C’était il y a exactement quarante six ans!
Ce 13 juin 1973, j’étais loin de l’Anjou, loin de la France. De retour d’une mission océanographique dans l’Océan Indien, j’étais de passage à Djibouti. Je n’appris donc que quelques jours plus tard en débarquant à Orly, le drame qui s’était joué le 13 juin à Beaufort-en-Vallée.
En ce début de matinée grise, ce mercredi-là, Adrienne Clémence Berthe Venault née à Saint-Loup-sur-Thouet, le 10 février 1894 s’éteignait dans l’hospice de la petite ville du Val de Loire, où elle avait été accueillie quelques jours auparavant pour une convalescence à la suite d’une fracture du col du fémur. Laquelle était survenue dans la maison de retraite angevine, où elle résidait depuis le début de l’année…
Elle mourait, âgée de 79 ans. On nous a dit qu’elle était partie en toute lucidité, consciente de sa mort imminente, et révoltée. Les médicaments qui la maintenaient en vie depuis des années avaient été omis lors de son transfert…
L’heure n’est désormais plus au deuil, ni aux regrets! Encore moins aux remords, s’il tant est qu’il y eut, un jour, matière à en concevoir! Le temps a fait son oeuvre et même un sacré ménage parmi tous ses familiers d’alors. Les derniers de sa génération ne sont plus là depuis une vingtaine d’année et nombreux sont ceux, plus jeunes, qui l’entouraient à l’époque, à l’avoir suivi dans la tombe, en particulier deux de ses trois enfants dont ma propre mère Adrienne Turbelier (1923-2018) et deux de ses petits-enfants, dont une de mes sœurs.
En presque un demi-siècle, le monde qu’elle a connu, a lui-même disparu: c’était avant la crise pétrolière, avant la fin de la guerre froide entre l’Est et l’Ouest et, bien sûr, avant la mondialisation sauvage. La France était encore un pays industriel qui produisait l’essentiel de ses biens de consommation. Le monde paysan existait encore sans être contraint de se transformer en gardien des paysages d’une ruralité en voie de disparition.
La « Communauté Economique Européenne » – qui n’était pas encore une « Union Européenne » – et à laquelle le Royaume Uni venait d’adhérer, était encore circonscrite à ses membres fondateurs! Aujourd’hui, l’Angleterre a voté le Brexit, mettant fin – ou à tout le moins – semant le doute sur une utopie transnationale, porteuse de paix et, en principe, de prospérité.
C’était enfin, bien avant l’ère du « tout numérique, du téléphone portable, des « tablettes », de l’ordinateur familial, mais aussi des grandes peurs et menaces de notre présent siècle! Avant l’apparition du Sida et du terrorisme. Rien ou presque de ce qui fait notre quotidien et que l’on appelle « la modernité » n’existait et n’était même imaginable…Sans parler des mœurs dont l’évolution a bousculé la plupart des standards moralisateurs de jadis, et désorienté tant de bonnes consciences…
Adrienne n’a connu aucun de ces bouleversements qui ont changé la vie sur une planète « terre » désormais regardée dans sa globalité, parcourue en tous sens à chaque instant mais devenue trop étroite pour une population de plus en plus nombreuse, et qui a, en outre, épuisé la plupart de ses ressources aisément mobilisables.
Mais Adrienne a connu d’autres changements, d’autres violences tout aussi redoutables, en particulier deux guerres, dont une qui a profondément pesé sur son destin. Souvent, je me suis exprimé ici sur les malheurs qu’elle dut supporter. Souvent j’ai tenté, et toujours en vain, de comprendre les ressorts intimes qu’elle dut mobiliser pour surmonter la disparition brutale de ceux qu’elle aimait. Pour simplement continuer à vivre après le désastre des deuils successifs qui lui furent infligés à l’aube de l’âge adulte, au moment même, où tout un chacun aborde naturellement la vie avec confiance.
Parce qu’elle incarnait à mes yeux, le drame de toute une génération dévastée par la guerre et meurtrie à jamais, je me suis souvent efforcé de décrypter ses secrètes fêlures. Parce qu’elle était ma grand-mère, je me suis interrogé sur la nature des liens qu’elle tissa avec nous en dépit de la tragédie, et des parades qu’elle dut déployer pour triompher de l’indicible ou de l’inconcevable. J’ai cherché à déceler les pansements qu’elle dut appliquer pour masquer ses cicatrices et donner le change.
Malgré ma proximité affective avec ma grand-mère maternelle, sa trajectoire restera pour moi, et à bien des égards, une énigme. Je l’aimais et je crois qu’elle m’aimait aussi. Malgré tout, je sais n’avoir perçu d’elle, qu’un pan de sa personnalité: l’image rassurante et réductrice d’une grande-mère attentionnée qui s’occupait de ses petits-enfants avec une sorte de bienveillance pudique. Laquelle n’excluait nullement certaines manifestations de tendresse, fussent-elles toujours empreintes de retenue.
Mais sa vision du monde étroitement liée aux malheurs qu’elle avait traversées, de même que ses convictions ou ce qu’elle en laissait entrevoir, demeurent pour l’essentiel incompréhensibles… A notre niveau, ne transparaissait que la résignation d’une veuve qui se plaignait de la solitude et compatissait au sort injuste fait à son mari – son « pauvre p’tit Louis » – trop tôt emporté après guerre, vers un monde prétendument meilleur!
Je ne reviendrai pas sur mes développements antérieurs à ce sujet, renvoyant mes hypothétiques lecteurs aux principaux billets rédigés à sa mémoire ces dernières années…
Je me limiterai ici à souligner la cruauté insigne du destin à l’égard de cette jeune femme – ma grand-mère – qui, en l’espace de six ans – entre 1912 et 1918 – vit disparaître prématurément, un père admiré, fauché par un train de nuit et qui, quelques années plus tard, apprit que son frère aîné ainsi que son ami de cœur – son « petit ami » – avaient été foudroyés sur le front de la Somme au printemps 1918…
Trois ans plus tard, elle épousera par devoir, par nécessité ou par défi pour conjurer le sort et miser sur la vie, le frère cadet de son ami « mort pour la France »… Avec mon grand-père, aimé par défaut, par devoir, elle aura trois enfants. Finalement, à force d’affection mutuellement revendiquée et de respect réciproque, ils se transformèrent en un authentique couple. Ou presque!
Il décédera lui-même d’un infarctus en 1951 à 52 ans.
A cinquante sept ans, elle devint officiellement veuve. Mais ne l’était-elle pas déjà depuis plus de trente ans? Quoiqu’il en soit, elle en adopta définitivement les apparences, comme il était d’usage en ces temps-là ! Sa vie intime devenait invisible…
Une telle accumulation de malheurs interdit à quiconque de jauger son existence à l’aune des critères habituels de la bien-pensance ou des standards conventionnels des donneurs de leçons de vertu. Sa quête du bonheur fut sans doute abandonnée dès 1918. Pour le reste elle s’est débrouillée comme elle a pu, cultivant l’instinct de survie pour elle et pour les siens!
Elle interdit également de porter un quelconque jugement sur tel ou tel de ses comportements ou de ses opinions, qui autrefois auraient nous pu étonner ou qui, encore, pourraient nous interpeller comme du temps où nous étions encore contemporains dans un même espace-temps! Et bien vivants pour nous chamailler …
La seule question qui vaille désormais est de savoir ce que finalement, elle nous a légué et ce qui nous reste d’elle.
Pour ma part, je n’oublie pas qu’elle m’a appris à lire avant même que je ne franchisse le seuil de l’école primaire. Je n’oublie pas non plus que c’est elle qui m’accompagna au premier jour de ma scolarité à la « grande école ». C’est un peu grâce à elle, que l’école ne fut jamais pour moi un calvaire.
Sans doute a t’elle cherché aussi à transmettre – sans forcément y parvenir – le sens d’une certaine rigueur intellectuelle dans l’exposé des idées…D’une certaine raideur, diront certains! S’y tenir en tout cas autant que possible sans en faire un préalable absolu…Sans s’entêter ou s’obstiner face à l’affranchissable mais ruser et contourner. Parfois, les compromis avec le réel sont nécessaires, lorsque la réalité est insupportable.
Peut-être a t’elle cherché à nous inculquer aussi l’idée selon laquelle, pour faire sa place dans la vie, l’ambiguïté peut parfois être une alliée et la clarté une faiblesse. Le doute sur ses propres certitudes et sur celles des autres est une nécessité vitale, surtout si l’on sait jouer des apparences et posséder l’intelligence des situations…
« Sans avoir l’air d’y toucher » (une de ses expressions favorites), elle s’est probablement efforcée enfin de nous enseigner la lucidité sur nous-mêmes et sur les autres… Laquelle n’exclut d’ailleurs pas, l’empathie ou la solidarité, qu’elle n’évoquait d’ailleurs pas en tant que telles, car ces notions ne relevaient pas de son arsenal sémantique politiquement correct, mais elle les intégrait dans une acception plus conforme aux us de l’époque dans les provinces de l’Ouest, la « charité chrétienne ». Pour sa part, elle la pratiquait avec convenance, constance mais aussi avec mesure, sans affect particulier, comme un devoir parmi d’autres, car elle était, avant tout, une femme de devoirs!
Pudique, elle se méfiait en outre des élans trop démonstratifs du cœur… Pour elle, cette réserve était une manière de se préserver des amitiés de circonstances ou des amours artificielles … En ce sens, elle demeura toute sa vie, fidèle à elle-même! Un challenge qu’elle poursuivit avec panache, contre vents et marées. Quitte d’ailleurs à prendre des risques insensés comme celui de rabrouer vertement un galant soldat de la Werhmacht qui se proposait de l’aider à monter dans une barque au passage de la Loire, quelques semaines à peine après la défaite de juin 1940.
Quarante six ans après son départ, saura-t-on si elle aimait qu’on l’aime? Peu importe au fond! On continue de lui donner notre affection et, en dépit d’elle, de lui accorder notre reconnaissance pour avoir contribué avec d’autres à nous apprendre à vivre! Et à lire aussi…
Insatiable lectrice, elle nous donna le goût des livres et de l’Histoire. Et donc de la culture, dont les malheurs de la guerre et la modestie de sa condition initiale de fille de garde-barrière et de poseur de voies, la privèrent pendant toute la première partie de sa vie!
PS: Quelques articles de ce blog (parmi d’autres où elle est présente) qui lui sont spécifiquement dédiés:
- Énigmatique photographie – 29 août 2011-
- Une jeunesse contrariée pour une vie injustement controversée – 19 novembre 2011-
- Celle que nous appelions aussi « Mémé » – 11 février 2012
- La femme qui ne souriait pas au photographe – 13 octobre 2014-
A ce bref récapitulatif, il convient d’ajouter deux billets consacrés à son frère:
- Albert Venault (1893-1918), un frère admiré et trop tôt disparu – 26 novembre 2011-
- Il y a cent ans tout juste, le 27 mars 1918 dans la Somme – 27 mars 2018
Oui je suis sûre qu’elle aimait qu’on l’aime. Elle ne le démontrait peut-être pas comme on fait des bises à tout va de nos jours et bien que cela ne signifie rien pour beaucoup, en tous les cas pas d’affection, simplement parce que cela est à la mode ! Mais c’était effectivement une révoltée… jusqu’au bout… La révolte cela aide parfois dans les moments difficiles de l’existence et, comme tu l’as écrit c’était une femme de devoirs. Beaucoup de nos jours devraient s’en souvenir : , à son époque et celle de mes parents, c’était cela la mode. J’avais réellement beaucoup d’affection pour ma Tante Adrienne, Il semble que nos familles ont d’ailleurs gardé jusqu’à ce jour ce que nos parents nous ont transmis !
Malgré mes deux jeunes enfants, j’avais pu être présente depuis la région parisienne à sa sépulture y accompagnant ma propre mère et il me semble me souvenir avoir mis un manteau noir prêté par cette dernière afin de respecter les us et coutumes de 1973. et comme Tante avait toujours porté le deuil depuis le décès de son petit Louis.
Merci. Ton commentaire complète harmonieusement et si justement mon petit billet, au jour anniversaire de son départ…