Il y dix ans, j’inaugurais ce blog » 6 bis rue de Messine » quelques jours seulement après avoir pris ma retraite, autrement dit » quelques jours après avoir renoncé au privilège de travailler » comme je l’indiquais dans mon propos introductif. .La suite n’a pas démenti ce pressentiment et m’a effectivement montré – a posteriori – que se rendre chaque jour au boulot était avant tout un bonheur ou une chance, comparé au sentiment de vacuité – sans doute excessif, mais récurrent – de ne plus être dorénavant utile à la marche du monde dans ses chaussons de « pensionné ».
Et ce, en dépit de l’indéfectible affection des siens ainsi que des protestations véhémentes d’un entourage d’amis compréhensifs et indulgents. Et ce, quoique nous le fassent entrevoir les conseils prodigués par les agents recruteurs des associations et des ONG caritatives, en chasse de bénévoles collecteurs de biscuits et de nouilles à la porte des supermarchés …
Las! Quoiqu’on nous dise pour apprivoiser l’ennui de soi, quoique l’on nous propose pour supporter le sevrage du labeur quotidien, et quoique l’on nous fasse croire pour nous persuader que l’inactivité professionnelle rémunérée c’est la liberté ou pour nous convaincre du bien fondé de tout autre axiome antalgique, la retraite reste la période de l’existence qui se termine forcément par sa propre disparition.
La perspective de la mort dont l’horizon se dessine au fur et à mesure du temps qui passe, est une projection qu’on ne saurait donc plus écarter. Cet horizon ressemble à ce qu’il est en réalité, à savoir un clap de fin sur notre jeunesse, et à une clôture qui se rapproche au rythme des décès de plus en plus nombreux de ceux qui nous ont accompagnés jusque là, A commencer par la génération qui nous a précédés et qui nous a donné la vie. Déjà elle ne témoigne presque plus! Mais désormais, la faux concerne aussi nos copains de lycée, nos collègues de travail, nos flirts d’ado.
Alors on s’aperçoit qu’on ne s’habitue pas au fait de supprimer de nos smartphones, les noms et les coordonnées téléphoniques de ceux qu’on a aimés fringants ainsi que leurs adresses mail. Les faire disparaitre symboliquement est une épreuve supplémentaire s’apparentant à une sorte de reniement de notre propre mémoire. Comme le début d’un processus fatal dont nous serons aussi, un jour, les victimes. Et nous le savons!
L’idée de ce blog était à l’inverse de sauvegarder, coûte que coûte, cette mémoire. Et de ce point de vue, son intitulé faisait explicitement référence, en guise de clin d’œil à l’emplacement de la maison angevine où je demeurais jadis avec mes parents et mes sœurs. Ce choix ne découlait pas du hasard, ou de la défaillance prématurée de mon imagination. Il annonçait de fait la teneur de mes futurs « papiers » et développements, au cœur de l’intimité familiale d’antan. Mon objectif alors était en quelque sorte de préserver un patrimoine mémoriel familial à l’intention des générations futures, à supposer qu’elles s’y intéressent. Un projet sans doute un peu présomptueux, ou trop optimiste selon l’angle de vue.
C’est la raison pour laquelle dix ans ça s’arrose, en principe jusqu’à l’ivresse, un verre de whisky à la main comme au bon vieux temps de l’insouciance sans limite.
« Vagabonder dans le temps et l’espace comme dans une brocante imaginaire » tel était formulé initialement l’enjeu de ce rendez-vous numérique et plumitif! Et s’y livrer en toute liberté de ton comme autrefois entre nous, en mettant à contribution des aïeux probablement surpris d’être réveillés sans sommation et « mis en boite » hors de leur cadre temporel, mais aussi en évoquant à leur propos certains épisodes de la « grande histoire » ou celle mouvementée de l’Anjou comme la Vendée Militaire ou la Chouannerie dans lesquels ils furent parfois impliqués.
Au-delà de ce cercle, plusieurs articles furent également consacrés à quelques héros ou héroïnes de mon Panthéon personnel comme Marie Curie, Emilie de Breteuil ou encore « le légendaire physicien « absolu » (selon Etienne Klein) Ettore Majorana. Ces articles firent d’ailleurs un tabac dès leur parution et figurent toujours parmi les plus consultés!
Ainsi, le bilan factuel global à l’issue de cette décennie d’écriture, ce sont plus cinq cent articles ou billets mis en ligne. Ce constat donne un peu le tournis et finit par peser un peu. Peut-être même par lasser. La question se pose donc de savoir s’il demeure décent ou pertinent de s’obstiner à tracasser frénétiquement le clavier. Est-il vraiment utile de persévérer pour tromper l’ennui à se jouer de la camarde qui rôde dangereusement dans nos parages, en la distrayant de nos balivernes. Faut-il pour s’excuser de ce travail, prétexter que des bambins nés dans l’intervalle y trouveront matière à satisfaire leur éventuelle et future curiosité filiale?
Faut-il continuer d’apporter artificiellement de l’eau à un moulin dont les engrenages finissent par coincer? Faut-il persister à raconter l’histoire d’une source qui se tarit naturellement, alors que chaque phrase rédigée est à la fois une joie et une souffrance? Alors que les aïeux disponibles ou les ancêtres accessibles et bienveillants semblent de plus en plus rétifs à se laisser piéger par un texte ou à se travestir dans des costards mal ajustés du fait de nos modernes spéculations
M’est venue l’idée que leur réticence à être exhumés des oubliettes, résultait certainement d’une prise de conscience de la fragilité de leur statut d’intermédiaires de proximité dans notre arbre généalogique. Pourquoi en effet joueraient-ils un rôle privilégié à notre égard dans la chaine du vivant par rapport aux fossiles bactériens qui ont ensemencés la vie sur terre, il y a un peu plus de trois milliards et demi d’années? Nos ancêtres aussi!
D’un autre côté, je sais aussi que les quelques trois-cent-milles visites du blog en dix ans m’obligent et me responsabilisent, ainsi que les milliers de lecteurs et la centaine de followers. Ce n’est certes pas le succès des petites poupées « influenceuses » biotoxées, qui saturent Instagram depuis les terrasses des résidences de luxe d’Abou Dhabi, mais quand même!
Aussi, ai-je décidé de poursuivre, après le temps mort de l’été, après avoir soufflé un peu et repris pied dans un monde qui, en dix ans, ne ressemble plus tout-à-fait à celui que j’ai aimé enfant, ni à celui que j’avais espéré jeune homme.
Une fois achevé le temps du deuil de mes amis disparus, un peu trop nombreux ces derniers mois, et celui de m’accommoder du départ de mes proches et de tous ceux que j’ai croisés avant qu’ils ne quittent le navire pour emprunter la barque du nocher Charon. je continuerai de badiner, sans marivaudage, car cette heure-là est révolue depuis longtemps. J’écrirai pour ceux qui se sont esquivés définitivement en nous enjoignant de vivre encore pleinement. J’alignerai des mots, juste pour le plaisir de les entendre en me relisant.
Ainsi parviendrai-je à me convaincre que la vie ne s’égrène et ne saurait se révéler pleinement qu’en cohabitant avec sa propre négation. L’apoptose est en effet consubstantielle à la vie végétale ou animale comme le rappelle opportunément Delphine Horvilleur dans son très émouvant dernier ouvrage » Vivre avec nos morts » ( Grasset Mars-Mai 2021). L’humanité n’échappe à cette règle.
Après ce point d’étape qui ne se conçoit pas encore comme étant l’ultime jalon de ma balade dans l’espace-temps, je rembucherai donc et pousserai de nouveau mon rocher sur la pente. Mais à la manière du Sisyphe d’Albert Camus, qui conscient de l’absurdité de la tâche, trouve son bonheur dans son accomplissement concret – faire et entendre – plutôt que dans la recherche existentielle d’une justification ontologique qui n’aide pas à vivre! .
« Chacun des grains de cette pierre, chaque éclat minéral de cette montagne pleine de nuit, à lui seul, forme un monde. La lutte elle-même vers les sommets suffit à remplir un cœur d’homme. Il faut imaginer Sisyphe heureux »
Gouache (2005) d’Adrienne Pasquier-Turbelier (1923-2018) : Soleils d’été
A un moment j’ai craint… puis j’ai compris en quelques lignes que tu revenais à la raison…
L’écriture, l’âpre exercice de la libre pensée, l’histoire sont de salutaires potions contre les maladies du temps qui passe. Et puis dans notre société d’aujourd’hui et sa vacuité tant morale que politique il est bon que quelques uns comme toi fassent le lien avec les personnages du passé. J’ajouterai que je rencontre dans tes chroniques des êtres de mon enfance, j’y ai vu mon père, mes oncles, ma marraine, j’y ai croisé des 2 cv, fait la connaissance d’ancêtres, y ai vu un héros fusillé dans un champ des bords de Loire…. Bref ce que tu écris m’intéresse et ta plume n’y est pas pour rien. Je suis content que tu continues
Sympa ton commentaire! Mais il est vrai que ce premier semestre de l’année a été un peu rude pour plusieurs de mes potes et complices de plusieurs décennies. Merci en tout cas!
Bon jour,
Votre article me fait penser à ce film « Titanic » où la caméra nous dévoile des musiciens jouant encore et encore … mais en fait qu’importe les musiciens, la partition, elle, est immuable au-delà des morts …
Max-Louis
Vous n’avez pas tort. Merci
Haut les coeurs… bien sûr tu as perdu des êtres chers, moi encore plus sans doute vu mon âge. Alors tant qu’il y a de la vie il y a de l’espoir et nos descendants des jeunes générations s’intéresseront un jour à ce que tu as pu écrire et sans orgueil… moi à commenter parfois. J’ai utilisé ma mémoire encore vaillante pour l’instant et j’ai complémenté assez souvent tes écrits. Alors, heureuse que tu continues ce blog après tes vacances bien méritées et bien décoinfinées justement en compagnie de ceux qui sont tes descendants (tu parles souvent avec eux de ton savoir m’as-tu dit quand cela ne serait qu’au détour d’un petit camion dont tu as fait un article). Ta mère, ton père t’ont laissé beaucoup de souvenirs, ta grand-mère Adrienne aussi et tu as débusqué bien d’autres faits de la petite histoire même si les nôtres n’ont pas fait la grande et n’ont pas leurs patronymes sur l’Arc de Triomphe ! Cela ne m’empêchera de regarder le défilé du 14 juillets 2021 ! Et bravo d’avance pour ton futur article qui sera concocté peut-être sur une plage du côté de l’Atlantique…
Une de mes arrière-petites-nièces (prénommée Salomé) je pense un jour prendra peut-être la suite car je viens d’apprendre qu’elle a écrit d’elle-même à notre président Monsieur Macron, au sujet d’un SDF qu’elle rencontrait. Elle a 9 ans et bon sang ne saurait mentir.. Future élue ou future blogueuse ?. Elle m’appelle Madame Thérèse et pas Rose l’Angevine !
Merci pour ce message très sympa. Tu es sans doute la plus ancienne et la plus fidèle des lectrices de ce blog, mais aussi une des contributrices les plus prolixes à propos d’une histoire ou d’histoires qui nous sont effectivement communes mais que nous observons et commentons à partir de perspectives parfois sensiblement différentes. Bravo à toi aussi.
Heureusement que tu veux continuer à écrire, tes récits nous transportent souvent dans le passé avec tant de véracité que cela nous rappelle à chaque fois des souvenirs personnels. J’espère pouvoir te lire encore longtemps. Cordialement. Jacques Ney
Merci pour ce message roboratif. Bien à toi Jlp