« Avant » c’était ici au cours du dernier quart du siècle précédent et de son prolongement dans la première décennie du nouveau millénaire…
C’était les apéros en famille au milieu des fleurs sur la terrasse.
C’était ces discussions qui s’éternisaient les soirs d’été avec les amis de passage ou la famille de province, tous disparus aujourd’hui. Ou presque!
« Avant », c’était aussi la fierté de ma mère, veillant sur ses semis, dans une minuscule serre protégée des intempéries et installée par mon père, face à la fenêtre de sa cuisine. C’était sa satisfaction de nous offrir pour nos carrés de jardin, des plants de salade, de tomate ou d’asters, emballés dans du « Sopalin » humidifié, emprisonné dans une feuille d’aluminium froissé. La plupart des autres pousses était destinée au potager « miraculeux » de leur fermette d’Onville en Beauce, et ultérieurement au « jardin de Louisette ».
C’était encore les courses folles des enfants se faufilant à vive allure à travers ce labyrinthe végétal, en chevauchant d’improbables jouets à roulette, chinés aux « encombrants ». Presque toujours mais pas toujours, ils parvenaient à esquiver les bacs à fleurs, les jardinières, ou les pots de rosiers ou de lauriers, qui peuplaient la terrasse … Parfois ils les égratignaient, à moins que ce ne fussent leurs genoux. « Avant » c’était leurs rires, lorsque prétextant l’arrosage, ils s’aspergeaient mutuellement, au grand dam de leur parents mais avec la complicité de papy …
C’était enfin la famille rassemblée sur la terrasse, un verre de vin d’Anjou à la main, pour regarder les feux de Bengale ou d’artifice, lancés des balcons ou du square voisins, les nuits de l’an neuf ou de fête nationale.
Ça, c’était avant et ce n’est plus qu’un souvenir! Un souvenir refuge pour les jours sombres…
« Après », ce fut ce matin de mai 2018, sur la terrasse vide, désertée à jamais par les fleurs de mon père et de ma mère. Une terrasse devenue muette et orpheline, silencieuse des cris d’enfants qui l’animaient jadis. Une terrasse où rien ne vient plus troubler le ballet aérien des mésanges et leur contentement de se restaurer en piaillant sous l’auvent de la cuisine. Mais il n’y a plus de mésanges, car personne n’approvisionne plus la mangeoire à oiseaux, qui, du reste, a été enlevée. Plus aucun cri n’effraie les pies voleuses, locataires de l’érable d’en face, en perpétuelle attente d’une aubaine alimentaire. Elles passent leur chemin, c’est tout! A quoi bon interrompre ou troubler leur envol en vue d’un larcin qui n’a plus lieu d’être.
Infortunée terrasse que je foule seul, et dont la rambarde n’a dorénavant plus d’autre fonction que de servir de support publicitaire à l’agence immobilière qui vient d’en assurer la vente…
Le décor extérieur des immeubles alentour demeure. Identique à lui-même. Immuable depuis près d’un demi siècle. Pour autant, la rupture entre le passé et le présent semble définitivement consommée, tandis que l’idée du futur ne renvoie plus guère qu’à un sentiment d’opacité et d’imprévisibilité! Désolant spectacle et déstabilisante perspective.
Me vient alors à l’esprit cette célèbre chanson de Guy Béart:
« Il n’y a plus d’après à Saint-Germain-des-Prés,
Plus d’après-demain, plus d’après-midi
Il n’y a qu’aujourd’hui quand je te reverrai à Saint-Germain-des-Prés
Ce n’sera plus toi, ce n’sera plus moi
Il n’y a plus d’autrefois «
Mais voilà qu’opportunément surgit aussi – comme s’il fallait rendre cohérentes mes pensées et mes arrières pensées – l’éternelle question de la continuité/discontinuité des instants et des moments de nos pitoyables existences! Celle obsédante de tous les rendez-vous manqués! Celle lancinante qui fut à l’origine de mes études. Celle à laquelle je crains de ne jamais savoir répondre… En un mot, celle du temps qui passe.
Mais « l’avant » et « l’après » ont-ils vraiment un sens lorsqu’ils s’appliquent au temps ?
Cette question n’aurait-elle pas plus de pertinence que l’interrogation adressée à un explorateur de l’Arctique, auquel on demanderait ce qu’il observe au nord du pôle nord ! Guère plus de bien-fondé non plus que de s’inquiéter de l’existence d’un temps avant le temps! Ou d’un temps comme celui de Lamartine qui suspendrait son vol.
Au cours des deux derniers siècles, les théoriciens de la physique – Albert Einstein en tête – se sont accaparés cette problématique existentielle, qu’ils finirent, sur notre injonction, par transformer en un enjeu philosophique… Selon eux, le temps et l’espace sont étroitement imbriqués, et sont « nés » jumeaux de l’acte fondateur et fécondant de notre univers, le Big-Bang d’il y a 13,7 milliards d’années.
Et justement à propos de cet univers, dont il semble que l’on sache tout – ou presque – (tout le sel de cette énigme réside dans l’adverbe « presque »), on dit maintenant qu’il serait lui-même issu, de microscopiques fluctuations du vide « quantique », autrement dit d’un vide suffisamment « plein de rien », hormis d’énergie, pour produire en même temps, l’infiniment grand et l’infiniment petit, dont nous serions les lointains descendants…
Le scénario de notre généalogie cosmique est d’ailleurs désormais assez abouti pour nous faire passer, en un tour de neurones et quelques fractions de fractions infinitésimales de seconde, de « rien à quelque chose », à la suite d’une hypothétique explosion cataclysmique qui progressivement aurait troqué le dé à coudre, hyper-dense des premiers instants, en un univers de milliards de galaxies, et en une matière dont nous sommes constitués…Du moins, avons-nous de bons motifs de penser que cet échafaudage est un compromis plausible.
Quelques milliards d’années plus tard, nous sommes là, prisonniers de notre illusion du temps et de l’espace ! J’en fus encore le jouet ce matin.
Il demeure que dans cette débauche relativement récente de découvertes, il manque encore, pour aboutir à une certaine compréhension de l’incompréhensible, la « vision » de l’instant initial, c’est-à-dire, de ce petit souffle hasardeux, générateur de presque rien mais à l’origine de tout, et précurseur d’un temps et d’un espace encore indifférenciés au sein desquels on continue de faire notre marché de chimères !
C’est pourtant dans ce lieu et dans ce temps qui n’en sont pas vraiment – bien qu’on se plaise à le croire, faute de pouvoir procéder autrement – que se sont calés d’emblée les paramètres et les caractéristiques de notre univers, parmi, probablement, de multiples autres choix possibles !
Bref on se retrouve là sans trop savoir pourquoi, n’ayant pour toute boussole que notre raison ! Une arme performante et efficace – jouissive même – pour peu qu’on se refuse aux facilités de l’assistanat de la pensée et aux délices de l’obscurantisme qui postule la primauté de la révélation sur le savoir!
N’empêche qu’on n’échappe pas à l’interrogation sur le temps qui passe. Que ce soit sur une terrasse massicoise endeuillée ou dans un aréopage de scientifiques éminents, et parfois inutilement bavards. Comme moi présentement! Mais on finit toujours par s’interroger à la manière d’un Augustin d’Hippone qui au quatrième et cinquième siècle de notre ère dissertait déjà sur la nature du temps !
Certes nos réponses sont différentes des siennes et la quête de sens – si tant est qu’elle porte sa propre finalité – n’est pas notre préoccupation première.
N’empêche!
« Qu’est-ce donc que le temps ? » écrivait Saint Augustin dans ses « Confessions ».
« Si personne ne me le demande, je sais.
« Si, on me le demande et que je veux l’expliquer, je ne sais plus. Pourtant, je suis sûr de savoir que si rien ne passait, il n’y aurait pas de temps passé, et que si rien n’advenait, il n’y aurait pas de temps futur, et que si rien n’était, il n’y aurait pas de temps présent.
« Ces deux temps, passé et futur, comment sont-ils, puisque le passé n’est plus et le futur n’est pas encore ?
« Et le présent, s’il était toujours présent, s’il ne passait pas dans le passé, il ne serait plus un temps mais l’éternité.
« Si le présent pour être un temps, doit passer dans le passé, comment dire qu’il est, puisqu’il est de n’être plus ? Nous ne pouvons dire vraiment que le temps est, parce qu’il tend à ne pas être… »
Le temps ne serait-il donc qu’une illusion… Mais une illusion tenace, comme le déplorait Einstein à la fin de sa vie…
J’aurais pu témoigner de cette ténacité, ce matin à Massy, sur la terrasse de l’appartement de mes défunts parents…
A ce compte, la vie elle-même n’est peut-être qu’une illusion, née d’un big-bang individuel et domestique, qui donne à chacun la possibilité de construire et de prospérer dans son temps et son espace propres! La mort étant le stade ultime de l’augmentation entropique de notre univers singulier.
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Ton article relatif à la terrasse m’émeut évidemment me rappelant pas mal de souvenirs récents ou pas. Ma mère dont on parle encore dans ta famille y passa de bons moments « avant » fréquemment été invitée… et moi ma dernière pizza improvisée avec le concours d’un petit-fils de tes parents, alors qu’on allait assister à la sépulture de Marraine si chère à mon cœur. La terrasse pouvait encore se nommer comme telle, des rosiers allaient être réservés pour des jardins dans différentes familles en espérant que, comme le muguet, ils aient pris racines. Je me souviens d « avant », du jour où vous avez offert la petite serre bien choisie et bien placée. « Avant » l’ « après », je me souviens très fort des « au revoir » répétés derrière la fenêtre. Tout ceci doit rester des souvenirs, des souvenirs heureux qui nous aident à continuer notre parcours sur terre quel qu’il soit….Souvenir… quand tu nous tiens !
Merci Marie-Thérèse. Effectivement nos souvenirs se recoupent.
Et pourquoi l’univers ne serait il pas une création de ta conscience ? ou plutôt de la mienne puisque dans cette hypothèse tu n’existes que dans ma conscience ?
Eh oui! Pourquoi pas!
Magnifique texte.
Tu m’as tiré les larmes avant même que je me lève ce matin, c’est dire mon accoutumance au web et mon amour pour tes parents.
La deuxième photo m’a dévastée.
Je n’ai toujours pas pu terminer ton billet sur l’ajusteur! Trop… prenant.
Biz. Florent.
Merci Florent. Ton message m’émeut car je sais que tu dis vrai et que nous sommes d’accord sur l’essentiel.
Ce texte est beau, j ai l’impression de partager cette balade nostalgique et philosophique. Il résonne d’autant plus que ce mercredi, je signe la promesse de vente de la maison de Saint Herblain…Maman est toujours là ce qui je cherche à m’en convaincre, amène un peu de légèreté à la transaction. J’ai beau me dire, en écho à la voix de papa qu’il ne faut pas s’attacher aux pierres , j’ai le sentiment que les acquéreurs nous privent déjà des souvenirs qui s’y attachent….Alors mercredi, je vais comme toi parcourir les pièces, le jardin, et comme toi être pris du vertige du temps. Je sais aussi que cette visite m’amènera à l’horizon de la question essentielle de l’être ….celle-ci occupera mes pensées pendant mon retour. Je t’embrasse mon cousin
J’aime beaucoup la formule dont tu uses pour décrire ce que l’on ressent lorsqu’on cède les biens de ses parents, et dont je mesure la justesse: » J’ai le sentiment que les acquéreurs nous privent déjà des souvenirs (attachés aux lieux qu’on vend) »…
C’est exactement mon sentiment, irrationnel et paradoxal face à cette transaction, pourtant nécessaire et assez banale pour tout le monde, mais que nous vivons comme un bouleversement intime, comme une porte qui se ferme…
D’où cette réticence à rencontrer les acheteurs et à les entendre décrire comment ils envisagent de réaménager l’appartement! Ils ne sont pour rien dans ce que nous ressentons, si ce n’est qu’ils jouent, à leur corps défendant, le rôle de ceux qui se chargent de clore définitivement un des principaux chapitres de notre propre histoire. Un peu comme les employés des pompes funèbres auparavant, avec lesquels on ne souhaite pas entretenir de relations personnelles.
D’où les questions existentielles qui ne manquent pas de se poser… Finalement, ce qui console et nous rattache à notre jeunesse et à la suite, c’est qu’en dépit des décennies et de l’éloignement, nous demeurions toujours en phase, comme du temps de notre insouciante enfance. Ce sentiment-là de proximité « culturelle » – qu’on appelle parfois « l’esprit de famille » n’est pas à vendre! Merci pour ton message et bon courage pour la vente prochaine de la maison de Saint-Herblain. Je t’embrasse
Bonjour les tous cousins, merci des témoignages. La maison d’enfance de mes enfants n’est même plus guère un souvenir pour eux. La mienne sera vendue aussi et ce sera les souvenirs de mes grands et petits petits-enfants. Les grands ont emporté récemment certaines choses que j’ai choisies ou qu’ils ont choisies. Les grands ont aidé aussi leur papa à aménager quelque peu ma nouvelle petite « résidence sébastianaise ». Mais il y a encore fort à faire. La seule différence avec vous… c’est que pour moi c’est un choix. Je vous embrasse tous.
Merci.
Nostalgie, nostalgie du chemin des Musses à Angers et désormais des Couets à Bouguenais. Vive Saint-Sébastien-sur-Loire et longue très longue vie et beaucoup de bonheur à Rose l’Angevine, alias MTG, alias MTT maintanant en résidence de vacances longue durée et qu’on embrasse.
Sans vouloir m’immiscer dans ces moments familiaux intimes et difficiles à assumer mais qui malheureusement sont classiques, mon attention a été attirée par une expression de Jean Philippe TURBELIER, « en écho de la voix de papa » qui m’a rappelé une chanson de Claude NOUGARO sur la magnifique ville de Toulouse où j’ai passé de merveilleux moments durant mes études.
De Toulouse à Saint-Lô en passant par Angers, Nantes, Redon et Andrezy que de souvenirs remontent lorsqu’on tire sur les fils de l’écheveau! Merci Alain d’entrer dans la partie, en attendant bientôt de lever notre verre ensemble.