Il est des absences qu’il vaut mieux ne jamais évoquer, ni solliciter, sauf à révéler les aspérités de sa propre existence et rompre ainsi l’illusion d’une harmonie qu’on s’est laborieusement échiné à construire avec la complicité du temps qui passe, la force de l’oubli et surtout l’affection des siens. Avec aussi une dose de compréhension concédée par ceux qui nous aiment.
On n’a d’ailleurs pas d’autre option de vie que d’enterrer le passé, fût-t ‘il en son époque, chargé d’espérance. Car il n’a évidemment nulle vocation à survivre, encore moins à se substituer au présent et à hypothéquer le futur.
Mais cette sagesse, faite aussi de reniements en vue d’un confort émotif assumé et même revendiqué, n’exclut ni la mélancolie, ni la nostalgie d’histoires révolues qui auraient pu se concrétiser autrement. Seuls le hasard et la curiosité peuvent parfois nous sortir de cette douillette léthargie et remettre en lumière ce jardin secret soigneusement soustrait au regard d’autrui.
Alors réapparait, sans crier gare, cette part intime de soi-même, qui rappelle que ce qu’on croyait définitivement enfoui, persiste à exister à bas bruit dans un recoin déserté de notre imaginaire!
Les amis d’autrefois
S’ils entendent ça
Les amis du passé
Vont se rappeler
Nous n’étions, nous n’étions
Qu’à peine moins vieux
Nous avions, nous avions
Envie d’être heureux
Ces « amis d’autrefois » chantés jadis par Anne Sylvestre (1934-2020), ce sont, bien sûr, les camarades d’école, de lycée ou d’université, ceux d’Angers, de Nantes, de Paris et d’Orsay, puis les collègues de bureau des cinquante dernières années, et enfin, ces passagères clandestines de l’existence, actrices essentielles d’éphémères rencontres, qui, hier ou avant-hier, réveillèrent nos émotions. Celles qui nous donnèrent l’audace de franchir des rubiconds inconnus et risqués, celles qui nous firent croire qu’on était beaux, intelligents et avec lesquelles nous échangeâmes quelques baisers.
Nous souvenons-nous aujourd’hui que c’est avec elles et par elles, que nous apprîmes, enlacés dans les herbes folles, à canaliser et à apprivoiser nos passionnelles inclinations?
A l’automne de nos vies, alors que s’installent les prémisses de la vieillesse, avec leur lot de restrictions, de désagréments et de rêves, qui, par la nature des choses, n’ont plus pour objectif d’embrasser l’insondable horizon du monde et sa diversité, ce sont à celles-là, partenaires anonymes et temporaires de nos marivaudages d’antan et de nos parades amoureuses inabouties qu’il faudrait rendre un hommage mérité pour tout ce qu’on leur doit! Consciemment ou non. Et pas à elles seulement, car l’existence est aussi une course d’endurance et de long terme.
Elles, malgré tout, que Georges Brassens (1921-1981), esthète des mots s’il en fut, qualifia pudiquement de « passantes » et qu’on n’osera jamais remercier publiquement. Elles qu’on ne peut plus nommer, qui furent les complices consentantes de nos premiers ébats et les spectatrices bienveillantes de nos innocentes passions désormais interdites, anachroniques comme nos visages fatigués. Elles, qui suscitèrent nos premiers émois et en compagnie desquelles nous nous initiâmes aux subtiles arcanes transgressives des jeux amoureux!

Tableau d’une artiste angevine contemporaine Catherine Terrien
Un jour pourtant -on ne sait plus quand ni pourquoi – on crut de bonne foi qu’il fallait casser le fil qui nous liait à elles et nier comme une évidence, l’exquise intrication qui s’était nouée entre nous, du jour où nos chemins s’étaient croisés. Qu’il fallait, en somme, les oublier pour poursuivre notre route et même s’excuser de les avoir rencontrées pour sauver le présent et préserver l’avenir.
Comme des gamins pris en flagrant délit de phantasme romanesque devenu inconvenant, il fallut durablement se convaincre que ces jeunes filles en fleur, rencontrées au fin fond de la Carinthie autrichienne, sur les rives du Rhin ou sur les pentes des volcans éteints d’Auvergne et leur prolongement languedocien n’avaient en fait jamais existé. Il fallut se résoudre à admettre que cet incompréhensible attrait pour la fragrance de mûre sauvage n’était attachée à aucun souvenir précis, et que les ibis invisibles des étangs d’Ile-de-France n’évoquaient rien d’autre que des oiseaux échassiers à long cou au bec recourbé. Rien de plus et pourtant! Et tant d’autres impressions qu’il fallut dégriffer!
Il fallut par exemple réduire le souvenir du foyer des jeunes de la Madeleine à Angers pendant les sixties à celui d’un chaste patronage paroissial. Et au bout du compte, effacer les racines et les traces d’un passé trop confidentiel et impudique, plus rêvé que réellement vécu, pour s’accommoder sans regret, sans remords et sans réticence, d’un présent rendu » aimable » et socialement acceptable. Tel fut le pari de fidélité des sentiments – en partie réussi – mais rattrapé par le temps, qu’il convenait de tenir coûte que coûte pour vivre sereinement dans l’instant et s’approprier sans douleur d’un quotidien souvent trop prévisible.
« Les passantes » durent faire les frais de cette transformation imposée par une fureur de vivre dont elles ne pouvaient être désormais le moteur central. Dès lors, elles n’eurent d’autre perspective que de s’évanouir à leur insu dans les insondables brumes de notre mémoire. Il était dans l’ordre des choses, de n’y plus faire la moindre allusion. L’exclusivité des sentiments, gage d’équilibres incertains mais réels, imposait de s’automutiler spontanément de pans entiers de notre propre histoire pour garantir la paix des ménages et la nécessaire quiétude procréatrice.
D’instinct, elles comprirent que minuit avait sonné pour Cendrillon et que leur prince n’en était pas un. Elles privilégièrent alors d’autres compagnies que la nôtre, lassées sûrement de notre inconstance et de nos serments de pacotille. De peur d’être emprisonnées dans des déclarations sans lendemain, elles nous remercièrent, fermant définitivement la porte de leurs alcôves. N’écoutant plus nos ultimes requêtes, elles nous abandonnèrent, fortes de notre consentement implicite, à nos pitoyables utopies et à nos déclarations d’amour présumé éternel.
De la sorte, on recouvra une certaine forme de liberté d’aimer qu’on s’empressa de museler dans d’autres relations jusque ce que l’une d’entre elles soit déclarée pérenne.
Ainsi se construit une vie. Notre vie, joyeuse et comblée. Et les décennies s’écoulèrent sans encombre, presque sans embarras, hormis les classiques tracas domestiques que d’aucuns doivent affronter. Demeure juste aujourd’hui un parfum persistant d’inachevé et un zeste de mélancolie, dont on ne sait s’il annonce la fin d’un film à échéance rapprochée, un simple épisode ou s’il incarne l’impossible deuil de notre jeunesse et des sirènes qui l’ont enchantée.

Œuvre d’une artiste angevine contemporaine Catherine Terrien
Faut-il vraiment conclure? Sans doute pas, sinon pour témoigner que cet échafaudage de stratégies laborieusement imaginées pour échapper au passé et à ces passions obsolètes et désormais coupables, qui lui ont conféré jadis sa saveur, ne résiste pas à l’épreuve du temps. La durée n’est en effet d’aucun secours pour plonger dans une sorte de virtualité sans appel ce qu’on a d’abord aimé puis abandonné dans un lobe périphérique de notre mémoire cognitive. A la première occasion, les souvenirs se bousculent, intacts et exigeants comme si le temps s’était rétréci.
Ce fut mon cas récemment en apprenant avec une indicible tristesse – en consultant un moteur de recherche des décès en France – qu’une de ces inoubliables « passantes », éloignée de mon horizon depuis plus d’une décennie, était décédée prématurément au seuil de la retraite, il y a trois ans et demi dans un hôpital parisien…
Mon trouble fut de même intensité lorsque je découvris par le même biais numérique, la disparition à Angers, en mars 1983, à l’âge de trente quatre ans, de celle à laquelle un jeune homme de seize ans balbutia pour la première fois un » je t’aime »!
A ces deux-là, particulièrement, étoiles lumineuses et scintillantes de mon univers d’autrefois et aux quelques autres, qui disparurent de ma vie comme elles y étaient apparues, discrètement mais en laissant une trace indélébile, quel autre hommage puis-je désormais leur rendre, que de leur dédier ces quelques strophes extraites de la chanson de Brassens, « Les passantes »?
Je veux dédier ce poème
A toutes les femmes qu’on aime
Pendant quelques instants secrets
A celles qu’on connaît à peine
Qu’un destin différent entraîne
Et qu’on ne retrouve jamais
A celle qu’on voit apparaître
Une seconde à sa fenêtre
Et qui, preste, s’évanouit
Mais dont la svelte silhouette
Est si gracieuse et fluette
Qu’on en demeure épanoui
………….
Alors, aux soirs de lassitude
Tout en peuplant sa solitude
Des fantômes du souvenir
On pleure les lèvres absentes
De toutes ces belles passantes
Que l’on n’a pas su retenir

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