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Archive for the ‘Avis d’exposition’ Category

Autrefois, « lorsque je m’en allais, les poings dans mes poches crevées »(1), je n’aurais pas associé Nogent, à d’autres visions que celle des guinguettes des bords de Marne, dont celle du mythique Gégène, où pourtant je n’ai jamais mis les pieds, ni, a fortiori, esquissé le moindre pas de danse musette  !

Plus tard – bien plus tard – je sus qu’à cent kilomètres plus à l’est sur les rives de la Seine, aux confins de la Brie et de la Champagne se trouvait un autre Nogent dans une région qu’on appelait alors la « Champagne-Ardenne » et qui se trouve dorénavant dans le « Grand Est ».

L’ignorer eut été une quasi-faute professionnelle, alors qu’une phase significative de mon parcours professionnel fut dédiée à la « sécurité nucléaire ». C’est ici en effet sur la rive droite du fleuve qu’a été implantée à la fin des années quatre-vingt, la centrale nucléaire la plus proche de l’agglomération parisienne ! On ne peut d’ailleurs pas la rater car ses « tours de refroidissement » se repèrent d’assez loin dans la campagne en approche de Nogent-sur-Seine !

De même, on ne peut pénétrer dans la ville sans voir les immenses bâtiments et les silos des anciens grands moulins à blé, qui barrent l’horizon depuis plus de deux siècles.

La petite cité endormie de Nogent, en cette fin de matinée pluvieuse d’août 2017, n’est pas sans intérêt pour qui recherche l’ambiance paisible des petites villes provinciales, en tout cas telles qu’on les imagine en lisant les grandes épopées du réalisme balzacien du dix-neuvième siècle! On dit d’ailleurs que ses ruelles un peu sombres, bordées de maisons à colombages ont inspiré Gustave Flaubert qui y séjourna, quand il rédigeait l’Education Sentimentale : « La cloche de Saint-Laurent tintait et il y avait sur la place, devant l’église, un rassemblement de pauvres… ». On doit s’y ennuyer un peu aussi! Mais c’est si bon…

Malheureusement pour les passionnés d’histoire littéraire, la demeure de l’écrivain accueille désormais la succursale un peu criarde d’une banque « populaire », flanquée d’un distributeur de billets à l’emplacement (sûrement) de l’anneau d’attache des chevaux, et du grattoir à bottes des cavaliers !

Dommage et tant pis !

Car ce n’était pas les mânes de Flaubert que nous étions venus réveiller pour tromper notre désœuvrement d’estivants leurrés par un changement climatique déconcertant. C’est chez Camille Claudel (1864-1943) que nous nous invitions, qui vécut là entre 1876 et 1879, lieu d’affectation de son père, austère fonctionnaire de l’enregistrement et conservateur des hypothèques. A moins que ce fût l’inverse, que ce soit elle qui nous ait conviés! On ne se la représente pas en effet, se faisant forcer la main par les premiers venus. Et nous étions parmi les premiers venus.   

C’est donc ici, dans la maison qu’elle occupa avec ses parents, son frère cadet, le dramaturge et diplomate Paul Claudel (1868-1955) et sa sœur Louise, que ce révéla, sous l’égide d’un premier « maître d’apprentissage », le sculpteur Alfred Boucher (1850-1934), son fascinant talent pour la sculpture et son génie inspiré de statuaire. A juste titre, Alfred Boucher qui n’était pas lui-même un sculpteur de second rang et qui fut, en son temps, un des plus appréciés des commandes publiques, figure en bonne place dans le musée.

Cependant, en dépit de ses propres travaux qui ornent encore nombre de lieux de passage ou de monuments, on retiendra surtout de lui qu’il fut le découvreur de Camille Claudel; celui qui le premier sut, en guidant sa main, sa gouge et son ciseau, s’émerveiller de ce génie précoce, de son exceptionnelle prédisposition pour la sculpture et de cette incroyable sensibilité artistique qui ne demandait qu’à s’épanouir.  Camille n’était alors âgée que de douze ans et vivait dans un contexte familial très éloigné de l’univers artistique!

Baigneuse – Alfred Boucher

Ses parents, peu complices entre eux, mais néanmoins très conventionnels en matière de mœurs, bien que républicains et laïcs, étaient en outre, avares de manifestations de tendresse à l’égard de leurs enfants, notamment la mère qui semble s’être désintéressée presque totalement des dons que développait Camille. Par la suite, elle vécut la carrière artistique de sa fille comme une contrainte qui s’imposait à elle, et même comme un insupportable dérangement, voire comme un traumatisme. Si l’on en juge par le buste assez peu flatteur que Camille fit d’elle en 1888-1890, on peut penser qu’effectivement le courant entre elles était de faible intensité et la tension vive.

Louise Athanaïse Claudel (1840-1929) 

Pour les parents de Camille, la création artistique n’entrait pas dans leur schéma de la vie et de sa réussite. C’est d’ailleurs peut-être dans cet étrange héritage parental, qu’il faut rechercher une explication, bien des années plus tard, au comportement inexplicable voire scandaleux de l’immense écrivain et académicien, que fut Paul Claudel, le frère bien-aimé qui laissa pratiquement tomber sa sœur déchue et exilée durant trente ans en psychiatrie. Il ne daigna même pas assister à ses obsèques ou lui offrir une tombe décente ! En 1952, il concluait pour « solde de tout compte », alors qu’on l’interrogeait:  » Ma sœur Camille avait une beauté extraordinaire, une volonté tout à fait exceptionnelle. Et tous ces dons superbes n’ont servi à rien: après une vie extrêmement douloureuse, elle a abouti à un échec complet »

Faisant abstraction de l’oeuvre de sa sœur, le romancier – pourtant rimbaldien de la première heure et catholique illuminé – s’était rangé au jugement ancien de ses parents: le talent artistique n’était rien à côté du viol que Camille avait, à leurs yeux, perpétré en révélant et en modelant de ses mains ses « secrètes fêlures » et les leurs par cette occasion…

Les parents Claudel n’admettaient guère comme expression artistique tolérable que l’exécution besogneuse de quelques gammes au piano par leur autre fille Louise, la moins douée de la fratrie mais la préférée!

La postérité leur donna tort

La maison familiale restaurée a été agrandie d’une aile supplémentaire et convertie en musée de la sculpture française à la charnière des dix-neuvième et vingtième siècle. Mais c’est surtout un hymne au génie de Camille Claudel! Un peu plus d’une quarantaine de ses œuvres y sont présentées, parmi cent cinquante sculptures de ses confrères contemporains.

Un majestueux écrin pour une artiste incomparable à laquelle nul ne saurait rester insensible, car au-delà de la maîtrise des formes, des expressions et des ressemblances, en dépit d’une technique parfaitement apprivoisée, acquise en principe par tout statuaire talentueux, l’œuvre de Camille interpelle par son caractère indomptable, presque par sa sauvagerie. Par sa brutalité, son ingénuité et son ingéniosité!

D’ailleurs, ce n’est pas aux sens que la statuaire s’adresse, ni même à l’esprit de géométrie! Elle exige beaucoup plus de ses visiteurs! De la finesse et de l’empathie. La plupart des invités se contenteraient – comme on procède d’ordinaire dans un musée – d’une caresse furtive du regard et d’une appréciation élogieuse. Pour Camille, c’est insuffisant. Elle veut capter leurs pulsions et leurs sentiments. Elle s’efforce de les ensorceler en les provoquant et en les étourdissant dans ses cris de détresse et ses élans passionnés et passionnels. On la vénère, on l’aime mais on ne la juge pas!

A tout coup, la magie opère dès lors qu’on se laisse entraîner et qu’on accepte de s’attarder, de se laisser embrasser par ses statues et de se perdre dans leur mouvement… Camille, omniprésente et invisible, se moque des experts et n’accepte finalement que l’expression brute de fonderie des cœurs qui s’emballent face à la fulgurance et le flamboiement étincelant de la matière torturée, dans un instant d’éternité qui se confond avec le présent!

                   La Valse 

Ainsi, on ne regarde pas ses sculptures, on s’en imprègne! On les trouve belles sans trop savoir pourquoi, tout en se disant qu’on ne pourrait pas cohabiter avec elles, de crainte d’en perdre la raison! On s’insère tout simplement dans l’oeuvre jusqu’à en être incommodé et troublé. Gêné d’un voyeurisme obsédant dont on ne peut se défaire, et qui s’égarant au-delà de la perception sensuelle, met à nu, dans un même élan incontrôlé, l’intimité de l’artiste et un peu la nôtre…

Moi qui n’ai jamais su tirer d’un bout de glaise à modeler, la moindre ébauche d’objet ressemblant à quelque chose, moi qui ne suis jamais parvenu à produire d’autres formes que d’infâmes boudins ou de ridicules bouses, je n’ai évidemment pas qualité pour juger de la recherche esthétique académique de Camille, ni apprécier le succès de son entreprise auprès de ses pairs, comme le ferait un homme de métier couronné d’un prix de Rome! Je ne saurais non plus me prononcer avec autorité sur l’appartenance de Camille à telle ou telle école de statuaires.

                         L’âge mûr

Mais, ce que je sais en revanche, c’est que Camille est totalement investie dans ses œuvres où son fantôme continue d’errer sans relâche, traquant les contresens. On la retrouve partout, généreuse et spontanée, exigeante et fantasque, fidèle et indépendante, originale et unique. C’est son mal-être, sa tragédie personnelle ou la fugacité du bonheur, qu’elle nous invite sans cesse à partager. Toute réalisation est prétexte à transmettre un florilège d’émotions, d’exaltation et de jouissance dans la création… De découragement et de désespoir aussi d’une femme meurtrie et « implorante » peut-être délaissée! Concernée enfin par  » l’âge mûr » de son infortuné compagnon qui s’en va sans un dernier regard, vaincu par la fuite du temps.

La femme implorante

Bien sûr, Auguste Rodin (1840-1917) est également présent. Le seul, vraiment à sa mesure, qu’elle a sans doute aimé et qu’elle a détesté passionnément jusqu’à la folie !

Il fut son mentor sans être son maître. Elle fut sa maîtresse, son égérie et son inspiratrice. Il fut passionné d’elle, plus probablement qu’elle ne le pensa! Après leur séparation, il ne la méprisa pas et accepta de jouer secrètement le mauvais rôle. Elle ne lui pardonna jamais une faute qu’il n’avait peut-être pas commise et vécut le reste de son âge dans la haine inexpiable de celui avec lequel elle conçut tant de chefs d’œuvre à quatre mains.

Ces deux-là, malgré tout, persistent à dialoguer, à se quereller et à s’inspirer dans les vitrines du musée : ainsi « la femme accroupie » de Rodin fait écho à celles de Camille et inversement.

Il en est de même de leurs représentations respectives de la vieillesse, si semblables dans cette volonté de communiquer sa dimension tragique, et si différente pour chacun d’entre nous…

Comment ne pas entrevoir ici, la vision hallucinée d’Arthur Rimbaud (1854-1891)? Foudroyé comme Camille au faîte de son oeuvre, et son vrai frère en poésie. Comme elle, le poète de Charleville est habité de la même exigence, de la même audace, du même réalisme et du sens du fantastique ainsi que de la trouvaille déstabilisante!  

« Noirs de loupes, grêlés, les yeux cerclés de bagues
Vertes, leurs doigts boulus crispés à leurs fémurs,
Le sinciput plaqué de hargnosités vagues
Comme les floraisons lépreuses des vieux murs ;

Ils ont greffé dans des amours épileptiques
Leurs fantasque ossature aux grands squelettes noirs
De leurs chaises ; leurs pieds aux barreaux rachitiques
S’entrelacent pour les matins et pour les soirs !

Ces vieillards ont toujours fait tresse avec leurs sièges,
Sentant les soleils vifs percaliser leur peau
Ou, les yeux à la vitre où se fanent les neiges,
Tremblant du tremblement douloureux du crapaud… »
(Extrait des Assis 1871)

On l’aura compris! Ce musée, nouvellement ouvert, est à visiter d’urgence par tous les dingues fous de Camille en complément de la salle qui lui est réservée au musée Rodin à Paris…Sans préjugé, sans a priori et sans modération. Juste pour le plaisir de rencontrer un être d’exception.

Mais il serait injuste de passer sous silence les performances esthétiques des autres artistes présentés, qui apaisent le regard et l’esprit, après les désordres que provoquent nécessairement la fréquentation trop assidue du génie !

Chanteur florentin de Paul Dubois

 

(1) Extrait de « Ma Bohême » de Rimbaud -1870

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Bien sûr, on pourrait dire que l’exposition du musée d’Orsay – qui ferme ses portes le 17 janvier 2016 – sur les « Splendeurs et Misères » de la prostitution parisienne entre 1850 et 1910, est une opération racoleuse. Par nature, le sujet pourrait effectivement s’y prêter et il n’est pas exclu que, parfois, les commissaires organisateurs se soient laissés guider par cette tentation.

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Certaines salles, parmi les nombreuses qu’elle comporte, pourraient éventuellement prêter le flanc à cette critique. C’est le cas en particulier de la reconstitution d’un cabinet prétendument coquin, tout capitonné de velours rouge, à l’exemple des antichambres aguicheuses des bordels « respectables » du début du 20ième siècle, au sein duquel le visiteur, s’il parvient à y pénétrer en jouant des coudes, est invité, masqué par la pénombre, à se délecter discrètement « d’innocentes » scènes pornographiques réalisées sur des photographies stéréoscopiques de l’époque de nos arrière-grands-parents.

Si notre « esthète » du sexe est ébloui par l’érotisme débridé d’antan et qu’il persévère dans sa quête initiatique, malgré la chaleur étouffante et poussiéreuse du lieu, en résistant aux effluves plus incommodants qu’envoûtants, d’une foule qui piétine ses souliers, il pourra alors y visionner, en boucle sur un grand écran numérique, des séquences de films de « cinéma muet », montrant de bestiales étreintes scénarisées dans des décors de théâtre de boulevard ! Interdites en principe aux moins de dix-huit ans dans le but évident d’attiser le désir et la curiosité du chaland, ces salles sont constamment combles…

Nul besoin que les gardiens, affectés à la traque des photographies prohibées et des amateurs impénitents de clichés interdits, en contrôlent l’accès, car en ces endroits dédiés à la mémoire et au plaisir de nos aïeux en chapeaux haut de forme, les ados sont rares! Seules d’honorables personnes, dont certainement, une majorité de retraités, « addicts » aux expositions d’art déluré, et des cohortes d’intellectuels « rive gauche », assurent l’essentiel de cette fréquentation friponne et du spectacle de la salle. On les repère aux commentaires susurrés et sophistiqués, délicatement égrillards, qu’ils émettent avec autorité à la vue dynamique de gaillardes « pipes » filmées en noir et blanc, qui n’attireraient même plus actuellement l’attention d’un internaute de douze ans! O tempores, o mores…

Si cette exposition n’était que cela, elle n’en dirait guère plus sur les plaisirs interdits et la débauche des mâles de la Belle Epoque, que les films porno et sadomasochistes diffusés dans les sex-shops des années soixante et soixante-dix du siècle dernier! En outre, elle aurait raté son propos! Et son propos, c’est clairement de témoigner à travers le regard des artistes de l’époque – y compris des plus prestigieux peintres – de la misérable condition des femmes qui se prostituaient dans le Paris interlope de la fin du 19ième et du début du 20ième siècle! Et le pari est globalement gagné!

Manet

                         Manet

D’emblée on est plongé sans ménagement dans un Paris où une prostitution protéiforme gangrenait la totalité de l’espace public et qui concernait toutes les strates de la société… Outre les pensionnaires « enregistrées » des maisons closes, encartées et contrôlées, dont toute la vie était rythmée par les caprices sexuels de leurs clients en goguette, et qui, en permanence étaient soumises aux tracasseries policières, de nombreuses autres femmes, vendaient leur corps et louaient leur sexe, occasionnellement ou régulièrement  pour simplement survivre et nourrir leurs enfants, dont certains nés de ces liaisons furtives sans amour.

Ainsi nombre de jeunes ouvrières en détresse, qui travaillaient dans les usines de l’industrie florissante des arrondissements périphériques et qui touchaient des salaires de misère, n’avaient souvent pas d’autre moyen pour boucler les fins de mois et assurer le quotidien, que de faire le commerce de leurs charmes. Pour les mêmes motifs, des marchandes des quatre saisons tapinaient le soir à la lueur des réverbères sur les grands boulevards haussmanniens! De même que les serveuses « verseuses » des brasseries à femmes, pour lesquelles les amours tarifées sous la « protection » d’un maquereau faisait quasiment partie intégrante du métier. Sans compter la prostitution de luxe des « cocottes » entretenues et des demi-mondaines, ou celle, si bien décrites par Edgar Degas, des petits rats de l’Opéra …Les jeunes comédiennes y « passaient » également, ainsi que les chanteuses de café-concert qui n’avaient d’autre choix pour percer que d’être entretenues par de riches et libidineux protecteurs, de vingt ou trente ans, leurs aînés…

L’exposition du musée d’Orsay – dans cette ancienne gare si symbolique et représentative du capitalisme conquérant du 19ième siècle – ne tait rien de cette monstrueuse réalité sociale, qui allait souvent de pair avec un alcoolisme endémique des intéressées; non plus qu’elle élude les maladies vénériennes que ces pauvres femmes méprisées finissaient souvent par contracter et qu’aucune thérapie efficace ne parvenait à éradiquer ou à atténuer. Plusieurs vitrines et planches abordent cet aspect, conséquence terrifiante de la prostitution, où la santé des femmes ne comptait pas au regard de celle de leurs « honorables » clients!

A l’appui de cette démonstration, les plus grands peintres de cette période furent au rendez-vous, d’Edouard Manet à Edgar Degas, en passant par Henri de Toulouse-Lautrec et Pablo Picasso… et bien d’autres, moins médiatiques mais tout aussi probants dans leur représentions de ces femmes asservies et malheureuses. Ils en disent beaucoup plus sur l’ignominie et l’atrocité de la condition des prostituées, que des palanquées de discours moralisants débités à l’Assemblée Nationale par d’obscurs députés féministes androphobes.

Aucune des femmes croquées dans leur activités quotidiennes, au sein de « bouges » obscurs et malpropres ou dans les palais de leurs amants, n’exprime un quelconque sentiment de bonheur ou de joie. Ni même la moindre satisfaction d’elle-même! Aucune once de plaisir ne transparaît sur leurs visages souvent outrancièrement fardés et parfois couperosés… Ces femmes martyrisées pour assouvir les désirs masculins ressemblent toutes à des passantes en attente de correspondance vers un destin inconnu et qui s’ennuient en attendant… sauf en ces rares moments, où entre elles, il semble que, sous le pinceau de l’artiste, elles consentent à manifester une certaine complicité affective ou ludique…

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                  Toulouse Lautrec

On ressort troublé de cette exposition, presque révolté aussi rétroactivement, et saturé d’impressions et de sentiments contradictoires, face à cet univers de misère qui cohabitait avec le Paris des Lumières et de la Révolution Française… Et tout cela, il y a, à peine, un siècle! On ressort troublé car ces personnages d’hommes licencieux, égrillards et libertins qu’ont esquissé les artistes dans l’ombre de ces dames, sans être vraiment identifiables, nous ressemblent un peu, prisonniers que nous fûmes, également, de nos fantasmes et de nos pulsions! Prisonniers de notre condition de mâles qui pendant longtemps se sont cru – à tort – dominants mais qui ne souhaitent pas pour autant être dominés!

On ressort troublé enfin parce que cette sexualité pathologique qui s’exprime à travers la prostitution et dont cette exposition rend si bien compte, c’est celle que la génération de nos grands-parents et de arrière-grands-parents considérait comme tolérable, normale et licite…Mais c’est aussi celle qu’on nous a inconsciemment transmise et qui servit de référence à notre déniaisement sexuel et à notre conception ultérieure de la sensualité et des rapports de plaisirs entre les sexes! Elle fut la source de beaucoup de malentendus et de drames!

Quittant le musée d’Orsay ce 15 janvier en fin d’après-midi , je me suis souvenu qu’entre autres petits « trésors » domestiques – cartes postales et photos sépia – qui me furent donnés au décès de mon grand-oncle paternel Auguste Cailletreau (1892-1975) – dit « Tonton Henri  » – figuraient quelques plaques de verres de photographies stéréoscopiques, dont une représentait quatre femmes dénudées dans le hall d’une maison de tolérance aux alentours de 1910!

La présence de ce cliché érotique dans une boite à cigares, m’est longtemps apparue incongrue, presque accidentelle, tant le personnage du vieil homme – celui que j’ai connu âgé, effacé et exagérément émotif – me semblait à cent lieues de celle d’un jouisseur et voyeur provincial fantasmant sur de jeunes ondines dévêtues…

Et de fait, il n’était en rien cet homme-là. Humble travailleur et ancien de 14-18, poilu d’Orient, il ne ressemblait pas à cette caricature grotesque, mais il était aussi le produit de la culture d’une époque au sein d’une province puritaine et coincée – en l’occurrence l’Anjou du 19ième siècle – qui distinguait clairement – sans jamais les confondre – ce qui ressortissait au plaisir « hygiénique » du mâle, pratiqué dans les alcôves avec des « filles de joie » et ce qui relevait de la sexualité contractuelle et reproductrice de l’espèce, perçue alors comme un devoir conjugal avec l’épouse titulaire… Probablement, comme beaucoup de jeunes hommes timides d’avant 1914, il effectua ses premières expériences amoureuses en requérant l’expertise de professionnelles averties.

Sentimental, il n’avait rien « jeté » et avait gardé secrètement le souvenir de ses premières amours, en la circonstance, tarifées! Comme tout un chacun de ces temps-là, somme toute! Sur le moment, cette révélation apocryphe m’indisposa, telle une incursion dans l’intimité d’un homme que j’aimais et que j’aime toujours infiniment. Il ne m’y avait pas invité. Puis je me ravisai!

Plaque stéréoscopique d'Auguste Cailletreau

                  Plaque stéréoscopique d’Auguste Cailletreau

La condition d’humain (masculin) n’est décidément pas si simple à assumer… Il est quelquefois difficile de ne faire que des choix cohérents. Il est vrai – sans qu’il y ait lieu de faire repentance – que ces péripatéticiennes d’antan peuvent apparaître à la fois, attirantes et repoussantes, esclaves et dominatrices, exploitées et exploiteuses! Mon vieil oncle conservait leur image dans une boite en fer, comme un bien précieux! Aucune d’elles n’est plus aujourd’hui…Sauf ici, évoquées par ces lignes, toujours jeunes et belles, enjôleuses pour toujours, comme si justice leur était rendue et qu’on était encore à leurs pieds. Personne ne leur confisquera plus rien. Ni leur beauté, ni leur jeunesse!

Belle et courageuse exposition, celle du musée d’Orsay! C’est malheureusement trop tard pour la visiter.

La mélancolie Picasso - Illustration suggérée par Alain Biau

La mélancolie Picasso – Illustration suggérée par Alain Biau

 

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L’exposition au Grand Palais à Paris, consacrée pour la première fois en France à l’œuvre de la portraitiste et pastelliste Elisabeth Louise Vigée Lebrun (1755-1842) est une pure merveille. A admirer sans modération jusqu’en janvier 2016 ! Après quoi les nombreux tableaux présentés, pour l’essentiel des portraits de la haute société française et européenne de la fin du 18ième siècle et du début du 19ième, rejoindront les galeries des grands musées internationaux d’où ils ont été extraits et où ils sont dispersés depuis des décennies! Un petit nombre retrouvera des collections privées… Restera alors le livret de l’exposition et les multiples ouvrages d’art consacrés à cette artiste encore largement méconnue, il y a quelques mois – y compris de moi-même – mais qui, aujourd’hui est franchement « tendance ». Et, à bon droit!

Autoportrait

Autoportrait d’Elisabeth Louise Vigée Lebrun

Peu auraient cité son nom et pourtant, nous avons tous en tête les portraits « en majesté » plutôt avantageux qu’elle composa avant la Révolution française de l’infortunée reine Marie-Antoinette (1755-1793), et qui illustraient nos manuels d’histoire.  Non sans quelques motifs, elle prétendit que Marie-Antoinette, sa presque jumelle astrale, lui avait accordé son amitié…En remerciement sans doute de l’avoir rendue presque séduisante! Exploit pictural insigne lorsqu’on sait que la jeune archiduchesse d’Autriche, épousée par Louis XVI n’était pas une reine de beauté, du moins selon les canons de l’époque, d’ailleurs partiellement transposables aujourd’hui …

Ce qui fait en réalité le succès de cette exposition unique, c’est évidemment – et avant tout – le talent exceptionnel de l’artiste, notamment sa maîtrise technique et son art incomparable du portrait à la peinture ou, dans les pas de son père, aux pastels. C’est également le raffinement de ses compositions et l’étendue de sa palette. C’est enfin, au-delà du métier de peintre, dont elle possède toutes les ficelles, cette aptitude singulière qu’elle sut déployer, non seulement pour capter des ressemblances, mais surtout pour percer l’intimité de ses modèles! Son secret réside-il dans les traits à peine esquissés d’un visage, l’expression ingénue d’un regard ou la coloration irisée et timide d’une pommette? Je l’ignore n’étant pas suffisamment expert pour formuler une hypothèse! Le fait est et en général ça suffit à contenter le visiteur béotien…

Détails du visage d'Aglaé de Polignac - 1784

Détails du visage d’Aglaé de Polignac – 1784

Pour être tout-à-fait honnête, ce qui enchante ceux qui, comme moi, n’ont jamais su dessiner que des monstres difformes sans queue ni tête, lorsqu’ils s’avisaient de reproduire un visage aimé, c’est cette capacité à provoquer de l’émotion et même de l’empathie à l’égard de ses modèles. Elle sait rendre compte, mieux que quiconque, de leur sensibilité et même des sentiments qui les traversent, voire des sombres pressentiments qui les assaillent. En cette période pré-révolutionnaire, l’insouciance affichée de certains personnages et la grâce de certains visages masquent difficilement la gravité qui semble déjà les envahir et annoncer de futures tragédies…

Ce sentiment de catastrophe imminente qui habite inconsciemment la peinture d’Elisabeth Vigée Lebrun, n’exclut ni la légèreté, ni l’ambiance précieuse, presque diaphane, signature d’un siècle qui fut aussi celui de la candeur naïve et du libertinage et qui se targuera bientôt d’avoir été aussi celui des Lumières! Evidemment le peuple est absent de son oeuvre, et c’est sans doute ce que lui reprocheront quelques esprits chagrins qui prospèrent encore aujourd’hui dans certains cercles sectaires et populistes! Y compris pendant la Révolution, l’artiste ne s’est d’ailleurs jamais cachée de ses amitiés aristocratiques et bourgeoises, de son amour du luxe et de l’argent ainsi que de sa fidélité à la monarchie! Il faut lui rendre cette justice, d’autant que cette affirmation courageuse, par temps de tempête, de ses préférences politiques était aussi rarissime à l’époque qu’elle ne l’est aujourd’hui, et beaucoup plus risquée!

Elisabeth Louise n’était pas parfaite, elle avait juste le don savamment cultivé de rendre les gens beaux! Certains diront, qu’à cette fin, elle usait toujours des mêmes artifices, que les dames qu’elles peignaient avaient toutes la même bouche, la même posture et le même chapeau!  Peu importe, face aux œuvres de Vigée Lebrun, la magie opère toujours, transgressant les barrières théoriquement infranchissables du temps!

Pour peu qu’on s’attarde silencieusement devant un portrait et qu’on prenne le temps d’une respiration face à un personnage, pour peu qu’on le regarde droit dans les yeux, on entend alors battre son cœur! Comme une invitation implorante à partager avec lui, un destin, qui, en ces périodes troublées de la Terreur montagnarde, se transforma souvent pour les bannis de l’intérieur en une funeste et cruelle destinée…

Face au portrait d’Emilie-Félicité Vernet (1760-1794) – Madame Chalgrin – elle-même peintre et amie d’Elisabeth Vigée Lebrun, il est difficile de ne pas être accaparé par un irrépressible sentiment de compassion à son égard? Difficile de détourner le regard de la gorge immaculée de cette jeune femme songeuse, que la guillotine tranchera le 6 thermidor de l’an 2 – 24 juin 1794.

Dans la salle du Grand Palais, où ce tableau est exposé, on aimerait profiter de la pénombre pour implorer les dieux, et rendre possible l’inversion du cours du temps! Gommer ce jour fatidique, où elle périt sur l’échafaud érigé  » à la barrière du Trône Renversé ». On aimerait pouvoir clamer son innocence, dire qu’elle fut injustement déclarée coupable de la spoliation de la Nation, pour une somme ridicule qu’elle n’avait pas détournée et qui s’élevait prétendument à « vingt livres de bougies ».

Emilie-Félicité, épouse séparée de Jean-François-Thérèse Chalgrin (1739-1811), architecte reconnu sous Louis XVI, fut, à la fois, victime de la vindicte imbécile du soudard du tribunal révolutionnaire qui l’arrêta, de la couardise de son ex-mari, « opportunément » rallié aux idées nouvelles qui n’osa intervenir, et surtout de la rancune piteuse d’un grand peintre, Jacques-Louis David (1748-1825), prétendant éconduit d’Emilie-Félicité. Opportuniste et favorable à tous les régimes politiques, il refusa de solliciter sa grâce auprès de son « ami » Robespierre! Au frère de la suppliciée, le peintre Carle Vernet (1758-1836), celui, qui quelques jours plus tard trahira l’Incorruptible et deviendra plus tard le peintre impérial officiel, répondit: « J’ai peint Brutus, je ne saurais solliciter Robespierre ; le tribunal est juste ; ta sœur est une aristocrate, et je ne me dérangerai pas pour elle. »

Madame Chalgrin

Madame Chalgrin par E.L. Vigée Lebrun

Madame Chalgrin mourut en compagnie de celle, également peintre, qui l’hébergeait dans une dépendance du chateau de la Muette et qui fut également accusée de vol de « bien national », Madame Filleul de Besne – née Anne-Rosalie Bocquet- (1752-1794).  L’auto-portrait d’Anne-Rosalie est à ses côtés au Grand Palais…

Bien d’autres peintures, mises en lumière par l’exposition, provoquent d’intenses émotions… Pour ma part, je citerai encore celui de Louise de Mecklembourg-Strelitz  (1776-1810) reine de Prusse, réputée en son temps pour sa beauté et figure emblématique de la résistance prussienne à Napoléon…

Louise de Prusse

Louise de Prusse – 1802

Au diadème près, il s’agit du même portrait que celui également réalisé par Elisabeth Louise Vigée Lebrun en 1801 et que j’ai admiré, il y a quelques années à Berlin. Il rayonnait dans la galerie principale du château de Charlottenbourg …On peut comprendre que depuis 1810, son tombeau dans le mausolée des empereurs d’Allemagne, soit constamment fleuri de roses blanches par des inconnus…

Je n’ai donc aucune réserve donc à formuler sur cette très belle exposition, si ce n’est le regret que certains musées contributeurs aient refusé toute photographie par les visiteurs! Préférant sans doute privilégier l’achat de reproductions en boutique! C’est le cas des musées américains, et c’est compréhensible – business is business; c’est celui aussi, plus surprenant, des tableaux de la famille royale, propriété du musée du château de Versailles… Comme si, au « château », ils avaient oublié qu’on était désormais en République et que ces œuvres ont déjà été facturées au peuple français!

Il est vrai que notre République citoyenne a pris du plomb dans l’aile ces dernières années… Et que si on n’y prend garde, on pourrait aisément l’assimiler à une « monarchie républicaine »!

Bref, il faut rendre visite à Elisabeth Louise Vigée Lebrun! Si on peut! Ça vaut le coup… Mais, comme toujours, c’est trop cher!

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