C’était il y a tout juste un an, le 6 novembre 2017.
Le lendemain, mon père Maurice Pasquier (1926-2017) s’éteignait dans l’unité de soins palliatifs de l’hôpital de Bligny en Essonne…
Mais ce 6 novembre, avant-dernier jour de son existence, fut le dernier où nous pûmes, avec certitude, communiquer avec lui…Le dernier où, lui-même, avec l’énergie du désespoir, s’efforça de nous transmettre ce qu’il ressentait, alors qu’il avait pratiquement perdu l’usage de la parole, qu’il entendait avec difficulté et que probablement il ne distinguait plus guère nos silhouettes qu’à contre-jour dans le soleil couchant de cette belle journée d’automne…
Ce jour-là fut aussi le dernier où notre mère Adrienne Turbelier (1923-2018), son épouse depuis près de soixante-dix ans, put le voir quelques minutes. Elle, dans son fauteuil roulant en contrebas du lit, et lui, déjà agonisant mais lucide, se tinrent la main une dernière fois, en une ultime et dérisoire caresse. Sans vraiment se parler, sans presque se voir car il ne pouvait incliner la tête, ils renouvelèrent ainsi, par une simple pression de leurs doigts enlacés, un serment d’amour qu’ils s’étaient mutuellement adressé un soir de décembre 1944, dans le sillage exaltant de la Libération d’Angers, quelques mois auparavant…
Aucun des avatars de la vie qu’ils connurent comme tous, n’entama cette passion et ne remit en cause cet engagement.
Ce 6 novembre 2017, elle murmura son émotion au sortir de la chambre, mais lui déjà ne pouvait plus parler comme il l’entendait, en approche d’un autre monde ou du néant. Seul son regard fixé vers le plafond semblait encore exprimer quelque chose, en l’occurrence, une souffrance de nature inconnue, inqualifiable, celle, sans doute éprouvée au seuil de la mort quand on sait quelle avance de moins en moins à pas feutrés! Et qu’on croit apercevoir l’ombre de sa faux.
Une souffrance assimilable au refus de se plier à l’injonction de la camarde. En une même révolte, les sens et l’esprit réunis semblaient s’être ligués pour contrer cette pulsion irrémédiable et dévastatrice qui s’apprêtait à gommer neuf décennies d’existence.
Il espérait cependant qu’il reverrait Adrienne…
Quelques jours avant, mon père y croyait encore – ou faisait semblant d’y croire – jusqu’au jour où il douta de son avenir à court terme… Le mal implacable l’avait totalement gangrené, et lorsqu’il prit conscience qu’en dépit d’un traitement antalgique renforcé, rien ne le soulageait, il comprit que son maintien à domicile devenait problématique, tant pour lui que pour les siens. Il avait alors demandé à rejoindre une structure hospitalière de soins palliatifs…
Il savait que son horizon s’était raccourci. Mais, au sein d’une unité médicale spécialisée, il pensait s’octroyer « une petite chance » de survie pour quelques mois. Ou, en tout cas, de prolongation de son existence jusqu’à la date anniversaire de leur mariage en décembre…
Son ultime objectif était en effet, conformément à une tradition bien établie, qu’ils avaient eux-mêmes initiée, de réunir une fois encore, leur nombreuse postérité – trois générations qui faisaient leur fierté – autour d’un banquet d’adieu. Nous n’avions pas su, ni les en dissuader ni les détourner de leurs illusions. A quoi bon! Et pourtant l’humeur était morose et l’ambiance peu propice à une fête qui forcément aurait été pesante.
Au cours d’un repas familial « préparatoire » en octobre, ils avaient même sélectionné le vin qui serait servi à table ce jour-là: un Bourgogne de haute tenue!
Dans la seconde quinzaine du mois d’octobre 2017, les signaux négatifs se sont multipliés. Son état de santé s’est très rapidement dégradé sans qu’aucun soulagement ne puisse lui être apporté à domicile.
Le 2 novembre il « intégra » donc l’unité de soins aux mourants de l’hôpital de Bligny. Il avait dans l’idée qu’il gagnerait un peu de répit et que le moment venu, il partirait apaisé! » Dans la paix du Seigneur » dans son propre langage.
Il n’en fut rien malheureusement…
Malgré les soins prodigués, il se retrouva rapidement au cœur d’un dilemme thérapeutique à la résolution duquel il fut écarté, comme c’est généralement le cas pour tout patient en fin de vie. L’alternative, au demeurant classique, consistait – grosso modo – à choisir entre l’abrutissement total ou la douleur persistante. Fort de son savoir-faire, le corps médical opta, en conscience, mais en ses lieux et place, pour une solution moyenne censée optimiser les prescriptions. En vain… Et il souffrit le martyr!
Le 6 novembre, mes deux sœurs et moi-même passâmes l’après-midi à son chevet.
Notre présence lui fut sans doute d’un grand réconfort…Nous lui parlâmes sans relâche!
Nos échanges étaient à la fois décousus, complexes mais ils avaient la saveur de la sincérité et de l’affection, sans posture et sans faux semblant … C’était l’heure ou jamais de faire passer les messages essentiels, car lorsque l’horloge du temps semble s’enrayer, l’irréversibilité est à l’ordre du jour et il n’y a plus à barguigner!
Quand l’échéance est dépassée sans avoir tout dit, ne subsistent que des regrets éternels, et parfois des remords d’avoir esquivé la vérité des sentiments…Au fond, le meilleur viatique – l’extrême onction – avant de partir pour le grand voyage, c’est la tendresse des siens! Si tant est bien sûr, que la notion de « grand voyage » soit en ces moments-là, pertinente! Ou même qu’elle ait un sens. Si tant est en outre que la raison estompe les anciennes controverses ou d’antiques ressentiments. Les comptes doivent être clôturés.
Et ce fut effectivement le cas!
Notre père était dans un état de semi-somnolence mais il était conscient et semblait même apprécier les chansons que nous lui passions, qu’il aimait fredonner jadis. Elles diffusaient un peu de chaleur vitale dans cette chambre sans caractère, avant que le froid redouté ne s’installe et que le désordre du sépulcre prenne le dessus sur la vie… Sans ordre préconçu, au gré des connexions 4G de nos téléphones portables, nous lui fîmes entendre, au plus près de son oreille, des musiques de Brassens, de Léo Ferré et de Jean Ferrat…D’autres également.
Deux ou trois de ces ritournelles marquèrent symboliquement certaines étapes décisives de sa vie d’homme mais aussi de syndicaliste chrétien ou de militant politique :
- » Les Corons » de Pierre Bachelet, le mythe absolu qui incarnait, à ses yeux, la condition ouvrière,
- « Mon père » de Daniel Guichard,
- « Inch Allah » de Salvatore Adamo, qu’il chantonnait à Angers à la fin des années soixante, et dans laquelle il entrevoyait la paix entre Israël, terre promise de toutes les religions, et ses voisins …
Nous eûmes le sentiment en ces instants inoubliables, de former une seule et même entité, reconstituée autour du père et réconciliée avec sa propre histoire… Un récit né des utopies progressistes d’après guerre dans les provinces de l’Ouest.
La larme à portée d’œil, nous pressentions néanmoins, sans trop nous l’avouer, que les épreuves arrivaient à leur terme, et que nous étions au bout du chemin. Le moment de se quitter ne tarderait plus …
Partagés entre l’incrédulité d’assister en témoins impuissants à l’accomplissement terminal d’un destin qui nous échappait, et la soumission consentante à l’irrémédiable, nous nous réconfortions silencieusement, en espérant que pour lui au moins, ce soit une apothéose spirituelle…
En fin d’après-midi, notre père manifesta le désir de parler, mais d’une voix si inaudible et inintelligible, que je lui proposai d’écrire ce qu’il souhaitait nous communiquer, fût-ce en aveugle et d’une main incertaine et tremblante. S’agrippant au stylo et au carnet positionné dans sa main, il accepta ce dernier challenge et il écrivit « au jugé » .
Ce furent les dernières phrases qu’il parvint à griffonner après des milliers de lignes et de pages écrites au cours de sa vie… L’écriture était en effet une de ses passions, avec la lecture et la photographie.
Ces quelques mots qu’il tenta d’écrire sont d’autant plus précieux…
Les derniers pour nous dire qu’il souffrait…
Pas impossible que sur les autres pages indécodables, il ait ajouté qu’il nous aimait! Il me plait de le croire.
Dans la nuit qui suivit, il sombra dans une sorte d’inconscience proche du coma, que l’on appelle avec toute la pudeur des litotes officielles, une sédation profonde jusqu’au dernier souffle.
Dès lors, la barrière, entre nous, devint infranchissable, bien que le personnel soignant, dorénavant réduit à un rôle de bienveillante compassion à notre égard, nous assura du contraire:
» Certes, il ne manifeste plus rien, mais nous avons de bonnes raisons de croire qu’il vous sait à ses côtés »
Merveilleuse richesse du langage!
Il décéda vers vingt heures le lendemain 7 novembre 2017 sans avoir retrouvé ses esprits!
Un an après… Le monde qu’il a connu n’est plus le même, à tous égards! Mais n’est-ce pas le lot commun de chaque être humain de ne jamais se baigner dans la même rivière?
Demain, c’est le 8 décembre 2018. L’an dernier Maurice et ma marraine espéraient pouvoir fêter leur 70ème anniversaire de mariage et même des invitations avaient été lancées à « la famille élargie »;;. Tandis que mes pensées volaient vers eux, ce jour, dans ma résidence où j’ai choisi de me réfugier quelques mois après la disparition de ces deux cousins, j’ai pu assister à une messe ce matin. Le prêtre a parlé des béatifications de religieux, demain 8 décembre précisément. Il s’agit des 7 moines de Tibérine, dont deux étaient originaires de la Loire-Atlantique, le prêtre a précisé qu’il se trouvait au séminaire avec l’un d’entre eux et qu’il jouait déjà de l’orgue. Maintenant, je me dis que j’aurais bien aimé parler de tout cela avec Maurice et Adrienne. C’est donc à ce blog que je confie tout ceci. On ne vous oublie pas même si la vie continue avec ses soucis, ses angoisses, ses violences et ses chagrins aussi, sans oublier les petits bonheurs que, parfois, on a du mal à trouver tant l’actualité est anxiogène en ce moment.
Merci pour cet émouvant texte.