Faut-il vraiment que derrière l’acronyme EPR (aux multiples significations) se cache toujours une forme de renoncement? Mais, bien entendu, tous les renoncements n’ont pas la même portée et ne sont pas nécessairement des capitulations honteuses et masquées!
Tout d’abord, s’agissant du « paradoxe » dont il est question ici, on dira que non seulement il fut honorable mais qu’il contribua à éclairer la compréhension de la physique du siècle dernier: c’est celui suggéré par l’expérience de pensée imaginée à Princeton en 1935 par le trio de physiciens Einstein, Podolsky et Rosen (E.P.R.). Plus connu sous le nom de « paradoxe EPR », il incarne le malaise quasi-existentiel de certains pionniers de la science, universellement reconnus, à admettre les conséquences bouleversantes de leurs propres théories sur leur conception du monde « matériel » . Concrètement, il rend compte d’une controverse « fondamentale » qui a traversé cette période de l’entre-deux guerre et à laquelle se sont livrés les géants de la physique quantique du début du 20ième siècle. Ce paradoxe était directement inspiré par les succès de la théorie quantique de la matière et par les conséquences déstabilisantes qu’elle impliquait pour notre compréhension des phénomènes de la nature…
L’un des camps en présence était conduit par Albert Einstein (1879-1955) et ceux de ses amis physiciens et collaborateurs, qui, postulaient l’existence intrinsèque d’une réalité matérielle, indépendante de tout observateur – donc de notre propre existence. Ils doutaient, par conséquent, de la capacité de la mécanique quantique – qu’ils considéraient comme non aboutie – à décrire la nature. L’autre camp avait pour leader, le théoricien danois, Niels Bohr (1885-1962), promoteur de l’interprétation dite de Copenhague, en vertu de laquelle le réel n’existerait qu’à travers la perception qu’on en a, fût-elle élaborée et indirecte! Pour résumer grossièrement: la matière ne s’incarne qu’autant qu’on la « mesure » mais pas avant…
Cette joute qui touche à l’essentiel et qui bouscule notre conception classique de la mécanique, de la thermodynamique et de toutes les disciplines de la physique, laborieusement – parfois génialement – argumentées de Démocrite (~460 av JC) , Anaxagore (~500 av JC) à Isaac Newton (1642-1727) et au-delà, fut une querelle de gentlemans, presque tous prix Nobel, et ne fut jamais subalterne. Même si on ne peut exclure que s’y infiltrèrent parfois des questions moins éthérées de leadership.
A force d’arguments théoriques, d’objections et de contre-objections de toutes natures, cette bataille de titans n’a été « tranchée » qu’une trentaine d’années après avoir été engagée. Son issue tendrait plutôt raison à conforter la thèse du savant danois aux termes de laquelle il n’y a pas d’autre alternative que d’abandonner l’idéal d’Einstein de décrire objectivement la nature… Mais le débat est loin d’être définitivement clos, bien que les expériences accumulées depuis lors semblent donner raison au physicien Werner Heisenberg (1901-1976), l’auteur du principe d’incertitude, qui en son temps posait que « la substance du monde n’est pas matérielle ». Aujourd’hui encore, la question demeure d’actualité pour les mathématiciens ou les physiciens de la théorie quantique qui s’efforcent d’en rajeunir les termes… Demeure néanmoins cette énigme dérangeante pour le commun des mortels, élevé dans la religion cartésienne, de notre inaptitude intrinsèque à comprendre la nature qui ne se laisse apprivoiser qu’au travers d’approches exclusivement stochastiques, de géométries ou d’arithmétiques complexes sans jamais fournir de représentations accessibles à nos sens!
Ainsi, l’histoire du paradoxe EPR est bien celle d’un renoncement parfois douloureux, mais d’un renoncement éclairé… « pour faire avancer le schmilblick ».
La capacité explicative de la physique quantique nous contraint, en dépit de notre intime inclination, à admettre que l’essence des choses, celle à laquelle, depuis des millénaires, nous pensions pouvoir accéder, armés de nos sens, de leurs supplétifs et de notre raisonnement, échappe pour partie à cette logique qui, pourtant, permit de jeter les bases de toute la physique apprise à l’école, source de la plupart des avancées technologiques dont nous bénéficions.
Le monde « possible » ne deviendrait « effectif » qu’à l’instant où on l’observe… Un instant d’ailleurs indéfinissable avec précision. Bref, notre monde est probablement beaucoup plus alambiqué que nos esprits peuvent l’imaginer, et pour avancer dans sa connaissance, il faut abandonner notre « bonne vieille » physique classique, au profit d’une « terra incognita » d’abstraction pure, où tous nos repères d’antan, relatifs au temps, à l’espace et même à la simple causalité, se dérobent…Qu’on ne s’y trompe pas, il ne s’agit pas là d’une recherche métaphysique de sens! Il n’a jamais été question, sous couvert de science, de rechercher dans ce chaos « indescriptible » la patte d’un hypothétique démiurge: le postulat galiléen d’objectivité nous a libéré de cette entrave épistémologique depuis plusieurs siècles. Il s’agit simplement de chercher à expliquer le fonctionnement d’une machinerie qui n’en est pas vraiment une, dont on sait par avance que les rouages échapperont « par nature » à toute représentation familière, qu’il serait, de toute façon, vain de s’échiner à rechercher… Ce constat, quelle que soit son étrangeté, justifie après coup qu’on se soit chamaillé un peu avant de le valider!
Mais alors! Où est donc, dans ce contexte « l’imposture EPR « soulignée dans le titre de ce billet?
Elle n’est pas là, car de nos jours, le paradoxe EPR de 1935 est totalement oublié du public!
En fait, l’acronyme « EPR » est un homonyme du précédent, sans rapport avec le débat sur la physique quantique. Il n’empêche qu’il fait régulièrement la « une » de la presse et des médias. Evidemment, sa signification est radicalement différente de celle qui avait suscité les échanges enflammés des génies scientifiques du siècle dernier. En outre, il est généralement associé au mot « réacteur »
De quoi s’agit-il ?
Très prosaïquement, le débat théorique d’autrefois, s’est mué en un combat douteux de moindre volée, entre d’autres protagonistes à propos d’un réacteur nucléaire de puissance de même conception que ceux actuellement en service pour la production d’électricité. Mais un réacteur plus puissant et surtout qui présente des garanties de sûreté, supérieures à toutes les générations précédentes de réacteurs nucléaires à eau pressurisée. Les plans et les caractéristiques de ce nouveau réacteur appelé EPR (European Pressurized Reactor, puis Evolutionary Power Reactor) ont été définis en France au cours des années 1990 et 2000 par AREVA, c’est-dire avec l’aval et l’agrément de l’Etat français qui contrôle plus de 85% du capital de l’opérateur!
Pourtant, ce projet technologique enthousiasmant a connu, depuis lors, de nombreux déboires…Notamment lorsqu’il a fallu passer à la phase de réalisation des premiers prototypes en Finlande d’abord, puis en France à Flamanville dans le Cotentin et enfin en Chine à Shanghai. Alors que les premiers chantiers ont été ouverts il y a presque dix ans, l’ensemble des « experts » – indépendants mais payés par l’Etat – estime désormais que la livraison des réacteurs n’interviendra pas avant quelques années, en tout cas, pas avant 2017…
Pourquoi ce blocage, alors alors qu’officieusement les « experts » miraculeusement prolixes et « indépendants » dès lors qu’ils s’expriment anonymement, s’accordent tous à dire que les conditions de sécurité dessinées et mises en oeuvre pour les réacteurs EPR sont largement supérieures à celles de tous les autres réacteurs en service? Lesquels réacteurs en service, construits à partir des années soixante-dix, n’ont jamais provoqué en France d’incidents réellement significatifs mettant en cause la sûreté nucléaire, la sécurité des populations ou leur santé, sauf dans les délires fantasmatiques des mouvements antinucléaires choyés par le Pouvoir!
Pourquoi dans le secret des bruits de couloirs, ces experts libèrent-ils leur conscience en contredisant leur position officielle, malthusienne, neutralisante et plus conforme au catastrophisme ambiant, seule posture tolérée dès lors qu’on aborde un dossier en rapport avec l’électronucléaire?
Pourquoi les pouvoirs publics tétanisés par le matraquage médiatique des fondamentalistes du principe de précaution, en rajoutent chaque jour un peu plus, en normes, en réglementation, en formalisme et en procédures de contrôles supplémentaires? Pourquoi relèvent-ils toujours plus d’anomalies mineures, qui ne seraient même pas signalées dans une quelconque autre activité industrielle dangereuse?
Cette dérive administrative et inquisitoriale inquiétante est une réalité, et avant même d’être une manipulation, elle est une attitude délibérée qui transforme quiconque exerçant des responsabilités industrielles, en délinquant putatif ou en contrevenant potentiel, coupable de mettre en péril la sécurité de ses concitoyens! En tout cas, elle n’est pas le fruit de mon imagination! Il suffit pour s’en convaincre, de consulter attentivement les sites Internet desdites autorités et experts « indépendants », et de lire leurs comptes rendus d’inspections et d’expertises, conduites à un rythme soutenu sur le chantier de Flamanville, et qu’ils reportent scrupuleusement sur leurs sites au nom du sacro-saint principe de transparence!
Ce qui frappe c’est le décalage entre la banalité de leurs observations et l’exploitation notamment médiatique qui en est faite. La plupart sont sans conséquence pour la sûreté future de l’installation et chacun le sait. Mais leur accumulation, associée au jargon technique approprié, permet aux opposants résolus de l’énergie nucléaire civile de crier au loup en permanence, et accessoirement de justifier l’activité des inspecteurs… A force de chercher sans motif du poil aux œufs avant de faire l’omelette, le risque, c’est de se mettre définitivement à la diète! Ces actions incessantes de l’administration ou de ses « appuis », ainsi que cette ambiance perpétuellement soupçonneuse à l’égard des industriels, introduisent d’inutiles contentieux administratifs ou judiciaires, qui n’ont l’heur que de retarder le chantier et de jeter un discrédit supplémentaire sur une activité qui pourtant ne contribue pas à l’augmentation de l’effet de serre ! Effet de serre, dont la réduction est désormais présentée comme une priorité présidentielle, comme l’était au demeurant la réduction « pour forme » du parc nucléaire français…
Malgré le peu de crédit populaire dont jouissent électoralement les mouvements écologistes, dont la parole est largement démonétisée par leurs excès, leur influence est cependant suffisante pour effrayer des gouvernants légitimement investis, mais dont la principale vertu n’est ni le courage ni la clairvoyance….
Ainsi, depuis quelque temps, se livre-t-on en haut lieu à propos du futur réacteur EPR, à un curieux marchandage, présenté comme une conséquence des conditions imposées par la loi de la transition énergétique : la centrale de Fessenheim que le président de la République avait décidé d’arrêter au cours de son mandat pour complaire à ses alliés écolos, échappera au couperet tant que le réacteur EPR de Flamanville ne divergera pas!
De la sorte et paradoxalement, parmi les suites heureuses mais imprévues de la « moderne et piteuse » controverse EPR, figure le maintien en service d’une vieille centrale nucléaire, dont le niveau de sûreté n’a heureusement jamais été sérieusement mis en cause! Quoiqu’on l’ait prétendu parfois! Eh oui! Approvisionnement électrique oblige, il faut garder Fessenheim! De temps en temps, il faut être sérieux!…
Il y a finalement de l’espoir pour le réacteur EPR, à moins qu’il ne soit définitivement abandonné, car devenu artificiellement trop coûteux sous les coups de boutoir conjugués des responsables politiques timorés, incapables de développer une vision à long terme de l’intérêt général énergétique – préférant s’attirer les bonnes grâces passagères des théocraties pétrolières en privatisant nos plages à leur profit – , des autorités administratives prétendument indépendantes ainsi que des experts publics qui s’emploient, consciemment ou non, à prévoir systématiquement le pire du pire pour s’attirer les bonnes grâces des extrémistes partisans du risque « zéro » et … enfin des militants antinucléaires outrageusement présents dans les médias. Il se pourrait bien alors que ce renoncement soit une capitulation en rase campagne!
C’est ainsi, que l’on franchit les décennies en passant insensiblement du noble « paradoxe EPR » du siècle dernier, à la médiocre imposture actuelle, fruit de calculs politiciens… d’où évidemment, la science et la technologie sont les grandes absentes… « O tempores, o mores ».
PS:
- La première partie de ce billet est librement inspirée de l’excellent ouvrage de Jérôme Ferrari (publié chez Actes Sud 2015) – « Le principe » – que je recommande à tous les lecteurs passionnés de philosophie des sciences.
- Par ailleurs, je dédie ce papier à mon ami le directeur général de l’ASN, JCN, dont je ne sais s’il a eu raison de s’investir dans la haute fonction publique, alors qu’il avait initialement cheminé dans les méandres de la mécanique quantique…Il avait le goût et le talent pour cela! Sans rancune, j’espère!
Difficile de trouver des liens entre ces deux sujets. S’agissant des controverses entre les pionniers de la physique moderne, il est clair qu’il s’agissait de personnes passionnées cherchant un sens à l’univers et à la vie. S’agissant de nos régulateurs aux petit bras (largement responsable de l’inflation des couts du nucléaire sans que cela recouvre un progrès véritable), j’ai du mal à trouver des motivations aussi nobles. Ont ils d’ailleurs d’autres motivations que de pérenniser leur petit pouvoir en surfant sur les inquiétudes de l’époque ? Personne ne niera que le nucléaire, comme toute activité humaine a des avantages et des risques. Un régulateur à haute conscience aura à cœur de pourchasser prioritairement les véritables risques y compris en contrariant un sentiment populaire qui est rarement éclairé s’agissant de sujets aussi complexes et qui s’enflamme le plus souvent pour les risques les plus mineurs comme quelques ultra traces de radioactivité ou quelques malheureuses victimes d’un vaccin qui a sauvé des millions de personnes.
Pour en revenir au parallèle entre nos pionniers de la physique et nos régulateurs, les premiers n’ont pas hésité à soutenir leurs convictions même si elles étaient très minoritaires, les deuxièmes cherchent à rester dans le sens du vent en en rajoutant sur les idées les plus contestables ! J’ai choisi mon camp !
Tu as noté que j’ai surfé sur l’homonymie pour tenter une comparaison osée – je le concède – entre la personnalité et le courage des acteurs en présence au cours des différentes époques… Et comme toi, j’observe que c’est au détriment de nos petits mecs d’aujourd’hui, qui sont dépourvus de grands desseins mais pleins de petites ambitions. Comme toi aussi j’ai choisi mon camp…