Autrefois, « lorsque je m’en allais, les poings dans mes poches crevées »(1), je n’aurais pas associé Nogent, à d’autres visions que celle des guinguettes des bords de Marne, dont celle du mythique Gégène, où pourtant je n’ai jamais mis les pieds, ni, a fortiori, esquissé le moindre pas de danse musette !
Plus tard – bien plus tard – je sus qu’à cent kilomètres plus à l’est sur les rives de la Seine, aux confins de la Brie et de la Champagne se trouvait un autre Nogent dans une région qu’on appelait alors la « Champagne-Ardenne » et qui se trouve dorénavant dans le « Grand Est ».
L’ignorer eut été une quasi-faute professionnelle, alors qu’une phase significative de mon parcours professionnel fut dédiée à la « sécurité nucléaire ». C’est ici en effet sur la rive droite du fleuve qu’a été implantée à la fin des années quatre-vingt, la centrale nucléaire la plus proche de l’agglomération parisienne ! On ne peut d’ailleurs pas la rater car ses « tours de refroidissement » se repèrent d’assez loin dans la campagne en approche de Nogent-sur-Seine !
De même, on ne peut pénétrer dans la ville sans voir les immenses bâtiments et les silos des anciens grands moulins à blé, qui barrent l’horizon depuis plus de deux siècles.
La petite cité endormie de Nogent, en cette fin de matinée pluvieuse d’août 2017, n’est pas sans intérêt pour qui recherche l’ambiance paisible des petites villes provinciales, en tout cas telles qu’on les imagine en lisant les grandes épopées du réalisme balzacien du dix-neuvième siècle! On dit d’ailleurs que ses ruelles un peu sombres, bordées de maisons à colombages ont inspiré Gustave Flaubert qui y séjourna, quand il rédigeait l’Education Sentimentale : « La cloche de Saint-Laurent tintait et il y avait sur la place, devant l’église, un rassemblement de pauvres… ». On doit s’y ennuyer un peu aussi! Mais c’est si bon…
Malheureusement pour les passionnés d’histoire littéraire, la demeure de l’écrivain accueille désormais la succursale un peu criarde d’une banque « populaire », flanquée d’un distributeur de billets à l’emplacement (sûrement) de l’anneau d’attache des chevaux, et du grattoir à bottes des cavaliers !
Dommage et tant pis !
Car ce n’était pas les mânes de Flaubert que nous étions venus réveiller pour tromper notre désœuvrement d’estivants leurrés par un changement climatique déconcertant. C’est chez Camille Claudel (1864-1943) que nous nous invitions, qui vécut là entre 1876 et 1879, lieu d’affectation de son père, austère fonctionnaire de l’enregistrement et conservateur des hypothèques. A moins que ce fût l’inverse, que ce soit elle qui nous ait conviés! On ne se la représente pas en effet, se faisant forcer la main par les premiers venus. Et nous étions parmi les premiers venus.
C’est donc ici, dans la maison qu’elle occupa avec ses parents, son frère cadet, le dramaturge et diplomate Paul Claudel (1868-1955) et sa sœur Louise, que ce révéla, sous l’égide d’un premier « maître d’apprentissage », le sculpteur Alfred Boucher (1850-1934), son fascinant talent pour la sculpture et son génie inspiré de statuaire. A juste titre, Alfred Boucher qui n’était pas lui-même un sculpteur de second rang et qui fut, en son temps, un des plus appréciés des commandes publiques, figure en bonne place dans le musée.
Cependant, en dépit de ses propres travaux qui ornent encore nombre de lieux de passage ou de monuments, on retiendra surtout de lui qu’il fut le découvreur de Camille Claudel; celui qui le premier sut, en guidant sa main, sa gouge et son ciseau, s’émerveiller de ce génie précoce, de son exceptionnelle prédisposition pour la sculpture et de cette incroyable sensibilité artistique qui ne demandait qu’à s’épanouir. Camille n’était alors âgée que de douze ans et vivait dans un contexte familial très éloigné de l’univers artistique!
Ses parents, peu complices entre eux, mais néanmoins très conventionnels en matière de mœurs, bien que républicains et laïcs, étaient en outre, avares de manifestations de tendresse à l’égard de leurs enfants, notamment la mère qui semble s’être désintéressée presque totalement des dons que développait Camille. Par la suite, elle vécut la carrière artistique de sa fille comme une contrainte qui s’imposait à elle, et même comme un insupportable dérangement, voire comme un traumatisme. Si l’on en juge par le buste assez peu flatteur que Camille fit d’elle en 1888-1890, on peut penser qu’effectivement le courant entre elles était de faible intensité et la tension vive.
Pour les parents de Camille, la création artistique n’entrait pas dans leur schéma de la vie et de sa réussite. C’est d’ailleurs peut-être dans cet étrange héritage parental, qu’il faut rechercher une explication, bien des années plus tard, au comportement inexplicable voire scandaleux de l’immense écrivain et académicien, que fut Paul Claudel, le frère bien-aimé qui laissa pratiquement tomber sa sœur déchue et exilée durant trente ans en psychiatrie. Il ne daigna même pas assister à ses obsèques ou lui offrir une tombe décente ! En 1952, il concluait pour « solde de tout compte », alors qu’on l’interrogeait: » Ma sœur Camille avait une beauté extraordinaire, une volonté tout à fait exceptionnelle. Et tous ces dons superbes n’ont servi à rien: après une vie extrêmement douloureuse, elle a abouti à un échec complet »
Faisant abstraction de l’oeuvre de sa sœur, le romancier – pourtant rimbaldien de la première heure et catholique illuminé – s’était rangé au jugement ancien de ses parents: le talent artistique n’était rien à côté du viol que Camille avait, à leurs yeux, perpétré en révélant et en modelant de ses mains ses « secrètes fêlures » et les leurs par cette occasion…
Les parents Claudel n’admettaient guère comme expression artistique tolérable que l’exécution besogneuse de quelques gammes au piano par leur autre fille Louise, la moins douée de la fratrie mais la préférée!
La postérité leur donna tort
La maison familiale restaurée a été agrandie d’une aile supplémentaire et convertie en musée de la sculpture française à la charnière des dix-neuvième et vingtième siècle. Mais c’est surtout un hymne au génie de Camille Claudel! Un peu plus d’une quarantaine de ses œuvres y sont présentées, parmi cent cinquante sculptures de ses confrères contemporains.
Un majestueux écrin pour une artiste incomparable à laquelle nul ne saurait rester insensible, car au-delà de la maîtrise des formes, des expressions et des ressemblances, en dépit d’une technique parfaitement apprivoisée, acquise en principe par tout statuaire talentueux, l’œuvre de Camille interpelle par son caractère indomptable, presque par sa sauvagerie. Par sa brutalité, son ingénuité et son ingéniosité!
D’ailleurs, ce n’est pas aux sens que la statuaire s’adresse, ni même à l’esprit de géométrie! Elle exige beaucoup plus de ses visiteurs! De la finesse et de l’empathie. La plupart des invités se contenteraient – comme on procède d’ordinaire dans un musée – d’une caresse furtive du regard et d’une appréciation élogieuse. Pour Camille, c’est insuffisant. Elle veut capter leurs pulsions et leurs sentiments. Elle s’efforce de les ensorceler en les provoquant et en les étourdissant dans ses cris de détresse et ses élans passionnés et passionnels. On la vénère, on l’aime mais on ne la juge pas!
A tout coup, la magie opère dès lors qu’on se laisse entraîner et qu’on accepte de s’attarder, de se laisser embrasser par ses statues et de se perdre dans leur mouvement… Camille, omniprésente et invisible, se moque des experts et n’accepte finalement que l’expression brute de fonderie des cœurs qui s’emballent face à la fulgurance et le flamboiement étincelant de la matière torturée, dans un instant d’éternité qui se confond avec le présent!
Ainsi, on ne regarde pas ses sculptures, on s’en imprègne! On les trouve belles sans trop savoir pourquoi, tout en se disant qu’on ne pourrait pas cohabiter avec elles, de crainte d’en perdre la raison! On s’insère tout simplement dans l’oeuvre jusqu’à en être incommodé et troublé. Gêné d’un voyeurisme obsédant dont on ne peut se défaire, et qui s’égarant au-delà de la perception sensuelle, met à nu, dans un même élan incontrôlé, l’intimité de l’artiste et un peu la nôtre…
Moi qui n’ai jamais su tirer d’un bout de glaise à modeler, la moindre ébauche d’objet ressemblant à quelque chose, moi qui ne suis jamais parvenu à produire d’autres formes que d’infâmes boudins ou de ridicules bouses, je n’ai évidemment pas qualité pour juger de la recherche esthétique académique de Camille, ni apprécier le succès de son entreprise auprès de ses pairs, comme le ferait un homme de métier couronné d’un prix de Rome! Je ne saurais non plus me prononcer avec autorité sur l’appartenance de Camille à telle ou telle école de statuaires.
Mais, ce que je sais en revanche, c’est que Camille est totalement investie dans ses œuvres où son fantôme continue d’errer sans relâche, traquant les contresens. On la retrouve partout, généreuse et spontanée, exigeante et fantasque, fidèle et indépendante, originale et unique. C’est son mal-être, sa tragédie personnelle ou la fugacité du bonheur, qu’elle nous invite sans cesse à partager. Toute réalisation est prétexte à transmettre un florilège d’émotions, d’exaltation et de jouissance dans la création… De découragement et de désespoir aussi d’une femme meurtrie et « implorante » peut-être délaissée! Concernée enfin par » l’âge mûr » de son infortuné compagnon qui s’en va sans un dernier regard, vaincu par la fuite du temps.
Bien sûr, Auguste Rodin (1840-1917) est également présent. Le seul, vraiment à sa mesure, qu’elle a sans doute aimé et qu’elle a détesté passionnément jusqu’à la folie !
Il fut son mentor sans être son maître. Elle fut sa maîtresse, son égérie et son inspiratrice. Il fut passionné d’elle, plus probablement qu’elle ne le pensa! Après leur séparation, il ne la méprisa pas et accepta de jouer secrètement le mauvais rôle. Elle ne lui pardonna jamais une faute qu’il n’avait peut-être pas commise et vécut le reste de son âge dans la haine inexpiable de celui avec lequel elle conçut tant de chefs d’œuvre à quatre mains.
Ces deux-là, malgré tout, persistent à dialoguer, à se quereller et à s’inspirer dans les vitrines du musée : ainsi « la femme accroupie » de Rodin fait écho à celles de Camille et inversement.
Il en est de même de leurs représentations respectives de la vieillesse, si semblables dans cette volonté de communiquer sa dimension tragique, et si différente pour chacun d’entre nous…
Comment ne pas entrevoir ici, la vision hallucinée d’Arthur Rimbaud (1854-1891)? Foudroyé comme Camille au faîte de son oeuvre, et son vrai frère en poésie. Comme elle, le poète de Charleville est habité de la même exigence, de la même audace, du même réalisme et du sens du fantastique ainsi que de la trouvaille déstabilisante!
« Noirs de loupes, grêlés, les yeux cerclés de bagues
Vertes, leurs doigts boulus crispés à leurs fémurs,
Le sinciput plaqué de hargnosités vagues
Comme les floraisons lépreuses des vieux murs ;
Ils ont greffé dans des amours épileptiques
Leurs fantasque ossature aux grands squelettes noirs
De leurs chaises ; leurs pieds aux barreaux rachitiques
S’entrelacent pour les matins et pour les soirs !
Ces vieillards ont toujours fait tresse avec leurs sièges,
Sentant les soleils vifs percaliser leur peau
Ou, les yeux à la vitre où se fanent les neiges,
Tremblant du tremblement douloureux du crapaud… »
(Extrait des Assis 1871)
On l’aura compris! Ce musée, nouvellement ouvert, est à visiter d’urgence par tous les dingues fous de Camille en complément de la salle qui lui est réservée au musée Rodin à Paris…Sans préjugé, sans a priori et sans modération. Juste pour le plaisir de rencontrer un être d’exception.
Mais il serait injuste de passer sous silence les performances esthétiques des autres artistes présentés, qui apaisent le regard et l’esprit, après les désordres que provoquent nécessairement la fréquentation trop assidue du génie !
(1) Extrait de « Ma Bohême » de Rimbaud -1870