L’histoire de Jacques-René Delhumeau (1769-1795) et celle de son fils Jacques-Pierre Delhumeau (1795-1874) incarnent un peu l’épopée des bateliers qui descendaient ou remontaient la Loire et ses affluents au tournant des 18ième et 19ième siècle. Exhumer des archives les quelques pierres qu’ils y ont laissées, ici ou là, au fil de leurs existences, c’est évidement leur rendre hommage en s’inscrivant dans leur pas, mais c’est aussi tenter d’esquisser un récit en contre-jour d’une époque tourmentée.
Malgré les tragédies qui ensanglantèrent la région sous la Révolution et en dépit de la dureté des métiers de la navigation fluviale, le fret ligérien sur des gabares, chalands, toues, futreaux et autres sapines, constitua durant des décennies un des principaux débouchés économiques et l’axe privilégié du négoce des productions de l’Anjou . Face aux caprices de la Loire, il reposa sur l’obstination, le courage et les mains calleuses de ces gaillards rugueux qu’étaient ces intrépides mariniers, bateliers, ou « voituriers par eau », aidés des « renforceurs, billeurs ou gobeux », ces compagnons de quelques heures, qui, du haut des ponts, offraient leurs services pour actionner le guindeau, le treuil ou le cabestan, en vue de relever ou d’abaisser les mâts et les voiles au passage des parapets.
Contraints pour vivre de soutenir un trafic incessant, ils parcouraient en toutes saisons et presque par tous temps, le cours tumultueux et inconstant du fleuve, tantôt en crue, tantôt à l’étiage. L’été, il fallait s’arracher à l’enlisement en se frayant un passage à travers les bancs de sable et les grèves, qui parfois encombraient le chenal, tandis que l’hiver la méfiance était la règle d’or pour éviter que ces bateaux plats à faible tirant d’eau ne chavirent dans les tourbillons redoutables du fleuve et ne s’écrasent sur les piles des ponts, avant même qu’on eut « affalé » les voiles et « rabattu » les mâts. La manœuvre du gouvernail au passage des arches était d’autant plus délicate qu’elle devait être rapide et précise, lorsque le convoi » en remontant » le cours du fleuve, était poussé à pleine vitesse par les vents d’ouest ou de galerne.
Ce périples pouvaient durer des semaines pour certains mariniers, qui , se jouant des courants, parcouraient le cours du fleuve d’amont en aval, des contreforts du massif Central jusqu’aux confins de la Bretagne… Et même au delà, par l’Erdre et les canaux. Ils remontaient dans les rafales des vents de noroît… Sur les affluents comme la Mayenne ou le Layon, il fallait parfois tirer le convoi à partir des chemins de halage. Notamment, pour franchir les écluses.
Marins d’eau douce, ils ne subissaient pas les tempêtes des navigateurs de haute mer, mais ils devaient affronter d’autres dangers et supporter d’autres inconvénients comme de multiplier de dangereuses manœuvres pour maintenir le cap et résister aux variations brutales des courants et des débits imprévisibles à l’aide de « bâton de navire » pour esquiver les obstacles. Aussi, comme leurs « cousins » de l’océan développèrent-ils leurs propres traditions, croyances et savoir-faire ainsi qu’une solidarité sans faille de confrères et de complices.
Leur langage, inspiré du patois angevin, était également particulier. Véritable jargon centré sur les métiers de la batellerie ligérienne, il s’attardait sur la caractérisation souvent imagée des outils et des instruments indispensables pour diriger les gabares aux voiles rectangulaires. Même leurs jeux pratiqués sur les cales des quais d’embarquement ou de débarquement des petits ports de Loire, leur étaient spécifiques, ainsi que les chansonnettes qu’ils poussaient, les jours de bombance ou les soirs de relâche dans les tavernes ou les troquets borgnes riverains du fleuve. Ces chansons initiatiques, reprises de générations en générations, se confondaient avec leur histoire. Seuls les bateliers en appréciaient le sel et pouvaient les comprendre! Stigmates identitaires d’une profession, elles excluaient d’emblée les « culs terreux » de sédentaires! Ainsi, cet extrait d’une antique chanson de mariniers de Loire qui évoque la façon de capter le vent dans la voile!
» Allonge l’écoute, pèse la marne, prends ton boitas de galarne, boute bas le brai, porte la bouline à l’étai »
Ce petit peuple de la navigation fluviale de la Basse Loire, dont je suis (partiellement) issu, a payé un lourd tribut humain au cours des siècles car les accidents n’étaient pas rares, notamment les naufrages et les noyades, sans omettre les cruelles guerres de Vendée de 1793 à 1800 dans lesquelles de nombreux bateliers furent entraînés, de gré ou de force, et souvent broyés, pris entre les feux des belligérants royalistes ou républicains, car les deux camps sollicitèrent leur concours pour franchir l’obstacle du fleuve!
J’ai déjà eu l’occasion d’évoquer ici cette douloureuse période au travers de la destinée d’un de mes ancêtres maternels, Jean Desvignes (1762-1794), batelier de Chalonnes-sur-Loire et soldat de la Vendée militaire, qui fut condamné à mort et fusillé dans la prairie de Saintes-Gemmes, en regardant la Loire (billets du 11 mars et 8 juin 2013).
Cette fois, il s’agit encore de mes ancêtres. Mais les « Delhumeau » relèvent de ma branche paternelle! Natifs du Haut-Anjou, ils naviguaient sur l’Oudon depuis Segré jusqu’à sa confluence avec la Mayenne, puis sur la Maine au passage d’Angers jusqu’à Bouchemaine, et enfin sur la Loire vers Nantes en faisant escale dans les nombreux ports de Loire, comme Montjean, Chalonnes, Rochefort et probablement d’autres sur les deux rives du fleuve.
Il leur arrivait sûrement en fonction des marchandises transportées de poursuivre leur errance fluviale encore plus loin jusqu’en Bretagne, lorsqu’ils chargeaient leurs chalands de chaux vive utilisée à l’époque pour amender les terres granitées du massif armoricain, et qui était produite dans les fours de Chateaupanne à Montjean-sur-Loire.
Factuellement, les archives sont peu bavardes sur les épisodes de la vie des « Delhumeau » et la tradition familiale orale n’avait conservé de leur passage aucun fait marquant, aucune autre trace, que celle d’un patronyme sur une branche ascendante de ma généalogie paternelle, plus précisément sur celle de ma grand-mère paternelle Marguerite Cailletreau (1897-1986).
Ceux, concernés par cette histoire, qui me font l’honneur d’accorder un peu d’attention à ma prose, savent néanmoins, que, durant les quatre ans écoulés, ma connaissance des rameaux familiaux s’est considérablement enrichie. Ont surgi du passé des personnages dont j’ignorais jusqu’alors l’existence. Et je me trouve aujourd’hui en position d’un moderne démiurge qui non seulement redonnerait un peu de souffle à des personnages de son passé antérieur, mais qui reconstituerait certains aspects de leur histoire à partir de scénarios imaginaires et pour autant crédibles.
Cette « nouvelle » vérité que je leur confère artificiellement est sans nul doute relative. Mon espoir, c’est qu’à la lecture de mes spéculations, certains exhument de leurs mémoires ou de leurs greniers, des témoignages enfouis dans je ne sais quel vieux grimoire oublié, et m’obligent, ce faisant, à corriger ma copie. Malheureusement, cette occurrence est certainement improbable, car le temps érode tout, y compris, justement, le souvenir du passage des humbles sur notre terre! Et ceux-là étaient sans conteste, des petites gens…
Ce qui semble, en revanche, avéré, c’est que, grâce à une administration séculaire et tatillonne – initialement cléricale, puis laïque à partir de la Révolution française – qui consignait l’essentiel de la vie des gens sur des registres « réglementaires », on connait l’identité de ces manants dont nous portons les gènes. On sait où et quand ils sont nés, quand ils se sont mariés et avec qui. Et pour finir, on les accompagne jusqu’à leur sépulture. Sont révélés, en outre, au détour des actes, les noms de leurs proches et de leurs alliés. C’est peu, mais c’est déjà beaucoup pour résumer une vie et entrevoir le contexte dans lequel elle s’est déroulée. Aussi, parfois je me surprends moi-même, et contre toute attente, à « bénir » l’administration. Heureusement, il suffit d’un procès-verbal pour stationnement intempestif dressé par un contractuel borné pour tempérer mon enthousiasme. Non mais!
Pour en revenir à « mes » bateliers Delhumeau, que sais-je précisément d’eux? De mon point de vue, tout peut se résumer à partir d’un seul acte, celui d’un mariage contracté en mairie de Chalonnes-sur-Loire le mardi 14 novembre 1815.
Cet après-midi-là en effet, Jacques-Pierre Delhumeau, marinier, fils de marinier, épousait Modeste Rethoré, fille d’un marinier de Chalonnes-sur-Loire. Modeste était native d’Angers où elle avait vu le jour le 7 thermidor de l’an 3 de la République (25 juillet 1795), mais sa famille, originaire de Chalonnes et de Rochefort-sur-Loire, cité voisine face à l’île de Béhuard, appartenait à la grande confrérie de la batellerie ligérienne.
Le marié, Jacques-Pierre était né au Lion d’Angers sur les bord de l’Oudon, le 15 août 1795. Comme sa jeune épouse, il pouvait se prévaloir d’une ascendance de marinier, par son père Jacques René Delhumeau (1769-1795), disparu vingt ans auparavant – environ -« par suite des troubles » comme l’observait pudiquement l’acte de mariage.
Cette prudence d’expression, dont je ne sais s’il faut la qualifier de litote ou d’euphémisme, masque en fait une réalité que chacun dans l’assistance connait, et que rend explicite l’usage probablement délibéré de l’article défini (« des »): le père du marié a été tué pendant les « Guerres de Vendée ». Mais, en cet automne de l’année 1815, riche en rebondissements, qui a vu s’effondrer en quelques jours une première Restauration monarchique, et assisté au retour de Napoléon, lui-même déchu Cent Jours plus tard après la déroute de Waterloo le 18 juin, le rédacteur de l’acte préfère s’abstenir de trop clarifier sa pensée en privilégiant une confortable ambiguïté qui peut s’accommoder de tous les régimes politiques. On ne sait jamais! J’ignore si ce rédacteur, adepte du non-dit, s’appelait Hollande…
Quoiqu’il en soit, Jacques René Delhumeau est bien mort, victime de cette guerre cruelle et fratricide. Pourtant, toutes mes recherches, à ce jour, dans les dossiers d’archives « en ligne » de l’Anjou, sont demeurées vaines pour préciser la date et les circonstances de ce décès tragique à l’âge de 26 ans, car il ne figure pas – de même que sa veuve – sur sur les rôles établis en 1825 des soldats de l’armée catholique et royale et de leurs ayant-droit.
Néanmoins, dans la mesure où cet infortuné Jacques René, natif de Pruillé petit village riverain de la Mayenne, avait épousé, le 29 septembre 1794 au Lion d’Angers, Renée Gemin, une jeune fille d’Andigné, village situé en amont du Lion d’Angers sur la rivière Oudon, on peut affirmer que sa disparition ne peut être imputable aux premiers affrontements de la Vendée Militaire en 1793, notamment en octobre lors du franchissement de la Loire par les troupes royalistes à Saint-Florent-le-Vieil, où beaucoup de mariniers réquisitionnés périrent. Il n’a pas non plus succombé au cours de la désastreuse « Virée de Galerne » et il a échappé à l’écrasement de l’armée catholique et royale à Savenay en décembre 1793. Enfin, il ne fut pas victime au printemps 1794 des massacres des colonnes infernales du général républicain Turreau.
En outre, au moment où il se marie, en septembre 1794, la Terreur révolutionnaire n’est plus à l’ordre du jour depuis la chute de Robespierre le 8 thermidor de l’an 2 (26 juillet 1794). L’Anjou bénéficie d’une accalmie d’autant plus marquée que le nouveau général envoyé par la Convention sur le territoire de la Vendée militaire, le général Hoche, a reçu des consignes d’apaisement et de clémence à l’égard des « rebelles ». En février 1795, elles aboutiront au traité de paix de la Jaunaye, signé entre la Convention Nationale et les généraux vendéens, dont « le roi de la Vendée »,François Anathase Charrette de la Contrie (1763-1796).
Mais cette paix est fragile.
Et, si Jacques René Delhumeau est mort par « suite des troubles » en 1795, c’est peut-être parce qu’il était de ceux qui, sous l’autorité du général de l’armée d’Anjou, Jean-Nicolas Stofflet (1753-1796), reprirent les armes. Était-il présent le 18 mars 1795 lorsque ledit Stofflet, doutant de la sincérité des républicains, décida de « montrer sa volonté farouche de continuer la lutte » et lança une attaque contre le camp retranché républicain de Chalonnes-sur-Loire, port important défendu par le général républicain Haudeville? Ce fut un échec sévère et sanglant, qui fut suivi d’autres défaites, en particulier à Saint-Florent-le-Vieil quelques jours plus tard, jusqu’à ce que finalement l’ombrageux général vendéen soit contraint de déposer les armes le 2 mai 1795.
Je postule – non sans quelque vraisemblance – que c’est au cours de ces affrontements du printemps 1795 sur les deux rives de la Loire, que le batelier Jacques René Delhumeau rendit l’âme, noyé ou mitraillé. Il se peut même qu’il ne fût pas vraiment partie prenante des combats, mais que, tout simplement, faisant escale à Chalonnes, il ait été pris entre deux feux. Jamais, il ne rejoignit son port d’attache, le Lion d’Angers, qu’il avait sans doute quitté quelques jours auparavant, son chaland chargé d’ardoises ou de pavés pour la réfection des chemins et des cales…
Ainsi peut-on supposer qu’il n’a jamais connu son fils, Jacques-Pierre Delhumeau, qui en ce 14 novembre 1815 se mariait, là où il aurait sombré vingt ans avant. Et ce, en présence de sa veuve qui, depuis lors, s’était remarié avec un autre marinier du Lion d’Angers, Joseph Crocherie qui devint, de facto, le tuteur de son fils…
Et ce fils, mu par je ne sais quelle exigence intime, adoptera le métier de son père et beau-père, qu’il exercera pendant la première moitié du 19ième siècle, sur les mêmes parcours fluviaux qu’eux, de l’Oudon, à la Mayenne et de la Maine à la Loire, à partir du même appontement au Lion d’Angers… Sa descendance abandonnera la batellerie pour la taille des pierres de granit ou de grès armoricain extraites des filons de porphyre quartzfère du côté du Bec d’Oudon… Ainsi s’achève l’histoire des bateliers de ma famille, dans l’attente que d’autres rédigent de nouveaux épisodes…
PS: La grand-mère maternelle Anne Adélaide Delhumeau (1825-1874) de ma grand-mère paternelle Marguerite Cailletreau, était la fille de Jacques-Pierre Delhumeau. Jacques Pierre était aussi l’arrière-grand-père du curé archiprêtre, Paul Louis Delhumeau (1888-1945), héros de la Grande Guerre et de la Libération de Segré, auquel j’ai consacré ici deux billets en 2014.
Remerciements: ce travail n’aurait pu être réalisé sans l’apport documentaire de l’association généalogique de l’Anjou qui avait publié en mars 2010 un petit opuscule sur les « Mariniers et Marine de Loire » . Cet ouvrage m’avait été transmis par une habituée de ce blog – presque coauteur: Rose l’Angevine
Peut-être, en effet, n’était-il pas parmi les Vendéens. Sa mère s’est remarié quand ? Un acte de notoriété est peut-être indiqué sur cet acte.
Vu décès de la femme de Jacques-Pierre Delhumeau, Modeste Réthoré, en 1857, ils habitaient place de la mairie au Lion d’Angers, elle avait 62 ans. Acte envoyé directement par courriel à Jean-Luc au cas où il ne le posséderait pas.
Merci. Bon raisonnement
Décès pas encore trouvé du batelier Jacques-Pierre Delhumeau mais son beau-père et sans doute tuteur Joseph Crocherie est décédé le 6 mai 1855 au Lion-d’Angers, journalier à cette époque car âgé de 86 ans. Il serait né au Lion-d’Angers, fils de Jacques Crocherie et de Marie Delahaie, veuf donc de René Gemin décédée en cette ville. Son domicile à l’époque était place du Champ de Foire.
Je suis convaincu que ces gâs nous réservent encore des surprises!
La mère de Jacques-Pierre Delhumeau, Renée Gemin, s’est remariée avec Joseph Crocherie le 17 messidor an 10 au Lion-d’Angers. Lui est dit marinier, né au Lion le 09/02/1772 et demeurant à Angers au moment du mariage. Elle est née le 23/03/1767 à Andigné d’un père prénommé Mathurin, meunier de son métier et d’une mère nommée Marie Lépine. Témoins : Pierre Delahaye, oncle paternel de l’époux, 62 ans et huissier public ; François Fleury, parcheminier, 23 ans, cousin issu de germain de l’époux ; Jacques Boisard, marinier, 29 ans, beau-frère de l’épouse (marié le 28 vendémiaire an 2 avec Anne Gemin) ; Pierre Perrault, menuisier, cousin par alliance de la mariée.
Aucune indication d’acte de notoriété n’est portée lors du remariage an l’an 10, seul le veuvage de Renée Gemin est porté. Donc on ne sait pas encore la date exacte du décès de Jacques Delhumeau.
Bravo et merci pour cette analyse