Tout le monde, je suppose, aura spontanément compris à la lecture du titre de cet article, que le lit dont il s’agit ici, est celui d’Anatole France (1844-1924), ce fils de libraire parisien devenu académicien et auquel fut attribué le prix Nobel de littérature en 1921.
Pour les progressistes en outre, Anatole France qui ne saurait se résumer à ses seuls écrits, est celui qui, parmi les premiers, dénonça le génocide arménien en 1916. C’est aussi l’ami de Zola et de Jaurès, sympathisant de la première Internationale, et qui fut également un des « dreyfusards » de la première heure. C’est enfin celui qui, avec Francis Charles Dehault de Pressensé (1853-1914) et Ludovic Trarieux (1840-1904), figura au premier rang des fondateurs de la Ligue des Droits de l’Homme en 1898.
Depuis près d’un siècle, Anatole France, poète et écrivain au style éclatant et prolixe bien que venu relativement tardivement à la littérature, est crédité, presque à l’égal de Jaurès et de Clemenceau, d’une stature morale indiscutable. D’ailleurs, la plupart des villes de France lui rendirent hommage en donnant son nom à de nombreuses rues, à des places et à des avenues, en concurrence, non seulement avec les deux personnages historiques précités, mais aussi avec le Maréchal Foch et le Général de Gaulle. Ainsi l’avenue qui longe le Musée d’Orsay sur la rive gauche de la Seine s’appelle l’avenue Anatole France! Elle conduit logiquement à l’Assemblée Nationale, le cœur battant de la France…
Mais, pour l’heure, c’est de son « lit bateau » ou présumé tel, dont il s’agit! Car ce plumard joua un rôle dans la vie de certains de mes proches. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle je souhaite évoquer sa singulière histoire aujourd’hui! Ce lit que, pour la cause, je qualifierai désormais d' »historique » est un authentique lit bateau avec sa courbure caractéristique et ses chevets identiques. Il est en tous points semblable à ceux qui firent flores sous le Directoire. Mon sujet du jour en bois fruitier ne remonte peut-être pas à cette lointaine époque, mais, ayant été manifestement façonné par un artisan ébéniste d’antan, il date certainement du milieu du dix-neuvième siècle, peut-être même d’une époque légèrement antérieure, la Restauration ou la fin du Premier Empire, où il était de mode d’en posséder un dans la chambre à coucher parentale des milieux bourgeois de province.
Evidemment, au cours de son existence, Anatole France a du occuper, fréquenter ou emprunter bien d’autres lits, tantôt pour une seule nuit d’ivresse en aimable compagnie, tantôt pour une demi-heure de plaisir furtif et délicieusement « coupable », et, le plus souvent, pour simplement se reposer et s’endormir bourgeoisement.
Ces lits de passage ou de passade en conclusion exquise de marivaudages, plus frivoles et appuyés que littéraires, furent plus nombreux qu’on ne le soupçonnerait en regardant les photographies du patriarche sévère et vieillissant, prises au début du vingtième siècle. De nos jours, notre homme n’échapperait pas au regard inquisiteur des mères la morale antiporcine! En effet, selon ses biographes, Anatole France avait la réputation d’entretenir des relations multiples et complexes avec les femmes ou, si l’on préfère, d’avoir une vie amoureuse assez riche!
Officiellement et officieusement, notre héros national contracta d’ailleurs plusieurs unions connues. Mais de ces lits successifs et parfois simultanés, n’est née – à ma connaissance – qu’une seule enfant, une petite fille prénommée Suzanne (1881-1918) qui mourut à trente sept ans de la grippe espagnole!
Il est plus qu’improbable que cette fille unique de l’écrivain, issue de son mariage peu heureux en 1877 avec Valérie Guérin de Sauville ait été conçue dans ce lit. A moins que ce fût en 1880 ou 1881, au cours de l’une des – sans doute – très rares visites, qu’Anatole aurait effectuées en amoureux en compagnie de son épouse en Anjou dans la famille Thibault, sa famille paternelle.
Car ce « lit » qui attend certainement aujourd’hui un éventuel acheteur chez un brocanteur ou un antiquaire nantais, vient d’Anjou. Si l’on peut raisonnablement présumer qu’Anatole France y a passé quelques nuits lors de ses passages dans le Val de Loire, l’histoire de ce lit s’est prolongée bien au-delà des escapades ligériennes ou des séjours familiaux de l’écrivain.
En fait, au tout début des années vingt, il devint le lit conjugal de Michel Joseph Gallard (1896-1962) et de Germaine Eugénie Turbelier (1896-1990), la sœur de mon grand-père maternel. Ils s’étaient mariés à Angers le 11 février 1920 après que Michel qui s’était très courageusement comporté pendant la guerre et y avait été blessé, fut démobilisé et rendu à la vie civile.
Ainsi, ce lit qui avait peut-être servi en son temps au repos d’un grand écrivain, abrita les amours légitimes de Michel et de Germaine. C’est sans doute dans ce lit que furent conçus leurs trois enfants et c’est entre ses montants de bois que naquirent deux d’entre eux.
On sait aussi que la petite dernière de la fratrie – que les lecteurs de ce blog connaissent sous le pseudonyme de Rose l’Angevine – le récupéra parmi le mobilier de sa mère, lorsqu’elle dut quitter son domicile, il y a environ trente ans. Elle l’adopta et il devint « son » lit jusqu’en 2018, date à partir de laquelle, elle décida à son tour de quitter sa maison des Couets à Bouguenais dans la banlieue nantaise, et donc de s’en séparer!
Ces aventures et pérégrinations du lit bateau, peu banales ne résultent pas seulement du hasard. Comme en toute chose, intervint aussi la nécessité!
En effet, au lendemain de la première guerre mondiale, un jeune ménage qui ne disposait pas de grands moyens financiers pour se meubler, n’avait guère d’autre option pour se procurer l’essentiel dont le lit conjugal, que d’acheter d’occasion!
C’est ainsi que Michel Joseph Gallard et Germaine Eugénie Turbelier qui étaient tous les deux, employés de banque à Angers dans une succursale du Crédit Lyonnais, achetèrent à un certain Thibault, leur chef de service, ce lit bateau.
Or ce Thibaud était le cousin germain d’Anatole France. Lequel, pour l’état civil s’appelait en réalité » François Anatole Thibault ».
Lui était né à Paris, mais son père François Noël Thibault, qui fut le premier à user du pseudonyme « France », avait vu le jour en 1805 à Luigné un petit village angevin du Val de Loire, situé à proximité de Brissac.
C’est ainsi que ma grande-tante d’abord, puis ma cousine ensuite dormirent successivement dans le même lit qu’un prix Nobel de littérature… A tout le moins de son cousin! Mais, en tout bien, tout honneur, hors de la présence du grand séducteur qui l’avait déserté de longue date après y avoir effectué quelques furtives intrusions.
Furent-elle hantées par son fantôme, les nuits sans lune?
Quant au lit, il dort certainement aujourd’hui, anonymement, dans l’entrepôt d’un garde-meuble en attente d’un vide-grenier dominical. Désormais il ne livrera plus ses secrets à quiconque, confondu dans la masse des buffets Henri II ou des armoires normandes, délaissés au profit d’IKEA, qui attendent vainement d’être désirés.
Ce lit bateau, comme les meubles en « bois d’arbre » et néanmoins sculptés Renaissance espagnole – style guerrier, ne correspondant plus aux goûts ni aux besoins des générations suivantes, a fait partie d’un « débarras » grâce à une entreprise spécialisée. Par ailleurs, son histoire n’étant pas très précise, il aurait été vain, comme me l’avait suggéré une commentatrice de ce blog, de le présenter à l’émission « affaire conclue ».
J’ai néanmoins recherché la preuve du cousinage de l’ancien propriétaire X… Thibault avec Anatole France. Mes parents disaient qu’il était cousin germain, maintenant je me demande s’il n’était pas « remué de germain ». Mes parents l’appelaient « le Père Thibault » D’après les courriers en provenance de mes parents, j’ai trouvé que celui-ci, leur chef de service « de la conservation » du Crédit Lyonnais d’Angers, était malade aux environs du 12 novembre 1916. Le 8 janvier, mon père, répondant à ma mère, écrivait que « décidément le « Père Thibault » devient plus sociable. Enfin, le 23 mai 1917, ma mère est en attente d’un congé qui doit être décidé par le sieur Thibault. Dans les jours suivants, le congé a été accordé mais pour une semaine.
A défaut de preuve, je me suis penchée sur la descendance de notre Anatole. Effectivement sa fille est partie suite à la fameuse grippe espagnole en 1918. Mais, de son second mariage avec Michel Psichari, elle mit au monde un fils, Lucien. Michel Psichari, ainsi que son frère Ernest sont décédés lors de la première guerre mondiale. De ce fait, Lucien, devenu orphelin, fut, à l’âge de l’adolescence, recueilli par son grand-père qui vivait alors à St-Cyr-sur-Loire, dans un domaine nommé La Bechellerie. Le grand-père ayant finalement épousé une dernière compagne, son testament partagea entre eux ses biens. Ainsi, La Bechellerie fut entretenue par son petit-fils Lucien (1908-1992 semble-t-il). Celui-ci était descendant des deux côtés paternels et maternels d’écrivains (petit-fils donc d’Anatole France et arrière-petit-fils d’Ernest Renan), bon sang ne saurait mentir, Lucien Psichari nous a laissé aussi « Le Chien à la Pierre » et « Ma Suzon chérie » – œuvre dédiée à sa mère Suzanne Thibault.
Je reste sur ma faim (pour le moment et malgré beaucoup de recherches) pour trouver : le prénom du « Père Thibault », éventuellement sa parenté exacte et peut-être si Anatole France a encore une descendance de nos jours. Si l’association généalogique du Crédit Lyonnais trouve une piste pour m’aider… Précisions : Germaine Turbelier fut la 5ème femme employée à Angers. Mon père Michel-Joseph Gallard en a fait connaissance à « la conservation » d’Angers. Ils se sont mariés il y a bientôt cent ans le 11 février 1920 à Angers. Merci de prendre contact avec l’auteur du « 6bisruedemessine » !
Merci pour cet excellent commentaire qui nous en dit un peu plus sur le lit bateau d’Anatole et sur ses propriétaires… J’ai compris que les recherches continuaient et qu’elles étaient conduites par celle qui y a dormi des années durant! On en saura peut-être un peu plus un jour sur la parentèle angevine d’Anatole France… Un très grand merci en attendant une suite éventuelle.
Une enquête bien alléchante ! J’espère qu’il y aura un jour de nouveaux éléments pour que ce lit bateau continue de voguer au milieu des souvenirs…
Merci pour votre mot…Espérons effectivement que la croisière se poursuive.
Bientôt, le 11 février 2020, il y aura 100 ans que mes parents s’étaient mariés. En effet, Michel Joseph Gallard (dont il a déjà été question dans ce blog), à peine revenu à la vie civile et ayant retrouvé son emploi au service de la « conservation des titres » du Crédit Lyonnais, épousa sa fiancée Germaine Eugénie,Ernestine Turbelier. qui travaillait au même service. Celle-ci quitta ses parents et le quartier de la Madeleine pour vivre au quartier de la Baumette (12 promenade de la Baumette) avec son mari et ses beaux-parents Gallard, lesquels, devinrent les gardiens vigilants de mon frère aîné, Joseph, né, comme Maman aimait à le rappeler, 9 mois et 12 jours après leur mariage. Cette situation dura jusqu’à la naissance de mon frère Michel, né le 10 avril 1927, date à laquelle il fut convenu que ma mère cessa son activité au Crédit Lyonnais, car comme on me l’a conté jadis, » les grands-parents devenaient vieux ». Je n’ai pas connu le grand-père Michel, parti en 1932 à 84 ans et la grand-mère Marie-Joséphine Papin décéda subitement en janvier 1940, alors que mon père se trouvait une fois de plus au front en tant qu’officier de réserve et ce malgré ses 3 enfants (j’avais juste 11 mois lors de la déclaration de guerre). J’ai ces semaines-ci beaucoup cherché les cousinages de notre Anatole France et, en souvenir du centenaire du mariage de mes parents, j’ai préparé un article qui paraîtra bientôt, sans certitude d’avoir « déniché » qui était le « Père Thibault de mes parents !
Beau commentaire et émouvant. Merci