« Une saison en enfer » qu’Arthur Rimbaud rédigea au printemps 1873 après qu’il eut mit fin à sa liaison avec Verlaine qui, dans un accès de folie, avait failli le tuer, est un texte énigmatique comme la plupart des œuvres de ce poète hors norme.
Il s’agit d’un recueil de poèmes relativement courts, l’ébauche d’un ouvrage – pourrait-on dire – que l’auteur confie avec gravité et lucidité à son lecteur. Libre à ce dernier, comme souvent dans l’oeuvre de Rimbaud, d’y donner du sens, le sens qu’il veut, et même parfois plusieurs, au gré des circonstances et de ses humeurs, selon son inspiration du moment ou ses inclinations.
Ce livre surgit, telle une injonction de révolte, sourde et contagieuse, sombre et lumineuse, intimée sur un champ de ruines, celui des déboires sentimentaux et des déceptions de son auteur. Ecrit avec l’acharnement d’un désespoir qui se veut fécond, car ouvrant sur de nouveaux horizons, le récit est ciselé jusque dans sa ponctuation si singulière, celle perpétuellement déroutante, paradoxale et libertaire de Rimbaud. Rien n’est improvisé. Les mots, méticuleusement pesés, claquent comme des appels de détresse ou des cris de colère, sonnant la fin d’un déni, celui d’une insupportable et insaisissable réalité!
Ainsi, ces textes composent d’abord l’épilogue d’un drame, celui de Rimbaud. Mais d’un drame qui nous concerne aussi, car pour qui s’y laisse séduire, c’est celui d’un homme auquel nous ressemblons comme des frères. Un homme qui nous interpelle et qui nous émeut. Presque un siècle et demi après avoir été écrit, il persiste mystérieusement et miraculeusement à nous prendre à témoin et à nous sommer d’agir – comme dans toute l’oeuvre de Rimbaud d’ailleurs – dès lors qu’on accepte le difficile challenge de l’abandon de soi-même aux délires du poète…
Beaucoup de commentateurs se sont étripés à propos de ce texte à sésames multiples, mais tous ont fini par admettre que cet enfer qui torture le génie de Charleville n’est pas « définitif »!
Comme le soulignait, il y quelques années, Louis Forestier un des meilleurs connaisseurs de la prose et de la rime rimbaldiennes, Une saison en enfer « n’est pas un lieu où l’on entrerait, abandonnant toute espérance. Contrairement à celui du christianisme, il ne dure qu’un temps, une saison ».
L’enfer de Rimbaud est un terrain d’aventures et d’expérimentation, de souffrances aussi, qui, en dépit de la laideur d’un monde, dont il ne s’affranchit pas, annonce néanmoins une re-naissance et l’érection d’un nouveau monde! Son enfer nous est, à cet égard, étrangement contemporain. Presque familier!
Pour s’en rassasier, il faut le lire en principe sans se laisser distraire. Faute de quoi, comment le résumer ou même simplement l’évoquer autrement qu’en picorant presque arbitrairement, quelques mots ici ou là, ou bien en soulignant et signalant quelques bribes de phrases au travers des brefs chapitres de l’ouvrage:
Assez! Voici la punition. – En marche
Ah! les poumons brûlent, les tempes grondent! la nuit roule dans mes yeux, par ce soleil! le cœur … les membres…
Où va-t-on? au combat?Je suis faible! les autres avancent. Les outils, les armes…le temps!…
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J’ai avalé une fameuse gorgée de poison. Trois fois béni soit le conseil qui m’est arrivé! – Les entrailles me brûlent. La violence du venin tord mes membres, me rend difforme, me terrasse. Je meurs de soif, j’étouffe, je ne puis crier. C’est l’enfer
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Qu’il vienne, qu’il vienne
Le temps dont on s’éprenne.
J’ai tant fait patience,
Qu’à jamais, j’oublie.
Craintes et souffrances
Aux cieux sont parties.
Une saison en enfer n’est-elle pas un peu celle qui nous a tourmentés durant ce printemps! Si longtemps après avoir été écrite! Et prémonitoire d’un fléau bien actuel, épisode calamiteux ressenti et subi dans notre chair, tel un vibrion d’angoisse. Une malédiction enfin, peut-être inoculée d’en haut pour nous asservir, et fantasmée à l’extrême comme la préfiguration sidérante d’une authentique apocalypse, génocidaire de notre espèce.
Autant de circonstances affolantes qui ont conduit les illuminés du djihad à placer Dieu en quarantaine et » Daech à déclarer l’Europe zone à risque pour ses combattants qui ont filé se moucher dans des kleenex à l’eucalyptus au fond de quelque caverne syrienne ou irakienne » (Bernard-Henri Levy).
Un fléau extra-ordinaire donc – inédit comme on dit – colombe de la paix ici, facteur de guerre là, apaisant et inquiétant, et en partie produit – tel un fruit illégitime – par notre imaginaire saturé et conditionné par des médias d’information continue foisonnant d’experts bavards en blouse blanche… Devenus les caches-sexe inspirés des costards cravates – trois pièces – des éminences ministérielles frileuses et confinées dans les ors de la République, les nouveaux diafoirus prétendument « sachant » dictent désormais leurs lois liberticides au monde!
Rimbaud était bien des nôtres, avant la lettre. « Une saison en enfer » demeure d’actualité!
Merci d’avoir écrit – si bien – sur Rimbaud, un des rares auteurs que je lis à l’infini…
Pendant le confinement, j’ai fait lire à mes élèves ceci :
« Dans un grenier, où je fus enfermé à douze ans, j’ai connu le monde, j’ai illustré la comédie humaine. Dans un cellier j’ai appris l’histoire. À quelque fête de nuit, dans une cité du Nord, j’ai rencontré toutes les femmes des anciens peintres. Dans un vieux passage à Paris on m’a enseigné les sciences classiques. Dans une magnifique demeure cernée par l’Orient entier, j’ai accompli mon immense œuvre et passé mon illustre retraite. J’ai brassé mon sang. Mon devoir m’est remis. Il ne faut même plus songer à cela. Je suis réellement d’outre-tombe, et pas de commissions. »
Arthur Rimbaud- Les Illuminations, Vies, III, 1886.
Pour évoquer les voyages « immobiles »… J’espère que certains y auront été sensibles. Si je leur ai inoculé le virus rimbaldien – inoffensif celui-là ! – j’en serais si heureuse…
Quel texte admirable, que vous avez exhumé là! Merci pour vos élèves et pour nous tous, dont moi qui lis et, à votre exemple, redécouvre « à l’infini » Rimbaud.