Il n’est pas certain que, l’ayant connue, j’eusse partagé toutes les convictions de cette arrière-grand-tante, sœur aînée de mon arrière-grand-père Alexis Turbelier, l’organiste et comédien paroissial de la Madeleine à Angers au début du siècle dernier – et auquel j’ai consacré une notice biographique dans ce blog. Seule fille dans une fratrie de sept garçons – sa jeune sœur Adèle ayant vécu moins d’un an – Marie Turbellier devint « bonne sœur », au grand regret , sinon au grand dam, dit-on, de sa mère Marie Fillion (1828-1911), qui aurait mieux apprécié que sa fille devînt à son tour une classique épouse d’un gars du coin, avec laquelle elle aurait pu partager quelque connivence intime.
En dépit d’une foi sans doute chevillée au corps, la femme du perrayeur de Montjean-sur-Loire, Mathurin Turbelier (1825-1896) avait probablement quelque difficulté ou réticence à envisager que le choix de devenir « l’épouse du Christ » fût un destin enviable ! C’est pourtant celui que fit Marie, la très pieuse Marie ! Le 27 mai 1876, à 22 ans, elle devint religieuse dans la communauté angevine de Saint-Martin-la-Forêt (Filles de la Charité de Sainte Marie) à Angers.
Des quelques correspondances d’une époque tardive (en 1917), dont nous disposons et qu’elle a adressées à sa nièce Germaine – une des filles d’Alexis – on peut penser qu’elle fit une partie de son noviciat dans le quartier de la Madeleine, car chacune de ses lettres comporte une demande expresse de saluer de sa part ses amies de la Madeleine ! En son nom bien sûr, mais aussi au nom de ses compagnes, qu’elle appelle curieusement « les demoiselles » ! En fait, depuis l’intervention de la loi de 1905 sur la séparation de l’Eglise et de l’Etat, les religieuses portaient des habits civils en ville et n’utilisaient pas leurs noms en religion à l’extérieur de leurs couvents.
Sa vocation fut donc assez précoce. Moins, tout de même que son « illustre cadette » – celle pour laquelle elle eut une véritable dévotion – Marie-Françoise Thérèse Martin, née en 1873, plus connue sous le nom « Sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus » qui entra au couvent à Lisieux à quinze ans et y mourut à vingt-quatre ans de tuberculose. A la différence de son modèle, Marie Turbellier ne semble pas s’être consacrée de manière exclusive à la contemplation du corps du Christ. Il est à cet égard symptomatique que ses correspondances soient signées, non de son pseudo de religieuse mais simplement d’un ostentatoire « Marie Turbellier, institutrice libre ». Ce qui atteste qu’outre les prières dont sa prose était abondamment émaillée, elle enseignait le calcul et l’écriture dans une école primaire confessionnelle catholique. Durant – au moins – les dix dernières années de sa vie, elle fut la directrice d’une école, à Pierrefitte-es-Bois dans le Loiret. Ecole que les descendants des vendéens militaires des régions de l’ouest, comme notre héroïne, avaient une curieuse propension à qualifier de « libre » depuis l’obligation scolaire instaurée par Jules Ferry et depuis l’instauration d’une école laïque dans chaque ville et village de France!
D’ailleurs, on voit que la dame qui peine à rédiger une phrase sans référence religieuse, écrit fort bien : ses lettres bien formées, avec des pleins et des déliés de démonstration, renvoient à l’odeur de l’encre violette des encriers en porcelaine blanche de notre enfance, et aux porte-plumes au manche en bois de noisetier ! Marie non seulement calligraphie joliment son courrier, mais elle rédige élégamment, en adepte certainement éclairée de la grammaire de Malherbe ! Ses phrases comportent toujours un sujet, un verbe et un complément et possèdent cette caractéristique étrange d’apparaître systématiquement inspirées, y compris lorsqu’elles traitent de sujets parfaitement anodins, comme de s’enquérir du sort réservé aux étrennes adressées par elle à tel ou tel de ses neveux ou nièces. On devine que le divin la chatouille sans relâche. Son style et ses bondieuseries sont ceux d’une autre époque! Celle d’une guerre larvée permanente entre les autorités laïques et la religion catholique. C’est en cela que sa correspondance – bien que peu nombreuse – s’apparente à un petit trésor à conserver absolument et précieusement dans le grenier de notre mémoire.
Je ne possède en fait que quatre lettres couvrant un peu plus du premier trimestre de l’année 1917. Elles fournissent quelques clés pour comprendre la cohérence de cette femme, Marie, qui est peut-être à l’époque la supérieure de sa petite communauté à Pierrefitte-es-Bois dans le Loiret et la directrice de l’école. Elle est alors âgée de soixante-trois ans et a acquis une maîtrise parfaite du discours formaté de la bigoterie ambiante ! Mais dans le même temps, ses propos manifestent une grande sensibilité et une sourde inquiétude pour sa famille, c’est-à-dire pour celle de ses frères Alexis, clerc de notaire à Angers et celle de son frère Ernest qui réside à Asnières en région parisienne. Tous les deux ont en effet un fils sur le front, et en ce début d’année 1917, ce qui domine, c’est le pessimisme : le doute contamine aussi bien les tranchées que les villes de l’arrière, sur le sort victorieux de cette guerre qui s’éternise et qui chaque jour amène son lot de morts et de souffrance. Éloignée des combats, Marie est néanmoins bien informée du déroulement des opérations militaires et elle s’en alarme, comme le ferait n’importe quelle tante célibataire se préoccupant de la santé de ses neveux et nièces. Sa contribution à l’effort de guerre, elle l’apporte par la prière, multipliant les neuvaines avec ses compagnes, ainsi que les adorations collégiales de l’hostie, au sein de l’Archiconfrérie de Notre-Dame-du-Sacré-Cœur.
Ainsi, dans ses vœux pour l’année 1917, après avoir souhaité « la cessation (…) de ce terrible fléau qui plane sur notre chère France, depuis 2 ans ½ », elle s’exclame : « Pour cela, prions, prions beaucoup et avec persévérance, sans jamais se lasser, le bon Dieu viendra certainement à notre secours, nous délivrera de nos ennemis et nous sauvera…. ». Suit un discours un peu convenu sur l’intercession de la Vierge Marie et sur la nécessité de communier fréquemment, plusieurs fois par semaine, et d’adhérer (gratuitement) à la Ligue pour la Conversion des Pécheurs Avec notre regard moderne, ce type de propos indigeste – et d’autres encore plus surannés – fleure bon l’intégrisme religieux, et d’ailleurs ces organisations, auxquelles se réfère Marie, « ont fait des petits jusqu’à aujourd’hui » en particulier dans la contestation post et anti-conciliaire. Mais dans le contexte de la Grande Guerre, ils montrent au contraire que l’Eglise, y compris dans ses composantes traditionnelles, a choisi la France et a pris fait et cause pour la solidarité avec la République, face à l’ennemi extérieur, en l’occurrence l’allemand ! Marie est patriote et le revendique.
Au-delà de cette posture, on retrouve sans doute aussi un peu une Marie responsable et autoritaire, qui s’insurge du fait que ses neveux ne répondent qu’avec une certaine désinvolture à ses lettres souvent accompagnées de colis de vivres. Le fait qu’ils pataugent dans la gadoue des tranchées n’est pas -à ses yeux- une excuse valable! Non mais! Elle exige au moins des remerciements, comme si ses poilus qu’elle aime bien, passaient un agréable séjour dans des champs de bleuets. Ces passages sont émouvants, car on y détecte aussi beaucoup de tendresse, qu’elle tente vainement de masquer dans une logorrhée de religiosité. La femme aimante transperce sous le voile de la religieuse… Et pas seulement la femme aux sens emprisonnés, qui n’aime son prochain qu’à travers Dieu !
Bien sûr, la lecture de cette correspondance « miraculée du temps » – si j’ose dire – révèle un personnage mystique dont les choix de vie sont aux antipodes des miens. Mais l’époque était culturellement si éloignée de nous et si tragique, qu’il n’est sans doute pas pertinent d’esquisser des comparaisons. Autre temps, autres mœurs ! O tempores, o mores !
Disons que ces lettres fort bien composées – j’allais écrire, « troussées » – sont un précieux et pudique témoignage d’une femme de tempérament, avec laquelle il eût été probablement passionnant d’échanger des arguments et d’entretenir un dialogue à la fois « viril » et tendre. Trop tard, l’aïeule qui signait toujours, en tant qu’ »institutrice libre » a disparu en 1926 ! On ne saura donc jamais rien de ses options pédagogiques. Ni de ce qui la motivait vraiment, une fois enlevé le vernis du missel. Ni même de son visage, car à ma connaissance aucune photographie d’elle ne circule…
Mais si d’aventure, cette vierge putative en habit noir était béatifiée, a fortiori sanctifiée par le pape, l’agnostique que je suis aimerait bien être présent à Rome, pour boire à sa santé et à sa longévité post mortem… L’éternité c’est long, surtout vers la fin !
Qu’elle me pardonne mes quelques saillies impertinentes qui ne sont destinées, si longtemps après, qu’à lui redonner chair! Nous t’embrassons, tantine!
PS : Très bientôt, les quatre lettres seront mises en ligne in extenso sur ce blog !
gallard
D’après une correspondance du 7 août 1980, ma mère, Germaine Turbelier épouse Gallard, que j’avais chargée de faire des recherches même généalogiques, tout en « classant » les demandes, eut une réponse d’une religieuse de Saint-Martin-la-Forêt (Soeur J. Blavier Foyer Sainte Marie, 16 rue Valentin Hauy à Angers). D’après les registres des religieuses, Marie Turbelier est bien née à Montjean le 18 mai 1854 à Montjean, fille de Mathurin et de Marie Fillion. Elle entra en communauté le 27 mai 1876 à l’âge donc de 22 ans. Elle fit sa profession de foi le 23 septembre 1878. Elle décéda à Pierrefitte-es-Bois (Loiret) d’après ma mère, le 3 août 1926. Son nom de religieuse, rectifié par la soeur correspondante est Soeur Anne de Jésus. Lors de son décès, elle est dite directrice d’école. Le témoin est Marie Joseph (sans e) Pocar, quarante sept ans, institutrice libre au bourg de cette commune (Pierrefitte) qui a signé avec le maire, Auguste Choiseau.
Merci pour cette contribution essentielle, qui complète mon billet et permet de redonner vie à Marie Turbellier, notre tante…Il ne manque plus que la photo!
Adrienne Turbelier -épouse Pasquier – ma mère et petite nièce de Marie (qu’elle n’a pas personnellement connue) raconte que son père Louis Turbelier (1899-1951) disait que Marie revenait régulièrement à Angers pour visiter sa congrégation ainsi que son frère cadet Alexis (1864-1942) et sa famille. Elle était toujours fort bien accueillie par les enfants qui se réjouissaient de sa venue, car c’était la tante « bonbon ». Elle venait en effet les bras chargés de confiseries diverses et de chocolats, offerts aux religieuses de l’école « libre » de Pierrefitte-es-Bois par les parents d’élèves à l’occasion des grandes fêtes comme Noël ou Pâques… Ces dons que les nonnes ne consommaient pas totalement – péché de gourmandise oblige – n’étaient pas perdus pour tout le monde! Ultérieurement, pendant la guerre de 1914-1918, il servirent de base aux colis adressés aux soldats de la famille, mobilisés.
Gallard
Si notre grand-tante Marie Turbelier se disait institutrice libre c’est que la loi de 1905 était passée par là. Les religieuses, si je me souviens bien, avaient repris l’habit civil et avaient leurs noms de jeune fille, dans les établissements où elles enseignaient. On ne les appelait pas « soeur » ou « ma chère soeur » comme dans ma jeunesse, mais on parlait de « Mademoiselle Françoise ou autres prénoms ». Par contre on ne devait pas les photographier… Aucune photo n’est venue jusqu’à moi !
Bravo pour cette explication très pertinente et qui m’a convaincu! Faute de photographies, il faudra donc « portraiturer » !
gallard
La dévotion à Thérèse de Lisieux n’est pas surprenante à bien y réfléchir. Elle fut béatifiée en 1923, canonisée le 17 mai 1925 par le pape Pie XI. Entre 1930-1940, de nombreuses filles se nomment d’ailleurs Thérèse ou Marie-Thérèse…
Exact, j’en connais d’ailleurs une !