Il y a presque un an – le 7 décembre 2014 – j’observais dans un billet consacré au Jardin Fruitier de la Rue Desmazières à Angers, que ce lieu, jadis, « Jardin des délices » d’au moins deux ou trois générations de « Turbelier »- ma lignée maternelle – avait pratiquement disparu du paysage urbain du quartier de la Madeleine et même quasiment déserté les mémoires!
Objectivement, cet endroit, emblématique de son époque – l’entre-deux-guerres – n’avait guère de caractère du point de vue architectural. Son principal mérite était avant tout d’être le point d’ancrage sentimental et affectif de mon enfance et d’avoir été intimement associé à la vie de mes aïeux depuis un siècle. C’est vers ce jardin que se portèrent les premiers regards de ma mère et de ses frères, lorsqu’ils virent le jour dans un appartement exiguë et sans confort, situé au premier étage d’une maison basse, tout près d’ici! Au 20 de la rue Desmazières, juste en face de la grille de l’entrée principale du Jardin Fruitier. C’est là que mon grand-père Louis décéda en 1951 et que vécut sa veuve – notre grand-mère – jusqu’à la fin des années soixante…
Le Jardin Fruitier est donc indissociable de nos souvenirs. Lesquels, comme tout un chacun peut l’observer, comptent double au fur et à mesure que s’égrènent les années qui nous éloignent de notre jeunesse. Aussi, toutes les transformations qu’il dut subir, au cours des dernières décennies, et qui le conduisirent à s’effacer progressivement du paysage, ne pouvaient évidemment, nous laisser insensibles! Il convient cependant de raison garder…Les dommages que l’inévitable évolution urbaine causa au Jardin, ne saurait en rien être comparée à une catastrophe patrimoniale comme la destruction – de nos jours – de cités millénaires par des sauvages…Tout juste un désagrément face au piétinement des plate-bandes de notre « jardin secret », celui que nous cultivions lorsque nous étions gamins!
Mais on ne se refait pas: nos petits chagrins intimes brouillent l’horizon même quand il ne flirtent pas avec l’universel. On peut tout aussi bien s’émouvoir et pleurer la qualité des salades d’antan et n’acheter que celles emballées et prêtes à consommer!
Quoiqu’il en soit, en 2014, la plupart des bâtiments « anciens » étaient encore debout, pour témoigner d’un passé que probablement, beaucoup des habitants actuels méconnaissaient. Un promeneur moyennement distrait et curieux n’aurait d’ailleurs pas pu détecter ce qui s’était passé ici au début du vingtième siècle! Et ce qui avait motivé l’érection de ces bâtiments. Toutefois, en étant plus attentif, il aurait du s’interroger à la vue d’un bandeau en briquettes rouges, indiquant en façade aveugle d’une imposante bâtisse qu’elle était la propriété de la » Société d’Horticulture d’Angers et du département de Maine-et-Loire ». En aurait-il conclu que l’endroit et les terres alentours avaient été autrefois dédiées à l’arboriculture, au maraîchage et à leur enseignement sous l’égide de ladite Société? Cette « salle de conférence » – puisque telle était sa fonction – est un des rares vestiges de cette époque, et est d’ailleurs mitoyenne de la maisonnette louée par mes arrière-grands-parents jusqu’à leur disparition dans les années quarante.
En 2014, les vieux bâtiments voisinaient avec plus ou moins de bonheur avec d’autres plus récents, construits sur l’emprise domaniale de cet ancien conservatoire d’espèces potagères et fruitières, fer de lance en Anjou de tout un secteur économique « florissant » et puissant… Par une étrange illusion, dont je fus sans doute l’objet consentant, j’eus le sentiment que tout avait changé et que, pourtant, tout était pareil! Tout semblait préservé et prêt à revivre! Mais à la condition de s’affranchir hardiment des détails attestant de l’irréversible… J’ignorais que ce mirage du « temps figé » n’existait que parce je l’espérais ainsi. En réalité, il ne s’agissait plus que d’un décor privé de tout ressort, faut d’avoir su conserver une âme!
J’écrivais alors que » si (le Jardin) conservait quelques apparences de ce qu’il fut et si les noisetiers presque séculaires avaient été partiellement préservés, le petit square dans lequel nous jouions enfants en ramassant les noisettes sous l’œil bienveillant de notre grand-mère, n’était plus guère qu’une cour et une allée bituminées, devenue l’antichambre d’une moderne salle de musculation et le chemin balisé vers une maison médicalisée pour « vieillards » dépendants. »
En fait le « Jardin Fruitier » n’avait pas échappé à la transformation et à la banalisation du quartier de la Madeleine que rien ne distingue plus vraiment des autres quartiers d’Angers. « Pleinement intégré à la ville, il en a certainement tiré avantage mais en contrepartie il a perdu une partie de sa personnalité…C’est dans l’ordre « normal » de l’évolution et il n’y a pas nécessairement à s’en plaindre ! »
Depuis lors, les faits se sont imposés, avec la brutalité de la modernité qui ne s’embarrasse pas des états d’âme des nostalgiques! Au rêve éveillé d’un jour, s’est substitué l’image de la mutation désormais accélérée de ce petit coin de quartier. Le mouvement de normalisation urbaine auquel désormais rien ne peut se soustraire, a concerné la plupart des bâtiments de l’ancienne destination horticole et pédagogique du Jardin, qui résistaient vaille que vaille.
Fin août 2015, lors de mon dernier passage à Angers, je constatai – non sans une certaine sidération – qu’à la place du long bâtiment bas, qui bordait la rue Desmazières et abritait les communs de l’école d’agriculture, s’élèvera bientôt, une résidence de grand standing sur trois étages, baptisée « Square de la Madeleine ».
Cette dénomination un peu opportuniste, peut surprendre, s’agissant d’un immeuble d’habitation, qui ne sera jamais, par hypothèse, un espace végétal destiné au loisir champêtre d’un large public. Mais on peut penser que, par ce biais sémantique, le promoteur a voulu exprimer une certaine continuité historique entre la vocation horticole et ancienne du lieu et sa nouvelle fonction résidentielle… En le nommant de la sorte, il a peut-être aussi songé que les gens aisés – ses acheteurs putatifs – ne seraient pas indifférents à ce clin d’œil écologique à la ruralité d’autrefois. Cette référence implicite au passé serait ainsi censée favoriser l’attrait des futurs propriétaires pour le bien proposé et leur intégration dans un environnement jadis populaire… Ils y verront en outre la prise en compte de leurs probables préoccupations à préserver la nature! Enfin, le terme « square » qu’on retrouve dans les beaux quartiers parisiens, fait plus chic, en termes de marketing, que celui de « Jardin »!
Cet immeuble qui, selon le promoteur garantira des « prestations de qualité » modifiera effectivement le biotope urbain de ce minuscule secteur proche de l’église de la Madeleine. Mécaniquement, son peuplement s’en trouvera métamorphosé, le poids des « classes moyennes aisées » et plutôt jeunes, prenant le pas sur une population originelle vieillissante, composée majoritairement d’ouvriers et de petits employés. Un nouvel élan sera alors pris, que n’auraient peut-être pas su insuffler ces descendants de petits maraîchers , de travailleurs de Montrejeau ou de Bessonneau, de tacherons des grands propriétaires, ou encore de mineurs d’ardoise émigrés de Bretagne, qui tiraient le diable par la queue et forgèrent l’identité première du quartier! La plupart de mes aïeux était de ceux-là et justement, ils ne sont plus là depuis longtemps! Nous non plus…
Ce futur immeuble aux normes « tout confort » sera certainement relié à tous les réseaux sociaux et numériques, et des dispositifs de sécurité « connectés » parmi les plus aboutis en contrôleront l’accès, aux fins, en ces temps troublés, d’apaiser l’angoisse sécuritaire omniprésente des nouveaux résidents. Tout sera probablement certifié « écoresponsable » … Jusqu’au local à ordures, qui sera aménagé d’emblée pour assurer un tri optimal des déchets, conformément aux subtiles arcanes de la réglementation sur le recyclage des matières, les économies d’énergie et la lutte contre les gaz à effet de serre… Tout sera sûrement mis en oeuvre pour respecter au mieux les rites modernes de cette nouvelle religion écologique, et permettre d’expier, en toute bonne conscience et sérénité, nos fautes de consommateurs insouciants, impudiques et dispendieux, matricides de notre « belle » Planète bleue!
L’avantage est toujours à l’avenir! En principe, il n’y a pas lieu de regretter l’ancien monde et de déplorer cet univers qui se dessine rue Desmazières et qui bouscule les marques de celui que nous avons quitté! Qui peut en effet regretter les maisons sans commodités, sans salles de bains ou toilettes individuelles ? Qui peut regretter un passé, où chaque jour était, pour beaucoup de ceux qui nous ont précédé, un combat de survie?
N’empêche que la nostalgie demeure, y compris celle des taudis sans confort, pourvu que ce soit ceux de notre jeunesse! Qui n’a jamais observé les larmes sur les visages déconfits et ridés des habitants des cités de banlieue, confrontés à la démolition de leur HLM insalubre?
On ne se résigne pas à laisser choir dans les oubliettes de notre histoire, ces baraques aux murs lépreux, bordées de trottoirs cabossés où des clodos récupéraient des mégots ou des clous usagés dans des boites à cirage. On persiste, contre vents et marées, à les préférer aux résidences « sécures » mille fois plus accueillantes et gorgées de soleil, qui les ont remplacées! Surtout, lorsque c’est précisément sur ces trottoirs qu’on a échangé de timides premiers baisers, cinquante ans auparavant, avec la fille cadette du pâtissier de la place de la Madeleine, ou avec la petite vendeuse occasionnelle du dimanche – aujourd’hui décédée – de la boulangerie de l’église!
Malaisé d’imaginer que cet accotement désormais bituminé, ne sera désormais plus fréquenté que par des braves gens parlant un langage abscons truffé d’anglicismes incontournables, et qui rédigeront frénétiquement en marchant des SMS d’amour sur leurs Iphones et autres smartphones! Forcément, ça bouscule un peu les neurones des anciens, dont les miens! C’est simplement l’expression du temps qui passe! Il n’y a lieu ni de le déplorer, ni de s’en inquiéter, ni de s’en réjouir…Le génie humain a toujours su se jouer – et à son profit – de l’écoulement du sablier! Et le sable a toujours réussi à passer par l’entonnoir, même si parfois un grain récalcitrant fait mine de freiner le mouvement d’ensemble!
Faut-il vraiment conclure? Oui, mais par une pirouette, en imaginant une expérience de pensée, du genre de celle que les physiciens du vingtième siècle aimaient échafauder pour valider ou invalider leurs théories! Imaginons que, facétieusement et exceptionnellement, les époques se télescopent, mettant en présence mes grands-parents maternels accoudés à la fenêtre de leur appartement, observant ces jeunes « bourgeois » récemment installés, juste en face de chez eux!
Là où nos anciens ne verraient sûrement que des extraterrestres, encore plus exotiques que les GI noirs de l’armée américaine qui campèrent dans le Jardin Fruitier en août 1944 à la Libération d’Angers, les autres – les envahisseurs – addicts d’Internet et rompus à toutes les ficelles de la compassion et de l’action humanitaire modernes ainsi qu’aux codes du « parler politiquement correct » ne verraient que de vieux enfumés rescapés de l’âge de bronze ou d’indécrottables fachos, victimes analphabètes de la propagande vichyste!..Le dialogue serait difficile faute de vocabulaire et de références communes sur « les valeurs qui nous rassemblent »! …Et dont on n’est plus vraiment sûr qu’elles rassemblent quiconque aujourd’hui!
Au printemps 2015, les démolisseurs sont intervenus: Google Earth était témoin! …
Sur le trottoir d’en face, un mur d’ardoises oxydées et les piliers d’un porche en tuffeau, témoignent que nous sommes en Anjou, en limite des schistes armoricains et des pierres calcaires du Val de Loire…
Merci JL de ce beau témoignage actuel ponctué de tes merveilleux souvenirs. J’ai vraiment du mal à reconnaître cette partie de la rue Desmazières où il n’y a pas plus d’un an moi aussi je suis passée avec des amis… pour aller photographier notre fameux monument aux morts 14-18 de la Basilique de la Madeleine dont tu as déjà rédigé un billet. Mais le prénom de Madeleine restera donc dans ce quartier.
Ceci me rappelle que la première enfant de mes grands-parents se nommait Madeleine (Madeleine Turbelier née le 8 mai 1891 à Angers et décédée à Angers le 27 juillet 1906). Sur une photo de septembre 1897 (remariage d’un grand-oncle à Montjean) que tu as dû publier jadis, on l’aperçoit si belle, ses beaux cheveux bouclés, au premier rang, vêtue d’une jolie robe (comme ses jeunes soeurs), réalisée par ma grand-mère couturière et brodeuse aussi. Ma mère se souvenait d’elle et m’a appris qu’elle était décédée à 15 ans d’un problème rénal (suite d’angine mal ou pas soignée ?). On lui faisait paraît-il des lavements au blanc d’oeufs. Il paraît que les grands-parents en avaient eu un profond chagrin et avaient un beau portrait encadré de cette Tante Madeleine suspendu dans leur chambre. Avant le décès de sa soeur Marie, je m’étais informée de ce qu’il avait pu devenir. Il m’avait été répondu que probablement pendant la guerre 39-45, on avait dû le brûler. En tout état de cause, cette tante Madeleine, connue seulement par ladite photo de 1897, a ressemblé ou ressemble à pas mal de petites filles de la famille et l’adolescente qu’est ma petite-fille désormais m’y fait penser souvent. Mais des Madeleine il n’y en a plus eu dans la famille, j’ai heureusement deux amies portant ce prénom mais elles sont… de ma génération !
Merci pour ce commentaire qui complète à propos le billet en évoquant notre jeune tante Madeleine…C’est vrai que sa ressemblance frappante en 1897 avec la petite-fille (née en 2002) de Rose l’Angevine est troublante.
« Ce soir j’attends Madeleine, on ira au cinéma, je lui dirai… » (Brel)
J’ai une petite « Madeleine » (ma fille, c’est son deuxième prénom) qui vient d’avoir douze ans…
Le temps passe, je crois que les Madeleine reviendront. C’est un si beau prénom !
Merci… Elles reviendront, même ici, – les « Madeleine » – il y a tant à dire sur elles depuis Proust.
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Nostalgie, nostalgie quand tu nous tiens!
Ton magnifique texte et le non moins magnifique hommage de Rose l’angevine à Madeleine me font penser à deux chansons.
« Avec le temps » de Léo Ferré pour le Jardin Fruitier qui a disparu. Moi j’ai une expérience différente: dans ma bonne ville de Villeneuve-sur-Lot, j’habitais dans une magnifique propriété du potentat local qui était député-maire et dont mes parents étaient employés de maison comme on disait. Cette propriété appelée « Les Fontanelles » qui était animée par de nombreuses réceptions de toute sorte est aujourd’hui à l’abandon depuis environ 40 ans pour des raisons que j’ignore, et le parc que mon père se donnait beaucoup de mal à entretenir est envahi de ronces, des arbres sont cassés et des bâtiments couverts de tags. J’avoue que quand je passe devant j’ai mal au coeur et je me demande si je ne préférerais pas qu’il y ait à la place des beaux appartements modernes!
Quant à Madeleine ce prénom me fait penser à la chanson de Jacques Brel, » Ce soir j’attends Madeleine, j’ai apporté du lilas, j’en apporte toutes les semaines, Madeleine elle aimme tant ça……Elle est tellement jolie….. »
Enfin un mot pour Guy Béart qui est mort ce matin « J’aimerais changer les couleurs du temps… »
Merci pour ce commentaire très émouvant et ce rappel final à Guy Béart qui nous a quitté ce jour en allant chez le coiffeur. On meurt toujours bêtement! Inutile de s’arracher les cheveux ou de se faire du mauvais sang: une crise cardiaque sur un trottoir suffit à faire migrer un poète dans l’autre monde!
Je ne pensais pas que l’évocation de la petite tante Madeleine pourrait apporter tant de commentaires. Guy Béart est parti « dans les étoiles » comme dit mon dernier petit-fils. Sa chanson « l’Eau vive » m’a rappelé des souvenirs de jeunesse enfouis : quand ma défunte belle-soeur Anne, dite Niquette, fredonnait aux Sables d’Olonnes, le soir à mes deux nièces si proches de moi par l’âge, et surtout pour Marie-José : « La petite est comme l’eau »… et on riait ensemble. Souvenir quand tu nous tiens…