» Monsieur le Président de la République,
Objet : Réflexions sur le projet de loi d’accélération des procédures liées aux nouvelles installations nucléaires. Regroupement ASN-IRSN
J’ai bien conscience que ce courrier a peu de chance de vous parvenir en mains propres. Néanmoins je prends la liberté de vous écrire pour vous faire part de mon avis sur le projet de loi cité en objet, même si, étant retraité depuis une dizaine d’années, je ne dispose pas de toutes les données nécessaires pour asseoir complètement mon propos.
Je m’en tiendrai donc à la finalité du projet, telle que je la perçois sans trop m’attarder sur sa lettre. Mon propos n’est pas de suggérer des amendements de forme.
Physicien de formation, j’ai exercé les fonctions de directeur scientifique de l’Office de Protection contre les Rayonnements Ionisants (OPRI) de 1995 à 2002, puis, à partir de 2002 au sein de l’Institut de Radioprotection et de Sûreté Nucléaire, diverses attributions auprès du Directeur Général.
Pour autant, cette succession de missions ne me confère aucune légitimité pour « dire l’intérêt général » dans le domaine de la prévention des risques nucléaires et radiologiques. Elle atteste juste d’une expérience. Je m’exprime donc ici à titre personnel en m’efforçant de ne pas sombrer dans un jeu de postures, qui n’aurait l’heur que d’assombrir mon propos.
Tout d’abord, j’approuve votre projet de relance de la filière électronucléaire par la mise en service de six réacteurs EPR d’ici une quinzaine d’années et par le prolongement de l’activité des actuels réacteurs à eau pressurisée, dès lors que les garanties de sûreté des installations et de radioprotection des populations et des travailleurs, sont apportées et contrôlées.
Votre décision est la bienvenue pour les motifs que vous avez-vous-mêmes avancés, à savoir, réduire drastiquement les émissions de gaz à effet de serre, se libérer des énergies fossiles et contribuer à rétablir l’indépendance énergétique de notre pays dans un contexte géopolitique incertain. L’actualité montre que votre décision était sage lorsqu’on apprend que notre parc nucléaire en partie dégradé, présente des défauts dus notamment à la corrosion sous contrainte de certaines parties sensibles de réacteurs. Ainsi, notre pays qui exportait autrefois de l’électricité en est désormais importateur.
Trop d’erreurs stratégiques majeures, commises depuis près de quarante ans par nos gouvernants successifs, rendent compte de cette situation. Pourtant après le premier choc pétrolier de 1973, la France s’était dotée d’un ambitieux programme de construction de centrales nucléaires productrices d’électricité, propres à satisfaire ses besoins en énergie électrique à hauteur d’environ 75% à 80% !
A l’époque, le président de la République et le gouvernement avaient fait le choix techniquement judicieux d’abandonner la filière nucléaire « graphite-gaz » développée par le CEA après la guerre, et de construire des réacteurs nucléaires de puissance, refroidis à l’eau sous pression. Leur nombre et leur puissance étaient variables selon les caractéristiques des sites sélectionnés, pour permettre des prélèvements d’eau et des rejets d’effluents. C’est ainsi qu’entre 1977 et 1997, la France s’est dotée de cinquante-huit réacteurs, respectivement de 900, 1300 et 1450 MWe, répartis sur dix-neuf sites sur la base d’une licence américaine Westinghouse.
Ces « installations nucléaires de base » firent pendant longtemps la fierté de la France, d’autant qu’aucun accident ou incident vraiment significatifs ne mit jamais en péril, la sécurité globale du pays, ni d’ailleurs celle des travailleurs intervenant dans ces centrales et encore moins la santé des populations alentour. Et ce, en dépit des contestations antinucléaires naissantes.
Les quelques dysfonctionnements ou incidents déplorés ne dérogeaient pas, en nombre ou en gravité, aux événements que connait toute entreprise industrielle soumise à des risques. La radioactivité détectable dans l’environnement en France, qu’évaluaient en permanence les organismes de surveillance était pour l’essentiel imputable à la radioactivité naturelle des roches contenant de l’uranium et à la radioactivité artificielle due aux retombées des essais nucléaires militaires pratiqués dans l’hémisphère nord au cours de années soixante.
Ponctuellement, d’anciens sites datant du début du siècle dernier, impliqués dans le raffinage et le conditionnement du radium présentaient des pollutions radifères persistantes mais sans rapport avec l’exploitation des centrales nucléaires.
Il n’est donc pas exagéré de prétendre que le nucléaire industriel producteur faisait alors consensus, y compris en tenant compte des questions non complètement résolues comme celle des déchets de fission ou d’activation, liés à la réaction nucléaire. Néanmoins, les risques induits par les rayonnements ionisants et la radioactivité n’étaient nullement ignorés ou sous-estimés. Mais à cette époque, on considérait que les agents physiques et chimiques nocifs n’étaient dangereux qu’à hauteur des doses reçues lors des expositions. Par conséquent à très faible exposition, le risque encouru, déterministe ou stochastique, était considéré comme « acceptable », dès lors qu’il était optimisé en deçà des limites réglementaires et n’entrainait pas de dommage excédant celui que chacun tolère dans sa vie quotidienne. Ces valeurs limites étant fixées sur la base de ces considérations.
Ce paradigme du risque « acceptable » a prévalu pendant plus d’un siècle. Il prévaut encore, de fait, pour la plupart des produits et agents dangereux dont les rayonnements, mais plutôt que de définir les « seuils de l’acceptable » on préfère parler de limites de « l’inacceptable ». Moyennant quoi, l’industrie nucléaire civile apparaissait comme un secteur beaucoup moins dangereux pour la santé et polluant pour l’environnement que les industries traditionnelles dépendant des ressources fossiles.
La catastrophe nucléaire de Tchernobyl des 25 et 26 avril 1986 a profondément modifié cette perception, en accréditant l’idée que les stigmates sanitaires et environnementaux d’un accident nucléaire civil pouvaient se manifester indéfiniment et concerner la totalité des territoires d’un continent. L’apocalypse nucléaire qu’on pensait réservée aux bombes « atomiques » comme à Hiroshima ou Nagasaki en 1945 semblait pouvoir se produire à partir de centrales civiles productrices d’électricité.
De là, sont nés les débuts militants d’une contestation organisée et parfois radicale de l’industrie nucléaire ! Laquelle, au nom des menaces redoutées, a fini par instiller l’idée que le nucléaire était par nature mortifère pour toutes les espèces vivantes, quelles que soient les circonstances et les modalités de son exploitation. Et qu’il ne pouvait y avoir de parade efficace pour se prémunir des effets délétères de la radioactivité, à court, à moyen et surtout à très long terme.
Dans ces conditions, une partie de l’opinion publique, alertée de manière incessante sur les « méfaits » de la radioactivité, s’est rangée à l’idée que la seule solution raisonnable était de « sortir du nucléaire » sans d’ailleurs prendre conscience que « la radioactivité naturelle » était présente depuis toujours et qu’elle avait même joué un rôle dans le développement de notre biosphère.
Ce point de vue abolitionniste influa sur tous les gouvernements. Sans remettre en cause le programme de 1974, aucun n’osa concevoir des projets ambitieux sur l’avenir de ce secteur industriel, de peur de mécontenter un électorat inquiet et sensible aux arguments dramaturgiques des mouvements antinucléaires. Aucun financement ne fut dès lors alloué, pour des recherches de nouvelles filières nucléaires plus sécures, reposant sur le principe de la fission.
A l’inverse, le 19 juin 1997, Lionel Jospin, Premier ministre annonça que l’installation « Superphénix » (Creys-Malville) serait abandonnée, à la fin de l’année 1998.
Cette décision d’arrêt du premier prototype d’un réacteur de la filière des réacteurs à neutrons rapides refroidi au sodium, était techniquement infondée. Elle réduisait à néant un investissement de recherches nucléaires et technologiques de plusieurs centaines de millions d’euros (actuels) conduites sur une dizaine d’années par de nombreuses équipes de chercheurs et d’ingénieurs. Sa motivation n’était manifestement que politique. Elle visait à consolider la majorité parlementaire de la gauche plurielle et à honorer ainsi une promesse faite aux écologistes antinucléaires. Sa destruction programmée faisait suite à de multiples manifestations et était donc une condition de la participation des écologistes au gouvernement de cohabitation, après les élections législatives du printemps 1997.
Ce fut évidemment une erreur stratégique grave car Superphénix aurait développé à terme une puissance comparable à celle d’une tranche nucléaire classique en présentant l’avantage de « brûler » un combustible mixte issu du retraitement sur support d’uranium appauvri et de recycler du combustible usé contenant du plutonium (239). Lequel transuranien était considéré jusqu’alors comme un déchet de fission des réacteurs classiques. Sa mise au point avait été délicate en raison notamment des propriétés incendiaires de son fluide caloporteur, le sodium liquide, mais en 1997 le procédé était au point et le prototype, prêt à fonctionner. Il préfigurait une nouvelle filière française présentant l’avantage de pouvoir convertir en électricité des combustibles usés issus du retraitement !
Cet abandon ne fut pas la seule erreur stratégique pénalisante mais c’est probablement celle qui ouvrit la voie aux fermetures ultérieures d’autres centrales, réalisées ou programmées, comme celle incompréhensible de Fessenheim en juin 2020 en application d’une décision de votre prédécesseur, ou encore comme la réduction à hauteur d’environ 20% de la part de l’électronucléaire dans le mix énergétique. Ces fourvoiements stratégiques sont en grande partie à l’origine des difficultés actuelles du parc nucléaire.
Une autre bévue fut perpétrée en 2006, concernant l’organisation institutionnelle de la sûreté et de la radioprotection : l’adoption sous le gouvernement de Dominique de Villepin de la loi du 13 juin 2006 « relative à la transparence et à la sécurité nucléaire », qui consacra une sorte de démission du pouvoir exécutif en matière nucléaire, en créant une administration parallèle et « indépendante », l’Autorité de Sureté Nucléaire.
Cette dernière qui s’intitule elle-même « le gendarme du nucléaire » est décisionnaire sur de nombreux points ayant trait au fonctionnement et au contrôle au nom de l’Etat, des installations nucléaires et plus généralement de tous les secteurs mettant en œuvre des rayonnements. Non responsable par conception devant la représentation nationale, elle n’est pas soumise à la tutelle gouvernementale et est dirigée par des commissaires non destituables. Disposant d’inspecteurs, elle a en outre développé dès sa création, probablement pour faire taire une éventuelle critique de laxisme, un ensemble pléthorique de règles et de normes spécifiques non hiérarchisées et de concepts dérogatoires au droit commun comme la notion « d’écart » à ses injonctions ou le placement en « vigilance renforcée » d’une installation rétive à ses mises en demeure.
C’est dans ce contexte, qu’a été reçue la décision prise par votre gouvernement de réorganiser la Sureté Nucléaire. Elle fut annoncée le 8 février 2023, à la suite de la réunion d’un Conseil de la Politique Nucléaire tenu sous votre présidence à l’Elysée, cinq jours auparavant. L’objectif affiché était de donner le coup d’envoi de la relance de la filière du nucléaire, et, à cette fin, de fluidifier les processus d’examen technique et de prise de décision de l’Autorité de Sûreté Nucléaire ! Mais la principale mesure qui émerge, ne fut pas de revenir au droit commun en mettant fin à cette fiction administrative qu’est l’ASN et de redonner, comme jadis, la barre au pouvoir exécutif régulièrement investi et responsable.
Non, contre toute attente et sans consultation préalable de la communauté scientifique, sans entendre les experts de l’évaluation des risques nucléaires, et bien sûr sans solliciter l’avis des salariés concernés, la décision prise consista à programmer la suppression de l’Institut de Radioprotection et de Sûreté Nucléaire (IRSN) qui depuis une vingtaine d’années avait apporté avec brio, la preuve de sa compétence scientifique et technique dans la prévention du risque nucléaire et radiologique et dans son évaluation des risques. L’ensemble des collaborateurs de l’IRSN et tous les observateurs externes l’ont prise comme la sanction injuste d’un travail irréprochable.
Reconnu tant au niveau national qu’international pour sa compétence, comme un partenaire majeur de la sécurité nucléaire, l’IRSN est ainsi condamné sans même qu’ait été regardé le bilan de son travail depuis vingt ans. Il a été condamné non pour les reproches qu’on pourrait développer à son encontre ou pour des erreurs qu’il aurait pu commettre au détriment de l’intérêt général du pays ou de la sécurité collective. Il est juste appelé à disparaitre en raison tout simplement de son esprit critique fondé sur une conception exigeante et parfaitement orthodoxe, de la science et de la technique. Une conception de la recherche et de l’expertise qui place la recherche de la vérité et l’objectivité dans l’appréciation d’une situation à risque au centre de ses préoccupations en ne tenant compte que de l’état des connaissances à un moment donné et sans se laisser détourner par d’autres considérations qui n’auraient aucun rapport avec le doute méthodologique enseigné par Descartes. Ce doute qui constitue par essence, la clef de voute du métier de chercheur scientifique et d’expert.
Cette exigence qui dicta la ligne de conduite des personnels de l’IRSN, n’a jamais été prise en défaut, ni par les défenseurs du nucléaire civil, ni par ses détracteurs.
L’IRSN a par conséquent le sentiment qu’il est ainsi stigmatisé de s’être trop bien acquitté des missions qui lui avaient été confiées, au motif que sa rigueur scientifique et d’expertise technique aurait entravé les décisions de l’ASN ! Force est néanmoins de reconnaitre, que cette décision de dilution/disparition de l’IRSN au sein d’une Autorité Administrative Indépendante a sa logique : faire taire une voix potentiellement dissonante mais scientifiquement et techniquement argumentée. Elle aurait de fait pour effet d’accélérer les procédures. En contrepartie, outre les inconvénients de tous ordres qu’elle génère, statutaires, juridiques et même commerciaux, elle se heurterait à la difficulté de faire fonctionner une institution gonflée mais bancale et le risque majeur serait de réduire les garanties de fiabilité de l’expertise. D’autant plus qu’en prime, une telle réforme ne manquerait pas de démotiver nombre de chercheurs de l’Institut, d’experts et plus globalement l’ensemble de ses personnels. Le résultat serait aussi d’exclure progressivement l’IRSN des radars de la communauté scientifique en tant qu’organisme crédible.
Finalement le seul prétexte du gouvernement à cette étrange réforme serait de «fluidifier les procédures d’examen de création de nouvelles installations nucléaires ou de prolongement des anciennes »! Non documenté, l’argument est faible pour annoncer la disparition d’un institut qui, en vingt ans, a fait ses preuves. Aucun des autres arguments invoqués n’est en effet recevable. Pour l’essentiel, ils sont même en contradiction flagrante avec le principe de séparation déontologique du métier de chercheur et d’analyste du risque avec celui de décideur administratif.
Le comble réside dans le fait que c’est précisément à l’ASN qu’il est confié cette mission de fluidification ou de simplification procédurale, alors qu’elle figure parmi les principaux promoteurs des difficultés procédurières actuelles de la filière nucléaire. En réalité, le projet remet en cause des principes déontologiques adoptés par la communauté scientifique depuis au moins Gaston Bachelard ou Claude Bernard. Dans ces conditions, l’intérêt général mis en avant devient de second ordre. Option qu’il m’est impossible d’imaginer de la part des hautes autorités de l’Etat.
Comment, alors, ne pas être totalement solidaire des salariés de l’IRSN mobilisés contre la disparition de leur institut qui n’a jamais dérapé dans l’accomplissement de ses missions et qui contribue activement, par la confrontation des idées, à l’évolution des connaissances et de la sécurité ? Au cours de ma carrière professionnelle à leurs côtés, j’ai pu mesurer leur savoir-faire, leurs compétences et leur honnêteté intellectuelle, indissociables de leur démarche scientifique.
A l’issue de cette trop longue lettre, vous aurez compris, Monsieur le Président que si je partage votre ambition de restaurer rapidement notre filière nucléaire, je n’y consens pas à n’importe quel prix. Et surtout, pas au détriment de notre sécurité collective et en sacrifiant sur l’autel de la conjoncture, un organisme scientifique et technique, qui, sans faillir, n’a fait que son devoir.
Vous livrant ces réflexions qui n’engagent que moi, je vous d’agréer, Monsieur le Président de la République, l’expression de ma très haute considération et de mon profond respect.
Jean-Luc Pasquier »
Monsieur,
Merci pour cette belle lettre au Président de la République, que j’ai lue avec beaucoup d’intérêt de la première à la dernière ligne et à laquelle j’adhère entièrement.
Vous confirmez mes conclusions depuis bien longtemps.
Ah que la démocratie est une forme de gouvernement difficile à faire fonctionner !
Connaissez-vous mieux ?
Cordialement
Jean Louis Hannebert
Citoyen
«La démocratie est le pire des systèmes, à l’exclusion de tous les autres.» disait Churchill !
Étant retraité de l’IRSN, comme l’auteur de cet excellent texte, je peux m’exprimer sans craintes sur le sujet. C’est une faute majeure de désorganiser le système alors que l’on affiche l’ambition (mais est elle réelle car les saboteurs du nucléaire sont toujours à la tête de l’état ?) de relancer le nucléaire. L’IRSN est sans aucun doute une pépinière indispensable de compétences. Tout ce que l’on peut lui reprocher dépend de son haut management qui est forcément en phase (il peut être changé du jour au lendemain sans détruire l’outil) avec ses tutelles et avec un contexte politique très maximaliste (le funeste principe de précaution inclus dans la constitution). Il suffirait donc de quelques réorientations mineures (par exemple moins de com, moins de sociétal et moins d’agitation autour de sujets comme le Radon) pour conserver un outil précieux. Il faudrait aussi que l’autorité dite indépendante soit remise dans l’administration publique et que l’on réaffirme que les décisions publiques ne dépendent pas que des apports sur des points techniques . Ce n’est en rien un scandale que les décisions publiques s’en écartent. Encore faut il avoir un certain courage pour cela et pas seulement essayer de faire oublier ce qui peut gêner.
Globalement en phase. Merci pour ce complément