Elles étaient jeunes. Elles étaient belles. Anarchistes et militantes de la paix, elles aimaient la vie. Autant de motifs qui suffisent, en temps de guerre, pour les enlaidir sur les photos de la police judiciaire, les accuser de prostitution, d’espionnage et de trahison, et enfin les assassiner au petit matin d’une belle journée de printemps sur un polygone de tir destiné à l’entrainement des soldats dans les faubourgs de Nantes!
Près d’un siècle après, on attend toujours qu’on leur rende justice!
—–
Des voiles de brume venant de l’Erdre recouvraient encore le champ de tir de Bêle à Nantes en ce petit matin du lundi 6 mai 1918. Les oiseaux, dans l’aurore naissante, piaillaient à tout rompre.
Il était environ six heures, lorsque les riverains de Saint-Joseph de Portricq dans la banlieue nantaise entendirent distinctement deux salves suivies de deux ou trois détonations isolées…Ils comprirent que ce vacarme juste avant l’aube ne devait rien à un exercice ou à des manœuvres militaires, et qu’il s’agissait plutôt d’une exécution capitale. Les plus matinaux qui partaient travailler dans les usines de Nantes ou sur le port du quai de la Fosse avaient d’ailleurs aperçu quelques minutes plus tôt un convoi cellulaire sur la route de Paris. Le doute n’était plus permis!
A cet instant, Joséphine Augustine Manuella Alvarez dite « Colombine », âgée de quarante ans, et Victorine Faucher, dite « Lolotte » âgée de vingt-cinq ans, tombaient sous les balles de deux pelotons d’exécution, constitués de soldats de deux régiments nantais d’alors, le 51ième d’artillerie et le 91ième d’infanterie!
Des témoins rapportèrent qu’au lieu du supplice, un terre-plein avait été aménagé face à la campagne, calé contre la butte du stand de tir. « Devant un amoncellement de fascines disposées en arc de cercle, deux poteaux avaient été dressés » précisa-t-on ultérieurement.
On venait d’exécuter deux présumées « espionnes » à la solde de l’ennemi », deux « Mata-Hari » des Pays de Loire!
- Victorine, la plus jeune, avait refusé toute aide à la sortie du fourgon cellulaire, et c’est presque en sautillant qu’elle avait franchi élégamment le fossé qui la séparait du poteau. Elle s’était placée d’elle-même face au peloton. Et en passant devant ses juges ainsi que les officiers commis pour assister à sa mise à mort, elle leur avait même adressé un geste d’ultime défi. Comme pour montrer à ses assassins galonnés tout le mépris qu’ils lui inspiraient!
- Manuella, très pâle suivait sa compagne d’infortune sans mot dire.
Jusqu’au dernier moment elles avaient cru qu’elles échapperaient à la sentence et qu’elles seraient graciées par le Président Poincaré. Naïvement, elles avaient en effet de bonnes raisons d’espérer. Non seulement, elles n’avaient pas de sang sur les mains, mais leur procès totalement à charge, ainsi que l’appel qu’elles avaient formé devant le Conseil de guerre, s’étaient déroulés dans des conditions iniques, bafouant délibérément les droits de la défense, en un mot, indignes d’une République civilisée, y compris en temps de guerre… Elles pensaient que le Président était sage et juste. Il n’en a rien été…
Sans opposer la moindre résistance, elles se laissèrent lier les mains, « après avoir remis leurs manteaux à l’abbé Spitalier », l’aumônier de la maison d’arrêt, bouleversé, le seul témoin qui sut, à ce moment, capter leur regard et en qui, elles crurent déceler – elles qui d’ordinaire « bouffaient » du curé – un peu de compassion non simulée. Un peu d’humanité…
Lorsqu’un sous-officier se présenta devant Victorine pour lui bander les yeux, elle refusa tout net. « Je n’ai pas peur » lui cria-t-elle ! Mais, même si l’institution judiciaire flirtait avec l’infamie – comme ce fut très souvent le cas de la justice militaire entre 1914 -1918 – on se faisait un devoir de respecter à la lettre, la procédure « pénale » : aussi passa-t’on outre cette dernière volonté, et on lui banda les yeux! Faut dire que les pauvres poilus, qui avaient été requis pour lui donner la mort, n’auraient probablement pas supporté de croiser son regard au moment d’appuyer sur la détente!
Après que l’ordre fut donné aux soldats de se mettre en joue, et que le sous-officier commis d’office eut hurlé « Feu », Victorine et Manuella s’écroulèrent ! Si la cadette fut tuée sur le coup, Manuella, agonisante, transpercée de toutes parts, continuait en revanche de s’agiter! Son corps ensanglanté était affecté de violents spasmes…
Agissant encore selon le règlement en vigueur, le sous-officier qui avait ordonné le tir, s’approcha pour lui donner un coup de grâce dans la nuque. Ce qu’il fit maladroitement, car troublé par le meurtre qu’on lui faisait commettre, il visa mal, et le corps de Manuella persista à se tordre dans d’intolérables convulsions et souffrances. De telle sorte, que l’assistance pourtant composée de fiers-à-bras, toujours prompts à brandir leur implacable virilité d’antichambre, blêmit et, horrifiée, se prenait soudainement de pitié pour la suppliciée, en manifestant bruyamment son indignation. La situation aurait pu s’envenimer, si un officier, juge du Conseil de Guerre, se substituant au pauvre juteux désemparé, n’avait finalement placé une balle dans l’oreille de la condamnée, mettant enfin un terme à son martyr.
Cette fois-ci, Manuella Alvarez était bien morte, comme put s’en assurer le docteur Pichat médecin-major de la place de Nantes! C’est en tout cas ce que rapporta consciencieusement dans son « procès verbal d’exécution » le greffier près le Conseil de guerre, le dénommé Humblot, également officier d’administration de première classe!
Admirable, ce Humblot qui se met en scène dans ses procès-verbaux, comme un acteur du drame, en parlant de lui à son avantage à la première personne du pluriel. Avec une précision horlogère et un froid détachement, il n’a pas son pareil pour relater les étapes du sacrifice humain qui s’opère sous ses yeux ! Grâce à lui, on sait tout du déroulement ordonnancé de cette tuerie légale, depuis l’arrivée des « invités » à quatre heures et quinze minutes à la maison d’arrêt de Nantes « sise place Lafayette », jusqu’aux notifications réglementaires faites aux condamnées dans leur cellule, leur trépas sur le champ de tir, et enfin le défilé des troupes devant les corps inertes.
On sait tout du déroulement de l’exécution, du moins, tout ce qui doit être administrativement consigné dans le compte rendu établi en application du code de justice militaire par le greffier, car pour le reste, la discrétion est de mise. La prose administrative ne laisse jamais de place au sentiment et ne tolère aucune improvisation.
Grâce à des indiscrétions, on sut néanmoins par la suite que les deux condamnées, réveillées avant l’aube dans leur cellule de la maison d’arrêt, connurent un court moment de détresse puis de révolte, lorsqu’elles apprirent le refus par le Président de la République de leur recours en grâce et que la sentence allait être exécutée dans l’heure…
Mais Victorine reprit très vite de l’assurance, allant jusqu’à toiser le lieutenant substitut du rapporteur du Conseil de Guerre qui « tentait » de lui prodiguer quelques paroles de réconfort. Après avoir répondu à l’officier qu’elle n’avait rien à lui déclarer, elle s’adressa à lui en le regardant fixement: « Si je meurs, c’est grâce a vous, monsieur, car vous avez altéré la vérité. Au moment de paraître devant Dieu je vous maudis »
Dix minutes plus tard, au cours du trajet de quelques kilomètres à parcourir par les boulevards extérieurs pour rejoindre le champ de tir de Bêle, Manuella demeura prostrée, tandis que Victorine, toujours provocante, ironisait en s’adressant aux gardiens mal à l’aise sur les charmes de cette promenade au petit matin à travers la campagne avant qu’on ne l’assassine!
Comment en était-on arrivé là ?
Manuella Alvarez et Victorine Faucher avaient été condamnées le 25 janvier 1918 à la peine de mort par le Conseil de Guerre de la onzième Région militaire basée à Nantes, à l’issue d’un procès de deux jours, manifestement truqué et à huis clos.
Toute publicité des débats en fut d’ailleurs interdite en raison des « troubles à l’ordre public » qu’ils pourraient susciter… Aucune minute n’en a donc été dressée, de telle sorte qu’on ignore non seulement les termes précis de l’acte d’accusation, mais également les propos des témoins à charge et même les plaidoiries des avocats dont l’identité ne fut jamais dévoilée!
Dans ces conditions, il n’y a guère de doute sur la partialité délibérée de cette justice militaire. On est même en droit de se demander, si – comme sous la Terreur avec l’accusateur public Fouquier-Tinville – le verdict n’était pas connu d’avance. La bienveillance n’était pourtant pas totalement absente de ce procès, puisque le président du Conseil de guerre ne manquait jamais de se déclarer soucieux du bien-être de « ses » magistrats en uniforme, entrelardant les audiences de confortables suspensions afin de récupérer autour d’un coq au vin bien arrosé dans les restaurants alentour… L’émotion ça creuse!
Face à cette brochette d’officiers embusqués et pervers, probablement bardés de médailles conquises dans les états-majors, les deux jeunes femmes ne faisaient pas le poids et leur sort était évidemment scellé d’avance… De manière expéditive, elles furent reconnues solidairement coupables « d’intelligence avec l’ennemi ».
Dans le box, deux autres prévenus devaient en principe être jugés, deux soldats : l’un présent dont la responsabilité fut atténuée en raison de sa passion amoureuse pour l’une des accusées qui l’aurait manipulé. Il sauva sa peau avant d’être réhabilité après-guerre. L’autre en fuite, fut condamné à mort par contumace, et ne fut pas rattrapé, bien qu’il fut probablement le principal instigateur d’une éventuelle trahison.
Ce premier jugement fut confirmé par une décision du « Conseil de révision » de Bordeaux le 16 février 1918, devant le quel les accusées avaient formé un recours, puis par la Chambre criminelle de la Cour de Cassation, le 28 mars 1918…Toutes ces éminentes instances estimèrent sans barguigner que la justice militaire d’exception était juridiquement compétente pour traduire devant elle, deux civiles. Enfin, le président de la République avait refusé leur grâce le 5 mai 1918…
Dès lors, la machine judiciaire s’ébranla jusqu’à ce que les condamnées fussent fusillées !
La lecture des jugements n’apporte aucun élément attestant de leur culpabilité et leur trahison au profit de l’Allemagne… En revanche, elle fournit des indications sur leur identité et sur ce qu’on souhaite transmettre à la postérité de leur personnalité… On y apprend en particulier que ce sont « des artistes lyriques« , qu’elles sont célibataires, donc suspectes, et originaires du sud-ouest de la France, de Périgueux et de Cognac. Mais surtout, on nous les présente comme des prostituées vivant de « galanterie »…
Manuella Alvarez aurait même été » sous-maîtresse d’une maison de tolérance »… Leurs accusateurs voyaient dans ces affirmations non renseignées et fantaisistes, ainsi que d’autres, déshonorantes du même acabit, la preuve du vice et de la duplicité des prévenues. D’autant, constatèrent-ils, qu’elles circulaient sous de multiples identités, dont des sobriquets d’alcôve, comme « Lolotte » et « Colombine »! Pseudonymes que les « pseudos juges » – gavés de leur importance et probablement de leur impuissance – se plaisaient à décliner avec gourmandise, comme pour exorciser leur frustration, jusque dans l’énoncé du jugement, alors qu’en réalité, rien n’attestait que les malheureuses s’en revendiquaient !
Pour tout dire, ce qui leur était précisément reproché était assez obscur. Ce qui est certain cependant, c’est les « pingouins endimanchés » du conseil de guerre semblaient faire grand cas des témoignages de moralité, qui, bizarrement, étaient tous défavorables aux accusées! Mais sur le fond, pas grand chose en dehors d’allégations non vérifiées…
Sept ans après les faits en 1925, alors que le pays n’était plus en guerre, un quotidien régional « L’écho de la Loire » qui tentait encore de comprendre quelque chose, s’était vu refuser la communication des pièces du dossier, au motif fallacieux que « les événements étaient trop frais pour être livrés sans inconvénient à la publicité ». Argument presque risible s’il ne s’agissait pas d’une tragédie.
On en serait resté là, si un rapport d’un certain Desoches, commissaire du Gouvernement près le Conseil de guerre de la 11ième région militaire, établi au printemps 1926 à la suite de l’arrestation (enfin!) à Tanger et de son transfèrement sur Nantes, du complice présumé des jeunes femmes n’avait apporté quelques éclaircissements sur les véritables motivations de la « justice » militaire… Ce rapport visait à argumenter contre un recours des défenseurs du prévenu, Paul Xavier Pélissier, condamné à mort par contumace en 1918. Lequel, par l’intermédiaire de ses avocats, contestait à son tour la compétence du conseil de guerre…
A cette occasion, Desoches estima nécessaire de rappeler l’historique de cette affaire. Bien qu’exclusivement accusateur, le rapport aborde, malgré tout et pour la première fois, le cœur du dossier, et permet, autant par ses silences que par ses affirmations, de mieux comprendre les griefs exprimées à l’encontre des deux femmes…
Exposé des faits selon Desoches
Le zélé commissaire situe le début de l’affaire au 22 janvier 1916, date à laquelle celles qu’il qualifie « d’aventurières associées depuis deux ans par leurs mœurs spéciales ainsi que par leur vie de prostitution et d’expédients » passent la frontière espagnole à Cerbère sans passeport et sans le sou, dans le dessein de se rendre à Barcelone.
A propos de la plus âgée Manuella Alvarez, il précise qu’elle a vécu jusqu’à son arrestation de « galanterie, de vol, spécialement d’entôlages et d’escroqueries » et surtout qu’elle a fréquenté à une certaine époque « les milieux anarchiques et libertaires » par l’intermédiaire de l’un de ses amants, un nommé Moricet affilié à la bande à Bonnot…
S’agissant de Victorine Fauchet, il allègue qu’elle vivait aussi de « galanterie et d’entôlages » et qu’elle était connue des milieux anarchistes et libertaires, où elle avait été introduite avant-guerre par un nommé André Valet de la bande des « Bandits tragiques ». Intelligente et énergique, Victorine serait une amie d’une des grandes figures féministes du mouvement libertaire et anarchiste, Rirette Maîtrejean (1887-1968) (alias Anna Henriette Estorges).
En outre, selon le commissaire Desoches, Victorine passait pour une militante prête à tout. Il souligne à cet égard qu’en 1914, elle avait collaboré au Journal d’extrême gauche « Le Bonnet Rouge », publication systématiquement accusée de défaitisme par l’Action française… Il dit détenir la preuve de ce travail au travers d’un certificat élogieux établi par Eugène Bonaventure Jean-Baptiste Vigo (1883-1917 – dit Miguel Almereyda – fondateur du journal et militant anarcho-syndicaliste et socialiste, mort « bêtement suicidé » dans sa cellule de la prison de Fresnes en 1917….
On comprend qu’avec un tel pedigree, qui met délibérément l’accent sur leur fréquentation de longue date des milieux anarchistes, libertaires et pacifistes, bêtes noires des pouvoirs en place, le destin des deux demoiselles était scellé avant même le début d’une quelconque instruction. Prises dans les griffes de ces va-en-guerre – généralement planqués – jaugeant leur virilité à la longueur de leur moustache et arborant fièrement des médailles conquises dans les salons d’état-major, elles n’avaient aucune chance de s’en sortir vivantes, surtout après une année 1917 où la troupe décimée sur le front, et victime de la morgue et des ordres imbéciles des gradés d’opérette, s’était mutinée…Face à ces pantins en uniformes d’officiers, elle ne pouvaient en réchapper à l’aube de ce printemps 1918, où l’issue de la guerre n’était pas encore prévisible, et où l’important pour les généraux était de restaurer leur autorité contestée, en apparaissant résolus et implacables.
Mata Hari – la vraie – en avait déjà fait les frais le 15 octobre 1917 au polygone de tir du fort de Vincennes.
Le détail des faits qui leur furent reprochés devenait alors anecdotique : il fallait qu’elles meurent car elles étaient des militantes de la paix, et que, femmes libres, elles ridiculisaient ces fiers mâles qui trouvaient glorieux d’envoyer d’infortunés gamins s’entretuer dans les tranchées, pendant qu’ils se distrayaient dans les bordels de l’arrière.
Revue de détail ! Juste pour le fun…
Dès leur arrivée à Barcelone, Manuella Alvarez et Victorine Faucher s’étaient présentées dans un établissement bancaire pour y négocier un paquet de titres, malheureusement frappés d’opposition, au motif – dit-on – qu’ils auraient été volés à Paris …
Cette mésaventure entraîna leur incarcération, durant quatre mois en Catalogne. La presse espagnole, étrangement bien informée, en fit ses grands titres, en présentant les deux femmes comme des receleuses anarchistes, aguerries et familières de la bande à Bonnot…C’est cette publicité tapageuse qui, selon le « finaud » commissaire Desoches, aurait attiré l’attention des services secrets allemands « à l’affût d’individus de cette espèce ». Ils auraient alors chargé un de leurs indicateurs, Paul Pélissier, déserteur de l’armée française et anarchiste « notoire », réfugié en Espagne depuis janvier 1914 de les contacter pour les enrôler au service de l’Allemagne…
Sans d’ailleurs étayer ses dires d’éléments factuels indiscutables, le commissaire Desoches décrit Pélissier, originaire de Salon-de-Provence et ancien étudiant en pharmacie, comme la plaque tournante de l’espionnage allemand en Espagne. Agitateur professionnel et vénal, il aurait même été condamné par la suite (en mars 1917) par la justice espagnole à cinq ans de travaux forcés pour détention illégale d’explosifs destinés à saborder des navires alliés mouillant dans le port de Barcelone.
En dépit des dénégations de l’intéressé, le commissaire soutient que Pélissier aurait visité les deux femmes en prison, en s’efforçant de « développer en elles les mauvais instincts qu’elles nourrissaient en tant que libertaires à l’égard de leur patrie ». Il y serait parvenu sans peine, en les assurant de l’intérêt des allemands à leur sort, et en laissant entendre qu’ils pourraient empêcher leur extradition et abréger leur détention.
De fait, elles ne furent pas extradées vers la France, et furent libérées le 19 juin 1916. Personne en revanche ne sait si cette relative clémence est imputable au contre-espionnage allemand ou, plus prosaïquement, à la stricte application du droit pénal espagnol pour le délit relativement mineur reproché aux deux femmes. Pas plus que d’autre, le commissaire du conseil de guerre n’est en mesure d’apporter de réponse. Néanmoins, cela ne l’empêche pas de se faire l’écho d’un ragot non confirmé, selon lequel les frais de justice auraient été pris en charge par la banque transatlantique allemande…
C’est au domicile de Pélissier, que Manuella Alvarez et Victorine Faucher se seraient installées après leur libération, et c’est là que l’un des chefs des services d’espionnage allemand les aurait recrutées, en leur remettant de l’argent pour prix de leur trahison. Elles auraient même, par la suite, régulièrement fréquenté les bureaux du contre-espionnage qui se trouvaient à cette époque, Ronda de San Pedro à Barcelone…
C’est dans ces bureaux, selon le « futé » Desoches qu’on leur indiqua ce qu’on attendait d’elles, et dont le détail aurait été confirmé, à la fois par leurs aveux – ce qui est douteux – et par les renseignements français – ce qui est évidemment cousu de « fil blanc ».
Cette mission, sous la plume de Desoches, aurait été, dans ses grandes lignes, la suivante:
Se mêler dès leur entrée en France (…) aux milieux anarchistes, s’efforcer d’y créer une atmosphère d’agitation, y stimuler les ferments de révoltes de manière à développer dans l’opinion publique le mécontentement que pouvait provoquer la longueur de la guerre, les sacrifices, les difficultés de la vie; arriver à l’éclosion de mouvements révolutionnaires susceptibles d’influer dans le sens de la paix.
Participer à une énergique propagande anti-anglaise et, dans ce but, chercher le moyen de faire imprimer à Paris par un journal anarchiste une brochure destinée à créer un mouvement d’opinion hostile à l’Angleterre; ce dans le dessein d’arriver ultérieurement a une paix séparée avec la France.
Recueillir et transmettre en Espagne tous les renseignements intéressants la guerre qu’elles pourraient se procurer au cours de leurs déplacements (…) en particulier sur les mouvements de navires, notamment au Havre, sur les stocks de charbon et sur les usines de munitions….
En contrepartie, elles auraient reçu de l’argent et des consignes sur la façon de faire parvenir des informations à leurs commanditaires…Pélissier, jouant le rôle du « vaguemestre »…
De retour en France, Manuella et Victorine s’installèrent dans un petit village près des Sables d’Olonne, au lieu-dit la Pironnière « chez les époux Gitton ». L’accusation soutient qu’à partir de cette planque discrète, elles adressèrent une quinzaine de lettres en Espagne. Elles l’aurait même admis, en précisant toutefois qu’il ne s’agissait que de coupures de journaux ou de renseignements erronés! Mais cet « aveu » – qui reconnait implicitement leur collaboration avec les services ennemis – est non seulement incertain mais carrément suspect, car il est censé résulter de leur témoignage au procès, auquel personne n’a eu accès et dont on sait qu’il n’a fait l’objet d’aucun compte rendu!
Pour faire bonne mesure, l’accusation affirma – également sans preuve – que les deux femmes « rayonnèrent au cours des mois suivants à Nantes, St Nazaire, Lorient, Quimper et Brest, se faisant remarquer çà et là par « leurs sentiments anarchistes et leurs propos subversifs »… et qu’elles tentèrent, en usant de leurs charmes de suborner le fils de la maison, alors matelot dans la Royale et de l’inciter à déserter…
Entre autres élucubrations ou inventions du commissaire Desoches, figurent de nombreuses autres péripéties à charge, réelles, inventées ou arrangées, dont un nouveau voyage de Manuella Alvarez en Espagne pour y rencontrer l’espionnage allemand…
Finalement, les deux femmes furent arrêtées le 19 mars 1917 en provenance des Sables d’Olonne, en gare de la Roche-sur-Yon.
….
La suite on la connaît!
Les six mois qui suivirent furent consacrés par la justice militaire à monter un dossier d’instruction accablant à leur encontre et d’autant moins contestable qu’il fut tenu – et demeure – secret… Il s’agissait avant tout de porter un coup fatal au mouvement anarchiste et libertaire qui persistait à contester la légitimité de cette guerre sanguinaire, qui avait déjà endeuillé des centaines de milliers de familles dans tous les camps…
Le spectre de la Russie bolchevique hantait les gouvernements, qui n’étaient nullement enclins à laisser se développer la contestation libertaire et pacifiste de cette guerre imbécile et suicidaire…
Manuella et Victorine en firent les frais, sous les noms de Lolotte et Colombine… L’une avait quarante ans, l’autre vingt-cinq…
Peut-être qu’un jour, on leur rendra justice. Ce serait sans doute symbolique, mais à l’honneur de la République…
Superbe narration… je découvre.
A ce jour, Saint-Joseph-de-Porterie avec un e à la fin. Le champ de tir où elles furent fusillées en a connu d’autres, tels que les 50 otages (en fait pas tous fusillés à cet endroit) suite à l’assassinat du commandant allemand Holtz en 1941.
Concernant ces fusillées, les AD 44 prévoient une conférence le 14 mars 2017 à 18 heures par M.Jean Bourgeon
Ces femmes me font penser à la célèbre Arletty qui eut maille à partir après la seconde guerre avec la justice. Une citation peut-être apocryphe lui a fait dire : « Si mon cœur est français, mon cul est international. Mais aussi « »si vous vouliez pas que je couche avec les Allemands, fallait pas les laisser entrer ».
Oui, tu as raison. Je comptais le dire en commentaire… Le champ de tir de Bêle a aussi été un lieu de fusillades d’otages pendant la dernière guerre; D’où le mémorial actuel! Merci…Il faut aussi faire de la publicité pour l’exposé de Monsieur Bourgeon que je ne connais pas, et dont je ne me suis évidemment pas inspiré. Le site « Mémoire des Hommes » m’a beaucoup aidé en raison des dossiers des fusillés de 14-18, qu’il a mis en ligne.