Après huit années d’armée et de combats en Algérie, au Maroc et enfin à partir de l’automne 1916 sur le Front français, le chasseur d’Afrique Marcel Pasquier (1892-1956) avait au moins deux bons motifs d’être optimiste en cette fin d’année 1918. Le premier motif partagé par tous les soldats fut évidemment l’armistice si longtemps attendu, signé dans la clairière de Rethondes en forêt de Compiègne au petit matin du 11 novembre, qui mettait fin, le jour même à onze heures, aux affrontements meurtriers et aux tirs d’artillerie sur l’ensemble des lignes de front. Il libérait enfin les combattants des différentes armées en présence de cette angoisse permanente de la mort qui les tenaillaient depuis quatre ans.
La seconde raison qu’avait Marcel d’entrevoir l’avenir avec une certaine sérénité, était son mariage, le 21 octobre 1918 au Lion d’Angers, avec une jeune lionnaise, de cinq ans sa cadette, Marguerite Cailletreau (1897-1986), rencontrée au cours de l’été 1916, alors qu’il était en permission chez son oncle Baptiste Pasquier, habitant du bourg. Au soir de sa vie, Marguerite disait que ce fut un coup de foudre réciproque. Pudique, Marcel n’a, pour sa part, laissé aucun témoignage direct sur cet épisode, mais, dès l’automne 1916, il a « biffé » de son carnet intime, les adresses de ses autres amies de cœur. « Biffé » mais pas « effacé »! On ne sait jamais…
Quoiqu’il en soit, l’hypothèque de la poursuite du massacre étant levée, il pouvait entrevoir l’avenir avec sérénité et se laisser aller à rêver d’une vie familiale paisible avec son épouse. Leur lune de miel avait été malheureusement écourtée, puisque moins d’une semaine après les noces, il dut rejoindre son régiment.
En conséquence, dès le 3 novembre 1918, Marcel se retrouvait en première ligne sur les rives de la Meuse dans la boucle de Saint-Mihiel au sud de Verdun aux côtés des troupes américaines…
Par la suite, jusqu’à l’armistice, il participa à toutes les offensives des armées alliées. D’ailleurs, durant ce dernier mois de guerre, l’armée allemande démoralisée et mal ravitaillée par des bases arrière désorganisées du fait de l’agitation révolutionnaire à Berlin, ne cessa donc de battre en retraite.
C’est dans ce contexte, à l’issue d’avancées victorieuses ininterrompues qu’au jour de l’armistice, son escadron, le quatrième escadron du sixième régiment de chasseurs d’Afrique avait atteint Saint-Pierre-sur-Vence dans le département des Ardennes. C’est là que Marcel entendra le clairon sonner la fin des hostilités. Il se trouvait alors à moins de cent kilomètres des lieux de son enfance, à Vervins en Thiérache où vivaient encore ses parents dans une zone occupée par l’ennemi depuis quatre ans….
Après quelques jours à Saint-Pierre-sur-Vence, l’arme au pied, mais prêt à intervenir en cas de violation du cessez-le-feu, le sixième régiment de chasseurs d’Afrique, conformément aux clauses de l’armistice, remonta via la Belgique et le Luxembourg vers l’Allemagne tandis que les divisions allemandes devaient parallèlement se retirer – sous quinzaine – des régions picardes, lorraines et alsaciennes, sous leur botte depuis l’été 1914. Elle devait de surcroît évacuer toute la rive gauche du Rhin.
Pour Marcel, la frontière allemande en Rhénanie Palatinat fut franchie le 10 décembre 1918, presque en même temps que les troupes américaines. En effet, les conditions d’armistice imposées à l’Allemagne comportaient l’occupation par les alliés des têtes de pont de Mayence, Coblence et Cologne sur la rive droite du Rhin et l’instauration d’une zone neutralisée de dix kilomètres sur cette même rive droite de la Hollande à la Suisse…
Entre décembre 1918 et juin 1919, Marcel fut donc modestement un acteur de cet ultime épilogue de la Grande Guerre, au cours duquel, au fil des cantonnements successifs de son escadron, il descendit le Rhin jusque dans le Bade-Wurtemberg et en Forêt Noire…
Cette occupation militaire n’avait rien, par principe, d’une escapade touristique sur les bords du légendaire Rhin romantique de la Lorelei, mais ce n’était pas non plus la guerre… Dans ses carnets, Marcel observe que les habitants de ces régions occupées dorénavant par les alliés, et qui avaient été relativement préservés par la guerre, sont « serviables » mais que naturellement, ils « n’aiment pas beaucoup les français ».
Curieusement, bien qu’il ne s’en explique pas, il les trouve » mal habillés quoique vêtus de costumes chers ». Il concède cependant à ces paysans rhénans qu’ils « travaillent beaucoup ». En fin de compte, le pays lui fait une « assez bonne impression ».
La vallée du Rhin et ses coteaux semblent le fasciner, comme je le fus également moi-même, bien des décennies plus tard, chaque fois que j’eus le privilège de parcourir ces mêmes lieux qui inspirèrent Goethe et tant de poètes!
Guillaume Apollinaire (1880-1918)
Le mai le joli mai en barque sur le Rhin
Des dames regardaient du haut de la montagne
Vous êtes si jolies mais la barque s’éloigne
Qui donc a fait pleurer les saules riverainsOr des vergers fleuris se figeaient en arrière
Les pétales tombés des cerisiers de mai
Sont les ongles de celle que j’ai tant aimée
Les pétales flétris sont comme ses paupièresSur le chemin du bord du fleuve lentement
Un ours un singe un chien menés par des tziganes
Suivaient une roulotte traînée par un âne
Tandis que s’éloignait dans les vignes rhénanesSur un fifre lointain un air de régiment
Ainsi, à la date du 8 mai 1919, alors que son régiment était basé à Eckarsweier, non loin de Fribourg-en-Brisgau dans le Bade-Wurtemberg , il écrit :
Je me suis mis en tête de faire une grande promenade. Je suis parti à midi et demi et suis allé jusqu’à Willstät à six kilomètres de Eckartsweier et, de là, à Kork, puis à Bodersweier, et de Bodersweier à Kehl (au bord du Rhin en face de Strasbourg) et enfin, je suis retourné à Eckartsweier…
Ce jour-là, il est manifestement en grande forme. Une condition physique, somme toute normale, pour un jeune homme de vingt-sept ans, qui ne ressent de ses années de guerre qu’une légère douleur – au demeurant persistante – dans la « région trochantérienne » gauche – globalement la région de la fesse au haut du fémur – souvenir d’une blessure par balle de gros calibre en 1912 au Maroc.
Lors cette balade, il aura tout de même parcouru, quelques vingt-cinq kilomètres en moins de deux heures et demi, dans les paysages superbes et vallonnés des confins de la Forêt Noire et par un temps qu’il qualifie lui-même de splendide. Toutefois il ne précisa pas s’il s’était déplacé à cheval ou à pied!
En résumé, ce 8 mai 1919, tout semblait aller pour le mieux dans le meilleur des mondes… De surcroît, malgré les obligations du soldat, dont il ne pouvait s’affranchir, il semblait disposer quasiment « à vau-l’eau » d’un temps personnel non contraint et bénéficier manifestement de loisirs.
En sa qualité d’infirmier depuis la mi-août 1918, il n’était en effet plus tenu comme le cavalier qu’il était auparavant, d’effectuer les corvées quotidiennes liées à l’entretien des montures et au nettoyage des écuries. Pendant les hostilités, si l’on en juge par ses écrits, la fonction d’infirmier n’avait rien d’une sinécure. constamment occupé à soigner les plaies, les aseptiser, effectuer des pansements ou encore apporter les premiers soins à des victimes de gaz asphyxiants ou « vésicants ». Et souvent, accompagner des mourants démembrés par des obus et transpercés à la baïonnette! Après les assauts et les bombardements, la tâche était risquée et éprouvante tant moralement que physiquement.
Mais, depuis le cessez-le-feu, le va-et-vient des brancards, transportant des hommes ensanglantés s’était interrompu et les infirmeries des unités de combat s’étaient progressivement vidées de leurs « gueules cassées » qui avaient toutes rejoint les hôpitaux militaires de l’arrière… Ne restaient désormais que les malades souffrant de pathologies « classiques » ou supposées telles comme cette « foutue » grippe – importée, disait-t’on, par le corps expéditionnaire américain. Cette grippe sévissait dans les rangs depuis avril 1918, sans gravité notable au début.
Mais, depuis l’automne 1918 jusqu’au printemps 1919, sa contagiosité et sa virulence s’étaient considérablement accrues. On l’appelait la « grippe espagnole » bien qu’elle se fût déclarée aux Etats-Unis au printemps 1918. Une rumeur prétendait même que cette maladie avait été provoquée par des conserves alimentaires venues d’Espagne contaminées par des agents allemands. La réalité était autre. Elle est désormais connue et son origine, comme l’actuelle pandémie, serait à rechercher en Chine.
Les symptômes étaient presque toujours les mêmes chez les jeunes soldats qui en étaient atteints, et qui, ayant échappé à la mort pendant la guerre, voyaient leur vie menacée par une grippe, une fois la paix revenue. Les premiers signes de la maladie se manifestaient d’abord sous la forme d’une forte fièvre parfois accompagnée d’une extrême fatigue et de céphalées épouvantables. S’ensuivaient généralement des troubles respiratoires plus ou moins importants, qu’on appelait de façon générique des « bronchites ». En quelques jours, ils pouvaient conduire un infortuné soldat au seuil de la mort, du fait notamment de surinfections bactériennes favorisées par un affaiblissement concomitant de leur système immunitaire et bien sûr, à l’époque, de l’absence d’antiobiotiques!
Toutefois, à la différence de la pandémie virale actuelle imputable à un coronavirus, dont les formes gravissimes semblent surtout concerner les personnes les plus âgées des populations, la grippe de 1918-1919 – d’ailleurs imputable à un virus différent (de type H1N1) s’attaquait surtout à de jeunes adultes entre vingt-cinq et trente ans.
Heureusement la plupart des poilus en réchappait mais certains, malgré tout, en conservèrent des stigmates et furent affligés d’handicaps, y compris après leur guérison officielle… Ce fut probablement le cas de mon grand-père Marcel, qui dut en outre endurer, sa vie durant, des difficultés de mobilité, liées à sa blessure de 1912, se surajoutant aux conséquences d’un paludisme ancien contracté comme chasseur d’Afrique dans le Maghreb entre 1911 et 1916!
En mai 1919, Marcel Pasquier se trouvait donc sans conteste, dans le cœur de cible de la « grippe espagnole », le risque étant amplifié par son affectation à l’infirmerie du régiment, et aux soins qu’il devait prodiguer aux malades sans que nécessairement toutes les précautions fussent prises.
Néanmoins, sa santé ne souffrit d’aucune alerte notable jusqu’à la fin mai 1919.
Le 17 mai, son escadron changea de lieu de garnison pour rejoindre la caserne Saint-Nicolas à Strasbourg. Et à cette occasion, Marcel dit sa satisfaction d’avoir participé à la revue du colonel et au défilé qui s’ensuivit. Tout donne même à penser qu’il visita ensuite la capitale de l’Alsace redevenue française, qu’il la trouva « belle » ainsi qu’il le mentionne dans son précieux petit carnet de guerre…
C’est sans doute vers le 25 ou 26 mai 1919 que son état de santé commença à se dégrader et qu’il suscita de l’inquiétude, notamment chez ses collègues, les autres soignants du régiment…
En tout état de cause, il fut admis le 27 mai 1919 à « l’hôpital 10 A à Neudorf -Strasbourg », en raison comme le précise le billet d’admission, hâtivement renseigné par un médecin auxiliaire – d’un « état grippal au cours du service ».
Ce diagnostic initial n’évoluera pas fondamentalement.
A son départ de l’hôpital de Strasbourg, le jeudi 12 juin 1919 – soit deux semaines plus tard – le médecin traitant se contentera de préciser que Marcel Pasquier fut victime d’une « bronchite grippale » et préconisera un mois de convalescence, répartie en une permission de dix jours qu’il passera auprès de sa jeune épouse au Lion d’Angers, et en un séjour de vingt jours dans un établissement hospitalier spécialisé.
Dès le samedi 14 juin 1919, il rejoindra donc le Lion d’Angers.
Dix jours plus tard, il sera admis à l’hôpital militaire de Bligny en région parisienne (ancienne Seine-et-Oise et désormais en Essonne) qui, en tant qu’annexe et sanatorium de l’hôpital Dominique Larrey de Versailles accueillait depuis 1914, des sous-officiers et soldats atteints de tuberculose et de diverses affections pulmonaires…
Marcel y résidera une quinzaine de jours, car selon son carnet, il est présent à Angers, au 14 juillet 1919. Il est en permission libérable et d’ailleurs le 19 juillet 1919, après plus de huit ans sous les drapeaux, il fut enfin démobilisé…
La grippe espagnole lui aura épargné la vie sans que l’on sache précisément la gravité de son affection.
Mais elle lui aura laissé des séquelles. C’est la raison pour laquelle le médecin-chef du Centre de Réforme d’Angers, constatant en 1922, son « état général médiocre » proposa qu’on lui octroie une pension d’invalidité de 40% justifiée par » une induration du sommet pulmonaire. Susmatité sus-épineuse et sous-claviculaire »…
Autrement dit, il souffre d’une forme de fibrose pulmonaire, qui lui occasionnera par la suite des troubles fonctionnels respiratoires…
Mais la période de l’entre-deux guerres est déjà à l’économie des finances publiques au détriment des petites gens.
Ainsi, bien que le diagnostic des médecins de l’administration ne fasse état d’aucune amélioration de son état de santé et même qu’à l’inverse, ils précisèrent que Marcel était affecté d’une sclérose pulmonaire du sommet droit , le chef de bureau « compétent » – un certain Lescamel – du ministère des Pensions, des Primes et des Allocations de guerre, crut bon dans sa grande sagesse, de considérer qu’il s’agissait d’un handicap mineur. En conséquence, il lui « rabota » par deux fois son taux d’invalidité pour le ramener en 1927 à 10%! Ce qui réduisait d’autant sa rente!
Le zélé fonctionnaire dont on ne sait d’ailleurs s’il fut lui-même un ancien combattant ou simplement un rond-de-cuir planqué, s’était déjà signalé en 1923 en décidant d’autorité que la douleur – certes supportable – ressentie à la jambe par Marcel du fait de sa blessure par balle en 1912 n’ouvrait pas droit à pension.
Selon lui, un léger boitillement à vie n’était en rien une gêne!
En guise d’épilogue, au moment où la France entière est menacée par une pandémie virale mortifère d’ampleur inédite et comparable par ses effets et par l’effroi qu’elle provoque à l’épidémie de grippe espagnole de 1918-1919 (qui fit -pense-t’on- vingt millions de morts dans le monde) il est bon de se rappeler que l’humanité au cours de son histoire vécut et surmonta de nombreuses tragédies analogues.
Aujourd’hui, nous sommes certainement mieux gréés techniquement et scientifiquement que jadis pour y parer, et parvenir à vaincre la maladie. Cela suppose d’abord d’être solidaires et disciplinés dans la mise en oeuvre des consignes de prévention et des mesures barrière pour freiner la contagion.
Faire preuve ensuite d’optimisme et se convaincre, coûte que coûte, qu’on peut toujours progresser pour domestiquer des phénomènes qui nous sont a priori très défavorables ! Cela suppose de croire un peu dans les progrès de la science pour déjouer les mécanismes mortifères de ces virus qui nous font la guerre.
Et enfin, on peut aussi miser sur la chance et croiser les doigts car l’expérience multiséculaire des épidémies dévastatrices d’origine bactérienne, bacillaire ou virale montre qu’elles disparaissent toujours des radars à un moment ou à un autre, au cours des changements de saisons ou au hasard d’une mutation génétique de l’agresseur. Et ce, sans qu’on sache précisément pourquoi.
S’agissant du cas particulier de mon grand-père, ce n’est pas la grippe espagnole qui l’a tué, ni la guerre, ni la tuberculose à laquelle il a également échappé, mais une des maladies dégénératives des temps modernes, un cancer… Et même d’un parmi les plus redoutables et toujours incurables, le cancer du pancréas. C’était en 1956!
PS : L’hôpital de Bligny dans l’Essonne, dans lequel Marcel Pasquier effectua sa convalescence en 1919, fut rendu à sa vocation d’hôpital civil après guerre. Devenu un Centre hospitalier privé, c’est celui – coïncidence troublante – au sein duquel son fils Maurice Pasquier vécut les ultimes jours de son existence et où il décéda le 6 novembre 2017 dès suites d’un cancer du pancréas… Étrangement, de la même maladie que celle qui emporta Marcel en 1956! .
merci pour ce billet ! Le confinement est difficile, mais il a eu pire. Que sera la célébration de la fin d’une autre guerre, 75 ans après ? Celle de la libération des camps ? Je dois dire que ce n’est pas là le moindre de mes soucis ! Portez vous bien, amitiés du Santerre, mv
Merci. Bonnes questions effectivement. Comment célébrer la libération d’un univers carcéral, concentrationnaire et génocidaire alors qu’on est assigné à résidence pour parer aux méfaits d’un virus criminel? Joyeuses Pâques quand même…Amitiés
Oui bonnes Pâques quand même; A mon Ehpad j’ai appris qu’une assoc. mais j’ignore laquelle, est venue nous donnNer des fritures en chocolat; – marque Jacot – J’ai aussi vu à la télé que le chocolat Cémoi… a dû arriver dans plein d’autres établissements. J’envoie aussi des vœux à ma famille proche en copiant-collant « les glorieuses Pâques de 1917″ de mes parents. C’était aussi une autre guerre. Pour les lecteurs de ce blog, allez y voir 103 ans après. Courage à tous, je suis dans 23 m2 et je ne peux ouvrir que ma fenêtre. Mes jardinières n’ont plus de fleurs !!! Mais espoir du renouveau (o hanna mi ») en japonais mon orchidée continue à faire deux petite pousses.