De tous les personnages dont j’ai ici brossé le portrait, Charles Pierre Pasquier, mon arrière-grand-père paternel, né le 12 mars 1855 au Lion d’Angers, figure incontestablement parmi les plus énigmatiques. En dépit de toutes mes recherches à son propos depuis près de trente ans pour tenter de percer son mystère, des zones d’ombre résistent. Comme son pays d’adoption, la Thiérache à la frontière des forêts ardennaises, sombres et impénétrables, Charles Pierre Pasquier demeure en partie un inconnu. Néanmoins, mes questions sont aujourd’hui plus précises car la consultation d’archives numérisées rendues publiques depuis peu m’a permis d’élucider certains aspects de sa vie, sans pour autant dévoiler tous les arcanes de sa personnalité, car pour l’essentiel, Charles Pierre Pasquier garde ses secrets.
Faute de témoignages que j’aurais pu collecter au sein de la famille, je n’ai jusqu’à ce jour rien résolu de fondamental le concernant, mais j’ai éliminé avec certitude, certaines hypothèses évoquées sous forme de rumeur à son détriment. En outre je ne désespère pas de parvenir un jour, à des résultats plus probants, car je suis toujours surpris de voir qu’on exhume en permanence au gré du hasard des données insoupçonnées, terrées ici ou là, et sorties des armoires, sur l’initiative d’aventuriers de la mémoire, amoureux de vieux grimoires. C’est souvent le cas des correspondances d’antan, qui se retrouvent subitement dans la lumière à l’occasion d’une brocante printanière…
La seule personne dont j’aurais pu espérer obtenir quelques souvenirs fiables ou des anecdotes significatives, parce qu’elle l’avait entrevu à plusieurs reprises dans les années vingt ou trente, s’est dérobée à mes questions lorsque je l’ai interrogée au milieu des années 1970, prétextant qu’il s’agissait d’une histoire douloureuse qu’il fallait mieux ne pas aborder pour la paix des familles. Cette personne, c’était sa belle-fille, Marguerite Cailletreau (1897-1986), ma grand-mère paternelle, la femme de Marcel Emile Pasquier (1892-1956), le fils de Charles Pierre. En réalité, Marguerite savait probablement peu de choses sur son beau-père, qu’elle connaissait peu. En outre, ce qu’elle savait, elle l’avait sans doute appris au travers de ce que lui en avait peut-être raconté son mari, qui, lui-même, ne semblait pas très disert sur ce sujet. Sujet que je n’ai évidemment jamais évoqué avec mon grand-père, Marcel Pasquier, disparu alors que je n’avais que sept ans. Il reste que j’aurais pu interroger Marthe Pasquier, la fille de Charles et sœur de Marcel, mais je me souviens ne l’avoir rencontrée qu’une seule fois en juin 1977 lors d’une fête de famille, et plus jamais jusqu’à son décès en 1979. Et cette fois-là, je ne me rappelle pas que la question de ses parents ait été abordée.
Je me suis souvent posé la question de savoir pourquoi ma grand-mère Marguerite Cailletreau, femme généreuse et consensuelle, s’obligeait à ne faire aucun commentaire sur son beau-père, comme si la seule mention de son nom était encore susceptible de raviver d’anciennes cicatrices ou de ranimer d’antiques querelles familiales. Cette attitude m’apparaissait d’autant plus étrange que l’intéressé, Charles Pierre Pasquier a disparu en 1931 et qu’en principe, avec le temps, rien ne résiste à la « paix des braves » ! Il faut par conséquent s’accommoder du fait que Charles Pierre Pasquier gardera encore, un temps, ses secrets ! A noter que c’est le seul de mes ascendants proches, dont j’ai ignoré jusqu’en juillet 2012 la date et le lieu exact du décès. Il ne s’agissait là que d’une énigme toute relative que j’ai pu lever le jour où, affrontant au petit matin les embouteillages matinaux de sortie d’Ile de France, je me suis décidé à découvrir la Thiérache et où j’ai pu consulter les archives d’état-civil de la commune de Vervins dans l’Aisne. La bizarrerie réside dans le fait que personne n’ait pu spontanément me renseigner auparavant et que les quelques témoignages que j’ai pu recueillir situaient son décès environ cinq ans après la date réelle ! Charles Pierre est décédé le 24 juillet 1931 à l’hospice civil de Vervins. Il est probablement inhumé dans le cimetière de la ville dans une concession familiale toujours attribuée, selon les services municipaux, à la famille Desse, sa belle famille. Il ne s’agit là que d’une hypothèse car l’emplacement ne comporte aucun nom.
Si j’avais pu m’entretenir avec lui, Marcel Emile Pasquier m’aurait-il fait des révélations sur son propre père? On peut supposer que non car je doute qu’il m’aurait livré plus de confidences qu’il n’en avait faites à ses propres enfants. Quoique ! Les discussions d’un grand-père et d’un petit-fils sont sûrement d’une autre nature que celles qui se tissent entre un père et un fils. En tout cas, Marcel fut peu bavard sur son père sans que l’on sache si cette discrétion procédait d’une ignorance de certains faits de sa vie, d’une sorte d’amnésie thérapeutique ou d’une volonté de ne pas ressusciter le passé. On a vu précédemment que Marcel Emile, dont la ressemblance physique était assez frappante avec son père – si j’en juge par les trois photographies que je possède de Charles Pierre à différents stades de son existence – s’exprimait peu sur sa jeunesse à Vervins. Ses propres enfants, Marcel, Renée, Maurice et Jean n’ont découvert qu’à sa disparition en 1956 le détail de ses faits d’armes dans les chasseurs d’Afrique entre 1910 et 1919. Il n’est donc pas surprenant qu’il ait appliqué un même mutisme à propos de ses parents.
Pourtant, les destins de Charles Pierre et de son fils Marcel Emile sont singulièrement similaires, presque croisés à quelques décennies de distance. De telle sorte qu’en levant un coin du voile sur l’un, on comprend subitement certains choix faits par l’autre…Presque par enchantement ! Entre un père et un fils, ces proximités de destin ne sont pas en soi troublantes dès lors qu’elles sont assumées, voire revendiquées et qu’elles s’inscrivent dans une certaine logique ou dans une tradition familiale bien établie. Il n’est pas anormal que le fils du charcutier devienne charcutier, le fils de magistrat, magistrat ou le fils du médecin, médecin. Ne voit-on pas aujourd’hui tant de fils d’énarques devenir énarques et même des fils de pauvres rester pauvres? Nous sommes tous des héritiers ! Ce qui rend le phénomène déconcertant dans le cas de Charles et de Marcel, c’est que leurs profils de vie semblent étroitement liés, y compris dans des ruptures brutales et similaires qu’ils provoquèrent sans motif apparent à des âges comparables. L’un comme l’autre, par exemple, ont d’abord embrassé la profession de boulanger-pâtissier pour ensuite l’abandonner. Plutôt boulanger s’agissant de Charles Pierre, plutôt pâtissier, s’agissant de Marcel Emile!
L’un et l’autre se sont engagés dès dix-huit ans dans l’armée. L’un et l’autre quittèrent leur région natale pour fonder une famille, sans vraiment se retourner et en donnant ensuite l’impression de tirer un trait sur leur passé ! Curieusement, Marcel né en Thiérache, fait le choix en 1919 de vivre en Anjou, cette province dont était originaire son père. Lequel l’avait quittée plus de trente ans auparavant, sans jamais y revenir.
Ces séparations apparemment incompréhensibles, sauf à invoquer de secrètes fêlures, ne sont toutefois pas psychologiquement irrémédiables, car l’un comme l’autre continuèrent d’entretenir des relations, notamment épistolaires, avec leurs familles demeurées au pays. Ces changements de cap ne sont donc pas le fait de personnes souhaitant renier globalement leur passé ou d’aventuriers cherchant à se délester du poids de forfaits encombrants. En outre, l’un comme l’autre n’eurent de cesse, par la suite, de développer une conception classique du bonheur familial fondé sur le travail et l’amour des siens. S’il ne s’agissait pas de gens modestes, on pourrait presque dire que leur modèle de bonheur, sinon leur aspiration, serait plutôt celle de la bourgeoisie provinciale que du révolutionnaire proudhonnien sans attache et à la morale élastique ! Au total, Charles, le père, et Marcel, le fils, se forgèrent, consciemment ou non, deux destins parallèles et singuliers, comme s’ils étaient de connivence. Mais des destins, qui échappent encore à toute catégorisation hâtive et simplificatrice, car ils attestent surtout de la complexité de leur personnalité, de la force de leur caractère ou de leur tempérament, et finalement d’une très grande complicité entre eux, bien que pudique et probablement implicite. D’où peut-être les réticences de Marguerite à parler de son beau-père, qui ressemblait tant à son époux !
Que sait-on donc au juste de Charles Pierre Pasquier ?
Charles Pierre Pasquier est né lionnais, c’est-à-dire en Anjou et c’est l’ainé d’une fratrie d’au moins six enfants. En 1855, son père Charles Pasquier est un jeune journalier de vingt-huit ans. Dans la société rurale d’alors, il est de ceux qui vendent chaque jour leur force de travail. De nos jours, on parlerait d’intérimaire ou de travailleur précaire! Disons simplement que le père est au bas de l’échelle sociale, en dessous des manouvriers, car il ne possède rien, même pas une petite parcelle de terrain. Lui et son épouse Marie Fromy sont originaires de la ville ou de ses environs.
De l’enfance et de la jeunesse de Charles Pierre, on ne sait pratiquement rien, sinon qu’il noua des relations fortes et durables avec un de ses frères, Baptiste, de trois ans son cadet. Ce dernier est régulièrement présent dans tous les épisodes marquants de la vie de Charles. C’est d’ailleurs chez son oncle Baptiste que Marcel, permissionnaire, passa – sans doute sur les conseils de Charles Pierre – les fêtes de fin d’année 1917, faute de pouvoir retrouver ses parents à Vervins située alors en zone allemande, proche des combats. C’est chez Baptiste qu’il fit la connaissance de Marguerite.
On peut supposer que Charles Pierre Pasquier fut scolarisé au Lion d’Angers et qu’à l’issue de cette période, il possédait les fondamentaux de la lecture, de l’écriture et du calcul. C’est en tout cas ce qui ressort de sa fiche militaire qui fait état d’un niveau d’instruction moyen, à la différence de plusieurs conscrits de sa classe, carrément analphabètes. Par la suite, il est vraisemblable qu’il partit en apprentissage de boulanger, dans un premier temps à Angers au 94 rue Lionnaise et dans un second temps chez un certain Gagneux, boulanger à Bouzillé, village proche du « petit Liré » chanté par Joachim du Bellay, situé sur un coteau de vignoble surplombant la rive gauche de la Loire. Mais Bouzillé est à plus cinquante kilomètres du Lion d’Angers, ce qui rend sûrement difficiles de fréquentes visites à la famille!
A la suite de quelles circonstances, Charles Pierre Pasquier fut-il embauché par ce patron de Bouzillé et combien de temps y resta-t-il ? On ne le sait pas. Ce qui est certain en revanche, c’est qu’à tout juste dix-huit ans, le jeune homme s’engage dans les chasseurs à pied pour une durée de cinq ans le 26 mars 1873 à la mairie de Rennes. Dès le lendemain, il arrive au corps et est incorporé dans le 10ème bataillon. De façon étonnamment comparable, cette séquence sera revécu presqu’exactement dans les mêmes termes, trente-sept ans plus tard, par un autre jeune homme de dix-huit ans, en l’occurrence son fils Marcel, au bureau de recrutement de la mairie de Nancy et il s’agira d’un engagement dans les chasseurs d’Afrique ! Vertigineux !
Sa fiche d’engagement fournit quelques précisions d’ordre morphologique, en particulier qu’il mesure 1 mètre 62, ce qui constitue une taille moyenne pour un homme au 19ème siècle, qu’il a des yeux bleus et que ses cheveux et ses sourcils sont châtains….
Dès le 27 aout 1873, pour un motif non précisé, il est affecté dans une section d’infirmiers, alors que rien ne le prédispose à assumer cette fonction, lui qui est boulanger dans le civil et qui est curieusement identifié comme « bourrelier » par l’armée. Mais là encore, le parallèle avec son fils Marcel est saisissant, car ce dernier, également boulanger-pâtissier de son état, deviendra infirmier sur le front à partir du 2 août 1918 jusqu’à l’armistice et même au-delà, lors de l’occupation du duché de Bade; et ce, jusqu’au 19 juillet 1919 date de sa démobilisation.
Coup de tonnerre! Le 8 janvier 1875, il manque à l’appel de son régiment. On peut penser qu’il était en permission pour les fêtes de fin d’année et que tout simplement il a raté son train… Mais le 23 janvier 1875, il n’a toujours pas rejoint la caserne et il est officiellement déclaré « déserteur ». A l’époque, ça ne plaisante pas: la désertion est passible en principe d’une condamnation de plusieurs années de réclusion.
Etrangement, aucune sanction ne semble avoir été prononcée à l’encontre de Charles Pierre , du moins qui figure sur sa fiche synthétique dans le registre des matricules militaires du Maine-et-Loire. Mieux même, les mentions manuscrites relatives à la déclaration de désertion sont barrées et remplacées par un texte précisant qu’en vertu d’une instruction du 23 mars 1880, Charles Pierre Pasquier a bénéficié d’une « interruption de services du 8 janvier 1875 au 24 septembre 1881 ». Autrement dit, pendant six ans, son engagement a été suspendu, sans qu’on en connaisse la raison et sans que soit indiqué l’endroit où Charles s’est retrouvé et ce qu’il a fait pendant toute cette longue période ! Mystère, dont la clé se trouve peut-être aux archives de l’armée au Château de Vincennes.
Comme si tout était « normal » (comme on dit maintenant à tout propos), il est d’ailleurs réincorporé à partir du 25 septembre 1881 dans la section d’infirmiers qu’il avait quitté six ans auparavant. Et il est renvoyé « dans ses foyers le 11 août 1884 » et placé en réserve dans l’armée territoriale.
L’armée ne lui tient nullement rigueur de sa pseudo-désertion de 1875, puisqu’elle lui délivre comme solde moral de ce curieux engagement, interrompu puis repris, un « certificat de bonne conduite ». Charles Pierre Pasquier est libéré définitivement de toute obligation à l’égard de l’armée le 26 mars 1898. Sa fiche militaire note qu’à l’issue de son engagement, Charles habite à Aubenton dans l’Aisne et qu’il est désormais inscrit dans le registre de matricules de Saint-Quentin. Il n’est donc pas retourné en Anjou et décide de s’installer comme ouvrier boulanger en Picardie, au nord-est du département de l’Aisne, à moins de quinze kilomètres de la frontière belge. Pourquoi ?
Le 15 mai 1888, il se marie non loin de là, à Brunehamel avec Louise Héloïse Lucie Desse (1867-1939) de douze ans sa cadette. Louise est née à Puteaux en région parisienne. Comment l’a-t-il connue ? Pourquoi, hormis la mère de la mariée, originaire de la région, presque personne de la famille Desse ne semble avoir assisté à la cérémonie ?
Peu après son mariage, Charles abandonnera la boulangerie et exercera différents métiers, comme cocher, domestique ou manouvrier. Un peu comme un travailleur itinérant dans un rayon d’une vingtaine de kilomètres autour de Vervins… Son épouse l’accompagne et les enfants sont confiés à leur grand-mère maternelle, chez laquelle le couple a fixé son domicile officiel, voire effectif.
De cette union naitront quatre enfants dont deux survivront et auront une descendance, Marcel Emile mon grand-père et sa sœur Marthe. A la naissance de Marcel, le couple Pasquier habite donc à Vervins, au 6 de la rue des Foulons dans la demeure de la mère de Louise, Hélène Ruphine Desse. Auparavant, le couple avait résidé temporairement à Aubenton, puis à Flavigny le Grand, au gré des emplois qu’il dénichait!
Louise Desse décédera pendant la « drôle de guerre » le 14 novembre 1939 et Marcel traversera la France en guerre pour honorer sa mère … Charles-Pierre, qui n’avait jamais revu l’Anjou, était déjà mort depuis quelques années… Mais depuis quand ?
Charles Pierre, on le voit, n’a pas fini de livrer tous ses secrets et demeure encore très largement énigmatique. En saura-t-on plus un jour, avant que toutes les traces ne s’effacent ou disparaissent et que ceux – s’il y en a – qui détiennent encore des parcelles de mémoire s’en aillent à leur tour ? On verra bien.
Une de mes amies québécoises s’est chargée il y a quelques semaines de rechercher les origines de l’aïeule Desse née à Puteaux… Quant à Marie Anne Françoise FROMIS(Fromi, Fourmy plus tard…) elle est née le 4 mai 1830 à Vern d’Anjou et a épousé Charles Jean Pasquier le 25 septembre 1854 à Grez-Neuville, ce qui fait qu’elle a pu vivre et décédée au 20ème siècle. Ses ancêtres se remontent au 17ème siècle, de Vern à Chazé-sur-Argos en passant par Gené.