Nous ne savions presque rien de ses intentions pour « l’après » de ce jour où il nous quitterait.
Ce qu’on savait, c’est ce qu’on avait appris au cours de l’été 2017: on lui avait diagnostiqué un cancer incurable, auquel il s’attendait, disait-il! Dès lors, il se douta – et nous aussi – que le compte à rebours était désormais enclenché et que nécessairement le terme serait proche! Une affaire de semaines ou au mieux de quelques mois.
Chaque jour, on mesurait avec angoisse et une sorte de voyeurisme bienveillant et filial, l’évolution de ce mal dont avait été aussi victime son propre père, soixante ans auparavant. La maladie, sournoisement, alternait des phases de répit et donc d’espoir, de plus en plus brèves et d’autres de plus en plus fréquentes, où la souffrance et la fatigue, progressivement intolérables, demeuraient rétives à toute médication.
Tous, nous redoutions le jour où cette impitoyable échéance prendrait fin, cultivant, malgré tout, l’idée folle qu’il pourrait fêter en décembre avec toute la famille le soixante dixième anniversaire de son mariage avec notre mère.
Lui, parce qu’il était habité d’une foi de charbonnier, disait aborder sans crainte cette ultime étape de son existence, qu’il interprétait comme la promesse d’une renaissance éternelle dans les bras de son créateur. Nous, plus prosaïquement, nous n’y voyions qu’un basculement dans un incompréhensible néant sans doute infiniment plus complexe et inattendu que l’amour divin auquel il n’avait cesse de se référer!
L’heure n’était cependant plus aux controverses ou aux embrouilles métaphysiques; aussi, lorsque, sur son initiative, on évoquait sa mort prochaine, c’était plutôt sous forme de litote apaisante et complice, en nous efforçant de valoriser le bilan de sa vie, d’une vie qui, certes s’achevait mais qui, en dépit de ses dénégations, de ses regrets et peut-être de ses remords secrets avait été exemplaire et bien remplie.
On parlait donc de la mort avec légèreté, mais sans trop s’attarder comme s’il s’agissait d’un élément de décor, d’un prérequis contractuel ou d’une condition initiale et finale de l’existence, chacun gardant pour soi, son questionnement, ses certitudes ou ses incertitudes sur la transcendance: lui s’en tenait à la révélation divine, et nous à l’hypothèse parmi d’autres d’une chute sans fin dans un des insondables précipices, pleins de vide, de notre espace-temps!
Mais sur les modalités précises de la suite immédiate, sur les rites de passage dans l’autre monde, Maurice Pasquier (1926-2017), notre père, ne s’était confié à personne, sauf pour dire que c’est sa foi en Dieu qui avait orienté sa vie et qu’il souhaitait, par conséquent, que le jour venu soit organisée une célébration religieuse d’adieu, ou plutôt d’au-revoir. Il nous avait aussi informé de sa décision de faire don de son corps à la science et nous avait même sollicité pour l’assister dans les démarches administratives nécessaires.
C’était il y a deux ans. Ce qui devait être accompli le fut. Au mieux, selon nous, en espérant que, diacre et curé en piste, témoignages à l’appui, c’était conforme à ce qu’il aurait souhaité! Au moins dans la forme, sinon sur le fond!
Notre surprise fut donc grande, lorsque, tout récemment, en tentant de classer les nombreux manuscrits qu’il avait laissés, on découvrit des « directives » que l’on ne connaissait pas pour l’organisation de ses obsèques…
Il souhaitait en particulier que soit « joué Le Boléro de Ravel », en guise d’ » Introibo » dans l’église saint Fiacre de Massy! Il souhaitait également que soit lu, ce jour-là un ultime message qu’il avait rédigé à l’adresse de sa famille et de ses amis.
Par la force des choses, ces souhaits qu’il n’avait pas exprimés, n’ont pu être respectés à la lettre.
Ils ne les avaient pas formulés auprès de l’un de nous, et pour autant, il ne s’agissait pas d’une idée fugace, hâtivement inscrite sur le papier et ensuite abandonnée. Sur plusieurs versions ou réécritures, il reprenait la même trame pour cette cérémonie religieuse, et dans tous les cas, le Boléro de Ravel apparaissait en premier.
Ce choix d’une musique profane en préambule de la messe des morts pouvait d’ailleurs étonner de la part de quelqu’un de profondément croyant, militant chrétien assidu, et qui, en outre, ne passait pas pour un mélomane averti et compulsif. La suggestion d’un Requiem ne nous aurait en revanche pas étonnés! Non plus que nous aurions été surpris s’il nous avait demandé de ressusciter le répertoire du Père Duval (1918-1984), « la calotte chantante » de Georges Brassens et star des cercles angevins de l’Action catholique ouvrière dans les années soixante.
Combien de fois, l’ai-je en effet entendu chantonner le succès du jésuite à la guitare, » Le ciel est rouge, il fera beau » les dimanches matin rue de Messine, concurremment avec le premier couplet du Chant des Partisans de Kessel et Druon!
Ami, entends-tu le vol noir des corbeaux sur nos plaines …
Mais « Le Boléro de Ravel » ! C’est à peine si l’on se souvient que cette musique de ballet, envoûtante et lancinante, obsédante et répétitive, figurait parmi celles que notre père et notre mère écoutaient régulièrement à Angers sur leur électrophone Ducretet-Thomson.
Et pourtant, c’est cette musique qui sûrement évoquait un moment important de sa vie ou un émoi esthétique particulier et inoubliable, qu’il avait choisie comme préambule pour le rite de ses adieux…
Nous l’ignorions lorsqu’il décéda le 7 novembre 2017.
Il avait formulé cette demande par écrit en espérant peut-être qu’on mettrait rapidement la main sur son manuscrit!
Ce ne fut pas le cas et ce n’est qu’en septembre 2019, que je pris connaissance, avec émotion, de cette requête, plusieurs fois réitérée dans les documents épars qu’il avait rangés en vrac dans une pochette.
Non seulement, il y faisait part de ses vœux pour ses obsèques, mais il y dressait aussi une sorte de bilan succinct de son existence, dans le même temps où il réaffirmait ses convictions de toujours et justifiait certains de ses choix.
Ces textes dont un seul est daté (du 2 juillet 2014) pourraient passer pour des brouillons si l’on prenait le parti de méconnaître les difficultés visuelles dont il souffrait depuis près d’une dizaine d’années. Ces bouts de texte, notamment les plus récents, font sens ensemble. A l’exception de celui de 2014, ils ont probablement été écrits dans les mois précédents son décès, d’une main qui n’était plus guidée par l’œil. En effet, quand il les rédigea, Maurice ne disposait manifestement plus que d’une vision périphérique, en raison d’une dégénérescence maculaire liée à l’âge, en phase terminale.
Entravé dans la formation de ses lettres, de ses mots et de ses phrases, il ne discernait pas vraiment ce qu’il écrivait et était, par conséquent dans l’incapacité de retrouver spontanément où il en était si d’aventure, il levait la plume pour introduire une accentuation. Pour éviter de surcharger de gribouillis des pages déjà en partie rédigées, il aérait ses textes en recourant le plus possible à des pages vierges. Et in fine, ligne par ligne, il vérifiait la lisibilité de ce qu’il écrivait sur l’écran d’un lecteur grossissant couplé à une caméra!
L’ajusteur-outilleur, qu’il se targua d’être avec fierté jusqu’à son ultime souffle, vécut cette perte d’acuité visuelle comme une authentique mutilation. Jadis lecteur assidu, il ne pouvait plus lire à son rythme. Sa cécité partielle le priva en outre de la facilité et du plaisir d’écrire. Homme de meeting, peut porté sur la confidence intime, l’écriture était pourtant son mode d’expression favori.
Stoïquement il assuma.
En dépit de son infirmité, ses lignes, à l’écriture torturée, constituent un récit cohérent qui se situe à mi chemin entre un « testament moral » que Maurice voulait transmettre à sa descendance et une leçon de tolérance de la part de quelqu’un qui confesse s’être parfois trompé et qui se dit toujours en recherche de vérité! Il s’adressait aussi bien à ceux qui croient au ciel qu’à ceux qui n’y croient pas!
Malheureusement, rien de ce qu’il avait envisagé ne fut réalisé, le jour dit!
Hormis les prières ou les chants religieux qu’il recommandait spécifiquement pour la liturgie de la cérémonie mémorielle, certains de ces textes présentent un caractère intemporel…
Par fidélité filiale ou pour honorer une dette d’affection, dont nous ne sommes cependant que des débiteurs par héritage tardif, il m’est apparu nécessaire et même utile de les faire figurer ici, comme témoignages par lui-même, de ce qu’il fut et de ce qu’on lui inspirait.
» A ma cérémonie religieuse, j’aimerais qu’à l’entrée on joue le Boléro de Ravel »
Plus loin, il cite un autre chant, qui vérification faite, était celui des apprentis de la Jeunesse Ouvrière Chrétienne pendant la seconde guerre mondiale.
Peuple debout, il faut briser tes chaines et que l’argent ne fasse plus la loi. Il a engendré trop de haine. Peuple debout tu es fort, défends toi
Enfin, sur une autre page, figure le message dont il aurait souhaité que je fasse la lecture au cours de la cérémonie à sa mémoire:
Pour la dernière fois, je m’adresse à vous, Famille et Amis.
Avec Adrienne, mon objectif a toujours été de maintenir l’unité de la famille.
Malgré nos divergences religieuses, politiques et de situation. vous avez toujours fait, avec Adrienne, notre fierté, notre joie, notre bonheur! Enfants, petits-enfants, arrière-petits enfants, vous avez tous participé à la réussite de notre vie. Gardez cette unité, gardez cette formidable vie de famille. Qu’il n’existe aucune rupture!
Vous en avez tous la responsabilité désormais.
« Aux amis! Beaucoup m’ont précédé dans l’éternité. Je vais les retrouver.
« Je vous remercie tous, car, tous, vous aussi, vous avez participé à notre bonheur et à nos engagements divers. Tous vous crurent en la personne humaine. Tous vous avez espéré dans un monde meilleur.
« Il faut briser nos chaines et que l’argent ne fasse plus la loi ». Voilà ce que nous chantions d’une même voix ensemble lorsque nous étions apprentis et jocistes.
« Merci à vous tous qui êtes présents.
« Et surtout, que personne n’oublie que la vie d’un homme, d’une femme vaut plus que tout l’or du monde… Que personne ne soit triste
Dans un autre document antérieur ou postérieur au précédent, Maurice précise:
« La cérémonie religieuse se fera au moment opportun, avant ou après la restitution de mes restes (qui d’ailleurs ne pourra pas avoir lieu, du fait du règlement sur le don des corps qui ne prévoit pas cette procédure).
« Cette cérémonie devra s’adresser autant à ceux qui ne croient pas qu’à ceux qui croient. L’important est de croire en la personne humaine, en sa dignité, et de se battre pour plus de justice. Si moi, je crois en l’éternité, tous nous croyons que les hommes et les femmes qui nous ont précédés, ont participé à la construction du monde dans lequel nous sommes, et qu’ils demeurent vivants dans les souvenirs.
« Avec Adrienne, nous nous sommes beaucoup attachés à ces valeurs et à l’unité de la famille dans sa diversité. Ma foi m’a toujours aidé (…) pour respecter ces valeurs de justice et d’amitié.
« (…) Que ceux qui seront présents ce jour-là, famille ou amis, n’hésitent pas à intervenir dans ce sens.
« Si cérémonie, il y a, qu’elle ne soit pas triste. Qu’elle se termine par une rencontre amicale avec famille et amis »
Après avoir lu et relu ces messages d’Outre Tombe, j’ai pensé que le moment était venu d’écouter vraiment le Boléro de Ravel! A tue-tête ou à plein pot jusqu’à atteindre, si c’est possible, les confins de l’Univers
L’écouter, le diffuser certes, mais l’entendre aussi d’une autre oreille qu’auparavant. Ce fut en effet la dernière musique sélectionnée par mon père, disc-jockey improvisé et inattendu de l’Au delà !
En attendant la suite, forcément crépusculaire et que j’espère éloignée, je sais, à l’exemple du regretté Pierre Dac qu’en dépit des vicissitudes de la condition humaine, je préfère sans barguigner, es qualité d’incorrigible mécréant, le vin d’ici à l’au-delà!
Papa ne m’en voudra pas! « Je t’aimais bien, tu sais » (Léo Ferré) …
Très émouvant bien sur, mais surtout et paradoxalement très vivant, grâce à toi, Jean-Luc. Et le boléro de Ravel , par son caractère répétitif et sa fin flamboyante, est un choix judicieux. Je me souviens bien de ton père qui avait préparé un petit discours pour ton anniversaire. C’était un homme fier, dans le meilleur sens du mot. J-F Lacronique
Provenance : Courrier pour Windows 10
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Merci Jean-François
Venant de toi, l’homme de culture et d’écriture qui sait si bien transmettre des émotions, ton appréciation me touche profondément. Amitiés Jluc
Quelle surprise a dû être la tienne en découvrant ces textes après la disparition de Maurice. Sans doute a-t-il été pris de court pour vous en parler et n’a-t-il pas voulu en parler à ma Marraine. J’imagine ton émotion et celle de tes soeurs maintenant.
Il aimait ce Boléro de Ravel tout comme mon frère aîné, Joseph Gallard,, de la même génération qui lui était très passionné, dans sa jeunesse, par la musique classique. Au point qu’il bravait les couvre-feux pour se rendre (et surtout en revenir (!) au Théâtre d’Angers décoré par Lenepveu.
Merci. Oui je fus surpris. Je ne sais pas pourquoi il ne nous en a pas parlé, car nous avons eu de longues discussions avec lui pendant les derniers mois et sur beaucoup de sujets! En outre, il fut conscient jusqu’à la fin. A aucun moment, il ne fut désorienté!
Très émotif ton commentaire comme d’habitude quand il touche ta famille, quand on n’a pas tout trié dans les affaires familiales ou professionnelles on peut toujours avoir des surprises. C’est dommage que tu n’aies pas eu connaissance de ce papier plus tôt mais cela n’a pas empêché tes parents d’avoir eu des obsèques très belles pour ce que nous en avons su notamment par Rose l’Angevine. Pour moi l’image qui domine du Boléro de Ravel c’est la danse de George Donn sous la tour Eiffel dans le film de Lelouch en 1981 dans « Les uns et les autres ».
Merci Alain pour ton commentaire toujours pertinent…