Sur ce cliché pris au printemps 1917, Adrienne Venault (1894-1973) pose en compagnie de son amoureux Alexis Turbelier (1897-1918). C’est la seule photo qui subsiste de ce couple éphémère. Leur liaison demeurera en effet à jamais précaire et mythique, à la fois tolérée et inavouable, dérangeante et subversive pour la paix des ménages. N’en parler jamais, y penser toujours!
La cause de leur séparation n’est pas due au désamour soudain de l’un des tourtereaux, lassé d’une passade sans lendemain prévisible. Elle est à rechercher dans la cruauté de la guerre qui ne badine pas avec les sentiments de ceux qu’elle engloutit. Que serait devenue cette relation si la mort d’Alexis, tué en Picardie au printemps 1918, n’y avait pas prématurément mis un terme?
Adrienne semble sereine sur la photo. Mais elle s’abstient de sourire. Lui non plus, comme si la guerre menaçante demeurait, malgré tout, prégnante. Comme si elle se jouait de ces courts instants de répit accordés à un guerrier réputé d’ordinaire enjoué, brillant et cultivé…
Elle, en revanche, n’a pas laissé le souvenir d’une « gaie luronne » prompte à la plaisanterie. Son alacrité ou sa joie de vivre ne seraient pas les caractéristiques que l’on mettrait spontanément en avant en l’évoquant. Jamais – ou presque – on ne la verra ultérieurement esquisser un sourire face à l’objectif d’un photographe. Personne – ou presque – ne saura jamais la surprendre – jusqu’à son décès en 1973 – dans une attitude rigolarde, pouffant de rire ou plaisantant à l’instant d’une prise de vue, sur laquelle elle serait censée figurer. Seule la photographie numérique moderne, intrusive et productrice inflationniste d’instantanés, qui transforme toute personne en paparazzi, aurait peut-être pu lui voler, au détour d’une salve, une expression de plaisir ou de contentement, en profitant d’un rare moment où elle se serait laisser aller! Néanmoins, aucune technique photographique n’aurait su, même pour la galerie, lui restituer la part de bonheur qu’elle estimait avoir irrémédiablement perdue dans sa jeunesse, du fait de l’action conjuguée de la fatalité et de la malfaisance des « boches »! Elle pardonna à la fatalité qu’elle transforma en épreuve rédemptrice, plus difficilement aux boches.
Alors qu’en ce début 1918, la guerre a déjà emporté plusieurs de ses camarades d’école, pressent-elle que, dans quelques semaines, elle va devoir de nouveau affronter l’horreur, celle de la disparition violente de ceux qu’elle aime… de ceux qu’elle a choisi d’aimer? Sait-elle dans son for intérieur, qu’elle va revivre un drame intime insupportable, parce qu’inhumain, comparable à celui qui six ans auparavant l’avait confronté à la mort brutale de son père ? Jusqu’au soir de sa vie, elle se souviendra en effet de cette nuit du 6 mai 1912, où des compagnons de son père, flanqués de gendarmes à cheval ramenèrent dans la maisonnette de garde-barrière qu’occupait ses parents, le corps désarticulé et ensanglanté de Louis Venault (1861-1912) après qu’il eut été accidentellement broyé par un train, au passage à niveau du Grand-Moiré entre Saint-Varent et Soulièvres dans les Deux-Sèvres. C’était, il y a à peine six ans!
Ne possédant d’autre portrait de son père que la minuscule photo d’identité, très dégradée, de sa carte professionnelle de poseur de voies, elle n’évacuera jamais tout-à-fait de son esprit l’image obsédante de ce corps sans vie, atrocement mutilé, que des voisins et amis,appelés à la rescousse, s’efforçaient de rendre présentable. Elle n’oublia jamais les gestes fantomatiques de ces hommes et de ces femmes, de ces familiers qui tentaient dans la lumière blafarde de la lampe à pétrole, d’apprêter le défunt pour une interminable et improvisée veillée funèbre… Tandis que dans un coin sombre de la pièce, sa mère effondrée et absente était maladroitement réconfortée par des agents la Compagnie de Chemins de fer Paris Orléans, qui représentaient leurs employeurs et qui déjà songeaient à la licencier. Un règlement de la Compagnie précisait en effet que la fonction de garde-barrière ne pouvait être attribuée qu’à un couple… Louis étant désormais mort!…
Cette scène funeste restera gravée dans ses souvenirs. Y compris, en ce jour de 1918, où elle se faisait photographier pour la première fois, en couple, avec Alexis chez un artisan du boulevard de Saumur à Angers. Elle entrevoyait la possibilité d’être prochainement heureuse! Mais l’ombre du malheur planait de manière imperceptible, et tous les deux s’en doutaient…
Dans les semaines qui suivirent, lors de l’offensive allemande dans la Somme, elle perdit coup sur coup, à quelques kilomètres de distance, son frère adoré, son aîné d’une année, l’adjudant Albert Venault (1893-1918), foudroyé par une mitrailleuse alors qu’il conduisait sa section de sapeurs au combat, et le caporal Alexis Turbelier, l’élu de son cœur atteint par un éclat d’obus au ventre. L’un décédera dans un hôpital de campagne à Namps-au-Val en secteur britannique le 28 mars 1918 et l’autre le 16 avril 1918 en première ligne dans une infirmerie d’avant-poste du 135ième régiment d’infanterie à Ainval dans la Somme. Après de multiples démarches, Adrienne ne connaîtra le sort de son frère qu’à la fin du printemps. Dans le même temps où presque, où on lui apprendra la mort d’Alexis. On imagine sa douleur et son désarroi.
Adrienne Venault est alors âgée de 24 ans… Qui peut penser qu’une telle suite de calamités puisse s’effacer un jour? Qui peut croire que de tels traumatismes répétés puissent réellement être surmontés? Oubliés? Escamotés?
Adrienne y parvint cependant au yeux de tous! Du moins le laissa-t-elle croire, comme si les plaies qu’elle avaient subies étaient cicatrisables et invisibles pour les tiers … Elle réussit ainsi à donner le change…. Elle simula à ce point la normalité retrouvée, que certains s’autorisèrent parfois à juger ses comportements en s’affranchissant de son histoire douloureuse et à requérir à son encontre, comme si rien ne n’était passé… Sévèrement parfois, injustement souvent, même si, au regard des critères de bonne convenance, politique ou sociétale, elle dépareillait forcément un peu… A quelle normalité, peut-on s’accrocher lorsqu’on est confronté au néant et que tout semble se dérober dans un trou béant de désespérance … Elle-même fut quelquefois inéquitable, ambiguë, comme pour donner acte à ceux qui la critiquaient, parfois la condamnaient pour sa froideur et sa bondieuserie d’opérette… On l’aurait préféré éplorée, mais elle choisit la carapace de la femme sévère, austère et indomptable… On lui en voulut! Moi, je n’ai connu qu’une grand-mère sympa et complice…
Le 29 octobre 1921 à Angers, elle épousa – avec ou sans conviction (nul ne le sait) – Louis Turbelier (1899-1951), le frère de son bien-aimé et infortuné Alexis. On a raconté que ce mariage avait été « arrangé » par son futur beau-père qu’elle tenait en grande estime. Un peu comme une sorte de curieuse compensation! Elle avait accepté mais sur la photographie de rigueur, elle ne sourit pas. Lui non plus, du reste.
Le couple eut trois enfants.
Faut-il vraiment apporter une conclusion à cette histoire qui incarne les effets dévastateurs des guerres. Le pire de cette histoire, c’est qu’elle demeure d’actualité et qu’elle est transposable à tant de personnes à travers les âges et les continents.
L’histoire du monde est en effet tragique! L’écrire relève du truisme …Après des millénaires de barbarie, le vingtième siècle en a d’ailleurs apporté la démonstration éclatante avec ses deux guerres mondiales où la cruauté et la bêtise ont atteint des sommets inégalés, à la fois suicidaires et génocidaires.
Le vingt-et-unième, dont on aurait pu espérer qu’il marque le retour de la civilisation et de l’intelligence collective, débute, lui aussi, sous de bien sombres auspices. Surpassera-il en sauvagerie celui qui le précède? C’est bien parti pour, lorsqu’on constate chaque jour l’apport d’un nouveau lot d’atrocités, que, dans un monde ultra-médiatisé, plus personne ne peut prétendre ignorer. Quotidiennement les valeurs d’humanité qu’on croyait solidement ancrées dans notre droit, sont bafouées, sans que les dirigeants des Etats du monde s’en offusquent outre mesure et qu’ils attestent d’une quelconque capacité à anticiper, encore moins à endiguer, ces bouffées de bestialité aux formes toujours plus diversifiées et sophistiquées…Et de surcroît amplifiées par les prouesses technologiques.
Dans ces conditions, si l’on garde une aune de lucidité, pourquoi faudrait-il, pour la postérité, sourire au photographe ?
Merci Jean-Luc d’écrire à nouveau sur ta grand-mère, ma tante que j’aimais autant que mon oncle « ce pauv’ p’tit Louis » disparu si rapidement lui aussi. Je suis sûre qu’ils m’aimaient bien. J’étais, bien entendu, la petite dernière de la famille, produit d’avant-guerre ainsi qu’on le dit de nos jours.
Imagine qu’il y a déjà plusieurs semaines, ta cousine Françoise qui, parfois, commente également a retrouvé dans une caisse des photos anciennes qu’elle n’arrivait pas à décrypter. Ces photos avaient dû être données à mon frère aîné, son père. J’ai eu l’idée d’y regarder de plus près à l’instant. Or, j’ai devant moi une petite photo prises en 1945 lors de ma communion privée. Cette vue a été prise chemin des Musses, en face de chez nous devant la maison occupée par Mr et Mme Mullard et près de l’entreprise Couette. Or, dessus, ta grand-mère près de ton grand-père… tu seras surpris… sourit. Je te l’envoie donc par courriel et si tu peux la mettre lors de ce billet ou d’un autre, tu en as l’autorisation. Sans doute ne le connais-tu pas d’ailleurs !
Juste pour rappeler que Tante Adrienne avait parfois de l’humour : lors de mon mariage, elle était placée au déjeuner près du papa du marié. Or, comme elle ne buvait pas les verres présents devant elle, elle me conta avec malice que son voisin d’un jour qui connaissait (trop bien) le bordeaux, avait apprécié de déguster et de vider tous ses verres d’Anjou en sus de ceux qui lui étaient servis !
Quant à la « bondieuserie d’opérette » à laquelle tu fais référence, c’était une autre époque. Pour avoir pris pension chez elle plusieurs fois lors de courts voyages de mes parents, moi je ne me souviens que de sa bonté, de sa gentillesse, des bons petits plats qu’elle me concoctait avec économie sans doute afin que je puisse régler au plus juste sur mon modeste salaire. Oui pour moi elle a dû sourire, oui, comme pour toi, elle fut « sympa » et « complice.
Merci pour ces précisions justes et utiles, qui s’imposaient!
Merci d’avoir écrit cet article sur mémé.
Quelques petits souvenirs d’elle qui ont marqué ma jeunesse. Elle vivait seule puisque Louis était décédé très jeune, le destin est parfois trop cruel !!! J’avais moins d’un an quand il est parti.
Elle nous emmenait au jardin fruitier qui se trouvait juste en face chez elle. Nous ramassions la noisette avec son enveloppe verte, l’involucre, qui couvre tout ou partie du fruit, par sacs entiers, ensuite nous retirions la noisette de son enveloppe sans oublier d’en manger, nous passions des après-midi dans ce jardin. C’est aussi elle qui nous a appris à tricoter. Elle nous guettait derrière sa fenêtre… je la vois encore nous faire un signe de la main. J’ai aussi le souvenir de l’odeur de pommes cuites qui envahissait son logement elle les faisait cuire dans le four de sa cuisinière, nous les dégustions avec bonheur… avec nous elle riait.
Nous c’était Louisette et moi…
Merci pour ce très beau et émouvant témoignage.
Ton frère