C’était une fin d’été presque ordinaire. L’été 1958. Du dôme des dunes qui dominaient et bornaient la plage de Saint-Gilles-Croix-de-Vie, la ligne d’horizon devenait floue, le ciel et la mer se confondant en brume, tandis que des nuages s’accumulaient au loin. Stratus précurseurs de l’arrivée prochaine d’une dépression atlantique.
Manifestement la météo était un peu moins clémente que quelques jours auparavant. Mais pas encore maussade! Les maillots en coton à ras le cou et les shirts faisaient leur réapparition, annonciateurs, avant l’heure, de la rentrée des classes et de l’automne désormais latent avec ses bourrasques de feuilles mortes et de marrons d’Inde jonchant la cour de l’école… Au printemps, le général de Gaulle était revenu au pouvoir et les Français espéraient qu’il remettrait de l’ordre dans un vivier politique déliquescent. Ils souhaitaient surtout que son autorité suffise à mettre fin à cette sale guerre d’Algérie dans laquelle la France pataugeait depuis quatre ans, défendant parfois l’impossible… Tous souhaitaient la paix, mais pas toujours la même… En attendant, dans les allées du pouvoir, on préparait une nouvelle constitution pour la France. On disait qu’en octobre, cette réforme institutionnelle serait soumise aux français par référendum!
En réalité, les enfants de la photo – comme tous les enfants du monde – se moquaient éperdument de cette actualité qui semblait tant préoccuper les adultes. Ils n’en ignoraient pas les grandes lignes, car on en parlait devant eux, le soir, à la table familiale en commentant les « nouvelles » diffusées sur le poste de radio à lampes de la cuisine…Mais ils écoutaient d’une oreille distraite…Le fait d’avoir entrevu la haute stature du Général à la Une du Courrier de l’Ouest au cours du mois de mai ou juin, ne suffisait pas à les intéresser. Pourtant, si on leur avait demandé ce qu’ils pensaient des événements, ils auraient sûrement affirmé sans barguigner leur accord avec leurs parents, c’est-à-dire en l’occurrence, leur désaccord avec ce qui se tramait à Paris…
Mais cet avis parental auquel ils adhéraient sans réserve comme des petits canards, ne troublait nullement leur sommeil, seulement peuplé de songes enfantins ou parfois de cauchemars, les nuits d’orage ou les lendemains d’excès de chocolat… Ils n’y accordaient pas plus d’importance que celle concédée aux « réclames » pour les « Bébés Cadum »ou aux épisodes du feuilleton radiophonique de Radio-Luxembourg, la célèbre famille Duraton. A leurs yeux, de Gaulle ou Massu n’étaient que des personnages dont on parlait à la radio, à la fois familiers et virtuels, qui n’exerçaient ni plus ni moins d’influence sur le cours des choses que les héros de la célèbre famille, incarnés chaque soir par Jean Granier, Ded Rysel, Yvonne Galli, et autres Jane Sourza…
Bref, ces enfants-là n’étaient pas gaullistes, car leurs parents – se réclamant de l’approche mendésiste de la démocratie – ne l’étaient pas non plus. Les enfants suivaient. Pour autant, leur quête d’eux-mêmes et le besoin de s’affirmer n’empruntaient pas alors les chemins de la politique, qu’ils percevaient comme d’incompréhensibles élucubrations d’adultes ! Et c’est bien ainsi ! Evidemment, ils devaient malgré tout rechercher une certaine « cohérence » – pour reprendre un terme galvaudé – entre ce discours qu’ils admiraient par affection filiale, et le point de vue opposé de leur grand-mère maternelle, qui voyait en de Gaulle l’éternel Sauveur de la France en péril. Autant dire que les enfants ne parvenaient pas à surmonter cette contradiction. Ils ne cherchaient d’ailleurs pas à le faire car il s’en accommodait sans se prendre la tête. Ce dilemme de « grands » n’était en fait qu’apparemment cornélien, car finalement ce qui comptait pour eux c’est l’amour qu’ils se portaient tous, à l’égard de tous! Ce pari consensuel impossible à soutenir, était sans conséquence sur leur vie quotidienne, car les enfants ne pouvaient imaginer un instant qu’on puisse prendre prétexte de telles futilités extérieures à la famille, pour se quereller. Ils avaient en outre ressenti très vite et très tôt que leur aïeule avait au moins deux bonnes raisons de soutenir le Général : d’abord, en sa qualité de libérateur de la France en 1944, et surtout pour contrecarrer un gendre qu’elle n’aimait guère et dont elle ne supportait pas les idées.
Lui, progressiste, syndicaliste chrétien et démocrate moderne – il sera un des délégués de la fédération CFTC du Maine-et-Loire au congrès fondateur de la CFDT en 1964- désapprouvait formellement les conditions très « bonapartistes » de la prise du pouvoir par de Gaulle ainsi que le projet de nouvelle République à connotation fortement présidentielle! A l’époque, l’analyse de la gauche progressiste était de considérer que la présidentialisation à outrance du pouvoir constituait un déni de démocratie, une sorte de « coup d’Etat permanent: ce n’est plus l’option des énarques « voltériens » actuels, qui renvoient ces considérations puériles aux vieilles lunes du 19ième siècle ! …
Elle, la grand-mère, était au contraire, une femme d’ordre autoritaire, qui affichait sans complexe son penchant conservateur…Elle assumait avec courage ses choix! En tout cas, pour les enfants, il ne pouvait être question de désavouer Papa pour faire plaisir à la grand-mère! Ni de se fâcher avec « Mémé » pour des motifs, malgré tout, assez énigmatiques…
En cette fin de vacances 1958, alors que le soleil décline sur la mer, la photographie de groupe de rigueur témoigne de biens d’autres tracas que les préoccupations et querelles politiques des adultes… Un groupe au demeurant involontairement élargi à des intrus, dont un poids-plume au slip trop large, qui n’aurait pas dépareillé parmi les jeunes coqs s’affrontant « pour la gagne » sur le ring de l’Elysée-Montmartre!
Quoiqu’il en soit, chaque membre de la famille sait que, dans quelques heures, il faudra faire (refaire) les valises et ranger serviettes de plage et maillots de bain y compris ceux tricotés qui pendent lamentablement quand ils sont mouillés. Et s’apprêter à quitter Saint-Gilles…Finis les jeux de plage, finis les jeux de cache-cache dans les blockhaus désaffectés et la découverte de restes de batteries désarticulées du mur de l’Atlantique ou de rail de débarquement toujours visibles à l’estran à marée basse…et échoués là, il y a, à peine, quinze ans.
Demain ou après-demain, on reprendra le train pour Angers…On découvrira bien plus tard – des années après – que ce sera le dernier train qu’on empruntera, tracté par une locomotive à vapeur. Alors on se souviendra avec un brin de nostalgie des escarbilles qui piquaient les yeux quand on baissait les vitres des compartiments de seconde, non climatisés…
Pour l’heure sur la dune, c’est la fin des réjouissances…Dès maintenant, on entrevoit, sans joie excessive, le moment proche de la reprise du travail ou de l’école. Et, hier comme aujourd’hui, cette perspective n’avait rien de jubilatoire…Les visages hâlés ne parviennent plus vraiment à sourire à l’objectif du photographe, en dépit de probables injonctions, les regards affichant au contraire une certaine résignation, voire tristesse, à l’idée de devoir quitter la plage, ses jeux et la mer…
Déjà, la famille tourne le dos à ce qui déjà relève presque du passé ou s’apprête à y sombrer irrémédiablement. Chacun des protagonistes, petit ou grand, sait intuitivement que les personnages qui se figeront dans quelques instants sur le film argentique, n’existeront plus que dans leurs mémoires. C’est le moment où l’on installe durablement les souvenirs, conservant de ce présent bientôt déchu que les moments simplement heureux de vacances en famille , en l’occurrence dans une de ces « maisons de famille » pionnières d’un tourisme social qui ne prendra son plein essor que dans les années soixante…
Ces réminiscences de vacances joyeuses demeureront ultérieurement de précieux viatiques. Surtout que depuis, une des jeunes enfants de la photo a tiré définitivement sa révérence et que tous, frère, sœurs, père et mère, se sentent orphelins d’elle. Ces souvenirs sont de même nature pour tous, mais ils présentent pour chacun des variantes spécifiques que l’on cultive sa vie durant, comme un trésor caché… Ainsi le jeune garçon qui, alors, n’avait pas dix ans et qui ne présente que de très lointains traits de ressemblance avec un vieil homme cacochyme et égrotant que je supporte quotidiennement, se souvient que c’est au cours de ces « congés payés familiaux de 1958 » qu’il découvrit la magie des aubades romantiques et coquines de Georges Brassens. Au cours de ces longues soirées d’été, où l’on entendait de l’unique chambre exiguë occupée par la famille, au premier étage d’une cour intérieure, les jeunes ados de l’époque, marivauder et jouer à la guitare les trois ou quatre accords de base des « Bancs Publics » de Brassens…Une révélation que l’avenir n’a jamais remise en cause !
Savait-on en ces instants d’enfance que les meilleurs moments peuvent produire de l’éternité, à la condition d’en prolonger durablement la saveur et que c’est ce rôle qui fut assigné à cette photo?
J’ignore à quoi pensait le petit garçon qui s’apprêtait à « intégrer la classe de 7ième» – CM2 en langage moderne – à l’école Saint-Augustin de la rue du Colombier à Angers…Il y retrouva le « frère Marcel » son instituteur de 8ième, qui jouait au foot en soutane à la récré ! Un bon maître que ce « frère Marcel ». Le gamin se rappelle qu’il sentait la sueur, lorsqu’il parcourait les travées de pupitres en récitant le rosaire…L’habit des « montfortains » puait… Faut dire qu’il ne s’apparentait que de très loin aux tenues sportives vendues chez Décathlon, dont il faisait pourtant office!
Frère Marcel, comme tous ses « frères » de Saint Gabriel des écoles chrétiennes sentait la virilité insatisfaite ! Mais il n’était pas pédophile…Plusieurs décennies plus tard, le petit garçon déniaisé, s’est dit que ça devait fermenter sous la robe… Encore, qu’à la réflexion, le remugle était très supportable et qu’il n’était sans doute pas le seul fait des humeurs intimes du bon frère, exacerbées ou sublimées par le sport et confinées dans le froc! L’odeur composite était sûrement attribuable à un mélange subtil d’arômes de saintes huiles et d’encens, de stéarine des cierges, de cire des prie-Dieu de la chapelle de Marie, de l’amidon du surplis sacerdotal, et enfin du savon de Marseille dont l’instituteur mulotin faisait un fréquent usage en hiver après avoir bourré le poêle à charbon de la classe !
En cette fin d’été 1958, je ne suis pourtant pas certain que les pensées du petit garçon allaient, même à la mode buissonnière, vers son instituteur qui à cette heure devait être en prière à Saint-Laurent-sur-Sèvre…et qui, pas sectaire pour un sou, lui conseilla, l’année suivante d’intégrer un lycée d’Etat et le prépara à l’examen d’entrée.
Ses petites sœurs ne songeaient sans doute pas plus à la rentrée à l’école « libre » des religieuses de la Madeleine, rue Saumuroise… De même, le père, ajusteur outilleur qualifié et syndicaliste dans la toute nouvelle usine Ducretet-Thomson d’Angers ne devait pas encore penser, en cette fin de congés payés, à ses copains d’atelier ou à l’amélioration des conditions de travail sur les chaînes de montage de téléviseurs…Quoique !
Possible néanmoins que la mère réfléchissait déjà aux habits qu’elle allait confectionner « aux filles » pour la rentrée et aux fournitures scolaires ! Ainsi qu’aux coûts occasionnés, car dans une famille ouvrière, il fallait forcément compter …
Pour les enfants, quoiqu’on en dise, la fin des vacances est toujours triste…
C’est toujours vrai… Sauf peut-être pour les plus âgés devenus sédentaires, qui aspirent souvent à la fin des migrations estivales de leurs proches, synonymes de solitude …
La vie quotidienne reprend le dessus…
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