On rapporte que Napoléon 1er qui aimait bien l’écrivain, Jacques Bernardin de Saint-Pierre (1737-1814), l’auteur du roman « Paul et Virginie » – dont nous avons commenté les meilleures pages, dans le « Lagarde et Michard » de notre adolescence – était nettement plus réservé sur les travaux du « chercheur scientifique » que ce chantre de la beauté des paysages, et brillant aventurier prétendait être. D’autant moins enthousiaste d’ailleurs, que le romancier se piquait d’être un philosophe « finaliste » de la nature, contrairement à l’empereur qui était probablement plus proche intellectuellement de la conception mécaniste du monde des philosophes des Lumières. Ainsi, un jour que le botaniste, successeur de Buffon à la tête du Muséum d’Histoire Naturelle, se plaignait du peu de considération que lui accordaient les membres de l’Institut – l’Académie des Sciences d’alors – l’empereur lui rétorqua :
« Savez-vous le calcul différentiel, Monsieur Bernardin ? Non, eh bien, allez l’apprendre et vous vous répondrez à vous-même. »
L’empereur parlait de ce qu’il connaissait, car il avait étudié le calcul intégral et différentiel durant sa scolarité à l’école préparatoire militaire de Brienne entre 1779 et 1784, avant d’être intégré comme élève artilleur à l’école militaire de Paris…Il y développa même des facultés exceptionnelles en mathématiques, auxquels il s’adonna bien au-delà de sa scolarité.
A telle enseigne que le 25 décembre 1797 – 5 nivôse an VI – alors qu’il revenait, auréolé de gloire de la campagne d’Italie (1796-1797), promu au grade de général, il fut brillamment élu membre de l’Institut des Sciences et des Arts, classe des Sciences Physiques et Mathématiques, section des Arts Mécaniques.
Il ne s’agissait en rien d’une élection de complaisance, car Bonaparte, mathématicien d’une rare précocité, avait ramené d’Italie, en plus d’une réputation de grand stratège, dont attestaient les victoires de Lodi et du pont d’Arcole, un théorème de géométrie, énoncé par le géomètre et ecclésiastique Lorenzo Mascheroni (1750-1800), aux termes duquel » toutes les figures construites à l’aide de la règle et du compas, peuvent l’être à l’aide du seul compas »…
Séduit, le jeune officier en avait même fourni une autre démonstration et une application originale – connue depuis sous le nom de « Problème de Napoléon » – qui consistait à retrouver le centre d’un cercle avec seulement un compas ! Son raisonnement fit dire au grand savant, Pierre Simon de Laplace (1749-1827), le « Newton français », admiratif et pourtant de vingt ans son aîné :
« Nous attendions tout de vous, Général, sauf des leçons de géométrie ! »
Cet intérêt pour les mathématiques de Napoléon Bonaparte et son appétence pour les sciences, très souvent passés sous silence par les historiens du Premier empire, ne se sont jamais démentis. Jusqu’à son abdication en 1815, l’Empereur participa aussi souvent qu’il le put, aux travaux de l’Académie. Et sa présence n’était pas passive. Il n’hésitait pas à s’investir personnellement dans les débats ou les controverses scientifiques. Au sein de ce cénacle de savants, lui, l’autocrate impulsif qui se comportait avec brutalité à l’égard de ses opposants politiques, faisait étalage d’une étrange patience et ne tenait nullement grief à ceux qui lui portaient la contradiction sur une question scientifique…Napoléon aimait la science pour la science, et sur ce point, il n’est pas exagéré d’avancer qu’il fut un digne héritier de la philosophie des Lumières et de la Révolution, celle du règne de la Raison, de la Logique déductive et de la Rigueur démonstrative.
Jamais d’ailleurs, en dehors du Premier Empire, les scientifiques, toutes disciplines confondues, ne disposèrent d’autant de moyens matériels et surtout ne jouirent d’une aussi grande considération de la part du pouvoir en place…Jamais, ils ne bénéficièrent d’autant de facilités pour conduire leurs recherches aussi bien théoriques qu’expérimentales, pour exprimer leurs thèses et pour les confronter à la critique de leurs pairs. Le résultat fut à la hauteur des moyens consentis. Cette période fut une des plus brillantes de la science française. Ce « quattrocento » scientifique à la française, a laissé le souvenir d’une ébullition culturelle sans précédent dans notre histoire nationale, et servit de moteur au développement technologique qui s’ensuivit, fondement de l’essor industriel du 19ième siècle.
Jusqu’à sa mort en 1821, le reclus de Longwood House chercha à s’informer sur les découvertes les plus récentes et s’intéressa à l’évolution des connaissances, regrettant presque dans ses Cahiers de Sainte Hélène de n’avoir pas, lui-même, privilégié une carrière académique…
Mais, l’empereur Napoléon 1er demeura une brillante exception… Son exemple est presque unique. Il n’a pas fait école, ni fondé une tradition.
En effet, à de rares exceptions près, les élites politiques de premier plan n’ont guère exprimé, depuis plus de deux siècles, la même passion désintéressée et sincère pour les questions scientifiques et techniques…Ce désintérêt relatif réside sans doute dans les modalités de recrutement de ces « fines fleurs » de la politique, qui a fait la part belle aux formations littéraires et juridiques, et, depuis 1945, aux prétentieux cursus administratifs dispensés à l’Ecole Nationale d’Administration. Et ce, au détriment des parcours scientifiques et techniques, fussent-ils prestigieux comme l’école polytechnique, considérés comme des filières de second ordre pour exercer des responsabilités politiques et surtout pour occuper les premiers rôles.
Depuis l’avènement de la seconde République en 1848, moins d’une dizaine de personnalités ayant exercé une fonction décisionnelle importante, parmi la soixantaine environ de grands dirigeants – dont vingt-quatre présidents de la République – purent se prévaloir de connaissances théoriques, techniques et scientifiques, leur permettant d’aborder avec une certaine compréhension les questions scientifiques.
Parmi celles-ci, on peut citer les hommes d’Etat qui suivent. A des degrés divers, sans être tous d’authentiques savants, du moins présentaient-ils les aptitudes requises pour appréhender les enjeux scientifiques et techniques de leur époque :
- François Arago(1786-1853), président de la Commission exécutive de la République en 1848, académicien des sciences, astronome et polytechnicien,
- Eugène Cavaignac (1802-1857), chef de l’Etat en 1848, polytechnicien et général d’artillerie,
- Sadi Carnot (1837-1894), président de la République, polytechnicien, ingénieur des Ponts et Chaussées,
- Paul Doumer (1857-1932), Président de la République, professeur de mathématiques,
- Albert Lebrun (1871-1950), Président de la République, polytechnicien et ingénieur des mines,
- Valéry Giscard d’Estaing, Président de la République, polytechnicien
A cette liste, il convient d’ajouter Georges Clemenceau (1841-1929), le « Père la Victoire », président du Conseil entre 1906 et 1909, puis entre 1917 et 1920. Son cas est des plus singuliers, car le bougre ombrageux ne fut pas seulement un homme politique exceptionnel, principal artisan de la victoire de1918, ni le parlementaire redouté des gouvernements, ni même le journaliste le plus craint de son époque, il était aussi médecin de formation et avide de nouveautés. Ainsi, en parallèle de ses autres activités, presque secrètement, il développa, durant toute sa vie, une insatiable curiosité pour toutes les formes de culture, dont les sciences dites « exactes » et pas seulement la médecine, son premier amour…
Très âgé et partiellement retiré à Saint-Vincent-sur-Jard en Vendée, il rédigera même un étonnant et monumental ouvrage intitulé » Au soir de la pensée » dans lequel il recense et philosophe sur tous les thèmes qui l’ont passionné et inspiré, en particulier sur les grandes thématiques scientifiques de l’heure, la relativité et l’atomistique ! On découvre alors avec surprise que cet homme hyperactif ne s’est pas contenté d’aborder la science en dilettante, mais que sa soif de décrypter la nature l’a incité à se plonger dans les problématiques scientifiques les plus complexes, comme la « relativité restreinte » de son cadet de près de quarante ans, Albert Einstein (1879-1955), qui bouleversa les notions de temps et d’espace absolus de Newton ! Avec admiration, Jean-Pierre Chevènement observait en 2014 dans une émission radio « qu’il y a très peu d’hommes politiques qui pourraient (aujourd’hui) écrire le livre que Clemenceau a écrit très vieux… ».
Et effectivement, très peu de figures importantes de la politique française actuelle consentiraient un tel investissement intellectuel sans autre but que de prendre un peu de hauteur et de recul par rapport à la masse considérable d’innovations technologiques qui nous assaillent chaque jour… Peu, d’ailleurs, seraient en mesure de le faire. Peu enfin aurait l’humilité de le faire, de peur que l’exercice bouscule nombre de leurs certitudes médiatiques sur la science.
Les raisons d’une telle indifférence de la classe politique pour les questions scientifiques sont multiples. Bien sûr, la formation des protagonistes de la politique déjà évoquée est certainement un facteur à prendre en compte, mais il ne s’agit peut-être que d’une conséquence et non d’une cause…Le principal déterminant de cette désaffection des gouvernants pour les disciplines scientifiques résulte probablement – et en premier lieu – du regard porté par la société contemporaine sur les avancées de la Science. Cette dernière a en effet perdu son statut de secteur protégé des querelles partisanes, entièrement voué à défricher de nouvelles « terra incognita » pour le bonheur de l’humanité…
Les avancées de la science sont de moins en moins perçues comme des conquêtes de la Raison sur l’ignorance, mais de plus en plus, comme des facteurs de menaces potentielles…Le progrès ne semble plus résider dans le triomphe de nouveaux savoirs mais dans la manière de circonvenir les risques que ces nouvelles connaissances pourraient engendrer…L’enjeu n’est d’ailleurs plus tant de développer de nouveaux savoirs, que d’imaginer des protections supplémentaires face aux dangers supputés de toute innovation scientifique ou technologique…La peur supplante l’audace, considérée dans le passé comme une des qualités primordiales des pionniers de la science. Dans notre environnement contemporain, où les technocraties répressives hypocritement qualifiées « d’indépendantes » se multiplient, Pierre et Marie Curie n’auraient pas été autorisés, pour des motifs de sécurité, à poursuivre leurs recherches sur le radium.
Dans ce contexte, la classe politique, ignorante de la science, suit le mouvement plus qu’elle ne le précède, amplifiant délibérément pour des motifs électoraux ou de clientélisme, les dangers signalés par des experts venus de nulle part, qui la mettent en garde sur les conséquences d’options trop hardies, assimilées volontiers à un laxisme coupable. L’acquisition de connaissances nouvelles n’est plus alors un enjeu, mais un alibi de campagne, dans le cadre d’une lutte prétendument sans merci contre tous les méfaits proclamés de la modernité !
A titre anecdotique, mentionnons le cas de ce candidat à l’élection présidentielle en 2017, paré pour tout titre universitaire d’une licence d’histoire, et apparatchik patenté de son parti, qui parcourt les estrades en pérorant devant qui veut l’entendre qu’une de ses premières décisions une fois élu serait « d’interdire les perturbateurs endocriniens ». Evidemment personne n’aurait l’outrecuidance de lui demander des précisions sur ce qu’il entend par là ! Le vocable suffit pour effrayer, surtout si l’on ajoute que ces substances sont à l’origine de cancers et qu’ils ont une incidence sur la fécondité humaine…
Ah! Qu’elle a bon dos, l’épidémiologie, cette discipline de traitement statistique de phénomènes de faible incidence, lorsqu’elle sert de support politiquement orienté aux charlatans de l’apocalypse! Si l’on n’y prend garde, il n’y aurait pas assez de bretons vivant sur des roches granitiques, pour mourir des effets néfastes des émanations du radon radioactif! Et pour le même motif, le Limousin serait un désert humain depuis des millénaires…
Cette conception étriquée du progrès dont le point d’orgue fut l’inscription aberrante du « principe de précaution » dans la constitution de la République, marginalise de fait toute démarche scientifique, au risque de stériliser définitivement toute initiative un peu hardie à force d’encadrement réglementaire et normatif, et dans certains cas, de judiciarisation de l’action de chercheurs intrépides et… imaginatifs. Ces dérives ontologiques vont de pair avec des restrictions budgétaires des crédits de recherche que tout gouvernement depuis plusieurs décennies s’efforce d’obtenir, en reculant toutefois piteusement en rase campagne, lorsque les coupes vraiment trop sombres, provoquent l’indignation bruyante des plus éminentes pointures de la recherche scientifique.
De même, on croit rêver lorsque le Parlement français va jusqu’à interdire – non l’extraction des gaz de schistes, ce qui pouvait, à la limite, se concevoir – mais toute recherche sur ce sujet ! On frise le retour à l’inquisition lorsque les discours officiels condamnent tout esprit frondeur qui s’aviserait imprudemment d’émettre le moindre doute sur la pertinence des conclusions relatives aux changements climatiques…
La Science devenue officielle et bastion, parmi d’autres, de la pensée unique est relayée par des élus politiques incultes. Du haut de leur tribune, ils invoquent l’autorité que leur confère leur position, pour condamner sans appel, toute expression dissonante qui s’écarterait de la vérité décrétée, et se gaussent sans vergogne de toute référence – fût-elle timide – au doute méthodique, principe cardinal de l’évolution des connaissances depuis des siècles. Dans le même temps, la pensée rationnelle, progressivement gangrenée par des considérations idéologiques, ploie sous les coups de boutoir « d’experts » autoproclamés, qui gesticulent bruyamment en s’exonérant des systèmes classiques de validation scientifiques, et imposent un corpus de dogmes simplistes, dont il faut absolument faire son catéchisme. La non-science remplace alors la science !
Cette tendance à nier la complexité du réel, à établir des relations délibérément réductrices entre des effets et des causes, et à limiter le champ scientifique aux exigences politiques du moment, est évidemment contraire à l’esprit même de la recherche scientifique, et de fil en aiguille, conduit à tarir les ressources morales nécessaires à toute recherche, qu’elle soit fondamentale, théorique ou appliquée…
Le résultat, c’est que la science est plus en plus absente des grands débats de société ! Ou lorsqu’elle est évoquée, c’est sous forme de caricature, dépouillée de tout ce qui fait sa force mais aussi son charme et chassée de la place qu’elle occupait depuis toujours dans notre imaginaire collectif, pour simplement épancher la soif de comprendre le monde, de l’infiniment petit à l’infiniment grand, manifestée par l’humanité dès ces premiers balbutiements d’intelligence…
La science n’est plus guère alors qu’une posture, une diversion mondaine justifiant, pour des motifs fallacieux de sécurité, la restriction des libertés… Certains raisonnements sont à cet égard éloquents, comme celui, par exemple, des opposants au nucléaire qui usent de concepts possédant la saveur du savoir académique, mais qui détournés de leur sens originel, ne sont utilisés que pour dérouler des argumentaires sectaires, scientifiquement discutables et frôlant l’obscurantisme !
Le pire au fond, ce n’est pas la méconnaissance, c’est le simulacre de science et de rationalité, dont le personnel politique use, volontairement ou non, pour abuser le citoyen…
Le fil est bien perdu ou s’est cassé depuis ce temps, où le futur empereur des français se passionnait comme un gamin, « gratuitement » juste pour satisfaire son goût des maths, dans la recherche du centre d’un cercle au moyen de son seul compas ! Pourquoi les faux sérieux des temps modernes s’échineraient-ils dans de pareils amusements, alors que l’exercice est trivial si l’on se sert en plus d’une règle? Ce plaisir de la recherche existe encore, mais il n’est plus valorisé socialement dans la gouvernance opportuniste de nos sociétés !
Finirons-nous par nous réveiller de ce mauvais rêve, et donner tort à Pierre-Gilles de Gennes (1932-2007), prix Nobel de physique, qui fut mon professeur à la faculté des sciences d’Orsay au début des années 1970, et qui, pessimiste, pensait en 1998 que « l’approche scientifique était en régression » et déplorait que « les dogmes les plus sectaires (anciens et modernes) prennent le pouvoir » ? Espérons…
Quel beau texte, on en est bouche bée et je pense que c’est pour cette raison que tu n’as pas de commentaires. Je ne savais pas que Napoléon cherchait le centre d’un cercle avec un compas. Aujourd’hui les hommes politiques n’ont pas besoin de chercher le centre car ils sont tellement égocentriques que le centre c’est eux!
Quant au rapport avec la science on est passé d’un grand respect voire de l’admiration à une défiance ou au contraire à une naïveté confondante et une pollution par des conditions politiques ou sociétales.
Merci l’ami. Je crois que nous sommes d’accord sur l’essentiel…