se joint à la Compagnie Lespagnol du 49ième BCP et vers 16h45, se replie sur le village, où la section Venault les reçoit.

Le regroupement des deux sections étant réalisé, un repli général est ordonné sur les hauteurs à l’Est de Gratibus face à l’intense pression allemande. Le mouvement est prévu s’effectuer compagnie par compagnie, sauf pour les sections Venault et Lefèvre qui partiront en dernier et qui sont chargées, dès l’apparition de l’ennemi à l’orée des bois à l’Est, d’ouvrir le feu pour prendre en « écharpe » les vagues qui progressent sur les crêtes au Sud Est.

Un caporal, le caporal Saugereau, et 4 hommes sont placés dans le parc du château pour prendre en enfilade la route de Becquigny-Warsy avec pour mission de tenir jusqu’à la dernière extrémité. La section Lefèvre est placée en échelon sur la route Becquigny-Etelfaydevant le château. Une fois les chasseurs repliés et face à la progression de l’ennemi par le sud, le capitaine fait poster la section Venault derrière le cimetière, en protégeant son mouvement par les feux de la section Lefèvre. Le peloton regroupé, suit alorsla route Becquigny-Fignières pendant1 km environ.

« A cet endroit, la section Venault reçoit l’ordre de se déployer au premier coude de la voie ferrée et d’ouvrir le feu pendant que la section Lefèvre se porte sur la même voie au sud du bois de Becquigny. Protégée à son tour par les feux de la section Lefèvre,la section Venault peut alors se replier jusqu’à la dépasser en regagnant la route. » Ces mouvements de protection réciproque des deux sections sont censés se prolonger jusqu’à la lisière Est du bois de Fignières. Le journal de la compagnie indique qu’ils sont d’ailleurs « très bien exécutés ».

« Avec un ordre et une discipline qui fait honneur aux soldats et à leurs cadres, principalement à l’adjudant Venault, au sergent Lefèvre et au sergent Thomas qui a forcé les masses ennemies, que l’on voyait s’avancer par quatre, à se déployer et à mettre en batteries de nombreuses mitrailleuses. Grâce aussi à la discipline, aux mesures prises et à l’exécution précise de ces mesures, les pertes ont été insignifiantes par rapport à l’intensité du tir de l’ennemi et les résultats obtenus dans ses rangs très satisfaisants. »

Malheureusement à 18 heures, les munitions sont épuisées, le capitaine décide d’échapper au massacre en se jetant dans le Bois de Fignières et de rejoindre les lignes françaises par le village de Fignières. Le Journal de la compagnie signale:

« Dans ce mouvement, l’adjudant Venault en voulant donner un merveilleux exemple de mépris du danger, tombe, blessé d’une balle en plein ventre. L’infirmier Giraud et les brancardiers se sont aussitôt et spontanément précipités à son secours sous un feu effroyable et ont pu le ramener sous la protection d’un faible talus de chemin de fer ; à trois reprises, ils essayèrent de faire un pansement, mais les feux de mitrailleuses boches les forçaient à se recoucher. Sur l’ordre du Capitaine, ils regagnèrent par petits bonds le bois où le pansement put être fait.  »

A 18h40, le village de Fignières est traversé et le peloton regroupé. A 19h10, le peloton rentre par quatre en ordre dans les lignes françaises qui se trouvent à l’intersection de la route de Gratibus-Fignières et Pierrefont-Montdidier. Le journal de l’unité précise que « L’adjudant Venault admirable de sang froid, de courage et d’audace, a été grièvement blessé …».  Albert est ensuite transporté en ambulance militaire dans la nuit du 27 au 28 mars 1918 vers un hôpital de campagne à une quarantaine de kilomètres au Nord-Ouest de Fignières, au village de Namps-au-Val où il décédera dans la journée du 28 mars. Cet ultime voyage par de mauvais chemins défoncés et boueux en ce début de printemps, fut sans doute un calvaire pour le moribond qu’il était. A supposer qu’il fut encore conscient !

Sur lui, outre sa plaque d’identification, il possédait une boussole et une carte de la région vosgienne quittée quelques semaines auparavant. Ses objets personnels furent adressés à sa mère, probablement en mai 1918.  Le11 mai 1918, le général commandant en chef des armées du Nord et du Nord-Est, en l’occurrence le général Pétain, lui attribue la croix de guerre avec palme, assortie du commentaire suivant :

 » Venault Albert, Pierre, Louis, Matricule 3529 de la Compagnie 6/5 du 9ième régiment du Génie : Sous officier admirable de sang froid et d’audace. Dans une récente action, a mené sa section de position en position, contenant l’ennemi par ses feux, le forçant à ses déployer ; n’a rejoint les lignes de repli qui lui étaient assignées qu’après plus de deux heures d’une lutte au cours de laquelle, il a été grièvement blessé, et après avoir brûlé ses dernières cartouches. Deux Citations » .  Le 30 juin 1918, le Ministre de la Guerre lui attribuela Médaille Militaire.

Aujourd’hui qu’en est-il ?

Albert repose aujourd’hui dans le petit cimetière militaire britannique de Namps-au-Val dans la Somme, au milieu des soldats de sa Majesté avec quelques poilus tombés comme lui en 1914-1918 dans la Somme.

Adrienne n’a jamais eu l’occasion de se recueillir sur la tombe de son frère, impeccablement entretenue par le Royaume Uni. L’endroit est champêtre. On y accède par une petite route « qui sent la noisette » et serpente au travers d’un paysage de collines. Si ce n’étaient les croix blanches parfaitement alignées, qui rappellent qu’il s’agit d’un cimetière, ce lieu par son décor original et son porche d’architecture anglicane, évoque irrésistiblement un lieu de villégiature dans la campagne anglaise. Par ce beau jour ensoleillé de juillet 2008, où je m’y suis rendu avec ma femme, il émanait de ce cimetière perdu au creux d’un petit vallon et environné de champs et de fleurs sauvages, une ambiance de sérénité joyeuse.  Adrienne aurait aimé.

La fiancée d’Albert n’a pas souhaité entretenir de relations avec la famille Venault. Enfermée dans une sorte de fidélité posthume, elle est – dit-on- demeurée célibataire. Mais, trente trois ans après le drame de 1918, lors du décès de Louis le mari d’Adrienne, une vieille dame vêtue de noir est venue présenter ses condoléances au 20 rue Desmazières à Angers : c’était elle …en souvenir d’Albert. A cette occasion, la ressemblance de son poilu disparu avec le jeune Albert,  fils de Louis et d’Adrienne,la frappa. Elle le signala puis disparut de nouveau, pour toujours. On ignore son nom.

Je ne sais qui me l’a dit mais je crois qu’elle se prénommait Denise…

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Médaille militaire d’Albert Venault (Photo JPh.T)

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Notre journée du 5 octobre 2011 devait, en principe, être consacrée à la recherche de traces d’un poilu de la famille, tué en 1918 du côté d’Ainval et de Septoutre au nord-ouest de Montdidier. Et ce qui, d’emblée, nous a frappés dans cette campagne que nous traversions et qui fut le théâtre de sanglants affrontements, c’est la beauté des sites, la douceur des vallonnements et la sérénité des lieux. Ce qui s’offrait à nous c’était un pays de bocage, hors du temps et loin de la furie des armes. Ainsi, sur la petite route qui relie Grivesnes à Sauvilliers-Mongival, l’harmonie des paysages semblait avoir effacé les dernières traces des champs de bataille, aujourd’hui dédiés à l’agriculture. Et par là neutraliser la mémoire des hommes…

A mi-parcours des deux villages, une austère stèle probablement érigée dans l’entre-deux guerres rappelle aux automobilistes le sacrifice de régiments d’infanterie aux côtés des contingents américains, anglais et canadiens, qui, eux, sont honorés à l’entrée de Grivesnes en direction de Montdidier.

Depuis la route sinueuse et peu fréquentée en cette grise journée automnale, on pouvait apercevoir ici ou là, des tas de betteraves au bout des champs, des prés parfois labourés et finement hersés ainsi que des boqueteaux aux couleurs chatoyantes. Quelques chasseurs, le fusil cassé sur l’épaule, longaient la lisière des bois en quête de gibier. Enfin, dans ce paysage respirant la ruralité paisible, le bruit assourdi d’engins agricoles signalait par-delà les collines qu’en cette période de l’année, on procèdait aux labours d’automne ou à l’épandage du fumier, avant l’ensemencement des blés d’hiver. Des labours à grosses mottes, qui chaque année permettaient de mettre à jour des culasses, des cartouches ou des éclats d’obus de 75 et des munitions de la grande guerre rongées de rouille. Depuis de décennies, il en était ainsi.  On les entreposait avec précaution en limite des champs et lorsqu’il le fallait, les démineurs réquisitionnés par les maires des villages venaient les désamorcer…

 « Depuis plus de quatre-vingt-dix ans, la terre remonte ces débris des combats qui se déroulèrent ici en 1918. Bien sûr, il y eut des accidents, souvent du fait d’imprudences. Il y en a de moins en moins. Mais ces victimes ignorées de la Grande Guerre furent parfois des enfants … » confie le sympathique maire de Mongival, qui accueille ses visiteurs avec jovialité et une grande disponibilité dans sa minuscule mairie. « Je vois de temps en temps des personnes comme vous, enquêtant pour retrouver les tranchées et les champs de bataille de leurs aïeux ! Et d’ailleurs, Je fais mon possible pour les aider, malgré le peu d’archives dont je dispose. Presque tout a été détruit pendant la guerre. Après l’armistice, il ne restait plus que deux maisons debout à Mongival. Tout était ruiné et tout a été reconstruit »

Nous !  Nous attendions effectivement du maire qu’il nous aide à localiser le lieu-dit « Bois Allongé » dans le quadrilatère « Ainval-Septoutre-Grivesnes-Mongival », où, selon les archives des unités d’infanterie, le 3ème bataillon du 135ème régiment d’infanterie serait monté en ligne à la mi-avril 1918. C’est ici que le caporal Alexis Victor Turbelier, notre oncle et grand-oncle, trouva la mort, le 16 avril 1918, à la suite d’une blessure au ventre provoquée par les éclats d’un obus qui avait rebondi sur un arbre fracassé !  Le « Bois Allongé » aurait dû se situer entre Grivesnes et Mongival, mais l’édile municipal, en dépit de sa bonne volonté, n’a pas su nous renseigner, car manifestement la toponymie de l’endroit a disparu sous les bombes ! Nous le rechercherons par d’autres voies…

Carte extraite du journal du 135ième RI

Déjà bien que le matin de ce 5 octobre 2011, nous ayons pu nous incliner sur la tombe d’Alexis dans la nécropole nationale de Montdidier!  

Qui était donc, cet Alexis Victor Turbelier, enjeu de notre recherche ? Qui était ce soldat qui avait tout juste atteint le tiers de mon âge actuel lorsqu’il a été tué, victime comme tant d’autres d’une guerre imbécile qui a massacré ou mutilé en quatre ans une grande partie de la jeunesse européenne? Mort à 21 ans, sans avoir eu le temps de vivre ! Tel est le terrible bilan de cette guerre pour Alexis. Cette  « Grande Guerre » fut à la fois une tragédie individuelle et un drame collectif affectant presque toutes les familles, et en outre, elle ne fut pas « la der des der »comme l’espéraient les poilus survivants. Pire, elle n’a servi, ni d’exemple, ni de leçon aux temps qui ont suivi. Ce sacrifice des soldats demeurera à jamais une énigme car comment imaginer que des cohortes entières de jeunes hommes amoureux de la vie – et c’était le cas d’Alexis –  puissent sans se révolter massivement, accepter le sort qui leur était réservé. Un rôle dont il mesurait quotidiennement les dégâts ! Comment concevoir que les mutineries de 1917 ne se produisirent pas dès septembre 1914 ?

Alexis Turbelier aimait la vie. Premier fils tardif de la famille, sa mort fut un choc pour ses parents et ses sœurs mais surtout peut-être pour sa petite amie Adrienne Venault-Turbelier, celle avec laquelle il avait l’intention  de se marier après guerre. Sa disparition bouleversa durablement la vie ultérieure d’Adrienne et à travers elle, celle de ses enfants, car il n’est pas indifférent d’être une mère d’enfants conçus avec un autre, et en l’espèce avec le frère d’un héros disparu… Pour Adrienne, Alexis Victor a toujours occupé une place de choix dans son cœur (mon billet du 29 aout 2011), la première place sans doute et aussi la plus obscure, celle de l’absent, de la victime parée, de façon parfois ambiguë, des plus grandes vertus. Alexis a fait son devoir de soldat sans rechigner et sans trop s’en agacer, du moins officiellement ! Il fut probablement le héros qu’on a dit et peut-être même plus : l’incarnation de la déveine et l’alibi du non-bonheur pour Adrienne.

Né le 8 septembre 1897 à Angers, Alexis Victor était le fils d’Alexis Joseph Turbelier (mes billets des 11 et 13 septembre 2011) et d’Augustine Durau (mon billet du 19 septembre 2011). En tant que fils ainé, son père misait beaucoup sur lui, sûrement plus que sur ses autres enfants : à ce titre,  il fut le seul, semble-t-il, à avoir appris la musique sur l’instigation de son père qui l’associait en outre à certaines de ses sorties.

Ainsi, juste avant la guerre de 1914-1918, les dimanches après-midi et certains soirs de semaine, Alexis junior accompagnait son père au cercle paroissial Jeanne d’Arc. C’était un lieu de loisir pour les hommes du quartier, mais bien plus encore, c’était un lieu d’appartenance identitaire. On y « tapait la manille », on y jouait au billard et on pratiquait « la boule de fort », tout en fumant la pipe et en sirotant à la buvette une sorte de bière « bibine » ou un petit vin fruité du Layon. Un lieu initiatique enfin où la présence de femmes n’était pas la bienvenue, et qui, à bien des égards, jouait le rôle tenu, ailleurs, par le bordel. Mais bien sûr, un innocent lupanar  où la seule privauté permise, au demeurant symbolique, était de « biser » le cul de Fanny, une image un peu osée affichée en fond de terrain, lorsqu’on avait perdu aux boules ! Surtout, on pouvait tout s’y dire, jusqu’à probablement l’inavouable, mais dans la limite tolérée par un clergé nostalgique d’une église non concordataire, qui règnait sans partage sur les consciences. On pouvait enfin s’y chamailler et stigmatiser comme au bon vieux temps, les « laïcards » du coin, réputés mauvais pères, mauvais maris, alcooliques, libres penseurs braillards et dévergondés, ouvriers de l’ardoise souvent. C’est là qu’on relayait les ragots antirépublicains des « inventaires ». Ainsi, le petit Alexis n’a pas grandi – c’est un euphémisme de le rappeler –  dans un milieu farouchement progressiste et républicain.

En 1914, sur les neuf enfants du couple Alexis-Augustine en vie, seuls deux d’entre eux, Germaine et Alexis, ont entamé leur vie professionnelle. On peut penser qu’Alexis Victor a suivi une scolarité normale, plutôt réussie et qu’il sait lire et compter correctement. D’ailleurs le frère et la soeur qui sont très liés, s’orientent vers le secteur bancaire. Alexis est employé de la banque Cormoray et Cie, dont les bureaux se trouvent en centre-ville, rue David. Germaine qui a débuté sa carrière dans une entreprise de « Meubles Massifs » fut, pour sa part, une des cinq premières femmes à être embauchées au Crédit Lyonnais à Angers et une des rares à détenir un compte en banque. C’est à Germaine qu’Alexis adressera la plupart de ses courriers du front, en raison d’une grande complicité née d’une proximité d’âge, de formation et certainement aussi d’une certaine vision commune de leur émancipation par rapport à la famille. En outre, au sein de toute la fratrie Turbelier, Germaine qui est l’ainée d’Alexis d’un an, était la plus lettrée et donc probablement la plus apte à entretenir une correspondance régulière avec son frère sur le front.

Alexis un soldat méconnu

 A la déclaration de guerre en août 1914, Alexis Turbelier n’a pas tout à fait dix-sept ans. En principe il appartient à la « classe 1917 », mais il fut mobilisé dès janvier 1916 avec ceux de la classe 1915, en application d’une nouvelle loi qui instituait le principe des devancements d’appels pour pallier les pertes énormes de 1914 et 1915. Profondément patriote, il s’était « engagé volontaire » à la mairie d’Angers pour une période de quatre ans à compter du 17 décembre 1915. Comme la plupart des angevins, il fut incorporé au 135ème régiment d’infanterie d’Angers. Il sera promu caporal le 31 octobre 1916.

Héros malgré lui, du fait de sa disparition à 21 ans, il est devenu une sorte de mythe familial, un soldat méconnu. D’autant que par une sorte de facétie du destin, c’est son frère Louis de deux ans son cadet, qui, épargné par la guerre a finalement épousé sa petite amie, Adrienne Venault qui porta donc le nom de Turbelier ! Jusqu’à son propre décès en 1973, Adrienne conservera dans une valise de toile entreposée dans un « cabin » puis dans un coffret dont elle ne se séparait pas les lettres qu’Alexis lui adressait du front entre 1916 et 1918.

Je n’ai pas eu accès à cette correspondance. Même après 1951, après le décès de Louis, le passé enfoui n’a pas été exhumé. Alexis est demeuré un héros désincarné comme il y en a tant sur les monuments aux morts. Il figure d’ailleurs sur celui d’Angers parmi ses compagnons d’armes, qui, pour certains, furent aussi ses compagnons de jeux. Bref, le fait de le réduire  à l’image d’Epinal du guerrier au cœur noble et pur, arrangeait un peu tout le monde. C’était l’époque où l’on préférait tuer les poilus une seconde fois en les transformant en héros victimes du devoir, en bons « petits gars », plutôt que de leur rendre ce caractère subversif de jeunes mecs pataugeant dans la merde, privés de tout, en particulier de femmes, d’espoir et de tendresse.

Le front de la Somme

Ce culte aseptisé des morts, érigé au nom de la reconnaissance nationale et fondé sur une forme d’amnésie, ressemblait un peu à une imposture. C’est à cette hypocrisie que je songeais le 5 octobre 2011 en les voyant tous bien alignés, tous égaux, tous pareils avec leurs croix en béton armé qui se dégradait, dans la nécropole nationale de Montdidier ! La plupart avait moins de trente ans. Nombreux furent ceux qui adhérèrent entre les deux guerres, à cette mystification, participant ainsi à une sorte de refoulement national. Ce qui était en cause, c’était la paix des ménages, la paix civile d’une société inquiète des désordres sociaux et moraux engendrés par le conflit. C’était l’époque où les communistes angevins après le congrès de Tours de 1920, avaient installé leur siège, rue de la Juiverie, à quelques dizaines de mètres du cercle paroissial Jeanne d’Arc et pouvaient ainsi narguer les « cathos » ! Les femmes enrôlées dans les industries de guerre commençaient à exister socialement. Il fallait absolument faire taire les uns et les autres et en particulier les morts ! Ainsi, le soldat qui se trouvait en photographie sur la commode de ma grand-mère ne pouvait être que figé pour l’éternité dans le statut du gentil frère, beau-frère ou oncle courageux, patriote docile et enthousiaste, auquel il convenait d’adresser un hommage à chaque commémoration de l’Armistice de 1918.

Cette conviction du sacrifice accepté – presque sollicité – était finalement partagée par tous, y compris peut-être par Adrienne Venault qui l’avait aimé, au moins lorsqu’elle ne songeait pas au fameux coffret, vieille boîte de Pandore des amours évanouies, aux correspondances qu’elle contenait et aux compromis qu’elle dut sûrement faire ultérieurement pour survivre. Même elle, avait probablement fini par faire d’Alexis une sorte d’être irréel, oubliant qu’elle l’avait embrassé au cours de brèves rencontres volées à la guerre, à la famille et aux patrons entre 1916 et 1918 quelque part entre la gare Saint Laud, la rue Desjardins où elle était cuisinière chez le commandant Lafourcade, la rue David, la rue du Mail et la rue Desmazières à Angers. Un fantôme patriotique qui était parti rejoindre Albert Venault, son adjudant de frère tant admiré, son compagnon de jeux, lui-même disparu auréolé d’une gloire mythique. Du vivant d’Adrienne, nul n’a jamais été admis à violer l’intimité des vieilles reliques jaunies du coffret ou même à regarder les photographies.

Adrienne Venault-Turbelier ne s’exprimait jamais sur cet amour. Elle procédait plutôt de manière allusive, prisonnière d’une morale qui se voulait exigeante. Elle était liée par un serment de fidélité à celui qui fut son mari et le père de ses enfants. Fidèle à Louis qui ne fut peut-être que la victime d’un étrange marché du mariage, imaginé en dehors de lui pour des motifs qui échappent encore. Dans le cœur d’Adrienne, sans qu’il soit besoin de le nommer, sans qu’il soit nécessaire d’expliciter, l’éternel absent, le héros occupait probablement toujours une place. Tout le monde s’en doutait et le tolérait à condition de sauvegarder les apparences, de ne le citer que rarement et toujours, comme un oncle courageusement disparu ; de n’y faire que des références implicites, de le rendre anonyme et glorieux parmi ses frères de misère, les poilus du Quartier de La Madeleine « tombés au champ d’honneur » et ainsi de le transformer progressivement en soldat inconnu au sein de sa propre famille.

Finalement, seules les sœurs du héros purent rendre un peu de vie à ce jeune homme doublement victime du siècle, victime d’un assassinat programmé dans les tranchées, victime d’une disparition symbolique au sein de sa propre famille. Quelques lettres du front furent heureusement conservées par sa sœur Germaine Turbelier (1896-1990), qui rendent justice à Alexis tant d’années après le drame. Germaine qui avec sa mère Augustine allait en pèlerinage tous les dimanches matin à pied à l’autre bout d’Angers sur la route de la Meignane, pour assister à la messe de 6 heures au Champ des Martyrs et prier Dieu d’épargner Alexis. Ce « Champ » où furent fusillés sous la Révolution Française des royalistes, des nobles, des ecclésiastiques et des insurgés vendéens.

Ces lettres d’Alexis révèlent un personnage ordinaire, complexe fait d’ombres et de lumières, vivant ! Un jeune homme qui aimait jouer au billard et probablement assez bien si l’on en croit une correspondance du 30 mai 1916 de son futur beau-frère Joseph Gallard. Un gars qui mettait l’ambiance et faisait « des bons mots ». Un type comme tout le monde qui travaillait dans une banque, qui rêvait de l’avenir, qui pensait aux femmes, à sa petite amie et qui parfois doutait. Un jeune homme qui s’efforçait de garder le moral alors que les copains râlaient des heures durant, la nuit, le ventre ouvert entre les tranchées après l’assaut ou après un tir d’artillerie, alors que la mort omniprésente rôdait. Mais qui savait aussi que la vie vacillait au rythme des attaques et des coupes sombres dans les rangs. Car, telle était la réalité quotidienne des soldats du 135ème régiment d’infanterie au front depuis le début du conflit.

En raison de la censure militaire, mais aussi parce que le spectacle quotidien échappait à toute description communicable, Alexis, comme tous les poilus, ne parlait pas explicitement de la guerre dans ses lettres sinon par effet miroir, en creux et en bosses en mettant l’accent sur la banalité des tâches domestiques comme si le gouffre béant n’existait pas. Les mots manquent en effet pour dire l’indicible, pour décrire l’indescriptible, l’horreur absolue pour un môme de vingt ans dont les tympans sont douloureux du vacarme des obus et qui rêve de l’avenir. Ces témoignages émouvants sont sans doute rédigés dans des conditions de confort dérisoire, généralement en arrière immédiat de la ligne de front. Dans les tranchées de première ligne, il semble qu’Alexis s’abstenait d’écrire. C’est le moins qu’on puisse faire pour lui aujourd’hui que de dire qu’on lui a volé sa vie. Prochainement, je mettrai en ligne ces précieux témoignages d’outre-tombe sans les remanier, sans trop les commenter, sauf à y apporter les précisions qui s’imposent pour faciliter la compréhension du contexte.

Retour à la case départ – avril 1918 – les derniers jours

Dans la nuit du 14 au 15 avril 1918, l’unité d’Alexis est dans la région d’Ainval/Septoutre dans la Somme au sud d’Amiens, et est soumise à un dur tir d’artillerie. Le 3ème bataillon, celui d’Alexis est positionné au lieu-dit Bois Allongé à l’est d’Ainval et au Nord de Grivesnes. Un obus fracasse un arbre et des éclats touchent Alexis qui se trouvait à proximité. Blessé au ventre, il décédera le 16 avril 1918 et sera inhumé sur place à Septoutre dans un lieu d’inhumation provisoire avec ses camarades d’infortune. Michel Joseph Gallard, le futur mari de sa sœur Germaine qui appartenait au même régiment que lui et dont on savait les liens d’amitié et quasi-familiaux qui l’unissaient à lui, en fut avisé par l’aumônier militaire. Se trouvant non loin, il fut appelé à le reconnaître et put assister à cette première inhumation.

Ultérieurement en février 1920, Michel Joseph Gallard sera de nouveau appelé pour reconnaître le corps, lors de son transfert à la nécropole nationale de Montdidier. Germaine, sa femme et sœur d’Alexis l’accompagnait sans pouvoir supporter la vue des restes de son frère.

Il semblerait que le premier à être informé à Angers du décès d’Alexis fut son père lorsqu’il reçut la lettre que l’aumônier militaire lui avait immédiatement écrite après le drame. Joseph Gallard prévint également son futur beau-père dans une correspondance qu’il lui adressa chez son employeur Maître Cherrière. Le grand-père Alexis garda le secret jusqu’à la notification officielle qui intervint quelques jours plus tard. Incrédule et foudroyé par cette terrible nouvelle, il souhaitait en attendre la confirmation pour informer le reste de la famille. De leur côté, les autorités chargées de ce pénible office n’avaient pas voulu venir seules au domicile des Turbelier. Elles se firent accompagnées au 21 rue Desmazières par le curé de la Madeleine, le chanoine Fruchaud. On ignore en revanche comment Adrienne Venault en fut informée.

Dans les mois qui suivirent la mort d’Alexis, les contacts ne furent pas rompus entre Adrienne Venault et la famille Turbelier. Bien au contraire, le père d’Alexis mu sans doute par une motivation assez commune à l’époque mais difficile à appréhender aujourd’hui, déploya toute son énergie pour que son autre fils Louis remplace Alexis dans le cœur d’Adrienne. A-t-il atteint son objectif et quels arguments invoqua-t-il pour emporter la décision?Nul ne le sait vraiment.

Mais ce qui est certain, c’est qu’elle épousa Louis le 29 octobre 1921. Alexis a été déclaré « Mort pour la France » en avril 1918 et une plaque le rappelant a été apposée sur la tombe familiale des Turbelier-Dureau dans le cimetière de l’Est à Angers. Cette plaque a aujourd’hui disparu. A titre posthume, il fut cité à l’ordre du 135ième régiment d’infanterie – « vaillant et dévoué » et recevra la « croix de guerre » avec étoile de bronze.

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