C’est chez un horloger-bijoutier de la rue d’Alsace à Angers que mon père Maurice Pasquier acheta en 1948 sa première belle montre, une Roamer, fabriquée en Suisse. Et ce qui ne gâtait rien, l’indication des heures sur le cadran et les aiguilles étaient luminescentes. Ainsi – insigne luxe – l’obscurité n’était pas un obstacle et la montre pouvait être consultée de nuit avec presque autant d’aisance que le jour. Pour mon père qui était à l’époque ajusteur-outilleur et travaillait dans des ateliers d’après-guerre souvent mal éclairés par des lampes vacillantes à incandescence et à la lumière jaunâtre, cette montre était pratique. Les matins d’hiver, elle était très utile quand il fallait se lever avant l’aube sans alerter toute la maisonnée pour embaucher à sept ou huit heures, après un trajet en vélo d’une bonne demi-heure ! Au début des années 1950, toute la famille dormait dans l’unique chambre du petit « deux pièces » que mes parents louaient au rez-de-chaussée du 49 avenue René Gasnier à Angers. La nuit tombée, la montre était utile aussi pour arriver à l’heure à une réunion syndicale en ville, en l’occurrence à l’Union Locale CFTC – qui n’était pas encore la CFDT. Le local se trouvait en haut de la montée Saint Maurice sur le parvis de la cathédrale, actuelle place Chappoulie du nom de l’évêque d’Angers de 1950 à 1959.
De surcroît, cette montre était un « petit bijou » de mécanique, dont le temps a confirmé la robustesse, démontrant, de facto, que la réputation suisse de précision et d’endurance n’était pas usurpée. D’ailleurs, en 2013, elle fonctionne encore parfaitement ne concédant guère plus d’une minute chaque jour aux modernes montres, réveils ou horloges électroniques.
Ce retard pourrait sans doute être aisément gommé, s’il était loisible de la faire vérifier ou simplement de faire nettoyer ses vieux rouages par un restaurateur patenté. Procédure banale mais désormais impossible, sauf à provoquer les récriminations outragées des paranoïaques du risque radioactif ! Car cette montre – on l’aura compris – contient d’infimes quantités de sels de radium à l’origine du phénomène de luminescence! User du qualificatif « infime » n’a rien ici d’un contresens car la « masse » de radium présente ne doit pas excéder quelques milliardièmes de grammes ! Une quantité qui est environ un million de fois plus faible que les teneurs en radium des aiguilles utilisées autrefois en curiethérapie, qui, elles, présentaient effectivement un risque résiduel significatif, car leur finalité était de tuer des cellules cancéreuses. Cette quantité est aussi très inférieure à celles des autres applications médicales ou domestiques imaginées pour le radium, cet élément alcalino-terreux « miracle », chimiquement comparable au calcium, découvert et raffiné par Marie et Pierre Curie en 1898.
Parmi ces autres objets plus radioactifs que la montre au radium de mon père, fabriqués au cours des cinq premières décennies du 20ème siècle, figurent les paratonnerres radioactifs censés se substituer aux paratonnerres de Benjamin Franklin, sans pour être autant être plus efficaces pour attirer la foudre, ou « les fontaines à radon » avec lesquelles on se faisait des infusions radioactives pour dégager les bronches!
Autant d’objets activement – fébrilement – recherchés aujourd’hui pour éviter des expositions inutiles aux rayonnements, et potentiellement dangereuses pour des personnes qui les découvriraient par hasard sans connaître leurs propriétés. S’agissant des « fontaines » magnifiques objets en métal et témoignages uniques de la virtuosité des artisans des métaux du siècle dernier, il serait en principe techniquement possible de les décontaminer – c’est-à-dire de les désactiver – mais ce n’est pas conforme aux options privilégiées par des pouvoirs publics timorés qui, au nom du « principe de précaution » et sous la pression de certains lobbys antinucléaires, préfèrent les qualifier « en bloc » de déchets radioactifs vouées à la destruction dans des installations dédiées de stockage.
En dépit de sa très très faible radioactivité, la montre de mon père entre donc dans la catégorie des objets à faire disparaître! La thèse officielle consiste à postuler que tous, indifféremment, présentent un « danger » grave et préoccupant pour la santé des populations… Aujourd’hui, demain ou après-demain! Certains « grands » ingénieurs de l’Etat – dont le premier président de l’Autorité de Sûreté Nucléaire – ont construit leur carrière en jouant de manière opportuniste sur la peur que suscite la radioactivité dans l’opinion publique, en s’affranchissant délibérément de toute considération relative à la dose….
Je ne partage pas ce point de vue sans nuances largement diffusé aussi sur des blogs « écolos bobos » souvent tenus par de braves gens comme des grands-mères désireuses de protéger la santé de leurs petits-enfants, etc. Ces personnes sont, pour la plupart, de bonne foi, mais sont terrorisées à l’idée de frôler à leur insu des petits Tchernobyl en puissance. Elles sont pour la plupart sous l’influence d’habiles manipulateurs, qui assimilent la radioactivité au « mal absolu », ignorant ou faisant mine d’ignorer que la radioactivité naturelle existe partout dans l’univers et que c’est probablement un des moteurs de l’évolution des espèces. Manifester contre la radioactivité devient un sport dominical qui a autant de sens que de s’insurger contre la pesanteur, au motif qu’elle est à l’origine de nos chutes !
L’expérience professionnelle de la controverse avec certains militants écologistes « intégristes » m’a cependant rendu prudent. De peur d’affronter la mise au pilori médiatique réservé aux « criminels de la radioactivité », c’est tout juste si j’ose désormais sortir la montre de sa clandestinité pour vérifier au radiamètre la constance de son très faible champ de rayonnement ! Constance, qui en principe ne doit pas être démentie, en raison de la très longue période radioactive du radium, sauf en cas de perte d’étanchéité et donc, de fuite imprévue de ce « foutu » radium !
Si des témoins sont présents, ce ne peut donc être que des amis sûrs ! On ne peut en effet exclure que tout autre, affecté par une phobie des rayonnements, alerte les médias sur la dangerosité extrême d’une telle expérience, dénonçant l’insouciance criminelle de ceux qui s’y livrent! On ne peut écarter que pour conforter les craintes, d’invraisemblables scénarios d’expositions indues au radium soient échafaudés, comme l’ingestion de montres radioactives par des bébés gloutons! Ce type de démonstration frappe l’imagination, interdisant de facto tout démenti. La catastrophe est toujours crédible aux yeux des ingénus! J’ai déjà entendu des gens prétendre avec sérieux, qu’en 1986, des nourrissons corses de la région de Balagne partiellement épargnée par le fameux « nuage radioactif », avaient été nourris au bruccio dopé au césium, issu de la plaine d’Aléria… et qu’ils avaient donc été gravement « irradiés »!
Aussi, dans la période actuelle de chasse aux sorcières contre ceux qui osent penser rigoureusement et rationnellement, je ne tenterai pas le diable en cherchant à confier ma montre à un professionnel compétent pour une maintenance mécanique minimale! Sauf à risquer d’être accusé de porter gravement atteinte à la santé d’un travailleur, fût-il informé !
Je me limite donc à apprécier à sa juste valeur le fonctionnement de cette montre Roamer, presque ininterrompu depuis 1948. Ce bail constitue en soi une performance. Après plus de soixante-cinq ans de bons et loyaux services, elle continue bon an, mal an de battre la seconde, alors que mon père la porta, jour et nuit, jusqu’au début des années soixante-dix. Pourtant au début, de sa carrière d’ouvrier ajusteur outilleur, il travailla à l’établi avec des outils à main, sans ménager la montre, soumise, par la force des choses, à des contraintes mécaniques ou à des chocs que peu de chronomètres de bureaucrates connaissent. Sans omettre, les vibrations des machines-outils !
Et elle « marche » toujours !
Désormais propriétaire, il m’arrive de la porter lorsque ses modernes remplaçantes ont épuisé leurs piles. Mais évidemment, par rapport à ses jeunes concurrentes, son bon fonctionnement nécessite un remontage quotidien !
Tant de louanges pour une vieille montre « radioactive » doivent paraître indécent et susciter – du moins je le pense – une réprobation indignée de la part de mes rares lecteurs écologistes anti-nucléaires qui « tirent » sans discernement sur tout ce qui est réputé radioactif, oubliant que leur propre corps qui contient naturellement des traces de radium, est crédité d’une radioactivité naturelle quantitativement non négligeable due au potassium 40. A la décharge des détracteurs imbéciles du phénomène radioactif, je dois reconnaître qu’en temps de crise et de questionnement identitaire, la posture d’écolo inflexible ne manque pas d’avantage. Il faut en effet savoir que les « statuts sociaux » qui résistent le mieux à la dureté des temps, sont ceux de « lanceur d’alerte », de « dénonciateur de turpitudes étatiques » et enfin de « preneur d’otage de victimes potentielles qui s’ignorent » . Rien de tel pour s’accaparer les faveurs des tout puissants médias ! Dans ces conditions, je comprends que ceux qui se revendiquent de ces nouvelles et enviables qualifications, et qui en jouissent, cherchent absolument à les valoriser, sans s’embarrasser de subtils raisonnements sur la gradation des risques. Il faut tout balayer.
Pour autant, en dépit de mon absence totale d’estime pour ces fossoyeurs du progrès, adeptes rusés de l’impossible « risque zéro » et pour ces opportunistes qui ne servent que leur propre cause, je ne méconnais pas que le radium, dont la montre Roamer de mon père, contient sans doute un petit millier de becquerels, est intrinsèquement une substance radiotoxique. Le radium peut effectivement provoquer des lésions graves à forte dose et des effets stochastiques comme les cancers en cas d’exposition chronique…Cela rend-il pour autant la montre dangereuse au point de la transformer « ad aeternam » en déchet compressé irrécupérable ?
« Sola dosis fecit venenum »
« Seule la dose fait le poison ». Cet aphorisme attribué à Paracelse (1493-1541), médecin précurseur de la toxicologie prend tout son sens ici. La question se résume en effet à savoir si l’exposition aux rayonnements émis par cette montre peut ou non, porter un préjudice quelconque d’ordre sanitaire à celui qui la porte – en l’occurrence mon père pendant de longues années – et à ses proches, dont moi-même. Il s’agit d’un problème classique d’expertise, doublé d’une interrogation de type plus politique et sociétal sur la justification de mesures d’ordre public d’exception, mises en place pour se débarrasser définitivement d’un tel objet, alors que de nos jours personne ne porte plus, en permanence ce type de montres. Il est d’ailleurs interdit de fabriquer des produits de consommation, des produits alimentaires, des jouets, des cosmétiques en y introduisant délibérément des substances radioactives !
Dans le cas de la montre de mon père – devenue la mienne – la dose au contact du verre n’a jamais mis évidence de valeurs supérieures à deux fois le bruit de fond du champ de rayonnement en région parisienne. Il faut en conclure que le poignet d’un porteur permanent serait exposé à hauteur des doses naturelles du Finistère ou de l’Allier, alors que le reste de son corps, pratiquement hors de la zone d’influence du rayonnement de la montre, se situerait plutôt en région parisienne ! Cet écartèlement fictif peu gêner dans son principe, mais à ces niveaux de très faible dose à très faible débit, aucun effet direct délétère n’est à redouter. S’agissant du risque cancérogène radio-induit par des expositions chroniques pendant plus de quarante ans d’exposition ininterrompue au rayonnement de la montre, sa « probabilité » calculée à partir d’hypothèses conservatives sur les effets de faibles doses excéderait jamais 0,1% sur la vie entière, alors que ce même risque pour toutes les autres causes est actuellement évalué de l’ordre de 25%…
Autrement dit, la montre est (et était) sans danger pour son propriétaire, a fortiori pour ceux qui l’entourent. A supposer même, que, dans une situation invraisemblable quelqu’un en proie à une sorte de démence, ouvre cette montre et parvienne à lécher le cadran et les aiguilles jusqu’à ingérer toute la quantité de radium qui s’y trouve, la dose qu’il accumulerait dans ces singulières circonstances – et pour sa vie entière – serait de l’ordre de trois fois l’exposition annuelle d’un personne au rayonnement radioactif naturel.
Ce n’est donc pas le danger de la montre qui a conduit à abandonner l’usage du radium pour la lecture nocturne de l’heure, mais l’évolution des technologies horlogères qui permit d’obtenir le même résultat sans faire appel à la radioactivité, puis le coût prohibitif du raffinage du radium et surtout les dangers bien réels courus par les ouvriers et les ouvrières de l’industrie horlogère qui peignaient à la main les cadrans des montres. Un triste exemple a été rendu célèbre : celui des ouvrières qui dans les années 1920 aux Etats Unis étaient chargées de peindre les cadrans lumineux et affinaient leurs pinceaux à la bouche. Nombreuses furent celles qui furent victimes de cancers osseux ou des sinus radio-induits. On peut donc conclure que le radium, après avoir suscité de grands espoirs et répondu en partie aux attentes notamment dans le traitement des cancers ou de diverses affections de la peau, a provoqué d’indiscutables dégâts collatéraux pour la santé et des drames. C’est donc avec raison qu’on ne fait plus appel à lui aujourd’hui surtout qu’il existe des techniques substitutives plus performantes pour ses applications d’antan.
Néanmoins, l’espèce de frénésie irrationnelle à vouloir tout faire disparaitre, dès lors que le mot » radium » est prononcé a pour effet de gommer inutilement des traces de notre histoire industrielle et technologique. Il repose sur un raisonnement simpliste qui refuse d’aborder la complexité, et en ce sens, c’est une faute de pédagogie. En réalité, je pense méchamment que la seule finalité de ces globalisations hasardeuses est juste de permettre à des administratifs craintifs d’adopter des postures d’incorruptibles défenseurs de la santé. Un peu comme ceux qui décident de placer des villes entières en « zones 30 ».
Mais le mieux est très souvent l’ennemi du bien !
Pour ma part, j’ai bien l’intention de garder ma montre radioactive, car c’est celle de mon père. C’est celle de ma petite enfance avenue René Gasnier. Miracle, elle rayonne encore alors que tout le reste s’éteint! Elle était peut-être présente à ma conception…et jusqu’à présent, les effets tératogènes et autres m’ont épargné. Pourvou que ça doure !
Merci pour votre blog. Il me rend ce lundi de Pentecôte pluvieux (il doit en être de même à Angers et à Nantes) fort agréable.
Au sujet de montre…
Cliquer pour accéder à moutarde.pdf
Bonjour,
Afin de faire éventuellement un article plus court à partir de ce texte, pourriez-vous me contacter à l’adresse mail indiqué ?
Cordialement.
Michel Gay
Sur le principe, je n’ai pas d’objection. Je prends contact sur votre mail.
[…] Pasquier La montre au radium de mon père ! J’y tiens… écrit en 2013 et consultable sur son site. […]
[…] Cet article est une synthèse modifiée du texte de Jean-Luc Pasquier « La montre au radium de mon père ! J’y tiens… » écrit en 2013 et consultable sur son site. […]
Ok sur l’inocuité de la montre au niveau de l’exposition externe. Pour ce qui est de lécher le cadran et les aiguilles de la montre, avez-vous cependant une idée de la quantité de radium présente de la montre ? Cela permettrait de calculer une dose interne en utilisant les doses par unité incorporée (DPUI). Je ne suis pas du tout radiophobique (cf mon site web http://www.sebastien-billard.fr/tacticool/index.php?category/Radioactivit%C3%A9 et mes expériences en la matière), mais inhaler/ingérer du radium ne me semble pas du tout recommandable.
Je ne recommande pas qu’on se nourrisse de sels de radium…J’ai fait en son temps le calcul (approximatif) de la dose incorporée à partir des DPUI et de la quantité de radium…D’où ma remarque sur son caractère totalement négligeable…Je retrouverai les données précises que je n’ai pas sous la main, et les mettrai en ligne. Mais vous pouvez d’ores et déjà vous en faire une idée proche de la réalité, puisque dans mon billet – pour des motifs pédagogiques – j’ai donné un ordre de grandeur de la quantité de radium présent, exprimée en masse. Connaissant l’activité massique du radium – fournie dans toutes les bonnes tables – il est aisé d’accéder à l’activité totale, en nanobecquerels ou nanocuries; et à partir de là, de calculer la dose via les DPUI par ingestion… Mais, bien entendu, rien ne justifie qu’on ingère du radium!