A l’aube de ses quatre-vingt-dix printemps, ma mère, vit, comme tout un chacun, de ses projets et de ses souvenirs, s’accommodant comme elle peut du temps qui passe et des douleurs qui ne passent pas. Si sa démarche est désormais incertaine, sa mémoire demeure vive et sa lucidité intacte. Mais parmi ses souvenirs, elle ne retient ou transmet que les meilleurs. Pour autant, pour elle comme pour tous, le passé ne fut pas toujours un long fleuve tranquille. En quatre-vingt-dix ans d’existence, Adrienne a accumulé des tonnes d’histoires, qu’elle raconte sans trop se faire prier, en ces instants singuliers des soirées ou des apéros où subitement le temps bascule dans l’évocation des grandes « figures » disparues de la famille ou du quartier. Du quartier de la Madeleine, s’entend, ou plus généralement d’Angers, celui des années trente à soixante ! Sans que l’on y prenne garde, des personnages du passé s’invitent alors furtivement à notre discussion.
Mais dans son grenier de souvenirs qui foisonne d’anecdotes, Maman fait son marché en évitant de se complaire dans le rappel de tragédies intimes qu’elle a forcément affrontées. Sans s’attarder non plus sur les drames, comme, le décès de ses proches et sur leurs circonstances. Sur ces aspect-là, elle préfère la pudeur et le silence, à l’expression d’un deuil trop voyant : comme pour se protéger de la contagion du malheur. Pas tellement pour elle d’ailleurs, mais pour tous ceux qu’elle aime.
Elle sait son âge, mais elle s’efforce de n’y point trop songer – du moins publiquement – car c’est dans l’ordre des choses. C’est tout juste si elle s’insurge contre cette « fichue » ostéoporose qui l’empêche de faire les soldes ou du lèche-vitrine, comme autrefois en fouinant de rayons en rayons dans les magasins de confection ou de vêtements. Et qui lui redonnerait l’occasion d’actualiser ses exploits commerciaux de consommatrice exigeante. Exploits qu’elle rapporte avec délice comme des faits d’armes… Il est vrai que son « talentueux culot » de négociatrice a ébranlé les certitudes de plus d’un commerçant âpre au gain. Et le plus remarquable, c’est qu’elle obtint très souvent des « ristournes »! Un exemple à suivre, surtout en temps de crise…
Ses souvenirs souvent croustillants sont rarement moroses. Du moins ceux qu’elle raconte à l’encan ! Car ce qui frappe lorsqu’on l’écoute, ce n’est pas l’insouciance du propos – elle n’est pas insouciante – mais une certaine forme d’indéfectible optimisme associé à la conviction que demain sera toujours préférable à hier ! Ce qui semble en effet compter pour ma mère, ce n’est pas tant le rappel d’un passé qui serait figé, que la valeur d’exemple qu’il peut présenter pour ses auditeurs. En dépit d’un âge qui impose à la plupart de renoncer à imaginer l’avenir, elle continue d’y porter un regard intéressé et même militant. Non à l’échelle de la planète – bien qu’elle ait des idées bien arrêtées sur la manière dont il faudrait réformer le monde – mais au niveau de sa famille, où elle demeure attentive aux difficultés de santé des uns et des autres, à leurs écueils professionnels ou, même, à leurs peines de cœur et à leurs états d’âme ! Elle sait combien les petits soucis du quotidien peuvent déstabiliser les plus endurcis. Sa conception de la réussite aujourd’hui, c’est de voir ses proches réussir. Cette disposition d’esprit la rend curieuse de tout…Et, ce sont cette volonté constante de se projeter et cette aptitude à s’enthousiasmer ou à se rebeller -y compris contre les moulins à vent – qui expliquent pour l’essentiel sa joie de vivre, donc sa longévité. A la condition toutefois, d’être suffisamment alimentée en « nouvelles ». Ses prétentions sont raisonnables ! L’arrivée du printemps suffit à son bonheur. Avec autant d’ingénuité et de contentement qu’autrefois, elle se réjouit des premières floraisons qui lui rappellent qu’il est temps de procéder aux semis annuels de tomates, de salades et d’œillets d’Inde dans sa petite serre sur sa terrasse massicoise !
A ses yeux, le passé – heureux ou douloureux – n’a pas vocation à hypothéquer l’avenir ou à entraver la marche du progrès. Car elle croit au progrès en général et à celui de la science, en particulier. Elle, qui n’est pas scientifique de formation, accorde une importance primordiale à la recherche notamment médicale, qu’elle soutient financièrement. Sans oublier les avancées de la pharmacopée, qu’elle salue toujours avec espoir. Pour elle, la recherche scientifique, c’est la seule clé possible pour relever les défis que la société doit se coltiner pour asseoir sa prospérité et c’est aussi le moteur de l’émancipation humaine. Quand l’actualité nous renvoie chaque jour l’image d’une montée inquiétante de l’obscurantisme, cette leçon gagnerait à être méditée. Et enseignée! Cette confiance dans la rationalité du savoir « académique » est d’ailleurs une caractéristique partagée de sa génération. Celle qui entra en responsabilité après-guerre et donna la pleine mesure de son talent pendant les « Trente glorieuses ». Elle est non seulement un gage de modernité mais aussi de longévité car l’intérêt pour la nouveauté maintient l’esprit en éveil.
Cette réticence à sacraliser le passé ne la conduit pas toutefois à renier ses amis d’autrefois. Au contraire elle sait leur rester fidèle : ils peuplent son panthéon personnel, sans considération du temps et de la distance ! Mais, n’oubliant pas non plus ses antipathies d’antan, elle réitère et assume sans trop de complexe et d’états d’âme, les appréciations parfois sévères, qu’elle a pu porter autrefois à propos de certains qu’elle n’a plus revus depuis des lustres. Si elle oublie sans doute les affronts, elle n’y consent qu’avec beaucoup de discernement et de mesure! Ainsi ses inimitiés peuvent se révéler tenaces lorsqu’elle sont fondées sur des mensonges ou des hypocrisies dont elle s’estime avoir été victime! . C’est ainsi qu’on l’aime et qu’on l’admire, elle qui ne fait jamais usage de « langue de bois » ! La tiédeur des opinions est inconnue à ma mère. Peut-être à son détriment.
Par la force des choses, ses souvenirs couvrent parfois des périodes graves voire dramatiques de notre histoire nationale, De ce point de vue, sa classe d’âge ne fut d’ailleurs guère épargnée. Comment en effet vivre pleinement sa jeunesse et conquérir son autonomie d’adulte sous l’occupation allemande, comme ce fut le cas pour Adrienne à Angers entre 1940 et 1944 ? Alors qu’une pesante et cruelle chape de plomb et d’acier abolissait tous les espaces de liberté.
Cependant, en dépit de la dureté des temps, ses souvenirs de cette époque sont d’abord ceux d’une jeune femme délurée, vendeuse dans un grand magasin angevin. Paradoxalement, c’est sans tristesse et même parfois avec une certaine jubilation qu’elle évoque cette période ; tout juste, un petit pincement de cœur lorsqu’elle songe aux souffrances endurées et à ses amis ou parents disparus dans la tourmente ou depuis lors. Et d’ailleurs, dans ses propos, ils revivent non comme des ombres surgies d’un lointain passé, mais comme des personnages de chair et d’os avec lesquels elle continue de dialoguer. Finalement, son élixir de jouvence, c’est d’aimer la vie, jusqu’à conjuguer le passé au présent …

D’ailleurs, il fallait vraiment aimer la vie pour survivre sans déchoir sous la botte nazie entre 1940 et 1944, dans une ville en zone occupée comme Angers totalement investie par une armée ennemie! A l’époque, Adrienne travaillait comme vendeuse en mercerie chez Joudon, place du Ralliement en centre-ville d’Angers! Malgré les tracasseries imposées par une soldatesque omniprésente, qui avait fait de la ville des Plantagenets, sa « capitale » administrative pour le Grand Ouest de la France, malgré les restrictions de tous ordres, elle se remémore cette période avec beaucoup de tendresse et de nostalgie. Et ce, malgré la peur qu’inspiraient les soldats de la Wehrmacht et pire les sbires français de la milice ou de la Gestapo. Sans compter également la méfiance qui progressivement s’instaurait entre les français, entre voisins parfois, soupçonnés de collaborer, voire de « coucher » avec l’occupant, et dont on redoutait d’éventuelles dénonciations pour des écarts mineurs au nouvel ordre établi !
En septembre 1939, lorsque débute la seconde guerre mondiale, Adrienne est âgée de dix-sept ans. C’est une jeune femme heureuse, ainée de deux frères avec lesquelles elle a noué de solides liens de fraternité et une grande complicité. Elle vient juste d’obtenir son CAP de couturière après un apprentissage chez un tailleur de la rue de la Madeleine, à proximité de la rue Desmazières où elle réside avec sa famille dans le petit appartement du « 20 » où elle est née en 1923. C’est avec reconnaissance qu’elle évoque aujourd’hui la mémoire de son premier patron, monsieur Forestier, de son épouse et de leur unique employée, qui lui apprirent son métier de couturière dans une ambiance quasi-familiale et « bon enfant ». L’hommage qu’elle leur rend n’est pas feint car c’est chez eux qu’elle fut initiée au travail de coupes sur mesures et aux rudiments de la confection de costumes pour homme. Elle revoit cet atelier « tout en longueur » du premier étage d’un modeste immeuble situé non loin du cercle paroissial de boules de fort, fréquenté par son grand-père, le comédien et organiste de l’église, Alexis Turbelier (1864-1942).
Entrée comme « arpette » après son certificat d’études primaires en 1935, Adrienne avait en charge le réapprovisionnement en braises du « fer à repasser de tailleur » utilisé par l’artisan pour marquer les plis des tissus ou des feutres. Il lui arrivait aussi d’accompagner le fils du couple à l’école. Monsieur Forestier était un professionnel à l’ancienne qui cousait assis en tailleur sur une table haute près de la fenêtre ! De temps en temps, il invitait son ami le boucher chevalin d’en face à faire une petite pause au bistrot du rez-de-chaussée. A travers ces rituels un peu désuets transparaît un peu de cette convivialité d’avant-guerre dans les quartiers périphériques d’Angers, peuplés d’ouvriers et de petits artisans…comme le cordonnier Boursier au coin de la rue Desmazières…
En septembre 1939, monsieur Forestier est « mobilisé » et envoyé sur le front – probablement la ligne Maginot – et doit par conséquent se séparer de son personnel, au moment précis où Adrienne devenue couturière s’apprêtait à entamer sa carrière professionnelle proprement dite et à se perfectionner chez l’artisan tailleur qui avait encadré son apprentissage. Elle quitta donc l’atelier à regret!
C’est dans ce contexte qu’avec l’aide de sa mère, elle retrouva un emploi chez Audas-Joudon, grand magasin du centre-ville. Désormais elle rallie chaque jour son travail à pied ou en prenant le tramway place de la Madeleine jusqu’à l’arrêt de la place du Ralliement, un peu plus d’une demi-heure plus tard. Cependant, dans ce commerce de mercerie, bonneterie et de vêtements, installé ici depuis la fin du 19ième siècle, Adrienne n’est pas embauchée comme couturière mais comme vendeuse en mercerie au rez-de-chaussée. Dans la pratique, elle est régulièrement appelée à prêter main forte à la retoucheuse du premier étage, le niveau dédié à la vente des vêtements prêts à porter. Couturière qualifiée, elle sait en effet ajuster une robe ou un pantalon, mesurer, épingler et pincer le tissu, avant de surfiler et raccourcir ou coudre les ourlets. Ayant travaillé antérieurement dans un atelier de tailleur et de confection, elle avait acquis un savoir-faire de terrain bien supérieur à celui de la titulaire du poste chez Joudon.
Le mercredi 19 juin 1940 dans l’après-midi, les troupes allemandes, venant de la Flèche, pénètrent dans Angers déclarée « ville ouverte » quelques heures auparavant. En fait, ce jour-là, Adrienne n’est pas présente dans la ville : fuyant l’avancée allemande, elle s’était réfugiée avec ses parents et ses frères, au sud de la Loire à Rablay-sur-Layon, hébergés dans la grange d’un collègue de son père. Une bonne partie de la population angevine avait d’ailleurs déserté la ville avant que les autorités civiles et militaires d’Angers décident de ne pas la défendre face aux moyens effrayants de l’armée allemande et à la menace explicite de destruction totale en cas de résistance. Un de ses frères, Albert Turbelier raconte cet épisode dans ses mémoires publiées dans ce blog.
Lorsqu’elle retourne à Angers, quelques jours plus tard et qu’elle reprend son travail, la ville n’est plus tout-à-fait la même. La signalisation a été entièrement remplacée, indiquant en allemand et en lettres gothiques noires, les principaux axes et lieux administratifs. Et pour les quatre ans qui suivront, la ville vivra sous la coupe réglée et l’emprise de l’administration militaire allemande d’autant plus pléthorique qu’elle avait en charge la gestion de dix-sept départements de l’ouest de la France. Angers eut alors à subir une très pénible occupation, illustrée, en autres, par la présence de troupes en grand nombre et par de très nombreuses réquisitions de bâtiments publics, de casernements ou d’entrepôts privés.
Le magasin Joudon comme tous les commerces du centre-ville dut s’accommoder de cette présence étrangère oppressante et en armes, avec laquelle il n’y avait guère d’autre choix que de composer sans manifester d’hostilité ou d’arrière-pensée apparentes qui auraient constitué des prétextes de répression. Adrienne se souvient de ces officiers allemands, tantôt arrogants, tantôt maladroitement aguicheurs, qui venaient au magasin, interpellant les jeunes vendeuses – « jolies Fräulein » – pour acheter des bas de soie. Attributs féminins d’autant plus convoités qu’ils étaient devenus introuvables sur le marché. D’ailleurs la direction avait fait disparaître des rayonnages ses derniers stocks. Se réservant d’en donner une paire en étrenne de début d’année à chacune des employées. De même, faute de pouvoir réapprovisionner leurs stocks, Monsieur et Madame Joudon avaient décidé de vendre les maigres réserves de laine à tricoter aux seules femmes enceintes pour constituer la layette de leurs futurs bébés.
Pour faire taire les convoitises , notamment celles de l’occupant, et ne pas attirer l’attention, les dernières pelotes de laine étaient cachées dans les réserves des étages supérieurs du magasin. Cette précaution s’imposait pour éviter toute forme de pillage. En effet, les vêtements chauds étaient devenus si indispensables en ces hivers plutôt rudes – notamment l’hiver glacial de 1941 que des actes de désespoir pour quelques pelotes de laine ne pouvaient être exclus. La plupart des habitants se trouvaient de surcroît dans l’impossibilité de se ravitailler en charbon. Face à la pénurie de chauffage, nombreuses furent les mères de famille qui détricotaient de vieux pulls pour en tricoter de nouveaux plus ajustés et multicolores avec les laines disparates ainsi récupérées.
La communication avec les soldats allemands était donc délicate car il fallait maintenir la distance et résister à leurs demandes en s’efforçant de ne pas trop susciter leur mécontentement qui aurait pu justifier d’éventuelles représailles ou des comportements vexatoires. Heureusement, entre les salariés, les vendeurs et les vendeuses de chez Joudon régnait une franche camaraderie. Presque tous jeunes, ils se serraient les coudes. Près de trois quarts de siècle après, ma mère vante encore avec émotion, cet esprit de solidarité au sein de sa petite bande d’amis et de collègues, parmi lesquels Jacqueline Harné, Constant M., Marie-Louise B., Robert P., Jeannette N., Marie-Josèphe O., et d’autres, frères ou sœurs des précédents, ou camarades de quartier comme Emilienne P. vendeuse en librairie rue Saint Aubin, qui l’accompagnait dans ses trajets quotidiens entre le quartier de la Madeleine et le centre-ville. Ceux qui vivent encore sont demeurés ses amis !
Comme pour conjurer les horreurs de cette guerre qui les privaient des distractions habituelles, ce groupe de jeunes vendeurs et vendeuses, à peine sortis de l’adolescence aimaient se retrouver le dimanche avec leurs connaissances respectives pour de longues balades à pied dans la campagne angevine ou sur les bords de Loire, jusqu’à Béhuard ! Le prétexte à ces sorties étaient parfois religieux et même expiatoire – conformément aux standards pétainistes et culpabilisants de l’époque – mais, dans la réalité, ce qui les motivait surtout c’était le plaisir d’être ensemble et d’oublier la guerre. Des relations intimes pouvaient naître de ces joyeuses promenades dominicales: ainsi Georges (1927-2009) , un des frères d’Adrienne épousa quelques années plus tard Lucette Harné (1926-2023), la sœur de son amie Jacqueline Harné (1924-1998) qui elle-même devint la femme d’un collègue du rayon mercerie, Constant M. Même confrontée aux affres de la guerre et à la peur, la jeunesse est éternelle et à toutes les époques, elle parie sur la victoire de la vie : ce fut naturellement le cas dans les années quarante en Anjou ! Question d’hormones aussi qui se jouent de toutes les conjonctures!
Pourtant la vie quotidienne n’avait rien de réjouissant. Pendant quatre ans, la population effrayée et affamée dut se plier aux exigences de l’armée conquérante, subir ses humiliations, et respecter strictement un couvre-feu qui s’imposait dès le soir venu, sous peine de fortes amendes ou de prison. L’administration allemande dictait sa loi à l’administration française et par voie de conséquence aux habitants d’Angers, qui durent se soumettre à une bureaucratie allemande kafkaïenne, omnipotente, confiscatoire et, … « cerise sur le gâteau », liberticide, y compris en matière de circulation en ville. Un ensemble de règles nouvelles fut décrété, assorties de sanctions sévères allant de fortes amendes, à la capture des biens pour les contrevenants, jusqu’à la prison et même la mort en cas de récidive…
Bref, l’atmosphère devint bientôt étouffante pour les gens qui subissaient en outre les privations alimentaires infligées par l’occupant, qui réquisitionnait une grande partie de la production agricole pour son armée et son effort de guerre. Très vite ce fut un rationnement sévère et quasiment la disette dans les familles, surtout dans celles qui n’avaient pas de relations campagnardes ou de jardin pour cultiver quelques légumes de base.
Sans profiter de privilèges exorbitants par rapport à la majorité des angevins, Adrienne reconnait que les employés de Joudon bénéficiaient du périmètre assez large de la zone d’achalandage du magasin jusqu’aux campagnes environnantes et de l’accord des paysans de payer certains de leurs achats en nature. Cette forme de troc « stricto sensu, illégal » se pratiquait « au nez et à la barbe de l’occupant » avec la relative neutralité des autorités françaises qui feignaient de l’ignorer. Ce marchandage à l’ancienne portait sur les productions maraîchères ou vivrières ou sur les produits d’élevage notamment les œufs ou le beurre très contingentés, ainsi que sur les volailles ou les lapins. Parfois, il fallait aller les chercher dans les fermes et il arrivait à Adrienne d’y aller en empruntant le vélo de son père. Les denrées alimentaires ainsi récupérées étaient entreposées en sous-sol du magasin et redistribuées sous l’autorité des patrons, de manière équitable entre les salariés. C’est généralement Adrienne, sans doute considérée comme la plus apte et la plus « juste » qui était chargée d’opérer le partage. Elle se souvient de sa mère la zyeutant à son retour du travail, du plus loin qu’elle pouvait dans la rue Desmazières et qui l’interrogeait du regard pour savoir si elle ramenait quelque chose à manger à la maison … En outre, son père qui cultivait un petit lopin de terre, chemin de la Treille, un jardin ouvrier, ajoutait quelques précieux compléments légumiers à la ration alimentaire de la famille, qui, de la sorte , supporta peut-être mieux que d’autres cette diète forcée. N’empêche, que sur les photos d’époque, il n’y avait pas de gras! Même le père, de nature plus corpulente, avait perdu quelques vingt kilos sur la période.

Très vite aussi, la terreur s’installa et contamina la ville, le comble de l’horreur et de la barbarie étant atteint par l’application de la législation anti-juive, édictée par le régime collaborationniste et raciste du Maréchal Pétain à la demande des nazis. A Angers comme partout en France et notamment à Paris, le summum de l’infamie fut atteint avec la mise en œuvre de la solution finale. Des rafles de juifs eurent lieu à Angers, essentiellement, en juillet et en octobre 1942. Le concours de la police municipale angevine fut sollicité pour permettre aux hordes nazies et aux sbires de la Gestapo de conduire en parallèle la chasse à la Résistance française qui commençait à s’organiser… Cette période inhumaine fut atroce pour les victimes juives qui pour la plupart ne survécurent pas au génocide programmé dans les camps d’extermination. On l’oublie parfois, car le préjudice subi est sans rapport avec la tragédie des juifs, mais elle fut également particulièrement odieuse pour certains policiers angevins de base, vrais patriotes républicains, qui furent contraints par une hiérarchie félonne d’assister et de participer à cette abjection. Ceux-là – dont le père d’Adrienne – s’efforcèrent comme ils pouvaient – malheureusement souvent en vain – d’en atténuer les effets. Mon grand-père – qui fut de faction au grand séminaire d’Angers ou à la prison du Pré-Pigeon, où les juifs préalablement spoliés étaient enfermés en l’attente de leur transfert par rail dans les camps de la mort, eut – nous le savons aujourd’hui avec certitude – un comportement exemplaire. Il fit évidemment preuve de compassion ! Mais au-delà, il s’est appliqué à soulager la souffrance des victimes hébétées par ce qui leur arrivait et pour lesquelles aucune mesure d’hygiène élémentaire n’avait été prévue, ni même un approvisionnement en eau potable en quantité suffisante. Il n’est pas resté inerte face à cette ignominie. Sur son initiative, il a alerté ceux qui pouvaient encore s’échapper, en veillant notamment – mais pas seulement – à ce que les lettres rédigées à la hâte par les malheureux juifs prisonniers, parviennent effectivement à leurs destinataires, le plus souvent leurs proches. En 1951, lors de son décès à 51 ans des suites d’un infarctus, plusieurs de ceux qu’il contribua à sauver de la mort, témoignèrent de l’action courageuse du policier municipal de 1942, promu après-guerre, brigadier et qui fut décoré de la médaille de la police. Malgré tout, cet épisode tragique qui se déroula sous ses yeux, persista probablement à hanter ses nuits, surtout après-guerre, lorsqu’il découvrit en 1945, à la libération des camps d’extermination, la réalité tangible de l’holocauste et l’ampleur de la barbarie. Personnellement, je pense que ce souvenir douloureux ne fut certainement pas étranger à sa fin prématurée. Mais pour sa famille, il s’attachait à être gai !
Au printemps 1944, Angers qui avait été jusqu’alors relativement épargnée par les bombardements alliés, fut l’objet de nombreuses alertes aériennes annoncées par les sirènes de la ville. Sur semaine, le personnel de Joudon se réfugiait dans un abri qui se trouvait au troisième sous-sol du musée Pincé à quelques dizaines de mètres du magasin, rue Lenepveu ! Adrienne, un tantinet claustrophobe, n’appréciait que très modérément cet exercice de « défense passive », s’imaginant qu’en cas de bombardement effectif, personne ne les retrouverait sous les tonnes de gravats qui s’accumuleraient au-dessus. Elle attendait avec impatience et angoisse que le patron qui surveillait l’intensité des fusées éclairantes au niveau de la rue, annonce la fin de l’alerte. En fait, le bombardement le plus important et aussi le plus meurtrier intervint dans la nuit du dimanche 28 mai 1944, jour de la Pentecôte : il détruisit presque totalement le quartier de la gare Saint Laud. Dans les mois de juin et juillet, de nouveaux raids détruisirent partiellement d’autres quartiers de la ville, occasionnant encore de nombreux morts. Aucun membre de la famille d’Adrienne ne fut blessé. Le bilan en deux mois des quatre bombardements subis par la ville fut lourd : 350 morts, autant de blessés et 7000 sinistrés, dont certaines connaissances d’Adrienne , notamment dans le quartier Saint Joseph et dans un passage de la rue Bressigny. .
Entre le 8 et le 10 août 1944, la ville est enfin libérée du joug allemand par les troupes américaines. On a peine à imaginer aujourd’hui l’enthousiasme de la foule qui se presse le 10 août au soir devant l’hôtel de la ville pour hisser le drapeau français. Adrienne se souvient de cette ardeur patriotique et rappelle avec un certain émoi ou frisson, que, monsieur Joudon, son patron, a alors rassemblé tout son personnel au 1er étage du magasin pour fêter l’événement. A cette occasion, il a sabré le champagne et a demandé à une des employées réputée pour la justesse de sa voix d’entonner la Marseillaise ! Reprise en coeur par tous les employés! Un épisode qu’il faudrait sans doute raconter aux footballeurs prétentieux, ignares et richissimes de l’actuelle équipe de France.
Pour Adrienne, son passage dans le magasin de mercerie bonneterie Joudon, ne fut pas qu’un simple épisode de sa jeunesse ! Bien sûr, ce fut le temps où elle apprit son métier de vendeuse, mais ce fut aussi l’incarnation – du fait notamment de la guerre – d’une des périodes les plus structurantes de sa vie, à l’aube de son envol de femme responsable, d’épouse et de mère de famille. Mais il s’agit-là d’une autre histoire qui débuta en 1947, 1948 ou 1949 ! Joudon s’éloignait …
Cette période fut enfin celle où se tissèrent des amitiés durables, dont elle se souvient avec acuité à quatre-vingt-dix printemps révolus. Quant au magasin Joudon d’Angers, il a définitivement fermé ses portes dans les années 70….
Le 31 mars 2013, on fera la fête en l’honneur d’Adrienne, ma mère … qui franchira le seuil d’une nouvelle décennie! Longue vie, Maman…
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