Incipit : Ce texte en forme d’adresse à une centenaire est une fiction provinciale du Sud-Ouest, mais parfois, la réalité force la fiction et il se peut que des éléments évoquent « à mon corps défendant » des faits authentiques : ce ne peut être que le fruit d’un hasard calculé. Donc pas tout-à-fait le hasard !
« Si les circonstances l’avaient permis, il eût été logique que ce 22 août 2013, quelqu’un – pourquoi pas un édile municipal, par exemple, le premier magistrat de Sarlat – vous rende l’hommage que vous méritez en présence de vos proches. Mais vous vivez aujourd’hui dans votre monde intérieur, insensible peut-être aux marques de reconnaissance que vous prodiguent ceux qui vous entourent et vous manifestent de l’affection.
Mais peut-être pas, car lors d’une de nos dernières visites, il y a un peu plus d’un an, alors que vous n’aviez pas encore tout-à-fait perdu l’usage de la vue et de l’ouïe, vous nous fîtes clairement comprendre, comme dans un ultime message avant fermeture des écoutilles, que votre isolement du monde ne vous empêchait pas de penser et que pour peu que vous vous concentriez vos souvenirs revenaient et votre esprit demeurait alerte.
Je prends donc le risque de faire ce discours qu’on aurait dû déclamer sous les lampions du Plantier et que malheureusement vous n’entendrez pas. Un peu comme une allocution à l’ancienne…Comme du temps, pas si lointain, où vous teniez table le 22 août au Pech de Malet au-dessus du cingle de Montfort avec vos invités, vos proches, amis et voisins pour fêter votre anniversaire autour d’un repas de tradition. A cette occasion, votre « Dibi » – Guy de la Grand Rives, votre « petit voisin » et votre cadet d’une quinzaine d’années, aujourd’hui disparu, se fendait du couplet approprié, en sa qualité de familier de toujours et de gentilhomme local!
Aujourd’hui, en plus, il faudrait exiger la présence du reporter de l’Essor Sarladais, votre journal de cœur, pour couvrir l’événement !
Ce n’est pas le cas, et donc ma petite tirade n’empruntera que le chemin des ondes et du web, et malheureusement sans votre présence. J’espère malgré tout que vous y seriez sensible, si d’aventure – par miracle – quelqu’un parvenait à vous le susurrer! Je ne suis ni le maire de votre ville, ni le directeur de votre maison de retraite, mais je sais que vous ne seriez pas indifférente à cet honneur en ce jour mémorable où votre âge devient un nombre à trois chiffres, car vous ne méprisiez ni les manifestations de reconnaissance à votre endroit, ni les marques de sympathie. Vous n’étiez pas non plus insensible à la symbolique des anniversaires qui ponctuent la marche du temps. Les vôtres comme ceux de vos proches que vous n’oubliiez pas.
J’espère que cette pensée que je vous adresse, vous parviendra en franchissant par des circuits improbables, les barrières de votre vie actuelle de recluse, imposée par la défaillance des sens mais pas de votre conscience, certainement toujours aussi vive ! Bien que peut-être désenchantée…
Je serai bref.
Il y a tout juste cent ans, aujourd’hui, vous naissiez, au premier étage d’une petite maison de l’avenue Thiers à Sarlat. On vous donna le prénom francisé de l’œuvre capitale de Frédéric Mistral, « Mirèio »long poème en langue d’oc qui raconte les amours interdites de deux jeune gens.
Votre mère, native de Sarlat, appartient à une ancienne famille de Vitrac tandis que votre père descend d’une lignée de forgerons de Castelnaud-la-Chapelle. Pour autant, il ne devint pas métallurgiste comme ses ancêtres. Après un apprentissage à la fin du 19ième siècle dans la bastide de Monflanquin dans le Lot-et-Garonne, chez l’inventeur de la colle Bouchou, il devint cordonnier-bottier. Au moment où vous voyez le jour, il travaille chez un artisan en contrebas de l’avenue Thiers dans un atelier des bords de la Cuze, qui, en ce temps-là, serpentait à ciel ouvert à travers la capitale du Périgord Noir, pour finalement se jeter dans la Dordogne du côté de Vitrac.
Votre quartier de naissance était donc sans rapport avec ce qu’il est aujourd’hui : la présence d’un petit ruisseau dans lequel on pouvait faire macérer les peaux en avait fait un secteur privilégié des tanneurs et des ouvriers du cuir. D’où l’odeur très forte et obsédante, qui, dit-on, imprégnait tout le quartier et qui dut probablement vous incommoder bébé. C’est du moins l’impression que vous en avez gardée, à défaut d’un souvenir précis. Votre frère Gérard, de trois ans votre aîné, dont vous étiez très proche en dépit de vos différences, a sûrement contribué à donner du sens à des sensations pour vous inconscientes, mais que lui, avait ressenties…
Vous avez vécu ici une partie de la guerre de 1914-1918. Et, vous m’avez raconté à ce propos que votre père s’était lié d’amitié avec un soldat du 110ième régiment d’infanterie de Dunkerque replié à Sarlat en septembre 1914 après la retraite de Charleroi. Cordonnier dans le civil, ce militaire en garnison devint le parrain de votre plus jeune frère…De cette époque lointaine, vous évoquez aussi le voyage en sarladais du Président de La République, Raymond Poincaré : mais là encore, il ne peut s’agir que d’un souvenir reconstitué de cet événement exceptionnel qui intervint le 14 septembre 1913 alors que vous n’aviez guère plus de quinze jours.
Vers 1917, votre famille agrandie d’un jeune frère s’installe dans une propriété d’environ un hectare située au lieu-dit la Gendonie sur les hauteurs de Sarlat, en périphérie de la ville sur la route du Bugue, où votre père s’installe à son compte dans une petite échoppe attenante à la maison que vous avez transformée ultérieurement en cuisine. De cette période lointaine et heureuse, vous conservez néanmoins le souvenir cuisant pour une petite fille de quatre ans, de l’orage épouvantable qui s’abattit sur la propriété de vos parents le samedi 17 juillet 1917 vers « dix heures du soir » et de la foudre qui décapita la sapinette du jardin d’agrément et bouscula la charmille. Des décennies plus tard, le vénérable arbre gardait encore les stigmates de ce déchaînement intempestif du ciel.
Vous avez vécu dans votre maison de la Gendonie que vous avez agrandie, embellie et entretenue avec acharnement, avec vos frères d’abord et vos parents jusqu’à leur disparition, puis seule pendant quarante ans ! Et ce, jusqu’à ce que le grand âge vous en déloge pour la maison du Plantier en plein cœur de Sarlat, où vous résidez actuellement !
C’est dire si Sarlat est bien votre ville. Votre matrice dans tous les sens du terme ! En fait, pendant longtemps, vous en fûtes même une figure emblématique. Il suffisait, il y a peu encore, de dire votre prénom pour bénéficier d’un préjugé favorable des commerçants, en particulier des négociants en conserves artisanales de foie gras et de confits. Tous vous connaissaient. Il faut dire, qu’outre l’ancienneté des relations nouées naturellement avec vos concitoyens, notamment avec ceux ou celles qui avaient fréquenté les mêmes bancs que vous à l’école Jules Ferry du côté de la porte Turenne, vous avez rencontré la plupart des négociants de la ville dans la cadre de votre activité professionnelle dans la succursale sarladaise de la Société Générale – « la Générale » comme vous l’appeliez – où vous exerçâtes pendant trente ans le métier de caissière. L’agence se trouvait et se trouve encore sur l’artère principale de la ville : La Traverse ! Presque chaque jour et au moins quatre fois, vous parcouriez à vélo les deux kilomètres qui vous séparaient de votre domicile… Il y a peut-être là un facteur de longévité.
Comme pour beaucoup, votre métier a beaucoup compté dans votre vie, car c’est lui qui vous a permis de faire la connaissance de gens de toutes conditions, clients de votre employeur… Pas seulement les commerçants, mais également les personnalités nouvellement implantées dans la région, françaises ou étrangères, comme Joséphine Baker qui vivait avec ses enfants au château des Milandes et avec laquelle vous vous étiez liée d’amitié…
Élégante sans rechercher à tout prix à « être à la mode », on distinguait sans confusion et de loin votre silhouette pressée et sautillante dans vos tailleurs de laine – toujours réalisés par vos soins – vos chapeaux ou vos bérets originaux, et vos talons hauts ! C’est d’ailleurs la première image que je conserve de vous un midi d’un jour de septembre 1973 où je vous aperçus sortant prestement de votre travail. C’était à quelques jours de votre retraite.
De même, chacun pouvait identifier sans difficulté votre petite 4 Chevaux Renault de couleur « Bordeaux » décapotable blanche, avec laquelle, professionnellement ou non vous parcouriez la ville et ses environs, au rythme saccadé et presque imprévisible de votre conduite. Pour les non-habitués, votre art de conduire les automobiles pouvait apparaître peu orthodoxe, voire désinvolte ou paradoxal… mais votre apparente distraction devant les paysages qui défilaient et qui vous suggéraient mille anecdotes, ne vous a jamais occasionné de gros pépins : vous les avez juste frôlés !
Ainsi se sont succédé les années puis les décennies. Presque sans s’en rendre compte, car vous paraissiez toujours aussi alerte, indestructible. La retraite venue, seule période de votre vie dont je peux personnellement témoigner, vous avez beaucoup voyagé à travers l’Europe et même au-delà mais vous n’avez pas pour autant négligé vos amis ou votre famille, qui recevaient chaque année en étrennes, des colis de foie gras truffés que vous confectionniez vous-même…Et votre maison environnée de glycines était accueillante!
Femme de devoir et de forte conviction religieuse, courageuse et dure à l’ouvrage, vous avez accompagné tous vos proches jusqu’à leur fin. Demeurée célibataire pour des motifs que j’ignore et qui vous appartiennent, vous assumiez ce choix, ferment de votre autonomie et de votre indépendance, et vous exigiez qu’on vous appelle « mademoiselle »… Votre souci de ne rien devoir et rien demander à quiconque, vous a probablement pénalisé lorsqu’il y a quelques années, les autorités publiques départementales, abusant probablement de votre faiblesse liée à votre grand âge, vous ont littéralement spoliée d’une partie importante de votre propriété pour y faire passer une route…
Aujourd’hui, vous franchissez un cap que peu ont le loisir d’espérer… J’ignore ce que vous ressentez dans votre for intérieur. Ce qui est sûr c’est que cette exceptionnelle longévité que vous n’avez pas sollicitée et – qui sait ! – que vous maudissez peut-être dans votre impuissance actuelle à agir et à communiquer, vous l’avez cultivée, chaque jour de votre vie, en pratiquant une hygiène de vie irréprochable.
Vous êtes toujours là et nous vous aimons bien...Que cette assurance de notre affection vous porte chaque jour désormais et qu’elle vous réconforte dans votre solitude, celle du marathonien ou du navigateur à l’approche du cap Horn!
Bon anniversaire ! Mirèio »
PS: Je m’aperçois à la relecture qu’une de mes tantes « par alliance » ressemble furieusement à cette sympathique « Mirèio » ! Son vrai nom est Mireille Garrigou (1913-2014).
Merci Jean-Luc pour ce beau témoignage bouleversant.
100 ans…
Bon anniversaire ! Mirèio »
Mireille Garrigou est décédée le 26 mars 2014 à la maison de retraite du Plantier à Sarlat
J’espère que Mireille Garrigou a pu être au courant de ton beau message. Alix, je sais que tu aimais beaucoup ta tante et même si elle était loin de vous, je devine que vous pensez beaucoup à elle disparue cette semaine. Encore une page d’histoire sarladaise cette fois qui se tourne. Puisqu’elle était chrétienne et très proche d’autrui, j’aurai une pensée toute particulière pour elle dimanche prochain et même aujourd’hui. Et vous deux Jean-Luc et Alix, je vous embrasse.
Merci pour ce message de sympathie. Elle s’est littéralement éteinte, tranquillement, pense-t-on, après avoir épuisé probablement ses ultimes réserves d’énergie. Comme une bougie qui n’a plus ni mèche, ni stéarine…