Cette année, un hebdomadaire de télévision a eu l’excellente idée de demander à ses lecteurs de lui communiquer les documents en leur possession témoignant de l’été 1913. L’été 1913, le dernier de paix avant le cataclysme de la première guerre mondiale, et donc, le dernier de la « Belle Epoque ». Le dernier aussi d’une certaine manière de vivre héritée du 19ième siècle et aussi d’une certaine conception du monde où l’Europe, avant qu’elle ne se déchire dans une sorte d’incompréhensible suicide collectif, pouvait encore prétendre avoir le leadership de la planète et être la source de la civilisation. La guerre a mis fin à cette illusion…
C’était, il y a, tout juste, un siècle…Si proche à l’aune de l’histoire multimillénaire de l’humanité et pourtant si loin ! Entre l’année 1913 et les années 1920, le monde a été profondément modifié, non seulement du fait des ruines occasionnées par la guerre un peu partout sur le vieux continent, ou des millions de tués, de disparus ou de mutilés mais aussi par les dégâts perpétrés dans les esprits des rescapés, qui, bien que physiquement indemnes, sortaient hébétés de ce cauchemar…
Après guerre, plus personne ne pouvait vraiment imaginer ce qu’aurait pu être le « cours normal » de choses si la guerre n’avait pas eu lieu… C’est pourquoi, l’année 1913, plus que toute autre auparavant et que toute après, apparaît comme la dernière année d’une certaine « insouciance » de vivre … A tort ou à raison d’ailleurs, car tout le monde n’a pas traversé cette période perçue aujourd’hui comme antédiluvienne dans les mêmes conditions. Ainsi ceux de ma famille trimaient pour gagner leur vie et ne passaient pas leurs weekends à Deauville. Ils n’étaient pas des intimes, ni des lecteurs de Marcel Proust et leurs manières n’avaient rien de commun avec les personnages aristocratiques ou les demi-mondaines de la « Recherche du temps perdu ».
Mais quand même ! Avant 14, le monde paraissait stable et surtout prévisible, avec ses codes sociaux, ses inégalités et aussi ses certitudes. L’art de vivre du vieux monde avait atteint son apogée et peu se doutait qu’il s’apprêtait à disparaître, à sombrer dans le plus grand séisme subi par l’humanité depuis ses origines. Et de surcroît, provoqué par elle! Le plus étonnant c’est que ce bouleversement qui se profilait allait tout chambouler de fond en comble, y compris la façon de penser l’art, les sciences et la littérature… Les familles elles-mêmes furent bouleversées et durent se recomposer pour remplacer ceux qui disparurent dans la tourmente.
En 1913, peu nombreux étaient ceux qui étaient lucides. Encore plus clairsemés étaient les rangs de ceux qui entrevoyaient dans cette guerre attendue – presque espérée – contre l’Allemagne, une marche irréversible et suicidaire.
Pourtant, les aventures coloniales des Etats européens antagonistes et l’exacerbation des patriotismes revanchards et cocardiers, préfiguraient le pire. Parmi ces militants isolés de la paix, il y avait Jaurès (1859-1914), mais si seul face à la montée des périls ! Et si souvent calomnié, par l’entremise conjuguée et complice du pouvoir et de la presse. L’urgent était de le faire taire, lui qui dès 1912 s’exclamait à la Chambre des députés, dont il était un des principaux rhéteurs : « Que ferons-nous pour échapper à cette épouvante ». Et auquel répondait l’écrivain, « poète » et sous-préfet Franc-Nohain (1872-1934) dans l’Echo de Paris du 13 mars 1913 : « La France parle, taisez-vous, Monsieur Jaurès ! ». Même Charles Péguy, son ancien ami, lançait des appels au meurtre ! En France, il fallait en quelque sorte purger la défaite de 1870 et reconquérir l’Alsace-Lorraine.
Dans les provinces de l’ouest où l’influence des hobereaux d’ancien régime associée à celle du clergé masquait en partie les évolutions inquiétantes du monde extérieur et la montée des tensions internationales que confortaient les conflits coloniaux et le jeu infernal des alliances entre des grandes puissances, de plus en plus belliqueuses.
Malgré ces menaces sur la paix, qui ne préoccupaient ou ne motivaient que les classes dirigeantes majoritairement parisiennes et lettrées, la vie des gens ordinaires était caractérisée par une certaine indifférence d’avant orage. Pour mes arrière-grands-parents, où qu’ils soient, l’important c’était d’abord de survivre au quotidien. Il est vrai que l’existence n’était pas facile au Lion d’Angers pour mes arrière-grands-parents Cailletreau, modestes journaliers ne sachant ni lire ni écrire, qui vivaient au jour le jour et chichement de menus travaux de domesticité pour le compte de notables locaux comme le pharmacien érudit du village, Monsieur Barbin. Le quotidien à Saint-Varent (79) n’avait non plus rien de jubilatoire en 1913 pour mon arrière-grand-mère Clémence Fradin épouse Venault, veuve depuis deux ans des suites du décès accidentel de son mari, happé par un train, alors qu’il était poseur de voies pour le compte de la compagnie de chemins de fer Paris-Orléans. Décès d’autant plus cruel que le règlement de la compagnie impliquait qu’elle soit licenciée de son emploi de garde-barrière, réservé à des femmes mariées … à des cheminots (vivants) ! Aucun de mes arrière-grands-parents n’était fortuné. Seul, Alexis Turbelier (1864-1942), clerc de notaire, organiste et comédien paroissial amateur a quelque peu défrayé la chronique par ses prestations théâtrales culturelles et musicales. Sans qu’il en ait tiré un quelconque avantage pécuniaire, il a tout de même laissé des traces dans les souvenirs familiaux. En 1913, dans la force de l’âge, père d’une famille nombreuse et en pleine possession de son art, sa préoccupation n’était probablement pas la guerre ! Il y perdit pourtant un fils!
En fait, le peuple dans sa majorité ne souhaitait pas la guerre mais la propagande nationaliste, la même qui, en son temps, avait condamné Dreyfus, était telle qu’il ne la redoutait pas, la considérant comme une sorte de clarification nécessaire, une épreuve désagréable sans doute, mais salvatrice ! Elle eut donc lieu avec son cortège d’indicibles souffrances et elle dura quatre ans.
A la sortie, le monde n’était plus le même ! Jusqu’au sein de nos familles, le conflit avait tout remis en cause. Sur les tombes des innombrables poilus disparus, il fallut reconstruire et tisser de nouvelles alliances ou unions inattendues…
Pour la plupart d’entre nous, l’idée même de notre existence et celle de nos propres parents aurait été improbable en 1913. En effet, non seulement nos grands-parents n’étaient pas mariés mais, vivant souvent dans des localités, voire dans des départements différents, ou même dans des provinces éloignées, les chances qu’ils se rencontrent étaient minimes. C’est la guerre qui provoqua leur union par une suite de deuils, de hasards et d’enchainements de nécessités. Mon grand-père paternel Marcel Pasquier (1892-1956), originaire de Vervins dans l’Aisne n’aurait jamais eu l’occasion de rencontrer sa femme, Marguerite Cailletreau (1897-1986), ma grand-mère, native du Lion d’Angers, si ses parents avaient habité du côté français de la ligne de front et qu’il eût pu leur rendre visite au lieu de passer ses perms au Lion d’Angers chez son oncle.
De même, ma grand-mère maternelle Adrienne Venault (1894-1973), native des Deux-Sèvres, n’aurait jamais rencontré mon grand-père angevin Louis Turbelier (1899-1951), sans la guerre, qui, dans un premier temps, l’a contrainte à trouver du travail à Angers à la suite d’un conflit avec son patron deux-sévrien à propos de son frère Albert, mobilisé et tué sur le front de la Somme en 1918, et qui, dans un second temps, après s’est amourachée d’un poilu Alexis Turbelier, lui-même foudroyé par un obus au printemps 1918, finit par épouser le cadet d’Alexis en 1921.
Ce schéma insoupçonnable en 1913 fut classique et concerna de multiples familles après 1918. Dans tous les cas, l’avenir fut fécondé sur les ruines de l’ancien monde !
A la différence de l’été 1914 qui est demeuré dans les mémoires comme un été chaud, l’été 1913 fut plutôt maussade, précédé par un printemps froid ponctué de gelées tardives jusqu’en avril et mêmes de fortes inondations dans le midi …
En juin 1913, un orage inonde la ville de Toul et toutes les récoltes de la région sont détruites. D’autres orages destructeurs se produisent en Lorraine, parfois associés des tornades.
En juillet le temps est automnal et, notent les chroniques d’époque, la température maximale du mois dépasse rarement 25°. Autrement dit, le dernier été de paix fut pourri ! Mais heureux (ou presque)!
Je m’en voudrais de conclure ce petit billet d’été 1913 sans saluer une de mes tantes par alliance Mireille G. qui dans sa maison de retraite périgourdine va fêter ses cent ans le 22 août prochain … Je l’ai connue, il y a quarante ans, à l’aube de sa retraite. Entre temps, elle a parcouru le monde … Et dans ses souvenirs de petite fille restaient gravés des événements datant de l’armistice de 1918 dans sa ville, Sarlat, comme le retour des poilus … ou l’arrivée des blessés accueillis dans le Périgord Noir pour s’y refaire une santé…
A coups de « frotte à l’ail », de confits et de foies gras, on peut traverser sans ambages un siècle… Bises à vous, Mireille, qui, dans les années 80 au cours des vacances de Pâques ou pendant les congés d’été nous a, si souvent et si bien, reçus chez vous à la Gendonie.
Décidément le chiffre « cent » est de saison puisque ce billet est le centième depuis l’ouverture de mon grenier à anecdotes, il y a deux ans !
C’était hier soir aussi à Paris avec l’Arc de triomphe illuminé… la fin du 100ème Tour de France, caniculaire et sublime !
Je dois rappeler que ma tante « Juju », soeur de ma mère, et ta grand-tante n’aurait jamais connu son époux s’il n’avait été blessé et replié sur Angers, où elle – comme beaucoup d’autres femmes – se dévouaient pour ces poilus réchappés des tranchées. Gustave B. était plombier et né à Flers-Lille dans le Nord le 16 mai 1891. Lors de leur mariage, le 5 novembre 1918, il lui a fallu un acte de notoriété et s’était domicilié chez mes grands-parents rue Desmazières à Angers. Il faisait partie du 328ème régiment d’infanterie et était décoré de la Croix de Guerre. L’acte précise que ses parents furent « dans l’impossibilité de manifester leur volonté le pays étant occupé par l’ennemi ». Parmi les témoins figuraient mon grand-père paternel Michel Gallard, employé d’usine (note : aux Ets Bessonneau) encore en activité à l’époque malgré ses presque 70 ans.
Bravo pour la référence au centième Tour de France que j’avais oublié! Et merci, d’avoir rappeler à l’occasion de ce billet, le mariage en 1918 de notre tante et grande-tante respective, Juliette Turbelier, qui, je crois, avait été victime, peu de temps auparavant, de la grippe espagnole, mais qui avait survécu! Je me souviens très bien d’elle dans les années 60, rue Saumuroise à Angers… Et, j’entends encore sa voix très particulière, gouailleuse et haut-perchée! Tante juju était une grande bavarde!
Tout d abord, merci d’écrire : c’est agréable à lire et très instructif. Ensuite je me suis dis, « ma foi c’est pourtant vrai que la destinée des personnes peut être bouleversée de façon complètement inattendue selon les évènements, selon les époques…Mon père est né en 1912, de parents bretons qui chassés par la misère étaient venu chercher asile et bonne fortune en région parisienne. La guerre des années 40 arrive, et mon père se retrouve à travailler sur les chantiers de St Nazaire (j’ai pas su lui demander, quand il vivait encore : pourquoi, comment…) bref, il rencontra dans un bistrot du port celle qu’il allait épouser et qui vivait alors près de Vertou… sans la guerre, jamais mes parents ne se seraient rencontrés non plus. Je suis persuadée qu’il y a tout plein d’histoires comme celle que vous racontez si bien. » Merci monsieur Pasquier !
Merci pour votre message et pour votre appréciation de mon petit travail de recherche mémorielle et d’écriture… C’est pour vous aussi que je m’efforce modestement de rédiger mes petits billets. Sans prétention, juste pour le plaisir de soumettre deux ou trois idées, avec l’espoir de susciter parfois certaines émotions et de réveiller quelques souvenirs …C’est ma façon à moi de viser l’universel. Malheureusement, j’atteins rarement mon objectif sauf lorsque d’aucuns, comme vous, commentent avec bienveillances, mes « rédactions » . Merci donc!
J’ai appris ce matin par France Inter que ce jour on « fêtait » aussi un centenaire : celui du « 36 quai des Orfèvres ». Une idée peut-être pour un prochain billet ?